Aux Etats-Unis, le marché des valeurs de haute technologie, le Nasdaq, affiche en onze mois un recul de 36 %. Il a encore cédé 4 % jeudi 30 novembre. Le Dow Jones, qui a perdu 2 %, jeudi, enregistre depuis le 1er janvier un repli de 9 %. Dans le même temps, Tokyo a perdu 21 %, HongKong 16 %, Sao Paulo 22 %, Londres 11 % et Francfort 7 %. Même l'indice CAC 40 de la Bourse de Paris, qui a fait preuve d'une grande résistance, perd maintenant 0,5 % depuis le 1er janvier.
Les places boursières sont parties pour finir l'année en baisse, ce qui ne leur était plus arrivé depuis le début de la décennie 1990 aux Etats-Unis et depuis 1994 en Europe. Il ne s'agit pas en soi d'un événement susceptible de remettre en cause la croissance économique l'année prochaine et au-delà. Ce serait même une simple péripétie, si elle ne venait marquer la fin d'une période hors norme d'exubérance et d'envolée boursière. En dix ans, l'indice Dow Jones et le CAC 40 ont gagné plus de 300 %, le Nasdaq près de 1 000 %.
MODÈLE ANGLO-SAXON
Dans le prolongement de la chute du mur de Berlin et de la 
                  disparition du monde communiste, un seul modèle économique 
                  s'est imposé à l'ensemble de la planète, celui du capitalisme 
                  anglo-saxon centré sur les marchés financiers. Ils ont fort 
                  logiquement été les premiers à en bénéficier. La 
                  mondialisation a d'abord été financière. Souvent sans en être 
                  conscient, l'Américain qui investit dans un fonds de pension 
                  ou le Français qui met ses économies sur un contrat 
                  d'assurance-vie placent leur épargne sur les grands marchés 
                  boursiers de la planète et… en ont beaucoup profité. Les 
                  investisseurs les plus astucieux ou les plus téméraires se 
                  sont enrichis parfois très rapidement. A l'image des 
                  précédents historiques de bulle spéculative, celle-ci s'est 
                  terminée en une course effrénée à l'argent facile autour des 
                  valeurs Internet. Entre le mois d'août 1998 et mars 2000, le 
                  Nasdaq a gagné plus de 350 % ! Des fortunes et des empires 
                  virtuels se sont bâtis et effondrés en quelques mois. Née aux 
                  Etats-Unis, la bulle s'est propagée en Europe et en Asie. Elle 
                  vient d'éclater depuis six mois, jusqu'ici sans trop de 
                  dommages collatéraux. Les économies des deux côtés de 
                  l'Atlantique restent robustes. La nouvelle économie n'est pas 
                  une chimère. Elle révolutionne les relations entre les acteurs 
                  économiques : producteurs, fournisseurs, distributeurs et 
                  consommateurs. Mais le Nasdaq et ses équivalents européens, 
                  nouveau marché français et Neuer Markt allemand ont tout de 
                  même abandonné en six mois la moitié de leur valeur. Les cours 
                  atteints n'avaient plus aucun rapport avec la réalité des 
                  perspectives de développement et de 
                  rentabilité.
L'éclatement de cette bulle n'est pourtant que 
                  la partie émergée du changement qui s'opère. L'euphorie 
                  boursière de la fin de siècle est le fruit d'un environnement 
                  exceptionnellement favorable aux marchés d'actions, marqué à 
                  la fois par des taux d'intérêt à long terme faibles, la 
                  quasi-disparition de l'inflation, une progression 
                  ininterrompue de la rentabilité des entreprises, une vague 
                  sans précédent de concentrations dans tous les secteurs de 
                  l'économie, l'appétit croissant des épargnants pour la Bourse 
                  et une forte croissance alimentée notamment aux Etats-Unis par 
                  les gains boursiers des ménages.
Ce meilleur des mondes 
                  boursier appartient aujourd'hui au passé. La multiplication 
                  par trois des cours du pétrole depuis le printemps de 1999 est 
                  venue rappeler que la hausse des prix n'a pas disparu. Les 
                  tensions sur le marché de travail, surtout aux Etats-Unis, en 
                  situation de plein emploi, mais aussi dans certains secteurs 
                  en Europe et en France, alimentent cette crainte 
                  inflationniste. Le rythme de la croissance, qui n'avait cessé 
                  d'augmenter au cours des dernières années, jusqu'à dépasser 
                  les 5 % aux Etats-Unis et largement les 3 % en Europe, 
                  ralentit plus vite qu'attendu. Mercredi, le département 
                  américain du commerce a révisé en baisse ses estimations de la 
                  croissance au troisième trimestre de 2,7 % en rythme annuel à 
                  2,4 %, le plus faible niveau depuis 1996.
CORRECTION BRUTALE
Conséquence, les déceptions se multiplient sur les 
                  prévisions de résultats des entreprises, même si dans l'absolu 
                  elles restent bonnes. Mais les niveaux de cours atteints ne se 
                  justifient que par des performances sans précédents des 
                  entreprises. Chaque déception aussi minime soit-elle se 
                  traduit immédiatement par une correction brutale. Les 
                  investisseurs institutionnels se montrent depuis plusieurs 
                  semaines de plus en plus prudents. Ils ont préféré retirer une 
                  partie de leurs capitaux des marchés d'actions pour les mettre 
                  à l'abri. Les grands gestionnaires comme Morgan Stanley Dean 
                  Witter ou encore Franklin Templeton viennent encore 
                  d'augmenter la part de liquidités de leurs fonds. Cette 
                  aversion soudaine pour le risque se traduit aussi depuis 
                  plusieurs semaines par un retrait rapide des marchés émergents 
                  et la chute de Bourses comme celles de Buenos Aires, de Séoul 
                  ou de Bangkok.
« Il existe aujourd'hui des motifs 
                  légitimes d'inquiétude : l'excès d'endettement aux Etats-Unis, 
                  le maintien d'une surévaluation des cours des valeurs 
                  technologiques, la crise à venir en Argentine », écrit 
                  Patrick Artus, directeur des études de la Caisse des dépôts, 
                  dans son bulletin du 30 novembre. Les marchés d'actions en 
                  Europe et aux Etats-Unis sont-ils durablement orientés à la 
                  baisse ? Ce n'est pas l'avis de tous les économistes, même 
                  s'il existe un certain consensus sur le fait que les 
                  performances à venir ne seront plus comparables avec celles 
                  des dernières années. Abby Joseph Cohen, gourou de Goldman 
                  Sachs, apôtre convaincue des bienfaits de la nouvelle 
                  économie, prévoit toujours une progression des marchés 
                  d'actions dans les prochains mois (Le Monde du 21 
                  novembre). « Il va pourtant falloir s'habituer à l'idée 
                  que les résultats ou les cours vont augmenter en moyenne de 10 
                  % par an, pas de 20 % ou 30 % », affirme Patrick 
                  Artus.
Jusqu'à présent, les épargnants particuliers ont 
                  fait preuve de plus de sang-froid que les gestionnaires de 
                  fonds professionnels. Mais, s'ils venaient à perdre leur foi 
                  dans la Bourse…
Eric Leser




