Bilan du séminaire
Apports heuristiques de la cartographie en sciences sociales
(1997-1998)

Séminaire École normale supérieure & École des hautes études en sciences sociales
Coordinateur: Éric Guichard

Le séminaire «apports heuristiques de la cartographie» a été fondé à l'automne 1997 dans le but de mettre en évidence la dynamique de recherche induite par la cartographie dans l'ensemble des sciences sociales. Il a réuni des chercheurs en sciences sociales et des cartographes issus de multiples institutions: CNRS, EHESS, ENS, INRA etc. Il est en outre le pendant théorique de l'atelier cartographie ENS-EHESS.

Il est apparu, tout au long de ce séminaire, que la cartographie ne se résume par à une simple technique, mais s'inscrit dans l'ensemble des outils intellectuels du chercheur contemporain.

La carte et le chercheur contemporain

Une carte produit du territoire, donne à voir des relations, des agencements, des frontières, des dynamiques, qui relancent des interrogations fructueuses entre la géographie et l'histoire, entre la géographie et la sociologie. Cependant la production de cartes résulte de processus intellectuels complexes et trop souvent passés sous silence. L'exposé détaillé de ces processus permet d'expliciter les méthodes de recherche en sciences sociales, en mettant en évidence les interactions multiples entre sources, indicateurs et entités spatiales, les allées et venues entre production d'images et problématique... jusqu'à la publication finale de cartes commentées, qui résulte souvent d'une «optimisation intellectuelle sous contraintes».

Les historiens de la Révolution Française, comme Dominique Julia (séance du 17 mars 1998, Cartographier l'enseignement en France: 1750-1820) et Philippe Boutry (séance du 16 juin 1998, Historiographie et cartographie des sociétés politiques révolutionnaires) ont longuement insisté sur ce point, en rappelant qu'il est difficile d'associer étude microscopique et étude globale du territoire, surtout quand les archives ne s'y prêtent pas. Ils ont aisément prouvé tout l'intérêt de la production cartographique en tant que représentation synthétique d'une recherche précise, mais aussi en termes de moteur de la recherche: quel type de travail la volonté de présenter l'inscription spatiale de pratiques sociales du passé implique-t-elle aujourd'hui pour l'historien?

Cartes d'hier, cartes d'ailleurs

Cette mise à plat des méthodes de recherche actuelles nous a incité à explorer l'univers intellectuel et social des savants, des commentateurs, des hommes politiques des siècles précédents, notamment quand ils s'intéressaient au territoire.

En exposant les usages de la carte dans l'Antiquité, Christian Jacob (séance du 3 février 1998, Formes, fonctions et environnement conceptuel des cartes géographiques en Grèce ancienne) a rappelé qu'alors, la carte résultait d'un travail abstrait de compilation, de synthèse d'informations, de représentation du monde qui avait plus à voir avec la constitution d'une bibliothèque (cartographie des savoirs) qu'avec la navigation ou la stratégie militaire. Daniel Nordman (séance du 20 janvier 1998, La carte de France du XVIe au XVIIIe siècle. Histoire et usages) et Jean Boutier (séance du 7 avril 1998, La constitution d'un corpus cartographique et ses utilisations: les plans de Paris de la fin XVe siècle à 1800) ont rappelé que nombre d'itinéraires, de cadastres, de guides ont longtemps été réalisés sans aucun document figuratif; en outre, la production de cartes modernes a autant été conduite par des considérations symboliques et politiques que par des considérations utilitaires ou scientifiques: réaliser une image de la ville pour servir d'image de la ville. En cela, la carte, longtemps coûteuse, a eu ses commanditaires, ses clients, ses auteurs, ses lecteurs. Bref, la production et la diffusion des cartes obéit à des logiques culturelles et sociales, occultées par l'objet cartographique, dont l'étude est pourtant précieuse. Ce n'est qu'avec la dynamique scientifique et les découvertes territoriales du XIXe siècle, que les «ingénieurs à la conquête du monde» ont modernisé et socialisé les techniques cartographiques. C'est ce qu'a montré Nacima Yellès (séance du 2 décembre 1997, Histoire et usages de la cartographie chez les ingénieurs de l'École des Mines de1810 à1980).

L'importance de ces systèmes de représentations nous a incité à aborder, avec Augustin Berque (séance du 2 juin 1998, Paysage et identité au Japon) d'autres logiques, comme celles que l'on rencontre dans le Japon contemporain: celles-ci obéissent à des demandes de paradigmes identitaires et façonnent la ville d'aujourd'hui. Nous comptons approfondir ce thème dans les années à venir, en étudiant les représentations spatiales de diverses cultures non-occidentales.

Cartographie et géographie

La carte, comme outil du chercheur d'aujourd'hui, du savant d'hier ou d'ailleurs, reste au final très liée à la discipline qui s'est donnée l'espace pour objet. Nous avons ainsi donné la parole aux géographes de terrain, qui nous ont donné à voir le monde contemporain avec leurs méthodes d'analyse actuelles: Henri Desbois (séance du 6 janvier 1998, Cartographie et SIG: application au milieu péri-urbain japonais) nous a rappelé, cartes à l'appui, comment une agriculture, économiquement marginale, peut-être importante dans la construction de l'identité nationale au point d'être à l'origine d'un paysage «rurbain» spécifique. Hervé Théry et Neli Aparecida de Mello (séance du 17 février 1998, Recherches actuelles sur le Brésil. État des lieux) ont montré comment, à partir de l'étude des ressources primaires du Brésil, il était possible de suivre le «front pionnier» de ce pays au fil des années. Situation exceptionnelle où les géographes tirent le meilleur parti de leur dialogue avec d'autres disciplines (économie, démographie, histoire) pour donner à voir des dynamiques sociales invisibles autrement.

La carte et l'ordinateur

Enfin, l'étude de la carte comme outil intellectuel pose la question de la pertinence d'un autre instrument de recherche aussi peu étudié, l'ordinateur, qui permet aujourd'hui de réaliser la majorité des travaux cartographiques. Certes, il convient d'être prudent: il arrive que les techniques informatiques fassent oublier l'objet initial d'une recherche, comme c'est parfois le cas avec le développement des systèmes d'information géographiques. Mais l'ordinateur est aujourd'hui l'élément essentiel du laboratoire du chercheur en sciences humaines. Et tout comme la carte, son usage génère des dynamiques intellectuelles dont l'étude, stimulante, est trop rarement réalisée.

Si l'on se restreint, dans le cadre de ce séminaire, à considérer les interactions constitutives de la cartographie et de l'informatique, on constate tout d'abord une forme de déplacement d'objet: une simple photographie prise par satellite, travaillée par une succession d'algorithmes simples, devient carte. François-Michel Le Tourneau (séance du 16 décembre 1997, Cartographie et télédétection au service des problématiques archéologiques dans la vallée de Samarcande) a montré comment une telle méthode permettait d'exhiber des traces de routes, de canaux, de murailles, et donc, d'aboutir à une carte de vestiges bien utile aux archéologues. D'autre part, il apparaît que la carte peut aussi perdre son statut d'image du spatial pour représenter des textes, des concepts, un état des connaissances. Éric Guichard (séance du 18 novembre 1997, Conférence introductive) a présenté des résultats produits par Cow9, outil de raffinement des requêtes de l'indexeur Alta Vista, qui sont autant d'exemples d'une nouvelle cartographie des savoirs qui n'est pas sans rappeler l'organisation de la bibliothèque d'Alexandrie.

Enfin, avec les réseaux électroniques, un nouveau territoire apparaît. Tout en prolongeant les travaux théoriques engagés lors de la première année de ce séminaire, nous continuons aussi à nous investir dans la production concrète de cartes, en élaborant un atlas de l'Internet.

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