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L'internet, une technique intellectuelle

Éric Guichard

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  1. mentionner la source imprimée
    Éric Guichard, L'internet, une technique intellectuelle, in Mesures de l'internet, dir. É. Guichard, éditions Les Canadiens en Europe, Paris, 2004, pages 19-49.
  2. mentionner le nom des éditeurs électroniques
    Les Canadiens en Europe et l'Atelier Internet de l'ENS.
  3. distribuer toute production dérivée de cet article avec une licence identique à celle-ci.

Pour K.



Trois quarts de siècle après l'invention de l'ordinateur, il semble possible d'intégrer l'informatique, l'internet et le web dans une histoire longue, celle de l'écriture et des pratiques intellectuelles.

Cette histoire est complexe, au point que l'écriture est rarement appréhendée pour ce qu'elle est : une technique de l'intellect [1,2]. Or, à son sujet, comme au sujet de l'informatique, les discours sont souvent variés et flous, truffés d'implicites et de raccourcis générateurs de contradictions. Aussi je propose un bref rappel de la diversité des objets de l'écriture et de leurs effets cognitifs et sociaux. Ensuite, je montre que cette technique se prolonge dans l'informatique et l'internet. Enfin, je précise certaines conséquences, sociologiques et plus largement scientifiques, de cette évolution.

1  L'écriture

L'écriture est l'élément essentiel de la défaite de la magie et du développement de la rationalité [1], grâce aux possibilités de comparaison, de critique, de réfutation et d'argumentation qu'elle permet, indépendamment du temps ou du lieu. Et l'histoire comme l'expérience quotidienne nous prouvent que l'écriture conditionne les opérations arithmétiques, l'expression du syllogisme, et, plus généralement, l'élaboration d'une pensée scientifique. Cependant, quand il s'agit de détailler ces fonctions de l'écriture et leurs interactions avec les pratiques sociales, les analyses deviennent imprécises, partiales, en partie dépendantes de la position de leurs auteurs : suivant que celle-ci ou celui-ci soit mathématicien/ne ou éditeur/rice de romans, français/e ou britannique, juriste ou anthropologue, les approches et conclusions pourront différer, voire s'opposer. Au point qu'il n'existe peut-être pas (au moins en France), un sujet aussi populaire que l'écriture et ses déclinaisons (de la production scientifique à l' uvre littéraire), dont les mythes et discours communs s'opposent autant aux analyses des experts1.

1.1  Interactions

Quand on étudie l'écriture, on remarque d'emblée une forte influence de la matérialité. Et l'on est surpris par la puissance des interactions entre le système de signes (les symboles utilisés pour produire du sens), le ou les supports (l'argile, le vélin, le disque dur), et l'activité intellectuelle.

1.1.1  Contraintes et inventions

Par exemple, le manque de place dû à la rareté du support peut conduire à l'invention de nouveaux symboles : pour repérer, dans un ou plusieurs rouleaux de papyrus, des passages répétitifs ou contradictoires, des graphies peu courantes, ou des variantes, les bibliothécaires d'Alexandrie ont inventé des pictogrammes qu'ils ont apposé dans la marge étroite des textes [3]. Pratiques lourdes de conséquences, comme on va le voir.

L'aspect « libérateur » d'un support est aussi attesté : quand Martial découvre, à la fin du 1er siècle, les avantages du codex (ancêtre de nos livres composés de cahiers cousus) sur l'encombrant rouleau de papyrus (le volumen), il s'enthousiasme [4]. Tout d'abord devant les capacités de stockage et de manipulation du nouvel objet. Mais son émerveillement, qui rappelle celui de nombreux contemporains vis-à-vis des « nouvelles technologies », porte aussi sur les ressources du codex en matière de recherche d'information2. Ainsi, la perception des dynamiques intellectuelles apportées par le substrat de la graphie n'est pas récente.

Plus conformes au sens commun sont les changements délibérés du système de signe, comme dans le domaine des mathématiques - notation exponentielle à la fin du XVe siècle, racine carrée au début du XVIe, diffusion d'autres logographes [6]. au XVIIe, etc. On pourrait intégrer dans ce type d'élargissement du jeu de symboles les schémas, graphiques, et cartes, qui prennent une part croissante dans l'organisation des raisonnements, et qui résultent dans un premier temps d'une volonté manifeste de synthèse avant de s'insérer rapidement dans l'ensemble des objets écrits qui constituent le terreau d'une pensée.

1.1.2  Anciens et nouveaux usages

Mais il ne faudrait pas que ces rappels favorisent pour autant l'idée d'un primat de la pensée sur le signe, ou du signe sur le support, ni qu'ils alimentent une image évolutionniste de l'écriture. Commençons par préciser le second point : au VIIe siècle, les Irlandais, peu à l'aise avec le latin, décident de séparer les mots avec des espaces, et introduisent un minimum de ponctuation [7]. Ensuite, apparaissent les capitales en début de phrase. Autant de nouveaux usages, d'une importance décisive pour faciliter une lecture rapide, à voix basse3 - et donc plus intime, plus autonome que la ruminatio d'alors. Mais cette volonté spécifique d'améliorer la « grammaire de la lisibilité » [7] n'était pas vraiment une invention : déjà, de nombreux textes romains étaient dotés de séparateurs de mots (souvent des points). Mais surtout, ces anciens textes étaient bien plus lisibles que ceux du Haut Moyen Âge, quasi indéchiffrables4. L'histoire de l'écriture, comme toute histoire, n'est pas celle d'un progrès continu au service des humains et de leurs psychés.

Et non seulement la pensée ne domine pas le système de signes ou la matière, mais elle peut leur résister : plusieurs siècles après la diffusion d'une graphie enfin lisible, de nombreux érudits ont maintenu leurs habitudes, travaillant avec une écriture livresque « continue, [dotée d']une ponctuation rare ou occasionnelle, voire chaotique, [et d'une] présence arbitraire et désordonnée de majuscules » [7]. L'hypothèse d'une pure pensée choisissant les formes les plus rationnelles de l'efficacité ne tient donc pas.



Matérialité de l'écriture, multiplicité des interactions de ses composants, variété de ses usages. Autant d'ingrédients que l'on retrouvera dans les formes actuelles de l'écriture électronique.

1.2  Résistances

On comprend qu'une évolution technique soit freinée par les modes de transmission des savoir-faire associés - et par la concurrence des anciens : Jean Vezin rappelle qu'il a fallu attendre quatre siècles pour qu'en Europe, le codex cher au poète Martial détrône le volumen. Du fait du « traditionalisme des lettrés, habitués à lire les grands textes grecs et latins sur des rouleaux, [et du ...] conservatisme des scribes » [4], qui ne désiraient pas affronter des problèmes de mise en page trop complexes. Et de tels comportements ne sont pas spécifiques d'un passé lointain : le désespoir d'un Évariste Galois [10] face à l'enseignement des mathématiques ou l'analyse froide par Pierre Bourdieu d'une université française, lieu de « la complaisance résignée et de la complicité soumise » [11], en donnent des preuves plus récentes.

L'exercice intellectuel est complexe, et parfois l'application de recettes est plus tentante qu'une quête harassante de savoirs et méthodes, surtout quand le but premier est d'hériter des charges et honneurs qui lui sont associés. Et le risque qu'a la transmission des savoirs de se rigidifier au fil du temps n'est pas nul : les procédures d'apprentissage et d'érudition portent en elles les germes de pratiques figées, routinisées ; l'obligation de référence aux textes du passé réduit la dynamique intellectuelle [12].

D'autant que les bénéfices escomptés par les personnes qui ont choisi une profession intellectuelle ne sont pas toujours au rendez-vous : même en nos sociétés contemporaines qui voient la démocratisation de l'accès aux pratiques intellectuelles et autorisent une relative liberté en matière de thèmes d'étude5, le pouvoir qu'offre un surcroît de compétence intellectuelle est grandement limité par l'ensemble des intermédiaires qui arrivent à se positionner en un lieu précis de la chaîne désormais industrielle de la technologie de l'intellect (édition, presse, télévision, cinéma, etc., informatique comprise). Il ne s'agit pas de valoriser certains acteurs aux dépens d'autres, mais de se souvenir que la facilité qu'a la puissance intellectuelle à se transformer en pouvoir - ou en menace - politique ou économique, détermine une très forte compétition, qui bien sûr agit sur l'organisation sociale des praticiens de l'intellect.

Si l'exercice intellectuel est ancré dans le collectif, c'est en partie à cause des modalités de la transmission des savoirs (on apprend mieux à plusieurs que seul/e), et du fait que l'écriture est un mode de communication (souvent, le texte a des destinataires autres que son ou ses auteurs) ; mais aussi du fait que cet instrument de l'intellect suscite énormément de convoitises, et que s'imposent des acteurs (et des pratiques sociales) dont on aimerait parfois se passer.

1.3  Autonomie de l'écriture

Il est toujours aisé de critiquer une caste de lettrés trop attachés à leurs privilèges en un temps et un lieu donnés, ou trop complaisants avec un pouvoir économique ou politique quelconque, surtout quand ils contribuent à casser la dynamique intellectuelle. Mais les intellectuels sont aussi dépendants d'un mécanisme qui leur échappe partiellement, et qu'ils analysent moins finement qu'on aurait pu le supposer : rares sont celles et ceux qui, quand ils évoquent les fonctionnements de l'écriture ou de la science, se situent explicitement en tant qu'acteurs dans ces mécanismes6. Cette attitude est aussi compréhensible, car les effets - à long terme - des interactions entre les divers constituants de l'écriture sont complexes et surprenants : parce qu'ils servaient de point d'ancrage au commentaire, les pictogrammes des premiers bibliothécaires d'Alexandrie7 faisaient sens, autant que des mots ou des phrases ; ils reliaient, premières références hypertextuelles, les divers textes de la bibliothèque ; ces liens entre les rouleaux finissaient par constituer un réel tissu, qui conditionnait leurs places relatives sur les étagères, celles des étagères dans les salles, et au final influait sur les proximités entre disciplines8.

Ces symboles éditoriaux étaient commentés, puis enseignés, et finissaient par faire système en même temps qu'ils instituaient leurs auteurs en autorités. A terme, le triplet « textes / commentaires / enseignement » a constitué le socle d'une réelle culture, qui allait produire et détruire des légitimités, des statuts sociaux (l'auteur, le libraire [6], etc.), des écoles. On retrouve - enfin, voudrait-on dire - un régime proprement sociologique. Sauf que, dans ces conflits et dans ces constructions intellectuelles, l'écriture garde un statut particulier, différent des autres techniques : elle produit des représentations mentales et sociales sur elle-même, qui à leur tour génèrent des effets sur la façon dont elle est perçue et utilisée (et donc sur la façon dont sont pensés, catégorisés, hiérarchisés les savoirs). En l'occurrence, les bibliothécaires d'Alexandrie, contraints par un support inconfortable et surchargé, ont produit des méthodes, des approches, des réflexes culturels qui ont perduré jusque dans la philologie du XIXe siècle, et jusque dans la manière dont de nombreux spécialistes en grec ancien se définissent aujourd'hui9. Les textes ont brûlé ; mais les symboles, les procédures et l'organisation sociale mis en place pour les appréhender, les interpréter et pour se légitimer sont restés.

Les processus d'acquisition et de transmission des savoirs, étroitement liés à l'ensemble des dispositifs de l'écriture et aux capacités d'usage qu'on en a lors d'une période donnée, induisent des formes spécifiques de socialisation, puis les recomposent, structurent et infléchissent des légitimités et des pouvoirs. Par leur intermédiaire, le social se retrouve pris dans une histoire très longue, qui dépasse la temporalité dans laquelle se trouvent pris les acteurs. D'où une forme d'autonomie de l'écriture.

1.4  Listes

La liste est un objet simple et souvent méprisé. Rares sont les personnes qui, comme Jack Goody [1], insistent sur ses apports.

Avouons-le, les motivations qui président à l'édification des listes d'hier ou d'aujourd'hui sont le plus souvent vaines ou gratuites, et l'abus des lexiques dans l'enseignement contribue fréquemment à figer ou dessécher la pensée [3]. Mais quelques listes10 inventées dans le passé nous sont encore bien utiles : au Xe siècle, l'index apparaît dans le livre ; nouvel instrument, essentiel pour se repérer dans un ouvrage, au moins jusqu'à la numérisation récente de l'écriture. Au XVIe, la table des matières se généralise. Elle reste aujourd'hui essentielle, au point qu'elle devient parfois le squelette du texte imprimé ou électronique. On perçoit bien les avantages cognitifs de telles listes11, même si, une fois encore, le coût social de leur apprentissage (et de celui des textes qu'elles contribuent à complexifier), apparaît important [6]. Le dictionnaire constitue un autre type de liste.

Les dictionnaires sont bien connus pour avoir des effets prépondérants sur nos activités mentales. Ce sont, quand on réfléchit à leur agencement, des outils cognitifs très sophistiqués, avec leurs entrées (les vedettes), leurs abréviations, leurs commentaires, et surtout, leurs renvois hypertextuels. Les dictionnaires ne nous ont pas été donnés avec l'écriture, ils sont apparus plus tardivement et se sont développés lentement [13,14]. Mais ils ne sont pas que de banals serviteurs d'une langue, références de sa droiture, d'un art de lire et d'écrire : au XVIe siècle, ils témoignent de la naissance et de l'émancipation du jeune « langage françois ». Au XIXe, toujours en France, on constate un nouvel essor de ce type de publications. Cette frénésie éditoriale témoigne d'une « transformation radicale des rapports de la langue orale et de la langue écrite » [15], au profit de la seconde, transformation en partie liée à une crise idéologique : il s'agissait de débarrasser la langue des procès d'intention (oraux) qu'elle véhiculait depuis la Révolution. Déjà apparaît en filigrane un désir de cohésion sociale, d'oubli du passé proche. Mais la multiplication des manuels correctifs, grammaticaux et lexicologiques, correspondait aussi à une volonté de redresser la société, étant entendu que « l'état du langage d'un peuple traduit l'état de sa conscience morale », comme le pensaient de nombreux grammairiens [15]. On rentre là dans le registre de l'hygiène sociale : si le peuple parle mal, c'est qu'il se comporte mal. À l'inverse, l'usage d'une langue orthodoxe le régénèrera. Si les dictionnaires ont toujours, au-delà de leur utilité cognitive, une telle puissance politique et idéologique12, on peut s'inquiéter des conséquences futures de l'usage des correcteurs de syntaxe ou de grammaire et des traducteurs, dans nos machines ou en ligne.

1.5  Réflexivité

Les effets intellectuels potentiels des listes, y compris des plus naïves, sont de deux types : tout d'abord, les mots (et, plus généralement, les éléments) qui les constituent deviennent des logogrammes, des formes séparées de leur contexte, des objets autonomes [1]. La mise en liste ou en tableau donne à voir de nouveaux sens, de nouvelles catégories, au moins virtuelles.

Second point, les listes invitent à concevoir des outils pour pouvoir être mémorisées, triées, comparées les unes aux autres. On retrouve ici un des aspects réflexifs de l'écriture : chacun de ses produits invite à la conception d'instruments - ou au détournement, à la réutilisation d'anciens -, et de méthodes pour l'appréhender. Au point que l'on peut utiliser cette dynamique comme une heuristique pour comprendre le fonctionnement de l'écriture : pour tout objet, ancien ou contemporain, chercher les instruments qui en permettent ou permirent l'usage ; réciproquement, pour chaque outil ou méthode, tenter de comprendre à quel type d'objets, il ou elle est ou était attaché(e).

Ces instruments et méthodes deviennent à leur tour des objets qui demandent à inventer ou à réinventer une instrumentation autant matérielle que conceptuelle susceptible d'aider à les manipuler, à en tirer du sens13. Il y a là une certaine récursivité des composants de la technique de l'intellect, qui rappelle leur interdépendance évoquée précédemment.

Ces deux moteurs, réflexivité14 et récursivité, peuvent expliquer cette autonomie partielle de l'écriture précédemment évoquée, et le caractère fortement auto-référencé de notre technologie de l'intellect15. Mais ne nous leurrons pas : nous n'avons pas affaire à un système. En revanche, la perception de ces miroirs, passerelles, échelles, nous donne une première vision, fragmentaire et incomplète, de l'architecture de l'écriture, et génère le désir de tester les multiples relations et dépendances de ses constituants, jusqu'à l'organisation des savoirs et leur relation à la matérialité, jusqu'à la découverte de méthodes et de champs d'étude, et ce à partir de l'étude des plus simples (support, symbole, liste, caste de lettrés, typographie, etc.).

On comprend alors que la liste, comme tout autre produit de l'écriture, ne soit jamais un objet terminal, et que son étude soit propice à la mise en évidence du fonctionnement de l'écriture.



On a rappelé l'étroite correspondance entre les divers constituants de l'écriture : supports matériels, systèmes de signes, activités cognitives, et structures sociales. Au delà de conflits et d'enjeux somme toute assez prévisibles, l'écriture, avec ses objets, ses méthodes et ses savoir-faire, tous sans cesse remis en chantier, est une technique dont les fonctions et les régimes nous dépassent parfois. On a aussi vu qu'elle ne pouvait être abordée sous l'angle de l'évolutionnisme, et que plusieurs régimes intellectuels pouvaient coexister, au point que toute allusion à la modernité ou à la révolution est plus souvent source de bruit que de clarification. En même temps, il faut accepter le fait que les professionnels de l'écriture n'ont pas toujours une vision claire de son fonctionnement, au point que certains peuvent refuser d'imaginer les relations qui se construisent entre les objets simples de la technique et les méthodes sophistiquées que leur manipulation génère16.

Et l'absence de débats sur notre instrumentation de l'intellect empêche d'évaluer clairement les avancées et les reculs induits par les formes variées de l'écriture électronique.

2  L'informatique

C'est cette dernière qu'il nous faut étudier maintenant. Gageons que les références à l'histoire pré-électronique de l'écriture permettront d'évacuer le cadre de pensée contraignant qui, souvent, présente l'informatique comme le témoin d'un progrès parfois inquiétant, mais incessant et vertigineux, voire magique.

2.1  Des machines à écrire

Supports électroniques, ou lumineux comme les écrans actuels ; système de signes étendu : dans la variété des alphabets utilisés, dans celle de leurs dessins (les polices de caractères), et enfin dans celle de leurs multiples codages intermédiaires17. Déjà les ordinateurs redessinent objectivement le paysage de notre technologie de l'intellect. Logiquement, de telles transformations apparaissent de façon concomitante avec les instruments adaptés à ces « nouveaux » types de supports et de symboles : par exemple, les programmes, et parmi les plus simples d'entre eux, les « éditeurs de texte »18, essentiels pour manipuler le texte et ses signes, et par suite tout objet numérique19. Avec, pour conséquence, la rapide transformation de nos catégories d'appréhension du texte : au mot, au groupe nominal, à la phrase s'ajoute depuis quelques décennies le « motif textuel », résultat de la recherche d'« expressions régulières » (regular expression).

Désormais, le programme qui permet de produire un texte, de le modifier, d'y effectuer des recherches étant lui-même une succession de signes et de mots, on peut lui appliquer ses propres fonctionnalités ; au point qu'il est courant d'écrire un programme qui en modifie un autre, ou qui s'autogénère20 : l'ordinateur apparaît comme une machine nous permettant d'agir sur notre système de signes avec ce même système de signes21.

Il s'ensuit que c'est aussi une machine à travailler les listes. Tout d'abord pour son propre fonctionnement : les registres, mémoires, systèmes de fichiers, codages, ports et tables DNS22 etc. sont là pour nous le rappeler. Mais aussi pour notre usage : la majorité des logiciels relève de la gestion de listes, de listes de listes (bases de données), plus généralement d'arbres. Certains de ces instruments dédiés aux listes sont élémentaires, mais fort efficaces : outils de tri, de comparaison, de comptage d'occurrences, qui s'enchaînent aisément ; et aussi les opérations mathématiques simples applicables aux listes numériques. D'autres, d'un usage courant - et prétendument neutres - masquent ou affichent leur fonction d'opérateurs sur des listes : gestionnaires de courrier électronique pour le premier groupe, tableurs pour le second. Enfin, certains logiciels produisent directement des synthèses graphiques des listes : outils statistiques dotés d'un rendu visuel des classifications, ou, cas extrême réservé aux nombres, logiciels de pur rendu graphique tel Xmgr et ses successeurs. Là, les calculs mathématiques sont inféodés à la représentation graphique ; les caractéristiques de la liste, souvent forte de millions d'éléments, apparaissent au prisme de sa « signature graphique », le raisonnement du physicien s'appuie plus que jamais sur le visuel : l'écriture est image. On réalise peu l'apport heuristique de ce dernier type d'instrument ; tout comme on évoque aussi peu aujourd'hui qu'hier les apports cognitifs et les effets réflexifs de ces listes, tableaux et graphiques.

Il est probable que, depuis l'invention des ordinateurs, nous manipulions plus de listes qu'avant, et que nos raisonnements s'appuient plus sur des éléments graphiques. Encore que cette impression doive être tempérée par le souvenir des industries de la liste du XIXe siècle, par exemple celle dédiée à la production des tables de logarithmes. De même pour les graphiques : il serait périlleux d'oublier l'arrivée massive des plans de ville dans les guides touristiques du début de ce même siècle. Ce n'est donc pas sur un plan quantitatif qu'il faut analyser l'influence de l'informatique sur notre usage des listes. Mais sur un plan qualitatif : tout comme, avec l'expression régulière, nous avons vu apparaître une nouvelle modalité d'appréhension du texte, les listes contemporaines ne sont plus contraintes par l'homogénéité de leur contenu : elles gagnent en généralité, et deviennent des suites de symboles séparées par d'autres (suites de) symboles. La frontière entre le chiffre et la lettre, entre le mot et le nombre, se dissipe. Les uns et les autres, parce qu'on peut les travailler avec les mêmes outils, se confondent. Nul doute que nos catégories conceptuelles et nos approches disciplinaires soient altérées par cette récente indistinction, qui s'étend à des structures comme le roman (liste de signes, ponctuation, folios, et parfois balises inclus), la carte (liste d'objets graphiques), le « document » (arbre composé de classes d'objets qui décrivent aussi les manières de les appréhender23).

L'informatique met en évidence la dépendance entre un élément de l'écriture et l'instrument qui lui donne une existence du fait qu'il en permet la manipulation.

2.2  L'histoire, moteur explicatif

Par toutes ces manifestations - transformations des systèmes de signe et des supports, apparition de méthodes associées, évolution des modalités du raisonnement -, l'informatique ne fait pas que prouver son appartenance à l'écriture : elle modifie objectivement cette technique de l'intellect. Il s'ensuit que les évolutions, virtuelles ou systématiques, de nos méthodes intellectuelles, puis de nos représentations des savoirs et de nos écoles de pensée sont acquises. Comme l'écriture l'a toujours fait, l'informatique formate nos méthodes de travail, nos esprits, puis nos manières de penser, nos conceptions culturelles. Ce fait est assuré par l'histoire.

En revanche, peu d'indices aident à imaginer comment ces transformations vont s'actualiser, comment elles vont s'inscrire dans le social : les faits du passé nous montrent seulement que de tels processus sont complexes et lents. On en déduit qu'il est difficile d'imaginer ceux qui peuvent être à l' uvre aujourd'hui, et qu'il est chimérique d'espérer prévoir ceux de demain en sollicitant la seule actualité. Si donc les dispositifs matériels, objectifs, de l'écriture peuvent effectivement relever de la nouveauté (comme l'enregistrement de textes sur des supports magnétiques, ou leur circulation sur des fibres optiques), la chaîne logique qui permet d'en déduire des transformations potentielles - sociales ou économiques - ne peut éviter la sollicitation d'arguments historiques.

De nombreuses analyses, mêmes savantes, de l'informatique et de l'internet, négligent ou utilisent de façon approximative ce « moteur » historique.

Ces précautions n'empêchent pas, au contraire, de faire recours à la technique de l'intellect et à son histoire pour comprendre des situations considérées comme exclusivement contemporaines. En voici deux exemples :

  1. Les tensions qui traversent aujourd'hui des métiers et des domaines à la fois aussi proches et aussi variés que le droit et l'édition, l'éducation et la culture s'analysent fort bien en termes de transformation, depuis plus d'un demi-siècle, de notre principale technologie de l'intellect24 : le phénomène est relativement récent. Mais le régime explicatif n'est pas nouveau : la recherche de monopoles dans le domaine de l'écriture - en un sens commun, avec les traitements de texte, ou plus général, avec les logiciels particuliers que sont les systèmes d'exploitation -, les comportements des éditeurs (de textes, de musique, de films), parfois tentés de faire porter sur leurs clients la responsabilité des pratiques des nouveaux concurrents qui bousculent leurs marchés et monopoles25, le statut de l'auteur/e, à la fois élargi à de nouveaux écrits, à des collectifs, mais toujours traversé par les ambiguités qui organisent sa relation avec ses diffuseurs, vendeurs ou éditeurs26, toutes ces réalités peuvent être abordées, mieux qu'au prisme d'un régime réformé de la propriété intellectuelle ou d'une nouvelle économie, sous l'angle de l'histoire des pratiques d'écriture et des normes et usages associés.
  2. Si l'objet est moderne, comme l'est la page web, la méthode pour l'appréhender (son instrument dual) ne l'est pas toujours autant qu'on le dit : les moteurs de recherche, qui généralisent la notion d'index, présentent l'écrit en réseau avec une facture très classique ; des listes d'adresses, qui renvoient à des pages de texte repérées par leurs incipits - exactement comme pour les papyrus - et classées grosso modo en fonction de leurs formes graphiques (là encore, le progrès semble faible27). Là aussi, même si le caractère nouveau de ces moteurs de recherche est indéniable - par exemple en termes de matérialité28 et d'algorithmes - ce sont des arguments de type historique qui attestent à la fois que ces moteurs, textes, réseaux vont certainement générer de nouvelles méthodes, écoles de pensée, et normes, qu'ils sont aussi le produit de méthodes et d'écoles, et que celles qui les ont précédées ne vont pas disparaître pour autant29.

Ceci invite à se méfier des raisonnements qui sollicitent majoritairement le « contemporain » pour en déduire le caractère « émergent », « innovant », voire « révolutionnaire » d'une pratique ou d'une technique, et montre le besoin de coupler l'étude de l'histoire des pratiques intellectuelles avec celle de l'informatique.

2.3  Innovation et objet technique

Mais cette histoire sociale de la technique de l'intellect rencontre, avec l'internet, un double écueil.

2.3.1  Représentations commerciales

Tout d'abord, l'internet est confondu avec des objets de consommation, dont les formes d'appropriation sont essentiellement évaluées au prisme de l'innovation.

Cette confusion d'objets est flagrante avec les « nouvelles technologies de l'information et de la communication », alias « NTIC », dans lesquelles sont regroupés des instruments, des protocoles, voire des techniques qui auraient les mêmes vertus modernes, « numériques » et communicantes. L'ordinateur, le téléviseur (de demain...), le téléphone (portable...), l'internet, et d'autres « objets » encore rentrent dans cette catégorie. Pourtant, télévision et téléphone renvoient plus à des usages liés à l'oralité qu'à l'écriture.

On légitime parfois cette confusion au motif d'une convergence - attestée - des secteurs industriels qui les produisent (informatique, télécommunications, audiovisuel) [20]. Il est vrai que l'étude des usages des « nouvelles technologies » est aussi motivée par la demande de leurs constructeurs. Mais un tel choix manifeste très tôt des limites théoriques : ce n'est pas parce que le groupe Lagardère vend Germinal dans la collection Livre de Poche et des missiles Meteor d'EADS que le roman naturaliste français et la militarisation de l'espace relèvent de la même thématique.

Cette mise en avant d'objets hétérogènes et le processus d'indifférenciation qui l'accompagne invitent d'une part à oublier les techniques qui sont associées à ces objets, d'autre part à penser en des termes aussi indifférenciés les usages, les pratiques sociales et intellectuelles en correspondance avec eux. Ainsi, le déterminisme technique peut déjà s'exprimer : ces « technologies », dans leur ensemble, transformeraient la société, et selon des régimes peu ou prou équivalents.



Ensuite, ces objets sont analysés au prisme de leur innovation. Cette notion n'a pas à être mise en question, elle est acquise. Cette fixation sur la modernité, qui s'érige en culte, magnifie le présent et nie l'histoire30. C'est ainsi que l'étude des usages a du mal à se départir de sa propre genèse : les catégories imaginées au milieu du XXe siècle aux États-Unis pour analyser les modalités de la diffusion de produits « nouveaux »31 sont toujours présentes. On raisonne encore en termes d'objets, on évalue leur modernité, on catégorise leurs acquéreurs (innovateurs, adopteurs tardifs, etc.). Comme prévu, cette grille d'analyse, qui vaut peut-être pour le marketing n'est pas adaptée à l'écriture : on a vu que les siècles nécessaires à la diffusion de l'innovation des moines irlandais ne se réduisent pas à la durée de vie d'un produit de supermarché32. La construction des légitimités sociales des savoirs et de leurs transmetteurs ne se résume pas au temps de transaction avec un vendeur lors de l'acquisition d'un « objet communicationnel ».

Avec ce régime « objet / innovation », les mesures d'audience et les études d'« usages émergents » appliquées à l'internet, au commerce électronique, au téléphone, etc33. sont préférées aux analyses mettant en évidence les transformations réelles ou potentielles de nos pratiques intellectuelles - et leurs effets sur l'informatique et l'internet  ; le couple « technique / histoire » et les constructions sociales associées finissent par être expulsés des raisonnements sur les usages, et les innovations « [s'imposent comme] le facteur structurant les logiques sociales » [24].

2.3.2  Conceptions de la technique

Quand les études sur les usages ne tombent pas dans le piège précédent, elles sont souvent biaisées par les préjugés relatifs à la technique et à ses objets.

Gilbert Simondon rappelle que les représentations qui relient ces derniers à l'humain alternent essntiellement entre deux pôles : le « statut de minorité » [25], dominé, de l'objet technique, objet d'usage, dont le savoir associé est intuitif, coutumier, voire magique. Et le « statut de majorité », dominant, qui renvoie à une connaissance réfléchie, rationnelle, scientifique, expressément intellectuelle. Par chacun, la technique s'« incorpore à la culture » [25], mais en sollicitant deux représentations sociales opposées : l'artisan et l'ingénieur, sans place pour une figure intermédiaire, qui ne nous rendrait « ni supérieur[s] ni inférieur[s] aux objets techniques » [25]. Il s'ensuit que nos conceptions de la relation entre la technique et l'humain sont le plus souvent incohérentes et déséquilibrées.

L'ordinateur témoigne d'un tel malaise. Publicitaires et vendeurs le présentent comme un objet du premier type : ludique, d'un apprentissage spontané, intuitif, adapté aux enfants. À l'inverse, de nombreuses personnes s'avouent dominées par la machine et affirment ne s'en servir que de façon artisanale34. D'autres encore, parfois confondues avec les précédentes, sont persuadées qu'au regard de la pensée, tous les objets ont un statut de minorité. Il n'y a là nulle place pour un regard équilibré sur les instruments qui nous servent à chercher, compter, écrire - et les méthodes qui leur sont associées. Pis, de nombreux « responsables informatique » d'institutions publiques ou privées, malgré leurs connaissances précises du fonctionnement et des fonctionnalités des machines et des réseaux, raisonnent aussi en termes de service uniforme, simple, grand public ; ce qui participe une fois de plus de la négation d'un quelconque aspect intellectuel des usages de l'informatique.

C'est ainsi qu'une conception servile de l'informatique est valorisée35.



Comme l'innovation, ce type de représentation proscrit le concept de technique intellectuelle : des objets voulus banals, qui renvoient à un usage artisanal - où le tour de main, le raccourci clavier, le clic-souris l'emportent sur l'apprentissage raisonné -, non réfléchi, et encore moins réflexif, ne sauraient avoir une quelconque correspondance avec une pensée ayant statut de majorité. Mais on reconnaît un point commun aux diffuseurs des deux rhétoriques : tous éludent le mode opératoire de l'informatique et de l'internet. Comme s'il était déconseilllé de se pencher sur le fonctionnement des ordinateurs et sur les modes de production des programmes. Pourtant, on pourrait tirer parti de la démarche de Gilbert Simondon ; ses descriptions des interactions historiques entre technique, culture et société, de l'évolution des objets techniques et de leurs usages sont convaincantes parce qu'il les explique au prisme d'une connaissance intime du fonctionnement, de la fabrication et de l'utilisation des objets et systèmes techniques36.

Entre ces deux écueils, les études sur les usages de l'informatique et de l'internet peinent à trouver leur voie. On sait que les discours des professionnels des médias ou de la politique37 sont empreints de ces doxa de l'innovation et de l'objet servile, et par suite du déterminisme technique. Mais, à de rares exceptions près, les scientifiques eux-mêmes, praticiens de l'intellect par excellence, y sacrifient, indépendamment de leur discipline. Le fait est suffisamment répandu (et suffisamment inconscient ?) pour que la vigilance soit de mise : si des chercheuses et chercheurs étudient les dispositifs d'écriture électronique38 et leurs relations avec les processus mentaux, la plupart des tenants de la sociologie des usages et des disciplines connexes escamotent le débat « objet / technique / écriture ».

2.4  Anthropologie

Il est aisé de critiquer ces politicien/ne/s et scientifiques qui s'adonnent sans recul au culte de l'innovation, et d'évaluer les responsabilités des uns et des autres dans les errances et les asservissements de la recherche contemporaine. Mais une telle attitude, certainement utile, est aussi insuffisante : car, mue par la recherche d'acteurs contemporains, elle induit une fixation sur le temps présent (ou récent), et participe de cette négation des dynamiques sociales et des processus historiques dont on vient de voir les méfaits.

2.4.1  Part du mythe

Or, on a vu que nos représentations sur la technique de l'intellect sont aussi dépendantes d'un cadre qui nous dépasse. On doit alors se demander si les laudateurs des « NTIC » ne sont pas, plus que de piètres idéologues, les héraults inconscients d'un fait anthropologique, d'une fascination collective en la science et la technique, qui seraient alors confondues. David Edgerton rappelle que le déterminisme technique, dont on aurait pu penser qu'il ne dépassait pas les cercles des politiques et des scientistes, est très répandu chez les historiens et sociologues des techniques [21]. Pour lui, le mythe de l'innovation est, depuis environ un siècle, constitutif de l'identité des nations occidentales. Lucien Sfez montre à quel point nous subissons le « fétichisme de la technique » [29].

Plutôt que de refuser cette dimension mythique de l'internet et des « NTIC », nous pouvons l'étudier39. La mesure de notre dépendance à un tel mythe s'effectue en tirant parti de l'écriture contemporaine et de sa réflexivité : la plupart des conceptions sur la technique en général, sur les « NTIC » en particulier, sont écrites, et il est aisé de les agréger, et de les analyser ; nos outils textuels et linguistiques sont aujourd'hui suffisamment sophistiqués pour repérer des lexiques, des trames argumentatives, des importations et des renvois en de volumineux corpus électroniques. Le but n'est pas seulement d'enquêter sur les discours d'autrui, mais aussi sur nos propres raisonnements : l'analyse des écrits des politicien/ne/s, des essayistes, et aussi de nos propres textes de scientifiques aidant à dévoiler les motifs et les articulations de nos univers culturels, et par là, le champ de nos rationalités et leurs frontières.

On peut alors mesurer concrètement comment le mythe s'institue en évidence. Par exemple, par le biais de la programmation de la science : le fonctionnement de celle-ci se donne à voir, avec l'exposition - et la circulation - des textes qui l'explicitent et qui le légitiment. Parmi les milliers d'appels d'offres, de programmes prospectifs, de recommandations, en France, en Europe, dans le monde, signalons Cordis, le « service communautaire d'information sur la recherche et le développement » et l'une de ses publications, Cordis Focus (imprimée et en ligne), éditée par le commissariat à la recherche de l'Union Européenne. Avec une telle enquête, on comprendrait certainement comment se combinent la construction d'une légitimité politique - en important et diffusant la vulgate de l'innovation - avec celle d'une légitimité scientifique - en finançant des recherches - assurément rigoureuses à leur façon - qui donnent un fondement rationnel au mythe. Là encore, le projet n'est pas de jeter l'anathème sur une revue donnée - de nombreuses autres sont tout aussi exemplaires -, mais de comprendre les interactions récurrentes entre mythe, idéologie et construction scientifique - car elles ne datent certainement pas d'hier -, en profitant de la réticulation des textes électroniques40.

Une telle analyse doit se compléter par l'étude précise de la façon dont les scientifiques eux-mêmes - acteurs essentiels de la production de représentations sur la science et la rationalité - participent à la réification d'un tel mythe. Le projet n'est pas que de montrer comment des universitaires font, par opportunisme ou par nécessité, commerce de l'innovation, et adaptent leurs compétences aux rêves et « visions » des financeurs de la recherche, mais d'insister sur le processus, qui, là encore, n'est pas nouveau. On peut prendre appui sur les nombreux articles en ligne relatifs aux « NTIC » (et à l'informatique) pour dévoiler l'économie du monde universitaire, dont on connaît le caractère symbolique [11] : comment les conflits de personnes, d'écoles, d'appareils, internes à une discipline donnée ou entre diverses disciplines, peuvent inviter certains de leurs représentant/e/s à intégrer - de façon consciente ou inconsciente - des mythes ou des croyances dans leurs argumentations scientifiques ou, à l'opposé, refuser de critiquer de telles attitudes, au motif que la grandeur de leur discipline les empêche de participer à un débat chargé d'idéologie. Et, par suite, comment les individus, les institutions d'enseignement et de recherche, les agences qui en ont la charge41, tous pris en des enjeux de légitimité, interfèrent et élaborent ou s'approprient des discours sur la sience et la culture.

Étrangement, les méthodes et les acteurs qui tendaient à éliminer les problématiques intellectuelles du champ des « NTIC » nous invitent à les réintroduire, au moins pour comprendre comment la science et la technique peuvent à la fois être guidées par les mythes qui s'en nourrissent et par la raison42.

2.4.2  Force de l'écriture

Après que l'on a cerné la part mythique de l'écriture contemporaine, on peut opérer sereinement un retour sur ses fonctions et appropriations.

On vient de voir que l'analyse de ses relations avec les appareils politiques et intellectuels n'était pas, loin s'en faut, insurmontable. L'étude des formes diverses de ses appropriations, rejets, détournements, mais aussi de ses écoles et de ses traditions ne l'est pas plus : de nombreuses pistes de travail s'offrent à nous, si nous évitons les écueils précités en nous tenant à cette problématique de l'écriture.

Pour détailler encore plus le plongement de l'informatique dans la technique de l'intellect, on peut étudier les faits, gestes et manières d'écrire des « expert/e/s » de l'informatique, celles et ceux qui font fonctionner machines et réseaux, qui maîtrisent plusieurs codages, supports, formats d'écriture, et les moyens de passer des uns aux autres. On saisirait alors comment des connaissances souvent complexes43 sont assimilées et diffusées, comment circulent des représentations - sociales, techniques, politiques - associées aux menaces sur l'outillage mental réticulé44, comment sont profilés des usages chez les utilisateurs des réseaux - y compris en leurs aspects normatifs. On pourrait élargir de telles études aux auteur/e/s de logiciels, à la fois pour comprendre leurs besoins d'outils d'écriture et les méthodes de travail, mais aussi pour percevoir les conceptions qu'ils se font des utilisateurs de leurs produits - et comment ces derniers les invitent à transformer leurs programmes.

Ce cadre d'analyse est en fait le seul à expliquer des tensions actuelles, comme les conflits entre partisans des systèmes d'exploitation Windows et Linux45. Car c'est sur le terrain de l'écriture et de ses usages intellectuels que les seconds se placent : degrés de transparence des formats de fichier, et par suite des programmes - libres ou non -, modes de structuration et de visualisation des écrits, modalités de l'action sur le texte, pérennité de l'archivage, etc. À terme, l'opposition semble se cristalliser entre des personnes qui ont conscience des effets de formatage - mental, culturel, voire social - de toute technique intellectuelle, et celles qui acceptent l'idée que les logiciels ne sont que des objets, qui parfois nous feraient gagner du temps et de l'argent46.

Nous pouvons aussi tirer de multiples enseignements des formes contemporaines de l'écriture et de ses objets : comment, par un « jeu d'écriture » quasi comptable [30], des informaticiens ont créé du territoire en émiettant les vieux empires britannique et français47, comment l'ICANN48 et ses satellites construisent le cyberespace à grands coups de listes qui confinent aux successions aléatoires de caractères (non accentués), et surtout, comment les archives textuelles - effet classique de la pesante réalité de l'écriture - nous donnent le goût de l'étude et de la compréhension de notre monde. Sur ce point, les pratiques des physiciens, qui combinent leurs instruments et ceux des sociologues [31] pour mesurer les réseaux sociaux, ou qui interprètent en termes d'usages les flux les plus enfouis de l'internet, sont instructives.

De telles enquêtes dévoilent nos propres pratiques, nos instruments intellectuels, notre manière de comprendre et de nous représenter le monde. Elles peuvent se généraliser en étudiant les difficultés cognitives de nombreuses personnes face à l'informatique et à l'internet, qui ressentent certainement plus qu'on ne veut l'entendre le caractère intellectuel, invasif, étranger, de cette technique, et qui, malgré leurs résistances, ont certainement compris qu'on ne consomme pas des dictionnaires comme de la lessive, ni un moteur de recherche comme un programme télévisé : les usages souvent misérables de l'internet sont moins étudiés49 et encore moins médiatisés que ceux qui peuvent témoigner, par exemple, de l'« émergence du développement du commerce électronique dans la grande distribution et la vente à distance » [33]. Nous pouvons enfin interroger nos propres désarrois ou satisfactions, et ceux de nos étudiant/e/s, face à l'instrumentation proprement intellectuelle que nous offrent nos institutions d'enseignement et de recherche, au prétexte de nous équiper en machines et câbles plus performants, et nous demander d'une part, pourquoi elle fonctionne moins bien qu'on ne le prétend, et d'autre part, pourquoi seul son caractère « technique », neutre et moderne, est mis en avant.

3  Conclusion

L'informatique, et l'internet, appartiennent à cette technique de l'intellect qu'est l'écriture : combinaison d'objets matériels, de symboles, d'instruments, de savoir-faire, de méthodes, et... d'humains, qui inventent, améliorent, détournent, transforment tous ces constituants, les insèrent dans leurs pratiques et leurs institutions.

Étape de plus dans sa longue histoire, l'écriture devient de plus en plus électronique. Nos modèles, nos écoles et nos manières de faire la science, nos cultures vont s'en trouver parfois bousculés, d'autres fois modifiés à la marge. Des objets et des méthodes que l'on croyait disparus vont réapparaître. Comme hier, ces transformations vont s'accompagner d'enjeux économiques et politiques d'envergure. Et comme hier, cela se produira dans les deux sens : les interactions entre les techniques de l'intellect et le social sont souvent complexes, lentes, et inattendues.

En revanche, les analyses de l'internet (et des « NTIC ») qui sollicitent la nouveauté ou les objets techniques aux dépens des pratiques intellectuelles et de leur histoire, sont avant tout idéologiques. Mais on peut aussi tirer parti de leurs multiples inscriptions pour analyser la dimension mythique de nos représentations sur l'écriture, et par là, sur la science et la technique. Et cela est aussi une vertu de l'écriture : nous aider à nous repérer dans le maquis des représentations plus ou moins rationnelles que nous construisons, individuellement et collectivement, pour appréhender le monde qui nous entoure.

Nous ne vivons aucune révolution, mais disposons simplement de quelques textes, instruments et méthodes supplémentaires, qui rappellent cette fonction originelle de l'écriture, et qui donnent envie de vivre sans limites l'aventure intellectuelle à laquelle elle nous a toujours conviés, dans laquelle nous nous sommes toujours engagés.


Références bibliographiques et électroniques

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[6]
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[7]
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Robert Bourgne, Jean-Pierre Azra, and Jean Dieudonné. Écrits et mémoires mathématiques d'Évariste Galois ; édition critique intégrale de ses manuscrits et publications. Gauthier-Villars, Paris, 1962.

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[14]
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[15]
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[16]
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[17]
Pierre Bourdieu. Science de la science et réflexivité. Raisons d'agir, Paris, 2001.

[18]
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[20]
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[22]
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[23]
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[24]
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[25]
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[26]
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[27]
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[28]
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[29]
Lucien Sfez. Technique et idéologie. Seuil, Paris, 2002.

[30]
Clarisse Herrenschmidt. L'internet et les réseaux. Le Débat, 110:101-112, mai-août 2000.

[31]
K. Wasserman and K. Faust. Social Network Analysis Methods and Applications. Cambridge University Press, 1994.

[32]
Éric Guichard. Does the `digital divide' exist ? In Paul van Seters, Bas de Gaay Fortman, and Arie de Ruijter, editors, Globalization and its new divides : malcontents, recipes, and reform. Dutch University Press, Amsterdam, 2003.

[33]
Christian Licoppe. Le développement du commerce électronique dans la grande distribution et la vente à distance. Élements empiriques sur un phénomène émergent, 2000. www-eco.enst-bretagne.fr/Archives/Workshop2000/Actes/format%20pdf/licoppe.pdf.

[34]
Marc Baratin and Christian Jacob, editors. Le pouvoir des bibliothèques. Albin Michel, Paris, 1996.

[35]
Encyclopædia Universalis, editor. Grand Atlas des Littératures. Encyclopæ dia Universalis France, Paris, 1990.

[36]
Éric Guichard, editor. Comprendre les usages de l'Internet. éditions Rue d'Ulm, Paris, 2001.


Notes

1Tels Anne-Marie Christin, Jack Goody, Clarisse Herrenschmidt, Christian Jacob, Jean-Louis Lebrave, Henri-Jean Martin, Armando Petrucci, Emmanuël Souchier..., pour n'en citer que quelques-un/e/s.

2Facilité à retrouver des références en avant du texte que l'on lit, et surtout en arrière. Cf.  [5].

3En fait attestée dès le Ve siècle avant notre ère. Cf. [8].

4Et ces textes romains étaient fréquents, destinés à des sociétés étonnamment alphabétisées, quand leurs successeurs circulaient dans un monde sans lecteurs [9] et sans bonnes conditions de lecture : durant le Moyen-Âge, les bibliothèques n'étaient au mieux que de simples entrepôts de livres, sans pupitres ni bancs ou chaises. L'essor des universités quelques siècles plus tard devra beaucoup à une architecture intérieure organisée autour de l'écriture et de la lecture.

5Il n'y a quasiment plus de censure, mais les filières, bourses et postes favorisent des axes de recherche au détriment d'autres : par exemple, en France, en 2003, un/e étudiant/e en informatique avait certainement 6 à 10 fois plus de chances d'obtenir une bourse de thèse qu'un/e autre, en sciences humaines.

6La « grandeur » d'un auteur est dépendante de l'existence du professeur d'université qui, en l'évoquant, contribue à cette légitimation ; de façon analogue, les chercheur/se/s qui ne jurent que par l'autonomie de la science sont souvent ceux qui intègrent le plus naïvement les normes de la bibliométrie, accroissant ainsi la dépendance de leur discipline à des pouvoirs extérieurs.

7Pour toutes ces références, cf. [3].

8 Cette manière de faire peut apparaître naïve, mais les moteurs de recherche qui définissent une distance entre pages web suivant le nombre de liens, de renvois entre les unes et les autres fonctionnent-ils autrement?

9Spécialiste d'un (seul) auteur, dont on ne dispose d'aucun texte, si ce n'est une copie du XIXe siècle, reprise annotée d'une copie du XVIe, elle même... jusqu'à la copie annotée et depuis longtemps disparue d'une copie qui a certainement transité par Alexandrie. Et bien sûr, spécialiste de toute la glose accumulée sur ces textes.

10Par liste, on entend une succession de groupes de signes, par exemple une suite de mots ou de nombres. Puis, par extension, des tableaux, de mots, de nombres ou des deux, etc. On arrivera sans difficulté à l'arbre paradigmatique des informaticiens, même si on continuera d'employer le plus souvent le terme générique, anthropologique, de liste.

11Bien sûr en étroite relation avec le support, comme le prouvent certains témoignages linguistiques de la puissance des « anciennes technologies » : le « rôle » de l'acteur (censé lire son texte sur un rouleau) ou l'« enrôlement » du sergent-recruteur, qui inscrivait en une longue liste les noms des pauvres hères qui tombaient entre ses griffes, en sont autant d'exemples.

12Ce dont ne doutent pas les spécialistes de ces objets particuliers, ni les personnes étrangères (non françaises), qui s'amusent de voir le pays des droits de l'Homme refuser d'en délivrer aux femmes au prétexte que la première catégorie est générique : si l'ONU décidait d'intégrer dans sa charte des droits humains celui pour une femme d'avorter, les Français ajouteraient à coup sûr cette proposition dans leur liste des droits de l'Homme...

13Les objets pouvant être des classes de lettrés, comme l'a prouvé Pierre Bourdieu. Type d'objet à rapprocher des instruments de Bruno Latour, dans lesquels il intègre des institutions comme l'INSEE [16].

14On remarquera que ce concept ne s'accorde pas totalement avec celui dont Pierre Bourdieu fait usage dans Science de la science et réflexivité [17].

15En sus, aucun argument ou paramètre extérieur à l'écriture n'apparaît suffisamment important pour en expliquer le fonctionnement.

16Une preuve récente de ces étroites correspondances - et de leur bonne compréhension au moins implicite - nous est donnée par les débats relatifs au confort de la lecture sur ordinateur. Quand le papier est préféré à l'écran, ce n'est pas tant la basse définition de ce dernier qu'il faut mettre en cause, que le retour à une mise en rouleau du texte qui défile dans nos fenêtres, et donc à une perte de l'instrumentation sophistiquée construite autour du livre et de ce « centre de calcul » [18] qu'est la bibliothèque : c'est Martial qui gémit ici.

17Entre la touche du clavier et son image à l'écran (tables keymaps), entre ce qu'on voit sur un écran et ce qui s'inscrit dans un processeur, un disque, etc. Ces codages intermédiaires pouvant se compter par centaines.

18Le fait que les informaticiens aient choisi une telle dénomination (bien sûr d'origine américaine) préfigure des tensions sur le front de la propriété intellectuelle comme sur ceux des droits d'auteur et d'éditeur ; de même quand ils protégèrent leurs programmes en les présentant comme des uvres littéraires pour combler les lacunes du droit français.

19Texte, image fixe - ce qui était, pour ce type d'objet, assez prévisible - ou animée, son : tout ce qu'on arrive à coder sous une forme numérique.

20Exemple : SmartTools, développé à l'INRIA.

21Ce qui n'enlève rien au fait qu'on puisse en avoir aussi une conception opposée : on pourrait affirmer que l'ordinateur est une machine à travailler la matière (matériaux ferro-magnétiques, ions, électrons,etc.). Cependant, le passage entre ces matérialités extrêmes (le dessin d'un caractère et son inscription entre quelques atomes de cobalt) se réalise toujours par l'intermédiaire d'un (très) grand nombre d'opérations écrites.

22Domain Name Server, tables de correspondance utiles à l'internet.

23Comme avec XML - Extended Mark-up Language.

24Si on prend comme point de départ les ordinateurs non analogiques et les photocomposeuses (1946) [19], sachant que, dans ce type de régime historique, la notion de « date initiale » est déjà une incohérence. Il y a là plus de continuités que de ruptures.

25Quand l'écrit se transforme, les conflits n'apparaissent pas entre les consommateurs (prétendus voleurs, comme dans l'affaire Napster) et les industriels de l'écrit (supposés protecteurs des lettres et des arts, et par suite des artistes), mais entre ces derniers seuls. Au XIXe siècle (et même avant), le piratage, les contrefaçons ont été avant tout le fait des nouveaux éditeurs qui voulaient bousculer les monopoles des anciens - et souvent y réussissaient [6]. Aujourd'hui, on repère des pratiques analogues : le groupe Murdoch et sa filiale NDS sont en procès pour avoir décrypté et mis gratuitement sur le net les films des éditeurs concurrents DirectTV, Echo Star et Canal +, réduisant par ce fait à néant la valeur des fonds cinématographiques de ces derniers ; la plupart de ces sociétés ont donc fait faillite, et ensuite, ont été rachetées par News Corp, du groupe Murdoch. M. Murdoch imposait alors à l'entreprise rachetée de promettre de ne jamais porter plainte contre ces actes de piratage et de « détruire les documents et les témoignages qu'elle détenait sur les pratiques [de son] groupe » (le Monde, 1er mai 2003).

26Qui n'hésitent pas à s'approprier des biens culturels publics pour y apposer leur copyright avant de les vendre, souvent dans un jeu d'import-export auquel est associé un éditeur local : Le bossu de Notre-Dame, ouvrage pour enfants tiré de Notre-Dame de Paris, ne contient aucune référence à son auteur Victor Hugo. Le copyright est explicitement américain : « Disney, 1996 ». Et l'auteur semble être Walt Disney, puisque c'est ce nom qui apparaît en première de couverture, au-dessus du titre. Mais une entreprise bien française s'associe à ce détournement : l'éditeur s'intitule « Disney/Hachette édition ».

27Voire décevant pour les personnes ayant une grande maîtrise de l'outillage mental associé au livre, alors qu'un tel instrument lexicométrique satisfait pleinement celles qui ont intégré l'ordinateur et ses écrans dans leur technologie de l'intellect. D'où des incompréhensions, voire des conflits entre prétendus anciens et prétendus modernes, qui, en France, recouvrent assez bien les lignes de fracture entre sciences « humaines » et sciences « exactes ».

28Tout comme les autres objets, méthodes et savoir-faire de l'écriture contemporaine, ces moteurs n'existeraient pas sans électricité, tankers, câbles sous-marins, satellites, écrans, etc.

29Par exemple, l'introduction du format pdf, qui renvoie à une instrumentation intellectuelle séculaire (le codex) et à des craintes de la contrefaçon héritées du XIXe siècle.

30Phénomène général, dès que l'on accorde à l'innovation un statut de méthode : l'« orientation vers l'innovation de la plupart des études portant sur les techniques interdit leur insertion dans l'histoire générale » [21].

31Semences de maïs au sein des agriculteurs, médicaments auprès de médecins, etc. Cf. [22].

32Et après 40 ans, les premiers choix de codage des signes (ASCII 7 bits) font encore sentir leurs cruels effets.

33Voir, parmi de très nombreux exemples, [23].

34Dans les professions intellectuelles, c'est souvent l'ancienne « machine à écrire », qui sert alors de métaphore d'usage.

35On remarque là qu'une sociologie fine des usages pourrait rééquilibrer ces représentations, car elle mettrait en évidence une diversité d'acteurs, trop aisément fondus dans l'image d'un grand public qui n'existe peut-être que dans l'esprit des publicitaires.

36Cf. les descriptions de l'herminette, du moteur à explosion, de la diode, etc. chez cet auteur.

37Voir par exemple [26], [27], [28].

38En France : Dominique Boullier, Agnès Camus-Vigué, Yves Jeanneret, Joëlle le Marec, Philippe Rygiel, etc.

39Outre le fait que la relation non formulée entre les « NTIC » et une utopie de pratiques intellectuelles en émergera certainement (cf. les discours sur les « savoirs »), cela permettra de questionner la pertinence de la distance que nous construisons entre nos mondes prétendus rationnels parce que techniques, et les cultures dites « primitives » : il n'y a pas de raison que nous, champions de l'ordinateur et de l'internet, soyons moins pétris de croyances et de contradictions que les représentant/e/s de l'altérité que nous courons ethnographier en d'exotiques contrées.

40Pour donner des pistes d'enquête : la section en langue française du site consacré à la recherche européenne http://www.cordis.lu/fr/home.html est accompagnée d'un moteur de recherche. D'après ce dernier, le mot « innovation » apparaît 37 842 fois dans cette section (et 2 967 fois au pluriel), soit largement plus qu'« Europe » (31 629 occurrences) ou « recherche » (21 645 occ.). Cette brève enquête donne à penser que l'adhésion au mythe l'emporte sur l'expression idéologique : « commerce » et « industrie » n'apparaissent que 8 160 et 2 721 fois ; « entreprise(s) », 7 210 fois, soit un peu moins que « université(s) » (8 191 occ.). L'« internet » (8 661 occ.) apparaît bien plus porteur que la vieille « informatique » (1 400 occ.). Si les « technologies », avec leurs 8 818 occurrences au singulier et 46 328 au pluriel, semblent dépasser la ou les « innovation(s) », on remarquera d'une part que le « nouveau » (avec ses variantes au féminin et aux pluriels) et ses 14 939 occurrences, relance la compétition entre ces deux thèmes : on obtient un total de 54 748 occurrences pour les formes graphiques liées à la nouveauté, contre 54 146 pour celles liées à la technologie ; et d'autre part, que de tels textes induisent une complète distorsion des usages de la langue française : le seul mot à dépasser de telles fréquences est « de », avec 110 659 occurrences, quand les articles « la » et « le », qui souvent, appartiennent eux-aussi au peloton de tête des mots les plus fréquents, même en cas de lemmatisation, marquent ici le pas : respectivement 47 821 et 27 481 occurrences. Ces statistiques, en date du 8 mars 2004, pourraient être aisément affinées et élargies à des structures textuelles plus complexes, en aspirant le site et en usant au mieux des outils linguistiques et lexicométriques précités.

41Internes ou externes à la recherche : structures politiques, administratives, industrielles, etc.

42Ce passage par l'économie symbolique s'accompagne d'un retour à l'économie « réelle » : il serait d'autant plus intéressant de connaître le coût industriel et social de cette inféodation aux mythes qui structurent les représentations de la science et de ses applications qu'on sait depuis longtemps que la course à l'innovation ne rapporte rien : il n'y a pas de « corrélation claire entre innovation nationale et taux nationaux de croissance. En réalité, si corrélation il y a, elle est le plus souvent négative » [21]. Certains économistes le savent bien, pour qui le débat sur la part de l'informatique et des... « NTIC » dans la croissance reste ouvert.

43Érudition en matière de logiciels et protocoles, rédaction de documentations, conception de programmes et d'outils ad hoc, etc.

44Appropriations privées de formats publics, repérage de centres « spammeurs », modalités de mises à l'index sociales plus ou moins automatisées (centres réellement ou prétendument émetteurs de pourriel...), etc.

45Ici, le paradigme de l'innovation est clairement inefficace : si les systèmes d'exploitation du premier groupe sont les plus innovants, on s'étonne de voir tant d'informaticiens professionnels résister à leur adoption. Si ce sont ceux du second, on ne comprend pas que la masse critique d'une « première majorité » ne soit pas encore constituée, depuis 30 ans qu'existe Unix.

46On pourrait aussi vérifier si les discours revendiquant une indépendance économique et intellectuelle de l'Europe face aux États-Unis n'entrent pas en contradiction avec la pratique quand tous les moyens d'écrire sont achetés aux États-Unis. Ce pays est à ce jour le seul à produire des formats d'écriture payants - surtout produits par les sociétés Microsoft et Adobe. Mais notons d'emblée, pour éviter toute simplification hâtive, qu'une telle étude devrait aussi tenir compte d'un fait étrange : la production et la lecture de fichiers aux formats payants les plus courants restent encore gratuites pour les informaticiens - ou pour celles et ceux qui exigent la gratuité.

47Cf. la création de noms de domaines de plus haut niveau pour la Réunion, la Guadeloupe, la Polynésie française, la Nouvelle Calédonie, etc.

48Internet Corporation for Assigned Names and Numbers. http://www.icann.org

49Pour des enquêtes et des analyses sur ce thème, cf. [12,32].


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  1. mentionner la source imprimée
    Éric Guichard, L'internet, une technique intellectuelle, in Mesures de l'internet, dir. É. Guichard, éditions Les Canadiens en Europe, Paris, 2004, pages 19-49.
  2. mentionner le nom des éditeurs électroniques
    Les Canadiens en Europe et l'Atelier Internet de l'ENS.
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