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Les lignes qui suivent constituent le programme de son intervention, qui diffère un peu de la conférence. Mais, comme d'habitude, celle-ci a été enregistrée et sera prochainement disponible. Vous pourrez alors profiter de quelques compléments d'information sur un sujet si passionnant.
Voici donc le plan de la conférence:
Réseau, pièce maîtresse constitutive des macro-objets techniques.
Surtout, expression achevée du caractère non isolé de l'objet technique, puisqu'ici tout ne peut être appréhendé que dans un ensemble.
Un réseau se définit comme un système de transport déployé à travers l'espace selon des itinéraires arborescents: il peut servir à un transport matériel aussi bien qu'immatériel.
D'où trois domaines d'application développés:
- le transport de marchandises ou de personnes;
- le transport d'énergie;
- le transport d'information, qui est ce dont vous vous occupez.
Les deux premières formes de réseaux sont les plus anciennes, et existent depuis l'Antiquité:
- réseau routier pour le transport des marchandises et des personnes, lié à l'invention de la roue (toutes les civilisations, ex. celles de l'Amérique précolombienne, ne l'ont pas connue historiquement): songez aux voies romaines; réseau de canaux, notamment illustré très tôt pour les transports intérieurs de l'Empire chinois.
- réseau de transport d'énergie, également apparu très tôt, si l'on considère que l'aménagement des rivières pour obtenir de la force hydraulique (utilisée exclusivement sous forme mécanique directe jusqu'à la fin du XIXe siècle) constitue le plus ancien réseau technique en quelque sorte surimposé à un réseau naturel, le réseau hydrographique des cours d'eau, des plus modestes ruisseaux jusqu'aux fleuves. Vous noterez que, comme dans le cas du réseau routier, l'existence de ce réseau est liée au schème conceptuel de la roue, et ici à son entraînement par un cours d'eau. Aménagé en réseau hydraulique, le réseau hydrographique devient une forme de transmission d'énergie, à partir du moment où une série de barrages définissent un étagement dans la distribution de l'énergie potentielle de pesanteur associée à l'écoulement de l'eau courante depuis sa source jusqu'à sa confluence.
L'apparition d'un réseau - technique - de transport d'information est, en revanche, contemporaine de l'avènement de l'ère industrielle, marquée par une accélération de la circulation des biens et des personnes, dont le chemin de fer aura été, pour les contemporains, la plus spectaculaire expression, mais n'oublions pas que la mécanisation, à l'origine de cette accélération des transports, a en fait trouvé ses premières applications pratiques sur l'eau - avec les essais de bateau à vapeur dès les dernières décennies du XVIIIe siècle - avant même de les trouver sur terre, sur rail - je laisse de côté ici le fardier de Cugnot!
Le processus de l'industrialisation comporte, parmi ses éléments constitutifs, une généralisation de la mécanisation à toutes les sphères, d'abord de la production, puis de l'activité humaine, y compris dans l'ordre de la production symbolique et artistique (c'est le sens fondamental de la photographie). La mécanisation, en elle-même, n'est pas la nouveauté de l'ère industrielle: les antécédents en étaient déjà solidement posés avec notamment l'utilisation systématique de l'énergie hydraulique depuis le Moyen-Age. Ce qui s'est emballé, depuis deux siècles, c'est la tendance de la mécanisation à une extension indéfinie de ses domaines d'application.
Rappelons que, du point de vue physique, l'énergie est le contraire de l'information, selon les vues pionnières qui avaient été notamment développées par un de nos anciens archicubes physiciens souvent trop négligé, Léon BRILLOUIN. L'énergie est du domaine de l'entropie, du dégradable; l'information de celui de la négentropie, de ce qui se conserve en se déplaçant.
Ceci étant posé, il faut considérer que l'une des caractéristiques de l'ère industrielle, dès ses débuts, aura d'avoir été marquée par le développement des réseaux. Je me permets d'insister sur ce point, dans la mesure où les visions classiques de l'histoire des techniques avaient tendance à faire du développement des réseaux un processus du XXe siècle, qui aurait été fodamentalement lié à ce que l'on appelait naguère la «seconde révolution industrielle», - nous reviendrons tout à l'heure sur la critique de cette métaphore -, et que l'on se contente désormais d'appeler seconde étape de l'industrialisation, ou seconde industrialisation tout court, un complexe technique sur la base duquel nous continuons de vivre pour l'essentiel, et où, à mon sens, le seul véritable élément neuf concerne précisément l'avènement de l'informatique, bien plus que des techniques comme le nucléaire comme on le croyait il y a une trentaine d'années encore...
J'ai dit que les réseaux d'information étaient apparus dès les débuts de l'ère industrielle: le premier système de télécommunications mécaniques, comportant un codage des données et doté d'une très grande rapidité de transmission, n'est-il pas, en effet, le télégraphe Chappe apparu en 1795? Sans doute, cet instrument a-t-il été mis au point pour des besoins de nature politique, et non pas économique: mais il est précisément très important qu'il ait été la manifestation de la science mise au service du pouvoir qui est aussi une composante - en même temps que l'un des grands éléments d'interrogation - de l'ère industrielle. L'invention du télégraphe Chappe, à l'aube du XIXe siècle, est à mes yeux aussi importante que celle de la machine à vapeur de Watt.
Mais allons plus loin: le système technique qui résume à lui seul toute l'étape de la première industrialisation, le chemin de fer, et qui est lui-même un réseau - n'a pu prendre son véritable essor que lorsqu'il a été couplé avec la mise au point d'un réseau d'information, le second en date des réseaux de télécommunications, le télégraphe électrique. C'est pour permettre la gestion, en sécurité, des convois, que la première ligne de télégraphe électrique est apparue, en 1837, en Angleterre, le long de la ligne de chemin de fer de la gare londonienne de Euston à Paddington. Et la première ligne de télégraphe électrique installée ensuite en France, fut posée le long de la ligne du chemin de fer Paris-Rouen en 1845, ligne, remarquons-le, très largement construite avec le concours de capitaux, de techniciens et même de milliers d'ouvriers anglais. C'est, à mon sens, un des grands apports de Fr. CARON, parmi les historiens français, d'avoir montré cette solidarité entre deux grands types archétypaux de réseaux modernes: un réseau de transport, le chemin de fer, et un réseau de télécommunications, le télégraphe électrique. Ajoutons que les exigences de la sécurité des convois ont conduit à la mise au point, dès 1870, d'une autre application de l'électricité comme vecteur d'information, le block-system, c'est-à-dire les feux clignotants et colorés de voie. Et lorsqu'est apparue la possibilité d'électrifier la traction ferroviaire - possibilité illustrée dès 1881 par le tramway électrique de Werner Siemens présenté à Paris - on s'est acheminé vers la réunion autour d'une même structure technique des trois types fondamentaux de réseaux que nous avons disitngués pour commencer: de transport, d'information et d'énergie.
L'électricité s'est, de fait, plus généralement introduite, immiscée dans notre civilisation technique comme vecteur d'information, bien avant de s'y introduire comme vecteur d'énergie, comme cet équivalent universel, dans l'ordre de l'énergie, qu'est la monnaie dans l'ordre des échanges économiques, et c'est ce qui a fait que l'électricité s'est imposée comme le plus important réseau structurant notre environnement au XXe siècle. Avec cette réserve, que je tiens à préciser dès maintenant, en anticipant sur ce que je dirai tout à l'heure, à savoir que les conquêtes de l'électricité auront été en fait extrêmement progressives, et n'auront en rien présenté, pendant longtemps, le rythme d'enfer d'une révolution... Toute cette évolution historique de l'électricité est bien évidemment liée à la distinction entre courants faibles et courants forts, et au fait que les courants faibles, que l'on a pu obtenir dès l'invention de la pile de Volta en 1800, ont été maîtrisés en premier, alors que la maîtrise des courants forts, qui a permis le passage à l'utilisation de l'électricité sur une échelle industrielle, a attendu les années 1870-1880, entre l'invention de la dynamo de Gramme en 1869 et la cristallisation d'inventions associées à ce nouveau développement technologique représentée par l'Exposition internationale d'électricité tenue à Paris en 1881, qui peut être considérée aujourd'hui comme le point de départ, à la fois effectif et symbolique, de l'entrée dans l'ère électrique.
L'électricité est donc très tôt apparue, non pas aux marges de notre civilisation technique moderne, pour des applications qui ne seraient guère allées plus loin que la physique amusante du XVIIIe siècle, mais au contraire sur des points nodaux de régulation du système technique. Aussi bien sans elle, avec l'instantanéité qu'elle apportait, l'essor du chemin de fer en aurait été trsè certainement freiné. Il n'est pas nécessaire non plus d'insister, ce que les plus lucides des observateurs contemporains, à commencer par Marx, avaient compris, à savoir que l'ouverture au public du réseau télégraphique électrique - effective en France dès 1851, contrairement au télégraphe Chappe qui avait été réservé à l'usage exclusif du gouvernement -, fut le facteur technique le plus décisif pour la formation d'un marché capitaliste mondial, cette donnée si essentielle de l'évolution économique contemporaine, en permettant, à terme, dès 1870, l'unification de la formation des prix des matières premières et des cours des monnaies et des valeurs mobilières à l'échelle de la planète. Ce dernier point pour dire à quel point le rôle des télécommunications n'a pas attendu le XXe siècle pour devenir essentiel dans l'évolution non seulement économique, mais aussi générale, en ne tardant pas à imprimer jusqu'à la vie internationale un nouveau rythme, comme l'a illustré la fameuse affaire de la «dépêche d'Ems» aux origines de la guerre franco-prussienne de 1870-1871.
Toujours pour situer les choses historiquement, en dehors même de l'électricité, et avant la possibilité d'utiliser celle-ci en courants forts comme vecteur universel d'énergie, étaient apparus, il importe de le préciser, des systèmes pré-électriques de transport de force qui étaient l'exacte préfiguration de la notion de réseau de transport d'énergie:
- réseaux mécaniques avec les câbles dits télédynamiques de Hirn, mis au point dès 1853, qui permettaient de transmettre des centaines et des milliers de chevaux de puissance à des centaines de mètres et même des kilomètres d'un moteur primaire fonctionnant déjà comme station centrale;
- réseaux par fluides comprimés liquides ou gazeux, parvenus à un stade opérationnel avant les réseaux électriques de transport de force: réseau de distribution de force motrice par l'eau sous pression mis en service à Genève en 1886, qui permettait en particulier la mécanisation de centaines d'ateliers d'horlogers; réseau, alors le plus étendu du monde, de distribution de force motrice par l'air comprimé mis en place à Paris de 1884 à 1889, après une première expérience à grande échelle concluante à Vienne en Autriche, et qui comportait 80 km de canalisations principales à travers la capitale, réseau à l'origine de celui de l'actuelle SUDAC, et dont témoigne le beau bâtiment, aujourd'hui classé MH, de l'usine du Quai de Bercy, à proximité de la BNF.
On notera que ces réseaux pré-électriques de transport de force pouvaient fonctionner aussi, pour de faibles puissances, en réseaux d'information et de télécommunications:
- réseau postal pneumatique mis en place à Paris en 1870, à l'exemple du réseau londonien, et qui a été supprimé à Paris seulement vers 1980, et qui avait à l'origine visé à pallier la difficulté, du point de vue de l'enchevêtrement des lignes, d'établir un réseau télégraphique entre les bureaux de poste parisiens;
- fonction la plus importante du réseau de distribution d'air comprimé à Paris en 1890: la distribution de l'heure, ce qui relève bien de la sphère de l'information, au moyen de milliers d'horloges pneumatiques.
Nous voyons donc bien toute l'effervescence technique déployée tout au long du XIXe siècle autour du développement des réseaux, même si le terme était encore peu employé dans le grand public.
J'insisterai encore sur le fait que l'essor des réseaux, en dehors de ceux de transport, est lié à celui de la civilisation urbaine, qui est une dimension et un cadre essentiel de la civilisation industrielle. La ville moderne est par excellence un tissu de réseaux: de transport, d'hygiène et d'assainissement aussi bien que d'énergie et d'information. La ville avait d'ancienneté, et notamment la ville antique, comporté des équipements techniques collectifs, mais en dehors des adduction d'eau et des aqueducs, ceux-ci se présentaient comme des éléments isolés, alors que les réseaux sont devenus le cadre structurant fondamental de la ville moderne.
- Discours sur la révolution technique et - implicitement - sur ses conséquences sociales, apparu dès l'aube de l'ère industrielle. On le voit poindre en France dès les années 1790, où l'on croyait pouvoir déjà faire couramment le rapprochement entre le bouleversement politique que connaissait alors la France et celui, d'ordre technique et économique, dont la Grande-Bretagne aurait été alors le théâtre, avec l'essor de la machine à vapeur de Watt. L'idée d'une révolution industrielle était déjà présente, latente, même si l'association entre révolution et industrie ne fut faite dans le vocabulaire que dans les années 1830, favorisée par l'influence du saint-simonisme. Il serait facile de montrer tout ce qu'avait d'idéologique cette expression, qui ne peut qu'être qu'une métaphore. La comparaison avait été suggérée par les événéments politiques en France, à la suite de 1789, et il y eut dès ce moment des esprits pour associer le nouvel ordre politique à un bouleversement technique, et même en appeler la jonction, ainsi sur le thème de la vapeur qui affranchirait de la sujétion à l'énergie hydraulique associée à l'ordre féodal honni. Le temps des événements politiques n'est pas celui de l'évolution économique, qui ne fait pas de sauts.
Vision des révolutions techniques - avec naguère, au début des années 1970, la conviction que nous étions alors à l'aube d'une 3e révolution industrielle -, liée à une vision d'irréversibilité de l'évolution technique - autour de la notion de progrès - et de la substitution linéaire de nouvelles techniques réputées plus avancées aux anciennes. Or ce qui s'est passé depuis une trentaine d'années est venu infirmer ces visions schématiques d'une évolution attendue:
- 1/ nous continuons de fonctionner, pour l'essentiel, sur les schémas conceptuels techniques issus de la fin du XIXe siècle, ainsi qu'en témoignent des domaines essentiels tels que l'automobile voir l'électrotechnique;
- 2/ la révolution annoncée, et pour certains attendue, n'est pas venue. Pour la première fois, les processus de non-irréversibilité, de non-substitution, sont apparus au grand jour: la non-généralisation du nucléaire, acquise bien avant TMI en 1979 et Tchernobyl en 1986, et qui laisse la France dans une situation solitaire. Egalement, durant la même période, manifestation du phénomène du retour des techniques dites en déclin: renouveau du chemin de fer avec les TGV pour les liaisons interurbaines, et renaissance pure et simple d'une technique disparue, le tramway, pour les liaisons intraurbaines.
D'où essor de la critique de la notion de moderne (Qu'est-ce qui est moderne? Ce qui répond à la logique propre des techniciens, ou simplement ce qui apporte la réponse la plus appropriée aux besoins collectifs?), et des discours sur le futurisme et la futurologie, en contraste avec les discours des années 1950 et 1960.
- 3/ au milieu de ce paysage, l'informatique serait l'un des seuls domaines où l'on puisse retrouver des caractéristiques analogues à celle de l'explosion inventive de la fin du XIXe siècle, voire celle de la fin du XVIIIe siècle, à cette différence que l'explosion inventive d'il y a un siècle concernait tous les domaines. Rapidité du progrès technique, concurrence exacerbée des procédés. Mais il faut éviter de tomber dans les comparaisons telles que celles avancées aux Etats-Unis sur ce qui se passerait si les autres aspects de la technique progressaient à un rythme aussi infernal que celui de la micro-informatique.
La révolution informatique partage avec celle de l'électricité de la fin du XIXe siècle que l'informatique est, pour une large part, encore actuellement une technique de régulation, d'accompagnement, un peu comme l'avait été, mais de manière assurément beaucoup plus localisée, l'électricité avant 1870, car l'informatisation est appliquée à des domaines dans lesquels les aspects internes demeurent largement ceux hérités de la seconde industrialisation. - Relation entre les discours sur les révolutions techniques et ceux sur l'innovation. Evoquer la notion schumpétérienne de «destruction créatrice», avancée pour opposer l'idée que les nouvelles techniques détruisent des emplois, mais en créeraient de nouveaux, qui compenseraient la perte des précédents et au-delà. Récurrence des discours sur le chômage engendré par le machinisme depuis la fin du XVIIIe siècle. Reparaissent en période de phase accélérée du changement technique, ces phases ayant paru longtemps correspondu à ce qui était vécu, par ailleurs, sur le plan économique et social, comme des périodes de crise, comme les années 1870-1890 en France; mais les années 1930 ont présenté des caractéristiques et des tendances similaires. Mais les «processus de destruction créatrice» n'ont pas fonctionné, historiquement, selon un mode linéaire: ex. le problème du tissage manuel un temps développé par l'essor de la filature mécanisée, durant la première moitié du XIXe siècle, et qui illustre les conséquences ambivalentes des déséquilibres dans le progrès technique le long d'un même cycle productif.
Que conclure de la critique de la substitution linéaire?
A mon sens, c'est l'aspect destructeur de la substitution qui fait problème: d'où son rôle massif dans la montée du chômage. Cf. les années 1860, qui furent par excellence celles de la substitution des combustibles dans le secteur de la sidérurgie lourde, avec la crise des régions de sidérurgie forestière. D'où, de même, apparition de zones de chômage en France, au sein même de la prospérité des Trente Glorieuses, provoquée par le remplacement massif du charbon par les hydrocarbures.
Les choses n'iraient-elles pas mieux si, au lieu de vouloir à tout prix une substitution, l'on ne cherchait pas à faire jouer la complémentarité à long terme?
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