Seconde conférence (2 décembre 1997)

Des mines de cartes ou
la production cartographique dans les Annales des Mines de 1810 à 1980

Nacima Yellès
Ancienne élève de l'École normale supérieure
Maître de conférence à l'Université de Marne-la-Vallée

Résumé

Cartes, coupes, croquis, schémas... la production iconographique conservée depuis deux siècles dans les numéros des Annales des Mines est impressionnante. Dans ce lot, les cartes de tous types, de toutes échelles, de toutes régions, y sont dominantes. Quoi de plus parlant en effet, pour expliquer un parcours, situer des gisements, organiser une recherche, préciser les axes d'une prospection, qu'une bonne carte de terrain ? S'ils n'ont pas exactement fait oeuvre de géographes, les chercheurs des Mines ont, tout au long du XIX ème siècle, activement participé à l'élaboration d'une connaissance plus fouillée de l'espace national comme de l'espace mondial. Ils ont, en bon gentlemen ou en professionnels consciencieux, partout où ils sont passés, laissé leur carte...

Quel est le sens de ce plongeon dans les archives ? Que faut-il en remonter ? Connaître un espace par le trait, c'est un peu le dominer. Mettre le monde à portée de carte, c'est déjà une visée, le prélude à une possible exploitation. On ne cherche que là où l'on trouve, mais on ne trouve que là où l'on peut chercher, en terrain connu. Nacima Yellès, apprentie géographe, s'interroge sur les liens historiques entre la représentation de l'espace et sa mise en exploitation. La visite guidée de cette boîte à cartes que sont les Annales des Mines contribue à expliquer à travers l'évolution du regard des auteurs sur l'espace, l'évolution du contexte et du sens même de leur action.


Cassini était mort depuis plus d'un demi-siècle, et Paul Vidal de la Blache n'était pas né. Au lendemain de la révolution, la géographie française balançait entre des attaches naturalistes (elle n'était qu'une branche mal différenciée de l'histoire naturelle) et politiques (la géographie servait d'abord à faire la guerre, et les cartes à préparer les batailles). Consistant encore largement en relations de voyages et récits d'explorations, elle était la discipline caractérisée par la production et l'usage d'un outil essentiel, la carte ou représentation, à une échelle réduite, d'une portion ou de la totalité de l'espace terrestre et de différents objets (montagnes, fleuves, routes...) à l'aide de symboles convenus.

Qu'un espace soit inconnu ou déjà connu, la confection d'une carte pour le représenter n'est et n'a jamais été gratuite. Dès les premières années de parution des Annales des Mines, la carte a eu une place de choix, elle s'est affirmée comme l'outil indispensable de représentation et de localisation dans l'espace des phénomènes que l'on voulait connaître, expliquer ou mettre en valeur. Elle était simultanément un outil et un langage, aisément compréhensible par chacun, mais aussi un instrument d'ornement du texte. Un art et une technique tout ensemble, dont la preuve de la maîtrise conférait une indéniable valeur ajoutée à l'article tout entier.

Le très riche corpus de cartes en tous genres rassemblé dans tous ces numéros, presque dans chaque article, (cartes de localisation, d'inventaire, de prospection, cartes statistiques, etc), est un mine de renseignements. Il informe bien sûr sur l'évolution des techniques cartographiques, de la gravure à la plume puis à la machine, du noir et blanc à la couleur, de la carte topographique hachurée et ombrée aux courbes de niveau, du vieux fond de la carte d'État-major aux images satellites. Mais, au fur et à mesure de l'évolution des procédés, les attentes vis-à-vis de l'instrument cartographique lui-même ont changé. La carte est un outil permanent mais adapté à des fonctions évolutives. Le volume de cartes fluctue dans la mesure où les usages en sont très variables.

Avec ou sans carte? Une présence variable dans les Annales

J'ai relevé, année après année, la production numérique de cartes présentes dans les Annales des Mines, laissant de côté les deux premières décennies révolutionnaire et post révolutionnaires qui marquent le lancement de la parution (la première véritable carte contenue dans les Annales date de l'an IX), ainsi que la décennie présente qui n'est pas achevée. Qu'il s'agisse des cartes représentant la France, nationalement ou régionalement, ou des cartes représentant un partie du monde, les courbes sont heurtées. On voit manifestement s'opposer une période plutôt faste (jusqu'à la première guerre mondiale) à une période moins glorieuse. Plus précisément encore, les grandes années de production cartographique se situent, pour la France, des années 1820 à 1860 et pour le reste du monde, des années 1860 aux années 1920. A cette ère succède une série d'années très creuses, celles de l'entre-deux guerres, avant d'entamer la reprise, très brusque, de l'immédiate après guerre.

Sans se demander si cet histogramme n'est pas un peu celui des Annales des Mines dans leur totalité, il reste à savoir quels étaient les types de cartes mis en oeuvre à chaque période, ce à quoi ils pouvaient servir, et quels types d'espaces privilégiés ils s'attachaient à représenter.

Au bonheur des cartes

Il existe effectivement différents types de cartes, chacune correspondant, de manière claire, à une «époque» de l'histoire des Annales. Les premières sont des dessins plus ou moins réalistes apparemment pris «sur le motif». Ils se donnent comme des levers de terrain relativement schématiques, très souvent accompagnés d'une représentation géométrique, presque d'une sorte d'exercice de dessin industriel à côté. Ces cartes et ces croquis s'intéressent aux silhouettes des reliefs, aux modelés du terrain, à la forme des minéraux qu'ils comparent à des structures régulières : cubes, cônes, cylindres. Ils apparaissent visiblement comme des exercices d'entraînement, d'habileté et d'ornement d'un texte, tendant à montrer que le savoir-faire cartographique se nourrit de sens artistique autant que de l'excellence d'une expérience technique. Le genre pictural des paysages influence par ailleurs fortement certaines planches, minutieusement gravées ou sculptées par des artisans du Quartier Latin dont les noms sont toujours inscrits : Adam, Renou, Lemaitre, Macquet, Courtier. Ces planches ont certainement un intérêt d'ordre muséographique et peuvent être le substrat d'une enquête épistémologique sur l'histoire de la mine et des chercheurs. Quant à l'intérêt pour les professionnels actuels, il semble faible. Les dénominations «pierre blanche», «ici banc rouge» augurent à la fois de la curiosité des chercheurs et de «l'état des sciences» minéralogiques et géologiques au début du XIX ème siècle, sciences que ces auteurs ont grandement contribué, par leurs travaux de terrain, à faire progresser.

Des ingénieurs à la conquête du monde
Appétit géographique et voracité minière

Ce type d'illustration laisse place, dans les années 1830 - 40 et jusqu'à la fin du second Empire, à des représentations cartographiques sous une forme à laquelle nous sommes plus habitués, et dont l'intérêt est largement tourné vers la géomorphologie et géologie. Très abondamment accompagnées de coupes en long, d'échelles stratigraphiques, de blocs diagrammes, les cartes des Annales sont destinées à préciser, pour les mémoires des recherches de terrain en France ou à l'étranger, la nature, l'organisation et la datation des terrains. Jusque dans les années 1860-70 environ, (les limites chronologiques sont assez élastiques), ces cartes suggèrent un souci permanent de classification, une entreprise théorique de taxonomie des formes et des terrains qui contrastent fortement avec le flou artistique de la période précédente. L'École des Mines fait manifestement avancer parallèlement les travaux théoriques de pétrographie et de paléontologie et les recherches de terrain qui servent à «tester» les séries reconnues. Époque faste de la géologie, c'est aussi l'époque discrète de l'apprentissage de terrain des nos plus grands professeurs de géologie et de géographie physique : Elie de Beaumont, Albert de Lapparent, Delesse et bien d'autres. La connaissance géologique française s'épanouit dans un va-et-vient constant du laboratoire au terrain. Mais quel terrain ?

Les chercheurs des Mines ont une mission quasi-officielle d'étude et de prospection des provinces françaises et de reconnaissance géographique des grandes régions continentales et des principaux massifs montagneux du globe. Reprenant le flambeau des «explorateurs» , ils ascensionnent les glaciers alpins, descendent le gouffre de Padirac et parcourent les Puys, fournissant en exclusivité la première carte géologique (somptueuse, première carte en couleurs) du Massif Central (1833). A l'étranger, qui peut freiner cette «collectionnite» de cailloux hoggariens, groenlandais, andins, sibériens, alaskiens, ouraliens, scandinaves ?

Époque de découvertes et d'une certaine collaboration scientifique internationale. Deux ans après le retour d'un voyage de Humboldt en Amérique du Sud, en 1855, ses magnifiques carnets de voyage sont traduits et le résultat de ses recherches présenté dans les Annales : une équipe de chercheurs de l'École part sur le champ au Pérou, elle rapportera des vues et des cartes aussi pittoresques qu'informées. Quelques années plus tard, c'est un autre grand géographe germanique, von Richthofen, qui rentre de Pékin et Tokyo. Un étudiant est envoyé illico, avec les souvenirs de Richtofen pour tout viatique, dans le Chan-Toung (Shandong) faire son mémoire et des levers de terrain précis du gîte houiller que l'on «flaire» là-bas. D'autres s'inscrivent dans les pas de Savorgnan de Brazza et, remontant les fleuves, avec l'autorisation intéressée des autorités belges, cartographient l'espace centrafricain, cette mystérieuse tache blanche des mappemondes. Leurs cartes sont pour eux d'indispensables instrument de repérage, le résultat d'un travail présent, l'outil d'une recherche à venir. Certains, conscients de la complexité des structures géologiques, de la fragilité de leurs hypothèses et de la faiblesse des moyens de vérification, mais poussés par la nécessité et par leurs enseignants ou collègues, esquissent des «cartes idéales» (c'est-à-dire des cartes simplifiées, schématiques) qui sont avant tout des esquisses topographiques et géologiques. Ce faisant, ils participent, pour la France, à une grande entreprise impériale puis nationale : celle de la carte d'État Major et de la carte géologique au 1/80 000, et pour le reste au perfectionnement des atlas.

Mais ces cartes, pour précieuses qu'elles soient sur le plan de l'intérêt scientifique, ne sacrifient pas encore tout à fait à l'esthétique. Quelques détails rajoutés à la plume sur les coupes notamment (position d'une église, d'un bouquet d'arbres pour localiser précisément un filon, un gîte, une forme de relief ou d'érosion remarquable), ne nuisent pas au charme suranné de l'ensemble et donnent encore souvent une patte de tableautin aux planches délicatement ombrées. Malgré les visibles contraintes éditoriales poussant à resserrer les vues, à regrouper les schémas techniques et les cartes sur une même planche, un peu de goût dans la mise en page, un frise entre deux vues, un titre en pleins et déliés, un dégradé dans les arrière-plans ont-ils jamais nui à la compréhension générale du document ? Était-ce le genre classique de la gravure-tableau ou les mouvements contemporains en art plastique, impressionnisme et cubisme, coqueluches d'une bonne société dont ils partageaient le goût, les moeurs et les héritières, qui influençaient sournoisement nos chercheurs des Mines ?

A partir de la fin du second Empire, l'essentiel des grands travaux de reconnaissance physique de la France et du globe étant achevés, on s'oriente vers des cartes spécialisées, plus spécifiques aux travaux des ingénieurs : bien des cartes regroupées en fin de numéro sont plutôt des plans de mines, des schémas d'organisation des exploitations, ou bien des cartes de prospection systématique sur de grands espaces (Alaska, Sibérie, continent africain), ce qui revient à en faire des cartes à petite échelle d'inventaire des gisements. Le trait devient plus sûr, les schémas moins schématiques, les fioritures de style disparaissent. On emprunte souvent aux atlas géographiques ainsi qu'aux cartes d'État-major des fonds de plan, que l'on met en regard des cartes minières : topographie, géologie, hydrologie, situation des gîtes, organisation des voies de communication, et autres détails ne pouvant plus être superposés. La spécialisation pratique, minière prend le relais de l'approche théorique, géologique et géographique à la Belle Époque. Les plans de mine et les coupes très précises d'organisation des filons sont fournies, pour des sites de Bohème, de Silésie, d'Angleterre et de Pays de Galles ou d'Espagne, à moins que ce ne soit d'Afrique du Sud ou de Caucase.

La relation avec l'existence d'une voie de chemin de fer est directe. Des très nombreux travaux sont uniquement consacrés à l'organisation des chemins de fer dans une région, à la structuration des réseaux transcontinentaux, à leurs possibilités de desserte des champs houillers et métallifères. C'est que l'on n'envoie plus les chercheurs par monts et par vaux avec Strabon et Pline sous le bras pour collectionner les fossiles et explorer les montagnes; il s'agit à présent d'étudier les conditions d'exploitation des mines, sous un angle technique, économique et aussi social. La transition cartographique est claire d'un temps de curiosité émerveillée (et gratuite ?) à un temps de reconnaissance raisonnée puis à un troisième temps d'exploitation et de production. Après, seuls peuvent varier les sites d'étude et les types de mise en valeur, selon l'état de la technique adaptée à l'extraction. Années de découverte et de concurrence technologique, ère du machinisme (train, automobile, avion, qui fournissent une nouvelle approche de l'espace mais requièrent aussi des énergies nouvelles), années d'organisation (progrès de la «question ouvrière» et naissance du socialisme), la tonalité géographique aux Annales des Mines se perd quand l'école de géographie française, au début du siècle, éclôt à la Sorbonne.

Bilan et typologie
A quoi servent les cartes?

Dans un premier XXe siècle, les cartes se tarissent et se banalisent; elles restent surtout nécessaires pour une localisation grossière des lieux de travail des chercheurs ou un catalogage des sites visités. Des cartes statistiques sans grand intérêt, à camemberts et histogrammes, occupent les numéros de l'entre-deux guerre. Par la suite, le grand développement des méthodes modernes (photographie aériennes, télédétection) est un tournant un peu raté par les Annales. D'autres revues spécialisées, dans les années 50, 60 et 70, se réservent sans doute ces types de travaux très techniques, tandis que les Annales gardent une tonalité plus littéraire et se peuplent de cartes d'inventaire des ressources que peu de gens se donnent la peine de consulter exhaustivement. La quantité, liée au traitement automatique, peut nuire à la qualité. Certains articles contiennent, dans le corps du texte, jusqu'à 30 cartes. Ce n'est que dans le cas de découverte de gisements parfaitement nouveaux : Parentis, Lacq, L'Ecarpière ou Hassi Messaoud, (entre tant d'autres) que des travaux cartographiques nombreux et soignés sont joints aux articles et nous font retrouver la géomorphologie et la géologie dans ses développements les plus complexes, avec les méthodes et les moyens modernes, innovants.

Mais ces cartes sont-elles aussi indispensables qu'avant ? Auparavant, les cartes étaient présentes durant les trois temps d'une recherche minière : d'abord en guise de document-ressource servant de moyen de repérage et de localisation, avant le départ, puis comme un document- outil, souvent le support central d'une investigation, plan que l'on annote et que l'on perfectionne, et enfin apparaissant comme document-produit, preuve au retour du travail fourni et des résultats atteints. Les documents-produit n'ont cessé de se raréfier au profit des documents strictement statistiques, rendant inutiles, la parution des documents-ressources, consultables dans tous les atlas, et des documents-outils qui servaient à les justifier.

Après la seconde guerre mondiale, durant l'époque de la reconstruction et des Trente Glorieuses, la mission d'un ingénieur des Mines n'était pas tant de savoir que de produire, de professer sur le karst ou les déplacements de glaciers que de faire à nouveau tourner la machine. Produire bien, produire beaucoup, produire varié, ce qui voulait dire, dans l'ordre, connaissance des sites miniers, connaissance des techniques d'exploitation intensives utilisées dans les pays neufs et renouveau de la prospection, là où c'était encore possible. Investies d'une mission (politique) impérieuse, les chercheurs des Mines marquaient cette relance de la recherche française à l'assaut des continents.

La carte des cartes
Quatre clichés pour dessiner l'horizon des Annales

On ne trouve que là où l'on cherche, on ne cherche que là où l'on trouve. Pour sortir de ce faux-sophisme agaçant, je me suis demandée où cherchaient et où trouvaient les ingénieurs des mines qui publiaient dans les Annales (et accessoirement, ce qu'ils cherchaient et trouvaient). Manifestement, des phases d'expansion et de rétraction spatiale de la recherche se sont succédées, dessinant parfois des zones d'attraction préférentielle, alternant avec des périodes de relance et de repli. Voici une série de quatre cartes pour dire, à une période donnée, l'importance numérique des recherches par pays, et en quelque sorte l'horizon géographique fourni au lecteur régulier des Annales.

La première période, 1820-1870, est marquée par deux grands traits : d'un côté, une puissante focalisation sur les pays en cours d'industrialisation du nord-ouest de l'Europe : France, Angleterre, Écosse, Pays de Galles, Belgique, États rhénans, Empire d'Autriche-Hongrie. Il est bien sûr possible de mettre ce premier trait en relation avec la recherche systématique de gisements houillers et des bassins métallifères, exigences d'une civilisation du charbon et du fer, d'une première révolution industrielle manufacturière fondée sur l'utilisation des machines à vapeur. On voit cet intérêt pour le fer et le charbon atteindre d'ailleurs, sur le plan des études, sondages et prospections, la chaîne des Scandes, les montagnes balkaniques et celles de la Russie d'Europe.

D'autre part, on l'a vu, l'époque est aussi caractérisée par une volonté de connaissance et de reconnaissance prudente et curieuse du monde : on trouve un fort éparpillement des études sur tous les continents. Dans la lignée des scientifiques des Lumières, il s'agit en effet de participer à des explorations au long cours, au Japon, en Inde, en Amérique du Sud, en Afrique. On décrit le fonctionnement des volcans et des glaciers, le développement des tourbières et on rapporte de minutieux « Mémoires pour servir à la description de€...», coins les plus perdus de Tasmanie ou de Terre de Feu. Il n'est pas rare de trouver au passage des éléments sur l'ethnologie des peuplades rencontrées, comme à Madagascar ou en Nouvelle Calédonie, car les contacts avec les autochtones ne sont pas évités, sauf dans les zones non «pacifiées» (Sud Marocain par exemple). Par ailleurs, les grands gisements miniers d'outre-mer connus sont aurifères ou argentifères : Pérou, Andes chiliennes sont des valeurs sûres, Californie, Nouveau-Mexique et Alaska, à l'époque de la ruée vers l'or, puis Afrique du Sud (diamants) des valeurs qui montent en flèche.

Ces cibles spatiales lancées aux quatre points cardinaux disparaissent dans les années 1870, pour laisser la place à des recherches plus recentrées, appliquées à de grands bassins déjà exploités. On reconnaît sur la planisphère consacré aux décennies 1870-1900, les grandes années «charbon» (ce qui marque l'importance des travaux localisés dans le nord-ouest de l'Europe : Angleterre, France et Allemagne (Ruhr, et Silésie) et aux États-Unis : Pennsylvanie. On voit aussi apparaître les premiers grands champs pétrolifères : Louisiane, Caucase. C'est aussi l'époque d'un recentrage et d'une première «mise en valeur» de nos colonies. Privés que nous sommes de l'Alsace Lorraine, de son fer, de son charbon et de sa potasse, il est temps de s'intéresser à nos territoires d'outre mer : espace nord-africain (AOF), centre-africain (AEF), malgache, néo-calédonien. Par ailleurs, la prospection française suit les grandes lignes de chemin de fer intercontinentales, qui traversent les États Unis (et rendent accessibles les Rocheuses) comme l'extrême Orient (Sibérie, Chine intérieure) ou le plateau anatolien (grâce au Bagdadbahn).

A partir de l'entre-deux guerres, un élan semble brisé. On assiste à une considérable rétraction de l'espace mondial pris en charge dans les Annales des Mines. L'envergure spatiale et intellectuelle se resserre sur l'espace nord-ouest européen et quelques grandes régions minières mondiales, bassins houillers ou sites d'extraction d'hydrocarbures. Peu de grands gisements sont découverts, et un désintérêt total pour d'immenses zones extraeuroépennes s'installe. On a vu combien cette frilosité était doublée d'une grande médiocrité dans la facture des cartes, qui ne sont plus que des bilans statistiques. On discerne néanmoins un certain intérêt stratégique pour l'Extrême Orient : Sibérie orientale, Mandchourie, Japon, Corée, Chine. Cette «direction», cet attrait oriental prolonge les travaux nombreux et sérieux préparés en Russie d'Europe et en Sibérie au temps de l'alliance franco-russe. La Chine est aussi le dernier «gâteau» que les Européens peuvent se partager, tandis que, sans jeu de mots, l'Europe centrale et occidentale (à l'ombre d'une puissance germanique menaçante) est un terrain politiquement miné.

Cette faiblesse prend fin dans l'immédiate après-guerre, où, dans l'optique de la reconstruction, la prospection minière et la production en volume de fer, charbon, et autres métaux et minerais est une priorité affichée par les gouvernements de la IVème République. Le boom de la statistique se superpose au regain de prospection mondiale et à l'organisation de la production sur notre territoire. On assiste alors à un florilège de cartes de tous types, avec un seul mot d'ordre : l'obsession du quantitatif, du «grand». Grandes compilations, grands inventaires, passant par des sortes de catalogues cartographiques des productions françaises de tous les produits au quintal près. Catalogues imprégnés d'un conservatisme certain. Les ingénieurs ont des difficultés avec la carte des États d'Afrique dans les années 60 et, au plus fort de la décolonisation, ils enregistrent les «changements» avec retard. Ainsi, les «panoramas de l'industrie minière du continent africain», qui suivent immédiatement les bilans de production français, procèdent à de curieuses séparations. Le Sahara espagnol est dessiné dès 1960, mais reste un territoire sans nom jusqu'en 1964 : une tache blanche, auxquels répondent d'autres mystérieux territoires sans nom, à l'emplacement de l'actuelle Éthiopie (nord et sud disjoints), de Djibouti, de la Gambie et de Guinée-Bissau. Au Maghreb, rien n'est simple : Maroc, Tunisie, Algérie et Sahara sont distincts dès 1960, 61, 62, 63. Avant, ils représentaient des états indépendants et des colonies tout ensemble. Après, on ne sait plus trop ce qui est représenté : en 1964, on sépare une «Algérie du Nord» du Sahara. En 1965, on arrête ce panorama, vraiment trop compliqué, mais l'on continue les circonvolutions de langage, s'intéressant de très près aux productions minières des «pays d'expression française» ou des «pays associés». Certains silences gênés font du bruit. En 1974, les Annales proposent un numéro spécial sur les investissements dans les «Pays en voie de Développement»(terme à la mode, lancé par Alfred Sauvy l'année précédente) ... sans une seule carte desdits pays ou desdits investissements. Dix ans plus tard, on teste aux Annales le monde vu avec la projection de Peters, projection hémisphérique accordant une forte représentation aux espaces tropicaux, mais ce pour présenter des points (l'implantation internationale d'une grande entreprise) concentrés dans les pays industriels, évidemment marginalisés avec cette représentation !

Remous de la décolonisation qui perturbent les cartes et l'espace de prospection ? Qu'à celà ne tienne, les grands voyages se poursuivent, et d'autres cartes pleuvent. La «carte des cartes» 1940 - 70 montre une dispersion des travaux impressionnante. On recherche des modèles d'organisation de la production des grandes compagnies pétrolières, houillères, ferrifères, diamantifères, aux États-Unis comme en URSS, en Afrique du Sud comme au Japon, en Norvège et en Australie, au Gabon et en Indonésie (néerlandaise). On met en valeur, et de manière intensive, la France (les sites pétrolifères du Sahara sont aisément visibles, comme le bassin lorrain et alsacien, les nouveaux gisements de Lacq et Parentis. Ce qui vaut pour l'espace mondial vaudrait aussi pour l'espace français, où le repli sur le sud est patent : les grands sites à l'ordre du jour, Iroise, Gardanne, Landes, Basses Pyrénées, Fos, jettent un voile discret sur les longues agonies de Saint Étienne, Commentry ou la Lorraine. Si peu de travaux sur les reconversions, sinon dans les années 85-90, bien après le gros de l'orage... une page est tournée.

Et maintenant?

Maintenant que la carte appartient aux cartographes, la géographie aux géographes, la géologie aux géologues, l'histoire aux historiens, la carte est le pur reflet des cloisonnements disciplinaires et de la segmentation des savoirs. Les Annales des Mines y ont la place à la fois enviée et malaisée de carrefour. Les numéros récents illustrent, toujours par la lorgnette cartographique, le procès de thématisation multidisciplinaire qui gagne tant de revues : «chacun sa science, de la place pour chacun, mais chacun son tour». Cela dessine à la fois un nouvel espace de compétence de l'ingénieur, et un nouvel horizon géographique mental. L'introduction en force de cartes thématiques et le recours à l'imagerie dans les années 80 ont indéniablement «modernisé» le titre : cartes satellite en pleine page, cartes radar, cartes d'isoprix et d'isocoût, cartes sous-marines et spatiales, cartes d'aménagement aussi : les technopôles au Japon ou la «moyenne Italie» industrielle en 1987. Dans certains cas, la carte retourne à sa fonction d'illustration décorative d'il y a cent quarante ans, les frises grecques en moins, (une carte satellite c'est joli), dans d'autres, elles sert d'exemple d'une technique, d'une méthode : la localisation du phénomène est si peu importante que l'on peut l'oublier (numéro spécial Télédétection en 1980). Dans d'autres cas enfin, elle dit encore l'emprise et l'empreinte de l'homme sur l'espace, et, indiquant où est le savoir, elle laisse supposer où sont les lieux de pouvoir (réseaux des compagnies transnationales).

Pour terminer,
petite histoire d'un cartographe fou

Ainsi, miroir concret et localisé de l'activité des chercheurs et prospecteurs depuis deux siècles, les Annales des Mines permettent, uniquement à travers le filtre des cartes, sans lire la première ligne d'un seul article, une approche plus sensible de leur relation à l'espace, qui est l'une des dimensions profonde de leur travail en son entier. J'ai voulu faire apparaître, outre l'évidente spécialisation et complexification de leurs compétences, qui a évidemment contribué à modifier le type et la présentation des documents cartographiques, l'histoire d'un regard. Une carte ne représente pas un paysage, elle est le paysage vu, elle est toujours, comme certains osaient l'avouer, carte idéale : qui dira si les quatre coupes morphologiques empilées d'Almaraz à Cordoue, de Cordoue à Badajoz, de la Sierra d'Albuquerque à la Higueira, de la Sierra Morena à la Sierra d'Almaden sont une vue de l'esprit (fertile et imaginatif) ou une vue de l'ingénieur (rationnel, la planchette de nivellement à la main) ? Quatre vingt onze noms de lieux ponctuent ces quatre figures d'une finesse incroyable, où ne manque pas un clocher d'églises andalouse, pas un château, par un pic solitaire, pas un village : s'agit-il d'une coupe géologique, d'une chanson, d'un tableau ? Cette représentation-ci, publiée en 1834, témoignage de l'esprit quichottesque d'un certain F. Le Play voulant saisir toute l'Espagne d'un trait de plume, et notamment son «Panorama des montagnes qui entourent les pâturages de la Serena», illustre une vision cosmique et ultramoderne que n'eût pas désapprouvée Salvador Dali. Si le survol des cartes des Annales des Mines fascine, c'est qu'il ajoute à la maladie des voyageurs dont sont piqués bon nombre de géographes, je veux dire à la fascination de l'espace, à l'émerveillement du monde, la maladie des «Mineurs», le mirage des profondeurs, le rêve démiurgique, innocent et infernal, de percer en même temps les entrailles de la terre et le secret du monde. La science a bon dos. Nos grands professeurs tout de noir vêtus caressaient-ils des rêves inavouables? Les Annales des Mines sont le support très sérieux d'un projet humain très beau, donc très fou.

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