Apports heuristiques de la cartographie

Ce séminaire commun à l'École normale supérieure et à l'École des hautes études en sciences sociales, associé à l'atelier cartographie Ens-Ehess, est coordonné par Éric Guichard (ENS). Fondé à l'automne 1997, il garde sa vocation première, qui est d'organiser un dialogue interdisciplinaire autour de la cartographie, vue à la fois comme outil des sciences sociales et comme révélateur des pratiques intellectuelles dans ces disciplines.

La carte est évidemment une image, donc un objet de défiance pour les partisans des solides constructions intellectuelles: elle semble sans relation avec les processus traditionnels, écrits ou oraux, qui mènent à la conviction (rhétorique, argumentation, lecture etc.); de plus ses codes esthétiques sont peu explicites. Ceci la positionne aux antipodes du texte. Mais la carte est aussi un mode d'expression fort proche des outils qui sont aux fondements de l'écrit, à savoir la liste, l'énumération, le tableau de nombres: symboles et couleurs traduisent des agrégations, des classifications. Enfin, elle redonne une place au texte, par le biais de la légende et du commentaire.

C'est pourquoi il nous apparaît que, dans la réflexion contemporaine sur les méthodes informatives, qui vont de l'article érudit à la séquence télévisuelle, l'étude des cartes nous apparaît comme un objet particulièrement fertile: réfléchir sur son statut, à mi-chemin entre le texte et l'image, aide à décoder l'ensemble des modes d'expression que l'homme a su inventer pour comprendre, expliquer, démontrer, voire séduire.


Cette année, le séminaire s'est développé autour de deux axes. Le premier a donné une grande place à l'histoire de la cartographie, ce qui nous a permis d'aborder l'histoire sociale des cartographes. Le second axe, en prise directe avec les pratiques cartographiques actuelles, a exploré les méthodes rendues posssibles par les outils informatiques.

En visitant l'exposition “couleurs de la Terre” (18 décembre 1998), nous avons été frappés par la taille et la beauté des cartes exposées, souvent conçues entre le Moyen-Âge et le XIXe siècle. Ces représentations du territoire, de fortement symboliques, devenaient de plus en plus précises, réalistes, au fur et à mesure que l'on découvrait l'Amérique comme les vallées françaises; cependant, malgré la professionalisation des cartographes (devenant vite des ingénieurs, des militaires), la carte restait avant tout un objet appartenant aux arts graphiques.

Ces cartes anciennes, dont la sémiologie nous échappe en partie, interrogent le cartographe contemporain qui, malgré les outils et les données à sa disposition, est rarement satisfait de la beauté et de l'achèvement de sa production. Avec les techniques contemporaines qui, comme Internet, facilitent la diffusion de l'information et engagent une relation nouvelle entre l'auteur et ses lecteurs, le cartographe va jusqu'à perdre la maîtrise de la mise en page et des couleurs: tout dépend en effet de l'appareillage du lecteur. Le statut de l'auteur et de l'éditeur s'en trouvent modifiés. Ainsi, une émotion associée au regard des cartes anciennes incite le cartographe à intégrer l'esthétique dans l'ensemble des paramètres de sa production, à multiplier les échanges avec les graphistes, peintres et photographes contemporains, et à imaginer une nouvelle sémiologie graphique liée aux objets techniques qui l'entourent, aujourd'hui comme demain (logiciel, écran, mais aussi carte vidéo, carte hologramme).

Nous avons demandé à Monique Pelletier, commissaire de l'exposition “couleurs de la Terre” , de nous en détailler l'organisation matérielle (2 avril 1999). A la fin de sa présentation, elle a insisté sur le faible nombre d'historiens de la cartographie en France: ceux-ci sont souvent isolés, éparpillés, et ne peuvent s'associer que ponctuellement à des projets consistants tels que “The History of Cartography” , qui en 8 volumes, présente les cartes de la préhistoire au XXe siècle, en n'omettant aucune région ni culture du monde.

Nos questionnements historiques et sémiologiques nous ont incité à inviter Gilles Palsky, qui tout d'abord a rappelé le parcours et la lucidité de Jacques Bertin (19 février 1999): de nombreux géographes, Français ou étrangers, revendiquent leur filiation d'avec ce visionnaire. Il nous semble qu'avec un peu de travail, nous pouvons prolonger son oeuvre, d'une part en profitant des outils à notre disposition (ordinateur, faible coût de la couleur); d'autre part en poursuivant sa réflexion sur les interactions entre analyses quantitative et qualitative. Ensuite, la logique de la grammaire qu'il a élaborée, en opposant les notions de “carte à lire” et de “carte à voir” (liées à la durée de perception du lecteur) donne envie d'engager de nouvelles explorations dans cette direction en compagnie des spécialistes des sciences cognitives.

La réflexion sémiologique sur les formes cartographiques qui nous entourent date de la fin du siècle dernier: Gilles Palsky est revenu le 19 mars 1999 nous rappeler qu'avant le XIXe siècle, très peu de cartes représentaient les pratiques sociales ou culturelles des habitants d'un territoire. Pour ce faire, on a inventé les trames, les cercles proportionnels, les semis de points et les flux; ces représentations ont été imaginées entre 1826 et 1845, et ne se sont répandues qu'après 1860. Parfois, les associations visuelles étaient idéologiques: en 1826, le baron Dupin réalise une carte de l'instruction en France, où la teinte des départements les moins alphabétisés est très sombre, comme pour témoigner de leur obscurantisme. Mais les cartes de flux (comme celle de Minard, en 1845, produite pour aider au choix de l'itinéraire d'une ligne de chemin de fer) impressionnent tant par leur caractère novateur que par leur esthétique.

En fait, les premières cartes décrivant la population française sont au nombre de deux et datent de 1798 (an VI). Serge Aberdam (7 mai 1999) a bien sûr mis en évidence la difficulté des auteurs à concevoir la notion de densité de population: de Bellème comme Prony réalisent des cartes où sont mises en évidence les circonscriptions administratives, et inscrivent à l'intérieur de chacune le nombre de ses habitants. Prony y ajoute la superficie des entités territoriales, mais ne traduit pas la densité graphiquement. Le conférencier a mis en évidence le contexte historique de la production de ces cartes, l'origine et la promotion sociales des auteurs. En pleine période d'instabilité politique (l'an V, les monarchistes ont failli reprendre le pouvoir), l'administration locale est faible, les assemblées se font de moins en moins entendre quand les “bureaux” (l'administration centrale) renforcent leurs prérogatives suite à l'essor d'institutions que nous connaissons bien: les Grandes Écoles. Les carrières scientifiques sont valorisées et la corrélation entre promotion sociale et compétence se constitue. Prony et de Bellème, experts en triangulation et dotés d'un grand sens de l'organisation, sont, malgré leurs origines et leurs stratégies différentes, deux enfants du siècle des Lumières; ils contribuent à libérer la cartographie de son inféodation au pouvoir. Au point que leurs travaux ne seront pas utilisés: en effet, ils posent la délicate question de la représentation démocratique des territoires décrits.

Ces usages du passé nous conduisent à concevoir les outils susceptibles de renouveller notre regard sur l'histoire de notre pays. Jean-Pierre Pélissier (16 avril 1999) a montré comment la création d'un atlas français des noms de lieux (qui intègrerait leur évolution toponymique comme territoriale et politique) permettrait de réutiliser des enquêtes importantes (TRA, et PAGI), pour reconstituer les “pays” , les bassins sociaux tels qu'ils étaient concrètement perçus dans le passé au travers des actes de mariages, par exemple. Un tel programme, qui peut laisser les Français sceptiques, est en cours au Québec. Subissons-nous les effets pervers de la dichotomie française entre érudition et usage de la technique? Les historiens connaissent l'intérêt des outils de travail que sont les atlas, les sources numériques ou textuelles. Pourquoi tardons-nous tant à les mettre sous forme électronique? Il est pourtant plus aisé de retrouver, de manipuler, d'organiser des textes et des nombres quand ils sont sous forme de fichiers que quand ils sont éparpillés en divers lieux, réduits à l'état de documents fragiles et peu lisibles, donc quasiment inaccessibles.

Et pourtant, de telles pratiques, aux carrefours des sciences humaines et exactes, existent: Hervé Le Bras (15 janvier 1999) nous a montré concrètement comment, avec de l'audace mathématique, on peut retrouver des logiques d'organisation du territoire à partir de modèles peu enseignés, mais pleins de bon sens et efficaces. S'ils diffèrent des méthodes habituelles, c'est pour nous rappeler l'incidence des catégorisations statistiques sur les représentations sociales et sur les analyses que l'on produit. Ses modélisations ne “naturalisent” pas la société, mais donnent une plus grande liberté conceptuelle au chercheur, en rendant compatibles les concepts “macro” et “micro” nécessaires à la compréhension de cette société. Avec, au coeur, la mise en évidence de nouvelles organisations territoriales.

Éric Guichard, après la conférence introductive du 6 novembre 1998 a montré comment, à partir d'une nouvelle catégorie d'archives (les fichiers des serveurs Web), il était possible de reconstituer les pratiques du lectorat de ces serveurs (4 décembre 1998). Tout d'abord, sur un plan cognitif, qui reste à développer: l'on dispose de traces, certes sommaires et d'interpétation complexe, sur les modes de navigation intellectuelle de ces lecteurs. Ensuite, l'on découvre un monde en train de se faire, de se réorganiser, tant sur le plan sociologique que sur le plan géographique. La région de Marseille semble sourde à Internet, quand celle de Grenoble et la Bretagne se sont déjà approprié cet outil de travail. Le “retard” français se lit à la prépondérance des universités parmi les fournisseurs d'accès. Évidemment, tradition culturelle oblige, Paris reste le centre de la “nouvelle France” en train de se constituer. En termes de francophonie, les pays du Nord que la France ne sait pas voir (Suisse, Belgique, Canada) s'affirment clairement quand l'Afrique noire, engluée dans ses dictatures, est la grande absente. La prépondérance des États-Unis se lit non pas au travers de l'intérêt des américains pour les articles scientifiques écrits en français, mais grâce à la compétence technique qui leur permet d'archiver la production intellectuelle mondiale: depuis l'invention des indexeurs, la bibliothèque d'Alexandrie s'est reconstituée en Californie.

Face à cette recomposition des pouvoirs, liée à la capacité de groupes sociaux et de nations à s'approprier les techniques contemporaines, qu'en est-il de la “nature” ? Nacima Yellès nous a montré comment on pouvait produire du territoire quand certaines formes de militantisme savaient s'accorder avec l'administration française: les lieux “protégés” (réseaux de cours d'eau, montagnes, et surtout littoral) étaient auparavant des epaces vides, blancs. Ils sont aujourd'hui délimités, cartographiés, planifiés. La représentation de ces territoires est souvent idéologique, comme celles du baron Dupin: certaines cartes sont très directives; pour les autres, les couleurs expriment la propriété: le territoire de l'ONF est en vert, celui des conseils régionaux en jaune. Quand les journaux évoquent la nature agressée, c'est pour représenter en noir les zones polluées. Ainsi, les questions d'environnement s'expriment-t-elles politiquement au travers d'une expression cartographique.

Ainsi, les territoires de l'Europe semblent bien délimités, et pourtant ils se recomposent perpétuellement. D'autres contrées, comme l'Amérique latine, continuent de découvrir leur espace tout en assistant, elles aussi, à l'appropriation, au perpétuel remodelage de cette réalité sociale qu'est le territoire. Notre groupe de travail, fort d'une tradition d'exploration liée à la présence des géographes, se devait aussi de comprendre comment il est possible de constituer une cartographie sociale dans ces pays, qui souvent disposent d'un appareil statistique encore “jeune” . Philippe Waniez (20 novembre 1998) nous a décrit le fonctionnement de l'IBGE (Institut brésilien de géographie et de statistique) et a narré comment, à partir de données recueillies auprès de cette institution et d'autres, il a pu réaliser la base de données SAMBA. Ensuite, il a expliqué comment, en compagnie de Violette Brustlein, il a constitué une carte par municipes de la totalité de l'Amérique latine, en dépit des problèmes de nomenclatures entre pays.

C'est donc dans ses allers et retours entre cartographie du passé et cartographie actuelle, entre histoire de la cartographie et cartographie de l'histoire, entre érudition littéraire et érudition scientifique, que ce séminaire s'intègre dans un travail intellectuel qui participe de la construction contemporaine des sciences sociales. Parmi les diverses productions en prise directe avec la réflexion théorique, citons l'atlas de l'immigration en France entre les deux guerres, qui est de fait un logiciel permettant aux internautes de fabriquer jusqu'à 3900 cartes sur le thème précité, ce qui à la fois met en évidence la répartition des divers groupes d'étrangers en 1931 et en 1936 et les effets de la crise économique sur ces populations; les sources utilisées sont aussi à la disposition du lecteur, tout comme les références bibliographiques lui permettant d'en faire une étude critique (http://barthes.ens.fr/atlasclio).

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