Séminaire ENS-EHESS «apports heuristiques de la cartographie en sciences sociales»

Conférence introductive (18 novembre 1997)

Éric Guichard

A. Pourquoi ce séminaire

I. Genèse du séminaire

L'organisation de ce séminaire fait suite au succès obtenu par l'atelier cartographie de l'ENS, qui a pour but d'aider les étudiants et les chercheurs à produire des cartes à partir de données spatialisées. Pour reprendre les propos d'Hervé Théry, «si la cartographie n'est pas le monopole des géographes, l'axiome de l'atelier est qu'il existe une dimension spatiale inhérente aux phénomènes sociaux, et que réciproquement, le social influe sur la construction et les représentations de l'espace». Cet atelier a facilité les échanges entre chercheurs de diverses disciplines (histoire, géographie, sociologie, anthropologie, littérature), les débats théoriques se mêlant opportunément aux questions techniques autour des machines.

Cette expérience a été appréciée par le conseil scientifique du Dpt de sciences sociales de l'ENS, qui nous a incité à poursuivre des recherches qui favorisent une approche disciplinaire large; moyen idéal à ses yeux pour participer au décloisonnement des départements littéraires de l'ENS. Pierre Bourdieu et Patrick Fridenson se sont plusieurs fois exprimés en ce sens. Parallèlement, le conseil pédagogique du DEA de sciences sociales ENS-EHESS s'inquiétait du faible intérêt de ses étudiants pour les thèmes liés à l'espace, au territoire, à la ville.

Il nous a donc semblé utile et productif d'ouvrir l'atelier cartographie aux étudiants de l'EHESS et de le munir d'un complément plus théorique en créant un lieu de rencontres entre les spécialistes des sciences sociales, afin que ces derniers puissent échanger leurs expériences et témoigner de la dynamique intellectuelle apportée par l'introduction des outils cartographiques dans leurs recherches. Ce qui est l'objet de ce séminaire.

A terme, notre but est triple:
- créer un réseau interdisciplinaire étendu autour de la cartographie,
- faire connaître les recherches entamées par des jeunes géographes très sensibles aux approches intellectuelles des autres sciences sociales,
- créer une dynamique collective de recherche et de publications en utilisant beaucoup Internet.

La jeunesse de ce séminaire et le soutien massif dont il dispose aujourd'hui ne doit néanmoins pas faire oublier qu'il a eu des ancêtres prestigieux, tel le séminaire «territoires» animé par Jean-Claude Chamboredon dans les années quatre-vingts. Si nous ne pouvons prétendre avoir la culture et l'esprit d'analyse de cet enseignant hors-pair, nous assumons avec plaisir notre filiation intellectuelle.

II. Unité des sciences sociales

Comme beaucoup de collègues, nous ne croyons guère à l'interdisciplinarité, si elle se réduit à un saupoudrage de connaissances jamais approfondies. Et si nous sommes donc persuadés que des champs disciplinaires comme l'histoire, la géographie etc. ont des outils, des démarches qui leur sont propres, ainsi qu'une histoire spécifique, essentielle à leur constitution et à leurs objets d'études, nous croyons néanmoins à l'unité des siences sociales. Surtout, nous pensons qu'à partir de pratiques et d'interrogations communes, les chercheurs en sciences sociales ont les moyens de s'échanger des informations, des cultures (techniques ou théoriques), de forger des ponts communs entre leurs disciplines, de s'interroger sur les structurations actuelles et futures de celles-ci.

A nos yeux (et nous l'avons déjà expérimenté dans le cadre de l'atelier Internet ainsi qu'avec des collègues du DEA de sciences sociales), géographes et spécialistes de l'antiquité, littéraires et anthropologues, historiens de toutes périodes (voeu exprimé par Jacques Le Goff lors du colloque du Bicentenaire de l'ENS), voire physiciens et littéraires, physiciens et historiens, peuvent dialoguer ensemble, apprendre ensemble, sculpter ensemble la science. Au-delà des polémiques récentes sur les abus des intellectuels quant à l'emploi des concepts scientifiques, et des critiques adressées en retour à des physiciens taxés de positivisme étroit, nous comptons démontrer, à partir de l'exemple de la cartographie, le caractère précieux de ces échanges. Nous sommes aidés dans ce projet par la diffusion des outils informatiques, qui deviennent le «laboratoire» de tout chercheur, «littéraire» comme «scientifique».

Enfin, nous insistons profondément sur l'intérêt du travail collectif, même si celui-ci est encore peu valorisé. Nous avons pu le vérifier avec plaisir dans le cadre de l'atelier cartographie, où les participants devenaient tous des enseignants à part entière, à un moment ou l'autre. Nous l'avons vérifié aussi dans le cadre d'une recherche sur l'histoire quantitative de l'immigration coordonnée avec Gérard Noiriel. Hervé Théry le vérifie aussi depuis de nombreuses années dans le cadre des programmes de recherche internationaux qu'il fédère. Forts de telles expériences, nous demanderons donc une participation active aux membres, notamment par le biais d'exposés, de rédactions (papier ou électronique) de comptes rendus d'articles, de livres, de serveurs Web, etc.; réciproquement, nous nous attacherons à satisfaire leurs demandes (en fouillant par exemple la relation entre art et cartographie, thème qui a été évoqué lors du premier tour de table et que nous ne pensions pas aborder cette année).

III. Épistémologie et pratique

Si nous connaissons nos faiblesses personnelles en matière de rhétorique, nous pensons que les producteurs de cartes sont en général trop discrets et de trop humbles serviteurs de la technique. Car ce qui vaut pour le traitement d'une enquête en sciences sociales vaut à nos yeux pour la réalisation d'une carte: il est nécessaire de détailler toutes les étapes de la science en train de se faire. Il s'agit donc d'inviter les chercheurs à réaliser un «carnet de route», à préciser les allers et retours entre hypothèse, tests, conclusions partielles, doutes, retour à de nouvelles hypothèses etc. Sinon, la pertinence des indicateurs choisis au final perd de sa force, et surtout, l'étude critique des données (institutionnelles ou personnelles) est occultée. Nous rappelons à titre d'exemple que les historiens dix-neuvièmistes ont des difficultés à appréhender les transformations sociales et industrielles en France parce que les sources quantitatives à leur disposition, créées par la statistique générale de la France (l'ancêtre de l'INSEE) distinguaient abruptement ouvriers et agriculteurs, masquant le fort taux d'ouvriers-paysans, qui, outre les activités de travail à domicile, mettaient à disposition de l'industrie leurs chariots en hiver pour permettre le transport des marchandises.

Même dans le cas d'un travail exceptionnel, il nous semble important d'insister sur les va-et-vient entre théorie et empirie, à la fois pour consolider les méthodes de raisonnement en sciences sociales et par nécessité pédagogique.


B. Quelques digressions

Ce séminaire insistera surtout sur les notions d'espace, de territoire, de frontières, notions qui nous semblent fondamentales, même si elles sont parfois difficiles à cartographier (les «Vendées» de 1792-1793 par exemple). Aussi nous-permettons quelques échappées vers le monde de l'écrit, pour cette première présentation.

I. La carte image?

Commençons par rappeler que «la carte n'est pas une image comme les autres. Notamment du fait de la place prépondérante que l'écriture et le langage occupent sur sa surface» (Christian Jacob, L'empire des cartes, p. 24, Albin Michel, Paris, 1992). Nous savons que les cartes anciennes sont remplies de texte dès qu'il y a des vides, des blancs, des espaces «vierges».

La carte propose une représentation toujours distanciée du réel, et la confusion qui s'ensuit la rend difficile à «lire». Ne parle-t-on pas de «grammaire visuelle» pour la rendre plus lisible?

Qui parle de lecture doit évoquer la socialisation de la lecture. Plutôt que d'évoquer les différences culturelles, nationales dans la lecture des cartes, penchons-nous sur un exemple banal de cette socialisation: le journal «le Parisien» publie tous les jours en dernière page une carte de Paris avec des icônes et une légende qui décrivent les manifestations, les fermetures du boulevard périphérique etc. Les habitants de Rouen ou de Marseille ont-ils intégré dans leur mémoire la carte de leur ville de la même façon que les Parisiens?

Et donc, plutôt que de réduire la carte à une image, nous essaierons de garder en filigrane dans ce séminaire l'idée qu'écrit et carte, que texte et image ne s'opposent pas autant qu'on le pense parfois.

Et l'on peut imaginer que des inversions se produisent dans la relation «ornementale» entre texte et image si on adopte le raisonnement suivant, qui nous a été proposé par une jeune chercheuse qui ne veut pas être citée: la toute-puissance de l'information (télé)visuelle transforme la fonction du texte dans les magazines, les mots servant de plus en plus d'illustration aux images.

Une solution à cette question du rapport entre écrit et image consiste à nos yeux à considérer que nous disposons d'un alphabet étendu, qui intègre lettres (avec leurs diacritiques), chiffres, ponctuations, pictogrammes et images. Que l'organisation des savoirs, la forme et le coût des supports ont, au fil des siècles, des incidences non-négligeables sur la préférence accordée à tel ou tel sous-ensemble de cet alphabet étendu.

II. Le texte cartographié

Mais nous savons cartographier des trajectoires professionnelles (cf. méthodes factorielles), des univers sociaux, voire sémantiques. Pour ce dernier exemple, on utilise des programmes ad hoc avec, en dernière instance, des logiciels de représentation 2D ou 3D, et surtout des méthodes lexicométriques ou infométriques. Il faut remarquer que les disciplines associées à ces deux dernières méthodes ont longtemps été marginalisées dans le monde universitaire, jusqu'aux derniers développements d'Internet, qui leur ont (re?)donné leurs lettres de noblesse. Aujourd'hui, les indexeurs (appelés aussi moteurs de recherche) proposent fréquemment une cartographie dynamique (et instantanée) des textes sur le Web qui répondent à une requête donnée. (par exemple Live Topics, de François Bourdoncle, sollicité via l'option refine sur Alta Vista).

Ce qui renvoie à une cartographie des savoirs.

Donnons quelques exemples de telles cartographies, qui mettront bien en évidence les distinctions culturelles entre diverses disciplines: nous avons interrogé le serveur Alta Vista à partir des mots suivants:
cartographie (en limitant les requêtes aux serveurs francophones), cartography (requêtes sur serveurs anglophones); idem pour sociologie et sociology, géographie et geography.

Les scores (23/11/1997) sont impressionnants:
cartographie: 2068 pages Web écrites en français contiennent ce mot;
cartography: 9937 pages Web écrites en anglais contiennent ce mot;
sociologie: 3280
sociology: 59015
géographie: 1232
geography: 107689

Une carte valant mieux qu'un long discours, regardons tout de suite le résultat des requêtes «cartographie» et «cartography».

cartographie

cartography

L'outil de François Bourdoncle produit donc une cartographie automatique des mots fréquemment rencontrés dans les pages Web qui contiennent la forme recherchée; cette carte est structurée par des distances et des unités connexes. Dans la pratique, cette représentation est proposée afin que l'utilisateur puisse affiner sa recherche, en exigeant ou en rejetant la présence de certains mots, quand le nombre de pages répondant à sa requête est élevé. Notre propos consiste en une simple invitation au commentaire de cette cartographie automatique, qui n'est pas biaisée par le choix intellectuel d'un chercheur (même si elle peut l'être par l'algorithme). Notre postulat est que ces cartes constituent une représentation de l'organisation des savoirs dans les pays et régions francophones et dans les pays qui utilisent beaucoup la langue anglaise (Grande-Bretagne, USA, Australie, mais aussi «petits» pays d'Europe du Nord, etc.); réciproquement, nous pensons que cette cartographie a une incidence sur les représentations de notre univers mental.

cartographie versus cartography

Le rapport des fréquences observées est assez important (1 à 5). La lecture de la carte, avec la présence de mots vides de sens dans le corpus francophone, comparée aux thèmes particulièrement précis du monde anglophone (intérêt, étude, dernière, même, face à topographic, gps, atlas, raster, geology etc.) donne à penser, pour cet exemple et les suivants, que le monde académique francophone a peu d'intérêt pour Internet.


sociologies

Il est surprenant de voir la «sociologie» apparaître comme un appendice de l'université, ,elle-même loin de thèmes généraux qui vont de la «société» aux «ministères», si l'on oublie les systèmes de validation académiques (mémoire, diplôme...). Les mots essentiels à la discipline (enquête, terrain, méthode, ethnographie, etc.) n'apparaissent pas; ni les disciplines connexes.

sociologie

sociology

Dans le monde anglo-saxon, la sociologie semble bien ancrée dans l'univers académique, au côté de plusieurs autres disciplines. Bref, l'unité des sciences humaines en anglais «apparaît» de façon bien plus flagrante que l'unité des sciences sociales à la française.


géographies

geographie

geography

Nous laissons au lecteur le plaisir du commentaire ces cartes et nous limiterons donc à deux remarques:

- Si en anglais, les composantes connexes permettent de distinguer l'enseignement (à droite) de la recherche et de la pratique (à gauche), en français, elles distinguent un univers assez large (qui va des mathématiques à la réforme de l'enseignement en passant par l'aménagement du territoire) du triptyque «pétrole, découvrir, Amérique». Toute une représentation du monde est incluse dans ces trois mots associés.

- La spécificité française apparaît clairement avec la présence des deux mots «agreg» et «Algérie». Tout cela semble évoquer bien des «problèmes»...

Quelle est l'incidence, sur nos représentations, de ce type de cartes?

III. Une approche trop moderne?

On pourra nous reprocher ce glissement trop rapide de la cartographie à une cartographie des savoirs, qui fait confiance à des algorithmes encore peu stabilisés et qui abuse des différentiels d'usage de l'Internet en France et ailleurs.

Nous prétendons que les deux approches sont liées, et ce depuis au moins la fondation de la bibliothèque d'Alexandrie. Ce qu'explique encore Christian Jacob (Navigations alexandrines, Le pouvoir des bibliothèques, dir. Marc Baratin et Christian Jacob, Albin Michel, Paris, 1996, pp. 47-83), qui rappelle que la volonté des Ptolémée était «d'enfermer l'oekoumène dans un palais» et que le troisième bibliothécaire était un géographe:

«La bibliothèque comme invitation à la géographie, Érathostène de Cyrène, le troisième bibliothécaire en titre, ne saura y résister. Il y a une symétrie frappante entre la condensation du monde dans un quartier d'Alexandrie, sous la forme d'une bibliothèque universelle, de collections, d'un parc zoologique, d'une communauté d'intellectuels venus de tous les horizons, et cette nouvelle manière de visualiser, c'est-à-dire de s'approprier, le monde sous la forme d'un modèle miniaturisé et synoptique, la carte géographique, tracée à Alexandrie par Érathostène». (p. 54)

Christian Jacob décrit le travail de ce géographe qui compile une abondante documentation écrite pour rectifier, synthétiser des anciennes cartes sans se livrer à aucune exploration sur le terrain.

Ici donc, textes et cartes servent à produire une carte de référence, synthèse de sources variées. «La carte est ainsi une bibliothèque géographique miniaturisée» (p. 71). Mais c'est la même démarche qui préside à l'organisation des savoirs: outre la nécessité de faire une carte de la bibliothèque pour aider au repérage des papyrii (où le classement des thèmes renvoie souvent à des proximités géographiques), il s'agit de «développer les dispositifs qui assurent la production d'un savoir global à partir de l'encodage ou de la traduction d'informations locales: mettre en série, comparer, organiser par ordre alphabétique, géographique ou thématique, résorber les hétérogénéités et introduire une commensurabilité des données, qui permet leur combinatoire et leurs permutations». (p. 70).

Curieusement, c'est la volonté politique de thésaurisation de toutes les connaissances, avec ses abus (confiscation de tous les papyrii des navires accostant à Alexandrie, avec réalisation d'une copie qui était rendue au propriétaire de l'original) et leurs conséquences (multiplication des variantes, notamment quand une telle copie était à son tour confisquée) qui a rendu nécessaire une intense activité de lecture et d'annotations critiques. Les renvois apposés sur les marges étroites des documents pourraient rappeler les liens des documents hypertextuels actuels; ils sont la première manifestation d'un travail éditorial réalisé par des érudits, qui s'est poursuivi dans les universités européennes pour devenir la «philologie» que nous connaissons.

Mais plus encore, l'organisation des disciplines académiques dans l'espace européen est encore partiellement dépendante de la cartographie des savoirs constituée à cette époque alexandrine.

C. Conclusion

Si la cartographie des textes devient «naturelle» aujourd'hui (il faudrait dire «socialisée»), elle l'a donc déjà été par le passé. La réalisation de cartes mentales ou spatiales sollicite une culture et une approche de mêmes types, et via les médiations produites entre «réalité» et «représentation», pose toujours des questions fort instructives.

Cette production de cartes n'est pas neutre; c'est cette histoire de la cartographie, l'histoire de ses fonctions et de ses destinataires que nous comptons fouiller à l'occasion de ce séminaire. Mais c'est aussi les registres intellectuels que la réalisation de cartes, hier comme aujourd'hui, sollicitent et dynamisent chez les chercheurs des sciences de l'homme, qui nous intéressent.

Plusieurs historiens développeront avec nous ce dernier thème, à partir de leur expérience lors de la réalisation de l'Atlas de la Révolution française (ed. EHESS). L'histoire et les usages des cartes de France et de Paris seront aussi abordés, avec un détour imposé par les cartes de la Grèce ancienne. Les archéologues nous exposeront aussi leurs méthodes et les apports heuristiques que leur procure la cartographie, notamment en matière de cartographie historique, quand des géographes-informaticiens évoqueront leurs espoirs et déceptions lorsqu'ils utilisent la télédétection pour faciliter la tâche des premiers. La démographie, notamment historique, ne sera pas absente de nos débats et une place importante sera laissée aux dynamiques territoriales du monde contemporain. Évidemment, l'histoire des cartographes (de l'amateur à l'ingénieur) sera très vite abordée.


Page modifiée le 12 décembre 1997

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