VIE PRIVÉE ET VALEURS PRIVÉES
 

Benjamin Perret
Séminaire internet de Sciences-Po
(Paul Mathias)
2000/2001


       Chaque site internet est tenu de renvoyer dans sa page d'accueil à sa politique en matière de vie privée et de protection des données privées. Or personne ne consulte ce lien. Ceci est représentatif de la dialectique de la vie privée sur internet: une protection est souhaitée or tout ce qui y touche se résume à une pétition de principe, et seuls les spécialistes savent échapper aux dangers que peut présenter internet pour la vie privée.
       L'internet existe grâce à la rencontre des individus, êtres "privés" possédant une vie, des intérêts, des opinions, des désirs. Cette rencontre suppose une communication ayant pour fondement les valeurs que les individus veulent témoigner. On va montrer sur le net ce que l'on juge bon de montrer, ce qui a une qualité nécessitant l'utilisation de temps pour le communiquer. Les valeurs privées, émanations des vies privées, se retrouvent donc mises en scène dans les sites personnels, dans les courriers électroniques,  dans les forums d'échange, mais aussi dans les actes d'achat, de consultation de sites. Les valeurs sont en jeu dès qu'il y a action, qu'il y ait exhibition ou voyeurisme.
       Or une vie privée reste-t-elle privée lorsqu'elle s'anime sur internet? L'échange de valeurs ne passe-t-il pas par le renoncement au caractère inaccessible de sa propre existence? D'autre part, quelle est la conséquence pour les vies et les valeurs privées des tentatives économiques et politiques de contrôler l'existence électronique des individus et de leur imposer des valeurs?

 I/ Internet est le lieu pour exister au-delà de sa vie privée:

A/ On existe sur le net par ce que l'on y crée.

        Internet représente un nouvel espace vierge, relativement bon marché de surcroît. Si une relation intime est envisageable entre un internaute et le réseau, c'est principalement parce que nombre de contraintes de la vie "réelle" s'effacent lorsque l'on pénètre sur le réseau. Avant tout, notre attitude à l'égard d'autrui n'est pas contrainte, la personne rencontrée sur le web n'a pas été rencontrée fortuitement au coin d'une rue, alors que nous n'avions pas le temps. Cette personne a été désirée, son contact était recherché.
        Parallèlement, la médiation de la machine semble permettre une mise à distance du jugement de l'autre, par conséquent il y a moins d'hésitations à se révéler. On ne parle pas mieux ou plus mal sur le net, on parle plus.
        Devant cet espace, l'ambition de l'internaute est alors souvent de vouloir participer au mouvement; puisque la communication est facilitée et qu'il est possible de réaliser une représentation plus ou mois fidèle de son propre univers, l'univers intime des individus pénètre de manière délibérée sur le net. Par ailleurs, le nivellement des sites dû à l'obligation de se faire héberger par un fournisseur d'accès pousse à tout faire pour se faire remarquer. Des tranches de vie, des événements particuliers poussent certains internautes à s'exprimer, selon des objectifs d'impact peu clairs. De mon cousin, professeur à Tahiti exposant ses trophées aquatiques, au jeune homme désireux de faire partager sa passion pour la bière, la course aux visites est lancée.
        Par conséquent, étant logiquement la vitrine d'une facette de l'individu, le site personnel, le courrier, les échanges directs sur les cités virtuelles sont un vecteur des valeurs de l'individu, celui ci va montrer ce qu'il juge être significatif de sa personne, et ce qu'il veut que l'on perçoive de lui. 

B/ Cependant, aller sur le net est en réalité renoncer à sa vie privée pour exposer ses valeurs...

        Il convient en effet à ce stade de se pencher sur ce que signifie réellement "vie privée" dans ce contexte: si l'on présente sur le réseau des caractères personnels de soi, il ne saurait plus s'agir d'une vie proprement "privée". On ne va pas sur le net pour se fermer aux autres mais justement pour échanger, pour renoncer au caractère inaliénable de sa personne. La personne créant un site personnel ne se soucie pas des impacts sur sa vie privée mais plutôt de l'impact que produira l'exposition de ses valeurs, la sanction étant par exemple le nombre de visiteurs.
       Cela est confirmé par la possibilité de changer son identité, de se nommer différemment, de s'inventer une vie parallèle, spécifique au net, alors que les valeurs qui vont s'exprimer restent les mêmes. C'est ce qui permet ainsi d'aller plus loin sur internet qu'ailleurs, comme en témoigne la question de la pornographie: celle-ci bénéficie du "facteur triple A", accessible, abordable, anonyme. Internet ne révèle en effet pas de vocations pornographiques, mais répond à des fantasmes que la vie quotidienne bride. Selon une enquête, avec 77,4 millions de personnes branchées à internet en Amérique du nord, on estime que 23 millions consultent régulièrement des sites pour adultes. De plus, 5,5 millions y consacreraient 11 heures ou plus par semaine, ce qui les classerait selon les chercheurs en santé mentale dans la catégorie des accros au porno. L'anonymat que l'on peut construire permet donc bien de se consacrer à ce que l'on juge prioritaire dans son existence, que ce soit le cinéma, la littérature, la politique, ou... la pornographie.
        De même que l'usage d'internet permet de diffuser ses valeurs, il autorise aussi l'expression de haines privées, de combats qui sont le prolongement des propres idées de certains individus. Mais acheter des casques à pointe sur internet n'est pas une déviance du réseau même, cela résulte de la rencontre de volontés malsaines existant dans ce que l'acheteur a de plus intime, or celui-ci dépasse justement son intimité pour se découvrir tel que sur le réseau. Les volontés sont donc mises à nu, les prises de position sont identifiables par cette démonstration de "valeurs", tandis qu'elles pouvaient se dissimuler derrière le mur de la vie privée avant de pénétrer le réseau. 

C/ internet peut alors être un lieu de création de valeurs où l'on est tenté à l'extrême de se révéler.

        Internet bénéficie avant tout d'une possibilité de communiquer de manière désintéressée, même s'il est le lieu également de la recherche d'intérêts comme nous le verrons en seconde partie. Cette opportunité de rencontre, d'échange est ainsi à la source d'une création, d'une production de valeurs. On retrouve cela dans les phénomènes de régulation spontanée comme les chartes de bonne utilisation, marquant la construction d'une éthique qui n' a aucun rapport avec aucune législation. Les internautes qui désirent communiquer souhaitent parallèlement construire le monde qui va avec cette communication, c'est à dire les règles, les ambitions, les motivations de la rencontre des idées. Cette constitution de valeurs propres à internet se produit ainsi par la rencontre entre l'individu et le groupe, et non par l'imposition d'une norme par une autorité supérieure et forcément inadaptée.
        Les cités virtuelles, les communautés, les sites de discussion sont donc le vecteur de cette création permanente de valeurs par la confrontation des idéaux, par le débat perpétuel et ouvert à tous ceux qui veulent bien y participer. De cette manière, le débat sur la condamnation de Yahoo a été largement relayé dans les forums de discussion. Les participants à ces forums se sont sentis en grande majorité concernés par le procès et ont débattu de la question de la régulation de l'internet, car ce sont leurs valeurs qui sont en jeu.
 

                                         Tout cela concerne les démarches volontaires pour exister sur le net, et si la notion de vie privée est mise en danger, c'est pour mieux servir la communication de l'existence de l'internaute, de ses valeurs. Or la vie privée peut mourir d'une autre façon sur internet, par la volonté de certaines autorités, économiques ou politiques, de la contrôler ou du moins de la surveiller. Dans ce cas de figure, il ne saurait plus exister de "valeur" privée, c'est à dire construite et raisonnée par l'individu.
 

II/ Cependant l'internet est traversé par un mouvement inverse, caractérisé par la négation des valeurs de l'individu et par la tentative de codification des valeurs que le net doit véhiculer.
 

A/ Nous sommes tous des criminels en puissance.

        Nous venons de prendre en compte une  démarche volontariste de l'internaute consistant en l'utilisation d' internet pour développer ses relations à autrui et participer à une création de codes éthiques inspirés de ses valeurs personnelles et de leur confrontation à d'autres. Mais en opposition à cette dimension s'impose une volonté de ne faire de l'internaute qu'un utilisateur à contrôler et non un acteur créatif. Ce débat a été ranimé par le projet des services secrets britanniques visant à obtenir la permission de surveiller toutes les conversations téléphoniques, tous les courriers électroniques et toutes les connexions internet. Les données seraient alors conservées pendant sept ans. Le NCIS (service national  de renseignement criminel)  justifie ce désir par l'utilisation fréquente des techniques de communication par les criminels pour échapper aux services policiers. Cette mesure irait alors contre les directives de l'Union Européenne en matière de vie privée. Le postulat fondant cette démarche réside ainsi dans la conviction que les internautes sont des sauvages à pacifier, des individus qui ne savent pas gérer la liberté qui s'offre à eux et qui sont, en grande majorité, des gens aux intentions douteuses. C'est ainsi nier que les individus puissent utiliser internet pour témoigner de leur existence morale. La perspective est alors inversée: la vie privée n'a jamais autant existé sur internet car en passe d'être traquée, tandis que le réseau devient le cimetière des ambitions de communication, d'ouverture, liées au mythe originel d'internet.
        Le gouvernement américain est alors devenu le chantre de cette nécessité de pacifier les initiatives privées sur le net. Carnivore et Échelon sont les deux enfants médiatiques de cette ambition de surveiller les démarches des individus. Le directeur du FBI, Louis Freeh a ainsi effectué de nombreux voyages pour inciter les gouvernements à recourir davantage à l'écoute électronique, notamment en Hongrie et en République Tchèque. Le gouvernement américain a de plus exercé des pressions sur des pays comme le Japon pour qu'ils adoptent leurs premières lois permettant l'écoute électronique. 

 B/ Des valeurs imposées à l'internaute.

        Alors que le droit de produire par le jeu des rencontres une dimension morale d'internet semble nié par certaines autorités, on trouve un ensemble de méthodes économiques ou politiques censées orienter l'individu vers les valeurs qu'il faut adopter pour mener la bonne vie.
        Le phénomène des fichiers "cookies" en est une bonne illustration: ces fichiers témoins servant au profilage des utilisateurs permet à des entreprises de cibler l'information à communiquer au client, dont les normes d'achat sont dictées par les courriers d'information de l'entreprise... Le 3 septembre 2000, l'EPIC (electronic privacy information center) rompait tout lien avec le libraire en ligne Amazon pour marquer sa désapprobation de la nouvelle politique de l'entreprise en matière de protection des données personnelles. Amazon a en effet reconnu qu'au delà des fichiers témoins, elle reçoit confirmation de l'ouverture des messages de courrier électronique qu'elle envoie, que l'entreprise compare ses fichiers avec ceux de fournisseurs, etc. La vie privée du client d'Amazon est donc en partie construite par Amazon, qui le guide dans ses choix donc dans ses valeurs.
        Amazon a de plus récemment déclaré qu'en cas de banqueroute, l'information relative au client serait traitée comme un bien de l'entreprise, au même titre que le matériel ou les locaux. En clair, en cas de besoin, les fichiers deviennent monnayables...
        Le problème du manque d'information rend encore plus problématique ce sujet: selon une étude américaine, 56 % des répondants ignorent le fonctionnement des fichiers témoins et seulement 10% des répondants auraient modifié les paramètres de leur fureteur pour rejeter les cookies. Ce manque  d'information dispose alors d'autant plus à se conformer à des valeurs subtilement imposées.
 

C/ Comment protéger les valeurs propres de l'internaute?

  •  Paradoxes 
           En réponse à ces tentatives d'édiction de normes, des réponses s'enferment dans des contradictions insolubles. Citons l'échec du protocole P3P, Platform for Privacy PreferencesProject. Ce protocole permettrait aux sites web d'afficher automatiquement la nature des renseignements recueillis sur les utilisateurs qui les consultent, ces derniers n'ayant plus à consulter les sections des sites relatives au respect de la vie privée et à l'uilisation qui est faite des données recueillies. Or les internautes seront poussés  à désactiver l'affichage du P3P, irrités par l'avertissement systématique, les résultats allant à l'encontre des objectifs initiaux.
            Autre réponse contradictoire, les filtres constituent le moyen de maintenir dans un faisceau de valeurs. Crées pour protéger les valeurs morales, ces filtres conduisent à des absurdités dans leur application quotidienne. Cybérie relate la mésaventure de cette utilisatrice invitée par son logiciel filtre  à reformuler son message, qui "risquait d'offenser le lecteur moyen". Elle y citait Dick Cheney (en réalité Richard Cheney) et "dick" signifie "pénis" en argot anglais... Plus grave, 24,5 % des bibliothèques américaines utilisent des logiciels de filtrage sur les postes de travail internet offerts au public, contraint de ne lire que ce que l'on veut bien lui laisser lire. L'utilisation du principe de protection de la vie privée sert ainsi les volontés de censure, d'ordre moral et les valeurs mises en avant, loin d'être privées, sont inspirées du puritanisme et du politiquement correct. 
 
  • Des solutions peu satisfaisantes: 


              Apparaît désormais une volonté politique de ne pas transformer internet en Big Brother, l'élection présidentielle américaine ayant fait émerger la volonté démocrate d'un "Bill of Rights" sur internet, face au laisser-faire préconisé par les républicains ( Rappelons tout de même qu' Al Gore est vice-président du pays de Carnivore et Echelon). Ceci répond aux nombreux débordements ayant lieu aux Etats Unis en rapport avec la circulation des numéros de sécurité sociale, leur piratage et leur utilisation frauduleuse. Là encore s'affrontent deux logiques antagonistes: certaines institutions prônent la divulgation des numéros de sécurité sociale, ce qui facilite la surveillance et le fichage des individus auxquels elles ont affaire; face à elles, les promoteurs des droits privés insistent sur les dangers de ce phénomène, avec l'exemple extrème d'Amy Boyer, jeune américaine tuée par des malfrats qui l'avaient pistée grâce à son numéro de sécurité sociale et qui s'en sont ensuit servi pour retirer l'argent de leur victime.
            La question a d'autre part été posée de faire des normes régissant le cable et le téléphone la base de référence pour ce qui concerne la vie privée. Les courriers électroniques sont en effet moins protégés, et leur interception ne répond pas aux mêmes démarches juridiques. Etendre ces références au courrier électronique serait donc un petit pas mais qui augmenterait la protection des individus face aux surveillances policières. Or les autorités américaines ne démontrent pas un grand enthousiasme à cette idée, ce qui condamne certainement le projet.
            Citons enfin l'existence de logiciels de consultation anonyme efficaces, comme le système "Anonymizer3".  Il permet de se promener anonymement et empêche  tout site web de déterminer les coordonnées de l'utilisateur ou l'origine géographique de l'accès. Ces logiciels se téléchargent gratuitement et existent sous une forme perfectionnée mais payante. 
 
 

       L'existence sur internet semble donc devoir se passer du souci de sauvegarder sa vie privée, le choix de renoncer à cette dernière en étant même la condition première. Or cela ne veut pas dire que toute information privée doive perdre son aspect intime et parfois confidentiel, cependant la décision de renoncer à la dimension privée de son existence doit absolument être délibérée et voulue par le sujet concerné. Alors la vie privée s'efface pour laisser place à la morale de l'individu, à ses valeurs mises en mouvement par la confrontation, la discussion, des valeurs alors offertes à la réfutation. Toute autre tentative de création ou de régulation des valeurs est, sinon dangereuse, vaine, car condamnant internet à n'être qu'un media parmi d'autres, soumis à une surveillance externe, et à qui on aura nié la dimension morale et créatrice.