Étude «Internet et les chercheurs»
Incidence des réseaux sur les modalités de la recherche
Introduction
Éric Guichard, ENS
juillet 1998
Sommaire
Quand nous avons entamé cette recherche, les protocoles associés à ce que l'on appelait déjà «Internet» étaient utilisés par quelques milliers de personnes en France, dont la majorité était constituée d'universitaires. Aujourd'hui, d'aucuns estiment le nombre de Français potentiellement connectés à Internet à un demi-million, et de nombreuses composantes de la société sont représentées sur les réseaux, dans notre pays comme aux États-Unis. Enfin, il semble qu'en termes de dynamique des réseaux, l'information scientifique soit détrônée par la publicité et le commerce. De tels bouleversements, certes prévisibles, incitent à se poser quelques questions sur l'actualité d'une telle étude.
Mais qui utilise les réseaux?
Quelle définition d'Internet?
Pour nous, Internet est un bouquet de protocoles, aujourd'hui fédérés en un seul (http), qui permettent l'échange d'informations entre individus (via le mél ou courriel), la publication d'informations (pratiques éditoriales), et enfin la recherche -et si possible l'obtention- d'informations. Notons d'une part, que ces descriptions ne sont pas exclusives (cf. les listserv), d'autre part, que ces trois options se décrivent particulièrement bien en termes de paradigmes de l'activité intellectuelle: elles ont été inventées dans ce but. Pour cette raison, Internet fera couler beaucoup d'encre et d'octets.
II. 1. Un intérêt très modéré
Internet n'est pas plébiscité à l'ENS. Une enquête menée par Éric Guichard montre qu'à la fin 1996, trois élèves sur quatre rédigeaient en moyenne moins d'un message par jour. Aujourd'hui, ces pratiques sont en légère progression, mais les normaliens témoignent un intérêt tout aussi modéré pour la publication Web, malgré l'incitation forte d'élèves militants: environ 300 possesseurs de comptes ont rédigé des pages Web en juillet 1998; parmi ces «auteurs», nous avons repéré une centaine d'anciens élèves qui ont réussi à garder leur compte, quand le total des élèves et pensionnaires invités «légitimes» est de 1200 personnes. Ainsi, entre le sixième et le quart des élèves ont une pratique électronique régulière (que ce soit pour le courrier, l'édition de pages Web, ou la consultation...). L'enquête précitée a montré que ni le sexe ni la discipline d'appartenance n'expliquent une variation de ces usages, à condition d'admettre que les étudiants en informatique aient une place à part.
Côté institutionnel, l'intérêt pour les serveurs Web est récent: le serveur du département de physique, fondé il y a 4 ans, a été modernisé depuis que Claude Cohen-Tannoudji a obtenu le prix Nobel de physique à l'automne dernier et les départements de philosophie, d'histoire et de lettres ont leur page Web depuis avril 1998. Mais les informations sont encore fréquemment de type «littérature grise» et peu structurées.
Et pourtant, la situation à l'ENS reste exceptionnelle, comparée à celle, désastreuse, que décrit Daniel Béguin au sujet des universités littéraires; à la Sorbonne, on trouve dans la même salle des répartiteurs (hubs), des ordinateurs, et des fils épars qui, un jour peut-être, relieront les uns aux autres. Aussi propose-t-il un plan détaillé d'informatisation des universités littéraires, bibliothèques comprises, sans oublier l'indispensable formation.
Christine Ducourtieux évoque son expérience de documentaliste à l'ENS. Un peu désabusée, elle rappelle les défauts de l'information électronique afin de justifier le peu d'intérêt des enseignants et des élèves pour les ressources électroniques.
Ces deux descriptions, propres aux littéraires, ne doivent pas nous faire croire qu'Internet est réservé aux scientifiques et que, par manque de culture technique, les premiers sont dépossédés de cet objet: rappelons que les très faibles et faibles usagers du courriel (émetteurs de 1 à 4 messages en 2 semaines, ou de 5 à 15) se retrouvent dans mêmes proportions chez les littéraires comme chez les mathématiciens! La quasi totalité des revues mathématiques publient leurs sommaires et les résumés de leurs articles gratuitement. Si l'accès aux textes intégraux des publications est coûteux (toujours plus élevé que l'abonnement traditionnel), le département de mathématiques et d'informatique, comme bien d'autres en France, a fait le choix de tels abonnements électroniques étendus au site entier de l'École (ex: Springer Verlag). Ce qui n'empêche pas certains mathématiciens d'effectuer encore leurs recherches bibliographiques de façon traditionnelle.
On peut donc penser qu'Internet n'est pas socialisé à l'ENS. On retrouve la même configuration qu'il y a deux ans, avec un quart d'usagers réguliers, une poignée d'enthousiastes. Les informaticiens sont bien sûr très présents dans le dernier groupe, mais sans exagération (30%). Avec le temps, ces passionnés de tous horizons ont eu la possibilité de «nourrir» les réseaux, en construisant des serveurs Web.
II. 2. Quelques raisons à cette situation
Nous restons là dans une logique de constat, sans chercher à évaluer les avantages ou les inconvénients des réseaux; nous précisons aussi qu'à nos yeux, il n'existe pas de lien entre dynamisme intellectuel et pratique d'Internet.
- Une motivation minimale est indispensable pour utiliser le courrier électronique, qui reste le protocole le plus socialisé: c'est souvent à l'occasion d'un séjour à l'étranger que les élèves et professeurs découvrent les avantages du courriel; de façon analogue, les pensionnaires étrangers invités à l'ENS pour un an sont uniformément plus rompus aux pratiques électroniques que les élèves.
- Ensuite, les réseaux n'offrent pas d'intérêt s'ils ne proposent pas des contenus pertinents. Il est par exemple encore impossible d'écrire en grec sur le Web sans transcodage complexe; et ce n'est que depuis un à deux ans que l'on trouve, en sciences humaines (en France comme à l'étranger), des serveurs universitaires qui peuvent satisfaire les chercheurs (bibliographie, archives, fonds documentaires, sommaires de revues, articles, pointeurs, etc.). Cette réalité aide à comprendre le fonctionnement des «innovateurs». A l'ENS comme ailleurs, ce sont des personnes dynamiques, frustrées par le contenu des réseaux, qui se sont senties obligées de créer des serveurs de qualité dans leur domaine d'expertise afin de compenser les lacunes qu'elles avaient décelées. Philippe Rygiel, cofondateur du site d'histoire sociale de l'ENS, en est un exemple. Il nous fait profiter de son expérience d'éditeur et de consommateur en proposant une description des types de serveurs qu'il a rencontrés dans sa discipline.
- L'absence d'incitation. A part l'auteur de ces lignes, qui s'avoue partisan des revues savantes électroniques, nous ne connaissons, en sciences humaines, qu'un professeur -Gérard Noiriel- qui incite ses thésards à publier des articles sur le Web et qui considère que de telles publications mériteront d'être inscrites sur un CV. Les géographes, dont les articles sont souvent accompagnés de cartes couleurs (mal reproduites par les imprimeurs), apprécient aussi le support html. Mais la grande majorité des enseignants littéraires de l'ENS n'utilisent ni le Web ni le courrier électronique pour diffuser les informations relatives à leurs cours et séminaires. La feuille punaisée sur un mur et l'enveloppe timbrée restent les reines de la communication. N'oublions pas que les contraintes des élèves ne les obligent en rien à acquérir une culture informatique qui dépasse celle de l'éditeur ou du traitement de texte. Encore cela vaut-il pour les maîtrises et DEA. Pour le concours de l'agrégation, l'ordinateur est proscrit: seul le stylo est toléré.
- Or, cette culture informatique est cruciale, même pour «naviguer» d'ancre en ancre sur les réseaux. Il ne sert à rien de croire les réclames qui assurent qu'en un simple clic, on installe son navigateur, son driver de modem, et les paramètres permettant la connexion au fournisseur d'accès. Avant d'être une superbe bibliothèque à faire rêver le consommateur, avant d'être la porte d'un monde prétendument virtuel, Internet est un ensemble de protocoles informatiques; à ce titre, la maîtrise des réseaux nécessite un long apprentissage. Il faut maîtriser un système d'exploitation souvent instable, qu'il faut changer tous les ans -voire réinstaller tous les mois, pour les malheureux qui disposent de Windows-, connaître une kyrielle de logiciels, d'utilitaires et autant de formats de fichiers, rarement compatibles, vite obsolètes; ces conditions une fois remplies, reste à découvrir les sources d'information et les réseaux pertinents, les unes et les autres étant aussi instables.
C'est donc une illusion de croire que l'on peut maîtriser les réseaux spontanément, sans formation. Or cette dernière est rare et son absence est parfois compensée par un renouvellement des relations sociales (l'indispensable «copain» mécano des années soixante est remplacé par le «copain» informaticien, qui se fait inviter à dîner en échange d'un paramétrage du modem...). Dans un cadre professionnel, l'enseignement de l'informatique est difficile, car il faut l'adapter aux préoccupations de chaque chercheur; ce fait, ajouté au refus fréquent des institutions françaises de salarier des compétences (beaucoup permettent l'achat de matériel et de logiciels étrangers, mais refusent de payer la moindre charge sociale) explique en grande partie la faible culture des universitaires français dans ce domaine, et par là leur manque d'intérêt pour Internet, comme pour tout autre objet électronique.
II. 3. Les «innovateurs» et l'interdisciplinarité
Les personnes les plus intéressées par Internet, qui développent des sites Web, qui jonglent avec les protocoles, qui participent à leur diffusion, et qui militent de fait pour les réseaux, nous semblent avant tout des «curieux». Ce peuvent être des hommes ou des femmes, des littéraires comme des scientifiques. Parmi ceux que nous connaissons, il y a un informaticien, qui a pu acheter son premier ordinateur grâce à l'obtention d'un prix de grec ancien; un historien qui a passé le concours général de mathématiques, une américaniste photographe, un géographe acteur de théâtre, un mathématicien philosophe.
Ainsi, à notre avis, Internet ne favorise pas l'interdisciplinarité, même au travers des questions théoriques que les réseaux soulèvent, mais ce sont les chercheurs tentés par l'interdisciplinarité qui se tournent vers les réseaux: des personnes curieuses, qui n'ont pas peur des objets techniques contemporains, toujours prêtes à déplacer les frontières disciplinaires pour satisfaire leurs exigences intellectuelles, découvrent les réseaux, les possibilités intellectuelles qu'ils offrent, via les informations disponibles ou les interrogations que suscitent ces bibliothèques contemporaines.
Ces passionnés construisent des serveurs, expérimentent de nouvelles formes d'échanges sociaux, découvrent des logiciels, des sources d'information qu'ils s'empressent de diffuser à leur tour. Sous cet angle, ce sont des intellectuels qui vivent avec leur temps. Mais les qualités de ces «innovateurs», qui s'impliquent aussi dans d'autres pratiques culturelles ou sociales sans rapport avec les réseaux, ne doivent pas faire penser que seuls les passionnés d'Internet sont capables de réformes dans le domaine de l'esprit.
Notons que ces postures interdisciplinaires apportent à ces personnes plus d'ennuis que de promotions au sein du monde universitaire. Et que leur investissement dans les nouvelles technologies ne leur offre aucune forme de valorisation...
II. 4. Première conclusion
A première vue, la lente évolution des pratiques d'Internet en deux ans à l'ENS s'oppose au développement exponentiel de l'information disponible sur les réseaux et au fort accroissement du nombre de personnes connectées en France.
Ceci pose incidemment la question de la pertinence de tels recensements (la preuve de l'achat d'un modem ne traduit pas des pratiques explicites); mais nous pourrions nous demander si cette lente socialisation des réseaux n'est pas en fait... rapide: tout d'abord, nous devons tenir compte de l'intérêt des réseaux, car dans de nombreuses disciplines, les ordinateurs offrent encore beaucoup moins de ressources que les livres. Ensuite, nous ne sommes pas seulement confrontés à la diffusion d'une technologie: un changement de pratiques intellectuelles est aussi nécessaire.
Aussi, nous finissons par penser ce seuil de 25% de praticiens est plutôt le signe d'un développement durable des pratiques Internet. De plus, la nécessité d'acquérir une culture informatique, la lenteur propre à la construction de serveurs (n'oublions pas qu'il faut plusieurs années pour fonder et faire vivre une revue savante traditionnelle), donnent à penser que la socialisation des réseaux ne se fera pas en six mois, mais plutôt en 5 à 10 ans. Une fois ces pratiques socialisées, on pourra alors espérer qu'Internet pourra s'intégrer dans l'enseignement, comme le propose Paul Caro.
Quant à la proportion de «militants» au sein des élèves, même si elle paraît faible, elle ne nous inquiète pas. Tout d'abord, elle n'est pas plus faible que celle des passionnés de théâtre, par exemple. Ensuite, l'activisme de ces quelques personnes compense leur petit nombre.
Il est donc tout à fait possible que les pratiques à l'ENS, et le rythme de leur évolution soient représentatifs de ce qu'on peut attendre au sein des universités, à condition bien sûr que la formation ne soit pas négligée dans ces lieux peu ouverts aux réseaux.
Nous ne pouvons imaginer Internet sans les objets matériels qui nous permettent l'accès aux réseaux. Un ordinateur sert avant tout à écrire, à compter et à trier. De telles activités ne sont pas «intelligentes», mais nous devons avouer que les machines les réalisent plus vite que notre cerveau.
Si nous arrivons assez facilement à écrire, quitte à négliger des normes culturelles, comme la typographie par exemple, il nous est beaucoup plus difficile de «lire» les écrits des autres, c'est-à-dire de «réussir à mettre sous forme intelligible des documents électroniques». Nous avons tous d'énormes problèmes pour décrypter les textes de nos collaborateurs, soit à cause du format du fichier (encryptage logiciel), soit à cause du codage primaire des caractères (spécificité du système d'exploitation). Si le second problème est aisé à résoudre, le premier est rendu insoluble par la pratique des fabricants de traitements de texte, qui ne donnent pas les caractéristiques de leurs formats de fichiers et qui se permettent de les modifier à intervalles réguliers. De cette façon, ils arrivent à imposer l'achat d'une nouvelle version de leur produit (car, dans le pire des cas, il faut bien «lire» les fichiers des autres) et finissent par obtenir une rente de situation. Bien sûr, avec de tels comportements, au bout de quelques années, l'auteur ne peut plus relire les textes qu'il avait rédigés avec une version bien antérieure du même logiciel. Mais qui s'en émeut?
Il existe des solutions pour éviter ce type de monopole: par exemple, rédiger avec un éditeur comme LaTeX, bien connu des scientifiques et des utilisateurs de machines Unix, ou bien écrire en codage html. Les deux systèmes d'édition sont gratuits, et le texte «source» des fichiers qu'ils produisent est lisible, car au format ascii.
Un ordinateur sert à écrire; Internet est un support potentiel de l'écrit; mais alors, l'écriture sur le Web, aujourd'hui «gratuite», sera-t-elle demain payante? Nous ne parlons pas là de la publication, dont on peut imaginer qu'elle a un coût (éléments de stockage, câbles...) mais du prix éventuel de l'écriture d'un mot au format html par exemple, qui, amélioré, peut devenir un standard d'écriture, indépendamment des réseaux.
Si les codages gratuits de l'écrit s'imposent, Microsoft (1) perd la moitié de sa rente. Il est indispensable, pour cette firme comme pour d'autres, que les formats de fichier soient considérés comme des propriétés privées, assujetties à copyright. Quitte à modifier légèrement des produits du domaine public et les vendre ensuite. Mais le citoyen peut-il accepter de telles appropriations (2)?
Nous voyons donc qu'une préoccupation primaire et légitime (écrire, lire et se relire au moindre coût économique comme intellectuel), centrée sur les pratiques élémentaires du chercheur, a des répercussions sur la totalité de l'industrie informatique, dont Internet n'est qu'un élément, qui sert de révélateur.
Nous pouvons faire des remarques analogues au sujet du calcul (et par extension au tri, à la recherche d'information, même si le tri correspond pour nous à une activité intellectuelle au carrefour de la littérature et de la mathématique).
Tout d'abord, nous retrouvons ces appropriations du codage (et les changements de formats de fichiers associés) parmi les tableurs et logiciels de bases de données destinés au grand-public; en face, des logiciels, des programmes gratuits, souvent de qualité exceptionnelle, offrent une grande liberté à l'utilisateur: fichiers résultats en ascii, possibilité éventuelle de modifier le code source d'un programme... La manipulation de ces langages et logiciels facilite la publication sur le Web (construction ou récupération de «traducteurs») et offre un confort accru pour le lecteur, car on peut aisément associer un interrogateur de contenu aux données publiées. L'exemple du langage perl, qui permet de telles fonctionnalités, est particulièrement probant.
Les informaticiens de l'atelier Internet ont beaucoup insisté sur les dangers de telles appropriations de l'écrit. Citons Roberto Di Cosmo, bien connu depuis la publication de son article «piège dans le cyberespace», dont nous conseillons vivement la lecture, qui évoque ici, à partir de l'exemple de l'Argentine, d'autres pratiques surprenantes dans le domaine des télécommunications; Jean-Paul Smets, qui prouve l'existence de solutions informatiques européennes, moins chères et plus efficace que celles dont nous abreuve la publicité; Dominique Quatravaux, qui propose dans ce rapport un plan informatique pour l'Éducation nationale à base de logiciels libres (un logiciel libre est un logiciel dont le «code» -ou les sources- est mis en accès public; ce n'est pas nécessairement un logiciel gratuit).
Plutôt que d'entamer l'histoire sociale des pères fondateurs d'Internet, ou d'étudier les moteurs de l'idéologie libertaire des réseaux, nous avons donc préféré donner la parole aux héritiers de ces fondateurs. A l'ENS, c'est au nom «des valeurs de la République» qu'ils réalisent un colossal travail d'information et de création (enseignement, contributions à Linux, etc.).
Internet, comme l'informatique, est un outil des mondes lettrés contemporains. Puisque la grande majorité d'entre nous écrit avec un ordinateur, il nous semble essentiel qu'une solide culture informatique s'intègre maintenant dans l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. Cet enseignement doit intégrer une réflexion sur la notion de qualité de l'outil et aider l'écrivain-lecteur à développer une vigilance face aux appropriations possibles de cet outil par des personnes peu scrupuleuses. A moins d'accepter l'idée qu'un alphabet ne soit plus propriété collective de l'humanité...
Nous évitons dans ce rapport de «participer» aux discours relatifs aux charmes et aux inconvénients des réseaux, annonciateurs d'une révolution industrielle (qui ne peut être le fait que de l'informatique, et non pas d'Internet), ou sociale. Nous préferons les analyses érudites de chercheurs comme Serge Benoît, qui, à partir de l'histoire des réseaux au XIXe siècle, mettent bien en évidence la relation entre innovation, révolution technique et discours sur le changement.
Les orateurs qui nous promettent qu'Internet va transformer profondément les relations sociales nous amusent. Tout d'abord, nous constatons que de tels discours viennent des États-Unis. Même si nous jugeons faste le fait qu'en France, le progrès technique ait meilleure presse que par le passé, nous sommes obligés de nous demander si, au sujet des réseaux, les États-Unis n'ont pas une stratégie de colonisation très élaborée: comme si, non contents de nous imposer Internet, et peut être demain une suppression des taxes nationales sur le commerce électronique (3), ils vendaient l'attirail idéologique qui rend les réseaux si séduisants.
Tout au plus, nous pensons qu'Internet, en tant que média, donne à voir une contemporanéité du monde; autrement dit, l'étude des pratiques autour des réseaux rend visibles des acteurs sociaux, des solidarités et des conflits dont les précédents médias n'arrivaient pas à rendre compte. Sur ce thème, un énorme travail reste à faire. Dans ces pages, Yves Jeanneret propose déjà une lecture du fonctionnement des médias traditionnels au travers de leurs discours sur Internet.
Mais si Internet est un média, alors, comme les autres, il participe(ra) à la construction, à la transformation des identités collectives et nationales. Cette intuition, partagée par divers membres de l'atelier Internet, sera explorée l'an prochain dans le cadre d'un autre programme de recherche. Henri Desbois en expose les grandes lignes.
Il nous semble que, pour les chercheurs, la caractéristique principale d'Internet soit celle d'une bibliothèque: un lieu où l'on trouve de l'écrit, une mémoire de l'humanité, mais aussi des chercheurs. Un espace avec ses codes, ses structurations, sa cartographie implicite des savoirs, ses règles en émergence. Pour pouvoir imaginer quelles seront ces structures, rien ne vaut l'étude du passé: l'étude des mondes lettrés, de leurs organisations, de leurs outils, matériels comme intellectuels, permet d'imaginer avec humour et sérénité l'avenir des réseaux. Et des mythes qui les entourent. Ces mythes sont à mettre en correspondance avec ceux qui, parfois bien loin des faits, ont construit notre imaginaire quant aux universités, à l'imprimerie, à l'éducation. Dans ce cadre, François Boisivon propose une lecture critique de l'analyse d'Elisabeth Eisenstein au sujet de la «révolution de l'imprimerie».
Dans cette introduction, nous avons suffisament insisté sur les processus techniques d'écriture pour que le lecteur soit maintenant convaincu qu'à nos yeux, l'informatique a produit une transformation essentielle dans ce domaine. Le langage html, avec ses liens hypertextuels si faciles à réaliser, en est une preuve actuelle. Mais d'une part, nous ne devons pas oublier les premiers codages sur 7, puis 8 bits; d'autre part, sachons attendre d'autres évolutions techniques.
On peut tout d'abord regarder le processus de l'écriture sous l'angle d'une «présentation de soi». Autant nous savons maintenant qu'Internet est un réseau d'informations particulièrement satisfaisant pour la majorité des chercheurs, autant nous avons tous été excédés par l'inutile babillage de certains individus et de certaines institutions sur le Net. Paul Mathias, auteur d'un excellent livre qui décrypte les logiques des acteurs qui, au nom de la morale, veulent structurer Internet (La Cité Internet), s'interroge ici sur le pourquoi de ce type d'expression, tout en reposant la question de l'écriture.
On peut ensuite vouloir rester très prudent, car cette nouvelle écriture est encore très mal connue. Par exemple, nous ne connaissons pas d'uvre majeure écrite en html, voire sur un CD-Rom. Et s'il en existait, combien de «lecteurs» sauraient l'apprécier?
Tout en reconnaissant que l'incidence de telles écritures sur l'organisation de la pensée ne peut être encore précisément évaluée, nous pouvons néanmoins pressentir son importance future. De nombreux participants à l'atelier Internet considèrent qu'étudier, dès aujourd'hui, ces transformations de type «cognitif», est, non seulement possible, mais très fructueux sur le plan intellectuel. Déjà, les nouvelles cartes du savoir produites sur Internet, qui font partie de l'appareillage à la fois secondaire et fondamental de la pensée, nous masquent certains paysages, nous proposent des nouveaux itinéraires; bref, elles construisent de nouveaux territoires intellectuels.
Éric Guichard
Notes
(1) Des pratiques monopolistiques du même type, appliquées aux systèmes d'exploitation et aux navigateurs, sont actuellement l'objet de procès aux États-Unis. retour au texte
(2) Remarquons par ailleurs que la réalité que nous décrivons, cette taxe sur l'écrit, coûte une fortune à l'État, aux entreprises et aux consommateurs. En France, ce fait n'inquiète qu'une poignée d'experts: un sondage, disponible depuis trois mois n'a obtenu à ce jour que 250 réponses! L'État pourrait-il donner l'exemple en impulsant la conception, puis la diffusion d'un logiciel de traitement de texte gratuit, doté d'un code source lisible? L'investissement de départ serait vite amorti suite à la disparition de cette taxe. retour au texte
(3) Ce qui est logique, puisque les premiers vendeurs étant des firmes américaines, l'État américain récupèrera sous forme d'impôt sur les bénéfices ce qu'il perdra avec la disparition de la TVA. retour au texte