Internet et phénomènes de communautarisation
par
Paul Mathias
Les communautés d'utilisateurs sur l'Internet sont un phénomène
sociologique pratiquement aussi ancien que les réseaux eux-mêmes ;
mais alors que traditionnellement ces communautés ne traduisaient
qu'un déplacement dans l'espace des réseaux de groupes d'intérêt
préalablement constitués (d'individus professionnellement
et sociologiquement proches de l'outil informatique), le développement
relativement récent de la toile a été l'occasion d'un
développement exponentiel du phénomène, lié
à une liberté d'expression accrue par la disponibilité
technique de l'outil informatique et des réseaux.
Comme le note Lisa Napoli dans un article du New York Times daté
du 6 décembre 1998, et intitulé The
Latest Internet Buzzword: Community, les prestataires de services
sont de plus en plus nombreux sur les réseaux à offrir l'opportunité
à leurs utilisateurs de créer « leur propre communauté
virtuelle ». C'est comme si un « esprit de communautarisme
» voyait le jour avec la démocratisation des réseaux
et leur disponibilité, notamment technique et logicielle. De fait,
on souligne avec insistance la « rentabilité » des programmes
conçus pour permettre la création de telles communautés
virtuelles, et qu'ils ouvrent des perspectives commerciales importantes
pour les entreprises qui les mettent en œuvre sur leurs sites.
Ce qui est certain, du moins en apparence, c'est que le phénomène
des communautés virtuelles présente des caractéristiques
sinon contradictoires, du moins confuses et complexes. Il faut admette
d'une part que le principe de onstitution des communautés virtuelles
est celui,tout chaotique, de l'intérêt privé et de
sa singularité. Collectionneur de timbres ou apprenti archéologue,
philosophe en herbe ou bien littérateur sérieux, on trouvera
toujours pendant à son souci, et quand bien même on ne le
trouverait pas, on peut toujours initier un mouvement dont on espérera
plus ou moins raisonnablement qu'il emportera l'adhésion d'innombrables
utilisateurs.
En vérité, la question qui se pose est celle des enjeux
d'une telle « communautarisation » : s'agit-il d'un phénomène
purement ludique, dont le contrepoint serait l'exploitation commerciale
à laquelle il donne lieu, ou bien faut-il présupposer qu'il
existe quelque chose de « sérieux » dans le phénomène
des pratiques communautaires ?
Une première approche du phénomène des «
communautés virtuelles » peut être descriptive. On peut
en effet distinguer parmi elles trois catégories très générales
:
-
les communautés orientées «intérêts »,
dont les administrateurs ou les « propriétaires » sont
soit des particuliers, soit des associations. Parmi elles, et de manière
tout à fait anecdotique, on remarquera l'association américaine
de plongeurs noirs, la National
Association of Black Scuba-divers, ou bien encore le site
des habitants de la municipalité de Butchers Hill, proche de
la ville de Baltmore, dans le Maryland, aux États-Unis. On remarquera
que l'on a affaire à une simple transposition sur le web d'informations
pouvant par ailleurs être publiées sous d'autres formes, qu'il
s'agisse de cartes routières, de formulaires administratifs, ou
de renseignements concernant les activités de telle ou telle association
ou communauté.
-
les communautés professionnelles, qui traduisent à la fois
une exposition nouvelle des entreprises, une extension de leurs possibilités
de développement, et souvent un souci de faire éventuellement
collaborer leurs services en cas de délocalisation. Parmi
elles, le site GESICA vante les
mérites d'une association de plus de 200 cabinets d'avocats, en
France et dans le monde, garantissant un suivi optimisé des affaires
et une activité juridique transfrontalière. Ici l'entrée
dans le « cyberespace » n'est pas totalement dénuée
de signification, puisque les réseaux semblent permettre une extension
originale, ou du moins une optimisation de pratiques professionnelles préalablement
existantes.
-
les communautés orientées « Internet », et qui
paraissent en constituer comme une mise en abîme, comme la
Citizens
Internet Empowerment Coalition, qui se consacre aux États-Unis
à la défense des intérêts des utilisateurs des
réseaux. Il est clair que de telles communautés n'ont d'autre
raison d'être que les réseaux, dont elles sont d'une part
l'émanation, qui qui en constituent d'autre part l'objet privilégié.
Cette rudimentaire typologie peut contribuer à forger une intuition
de ce qui se joue dans les pratiques communautaristes ayant cours sur les
réseaux. Que l'on se place au point de vue de communautés
traditionnelles se servant des réseaux comme un simple espace d'exposition,
ou de groupes d'intérêt dont toute la légitimité
est l'Internet lui-même, il semblerait qu'il y ait toujours un jeu
du « virtuel » et du « réel », et que le
« cyberespace » doive faire l'objet d'une appropriation ou
d'une maîtrise tout à fait analogues à celles qui régissent
les espaces de vie « réels ».
De façon assez anecdotique, et parce que le trait y est extrêmement
forcé, on pourra se référer ici à un
propos de l'écrivain et « visionnaire » Neal Stephenson
exprimé dans une des « HotWired Threads » du
magazine américain Wired. Invité à s'expliquer sur
son projet d'une «
Global Neighborhood Watch », il en
vient à définir le « voisin virtuel » d'une communauté
de voisinnage virtuel comme un « familier » et un individu
dont la proximité ne tient pas à l'aire géographique
ni à celle des rythmes de vie, mais à une préoccupation
commune, en l'occurrence la sécurité des lieux d'habitation.
La question est donc bien celle de l'extension que consituent potentiellement
les communautés virtuelles par rapport aux communautés réelles
dans lesquelles vivent les utilisateurs de l'Internet ; c'est celle de
savoir si elles sont simplement le lieu d'un simulacre électronique
d'activités sociales préalablement consolidées, ou
bien si elles donnent lieu à des pratiques dont les enjeux sont
spécifiques à leur existence en réseau ?
L'hypothèse selon laquelle les communautés virtuelles
ne sont que des extensions de communautés préalablement constituées
se vérifie empiriquement, mais ne permet pas de rendre compte de
leurs modes de fonctionnement spécifiques, ni de l'originalité
du dispositif que constitue la mise en ligne d'un groupe ou d'une institution.
Il faut en effet se rendre à une évidence, que l'Internet
n'est pas seulement un miroir de la vie sociale, mais un mode princeps
de sa formation et de sa régulation : non seulement les réseaux
contribuent au développement d'une vie communautaire dont la police
échappe aux schémas d'interprétation traditionnels,
mais de surcroît ils sembleraient permettre une refondation et un
mode singulier de légitimation des institutions autour desquelles
s'organise la vie sociale et politique « réelle ».
On pourra constater en effet au moins trois choses :
-
certaines communautés virtuelles, et notamment celles qui se sont
constituées autour de l'utilisation de programmes MOO (Multi-user
Object Oriented), parviennent de façon tout à fait paradoxale
à régler l'ordre de leurs interactions de manière
qu'on serait pourtant tenté de qualifier de chaotique. Les archives
du serveur Lambda-MOO font apparaître que les règles de
fonctionnement de telles communautés ne sont pas instituées
une fois pour toutes, et mises en œuvre par des administrateurs ou des
modérateurs, mais déterminées selon des procédures
de discussion dont une certaine redondance n'altère aucunement l'efficacité
fonctionnelle. Autrement dit, une communauté virtuelle est une communauté
dont l'agenda et la gestion peuvent résulter de décisions
individuelles, sanctionnées par la communauté, et non pas
de décisions institutionnelles, acceptées ou non par des
usagers.
-
dans un autre ordre d'idées, l'Internet est apparu dans une
réflexion récente de la mission Baquiast, comme l'occasion
d'une modernisation attendue des procédures administratives et étatiques,
et le garant, même, d'une exemplarité de l'État dans
ses rapports avec les citoyens. Instrument d'une « démocratie
évoluée », il permettrait d'« améliorer
la qualité du service offert » et donc d'atténuer le
sentiment de distance et d'incompréhension qu'ont les citoyens devant
les institutions chargées de garantir les libertés fondamentales
tout en définissant les devoirs de chacun.
-
Enfin, et du même coup, la question se pose désormais de savoir
si l'Internet n'est pas interprété dans un esprit et une
ambiance qui ne sont pas exactement ceux de la politique et du traitement
des affaires de l'État. La situation à laquelle renvoie cette
question est du reste très peu claire en elle-même. Nous assistons
en effet à la fois à une vulgarisation des procédures
administratives et civiles, avec la mise en ligne d'informations substantielles
et pointues, désormais à la disposition des citoyens des
« grandes démocraties » ; et à une conversion
du discours administratif et politique dans les termes d'une rhétorique
ludique ou même publicitaire. Ce n'est pas que les textes de lois
seraient « traduits » dans un langage populaire pour être
accessibles, mais plutôt que les sites institutionnels et gouvernementaux
trahissent dans le meilleur des cas un souci de « pédagogie
ludique », dans d'autres une volonté d'exposition qui
ressortit plutôt au dépliant publicitaire qu'à l'information
institutionnelle. Autrement dit, la rhétorique liée à
l'occupation par les institutions du « cyberespace » reste
une rhétorique continuant de chercher ses règles et sa légitimité.
La réflexion que l'on peut conduire sur les phénomènes
de « communautarisation » liés au développement
de l'Internet ne concerne donc pas seulement leur accroissement numérique,
et ne résulte pas d'une approche descriptive des intentions et des
comportements.
De manière assez inattendue, nous sommes plutôt tentés
de porter notre attention sur au moins deux choses :
-
la subversion des modes traditionnels d'exercice de l'autorité au
sein de groupes humains dont les membres sont appelés à manifester
des intentions et des aspirations divergentes : les communautés
virtuelles paraissent garantir aux particuliers non seulement d'entériner
des procédures publiques, mais aussi et surtout de définir
l'« agenda » selon lequel celles-ci sont progressivement instituées.
-
le caractère encore indéterminé de la rhétorique
au moyen de laquelle les institutions construisent sur les réseaux
l'image qu'elles entendent donner d'elles-mêmes : les réseaux
ne sont pas simplement un instrument nouveau qui requiert une simple maîtrise
technique de l'outil informatique, mais l'ambiance dans laquelle s'élabore,
pour l'instant confusément, une certaine « conscience
de soi électronique » dont les grandes formations gouvernementales,
par plus que les particuliers, ne détiennent à ce jour les
clés.
La réflexion sociologique s'avère ainsi très proche
de l'herméneutique, de l'interprétation des énoncés
non seulement au point de vue de leur contenus, mais aussi au point de vue des
représentations qu'ils trahissent. À cet égard, l'Internet
pourrait en effet être perçu comme une sorte de miroir aux
alouettes, où l'on croit exprimer ce que l'on pense, mais où
l'on pense aussi ce que l'on ne sait pas exprimer et qui se trahit par
inadvertance.