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novembre 1996
Ce programme de recherche, subventionné par la Direction de l'Information Scientifique et Technique et des Bibliothèques (DISTB, Ministère de l'Éducation Nationale, de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche), a été élaboré au printemps 1995 et a démarré il y a un an à l'École normale supérieure. L'objet de la recherche est l'analyse des pratiques sociales liées à la diffusion de l'Internet, en limitant volontairement le «terrain» sociologique au monde de la recherche. En voici les premiers résultats, sous forme de six contributions, publiées ou à paraître. Les auteurs sont Daniel Béguin (antiquisant), Christine Ducourtieux (documentaliste), Éric Guichard (sociologue & informaticien, auteur de cette présentation), Rupert Hasterok (anthropologue) et Frédéric Zana (mathématicien).
Cet atelier a eu très vite deux fonctions car, outre le travail de recherche, dont les premiers résultats sont exposés dans ce document, c'est une véritable transmission des connaissances techniques et théoriques qui a été réalisée, pour le plus grand bénéfice des étudiants et des participants. En cela, l'atelier a aussi dynamisé les pratiques Internet à l'École et les contacts entre «scientifiques» et «littéraires» de l'ENS s'en sont trouvés enrichis.
En matière de recherche, les premiers mois de travail ont permis de dégager la problématique, de définir les méthodes, de définir des outils de mesure. Cela signifie:
A. Sérier, voire élaguer les questions sur les utopies (réseaux, démocratie, révolution industrielle...), sur les machines (ordinateur, télévision...) et sur celles relatives à l'organisation des savoirs. Refuser de céder à l'instantanéité des discours et pour cela, insister sur l'approche historique, notamment au niveau du national: la France a une longue tradition d'investissement dans l'innovation technique par «décret», depuis l'existence des Écoles nationales d'ingénieurs. D'autres états se montrent moins attentifs à de tels choix. Du coup, il est plus facile de cerner les résistances potentielles de certains grands acteurs industriels et institutionnels français face à l'émergence de la technologie Internet, sans pour autant se satisfaire des lieux communs qui, dans les médias, prétendent expliquer, justifier ou critiquer ces résistances.
Le premier article d'Éric Guichard fait le point sur ces questions et celui de Frédéric Zana expose le rapprochement à prévoir entre Internet et télévision interactive. Dans cet enjeu qui lie enseignement, recherche, culture et aussi jeux, publicité, consommation, il s'agit de comprendre les tensions et les régulations possibles entre les utilisateurs, les entreprises et les états.
B. Pratiquer Internet en tant que producteur, ou au moins en tant qu'utilisateur, car nul ne peut imaginer les résistances ou les enthousiasmes s'il ne vit pas dans cet environnement fort mobile, avec ses contraintes techniques, ses rumeurs (virus Good Times, propositions de ventes d'enfants...), ses pratiques de rejet (le flame) ou d'adoption (communauté des «japanisants»...). Dans le cadre de l'évaluation du contenu ou de la qualité (souvent variables avec le temps) d'un serveur académique, la pratique et le temps passé ont aussi beaucoup d'importance, si on garde à l'esprit le fait que seul un expert de la discipline peut faire un tel travail.
Christine Ducourtieux étudie les transformations du métier de documentaliste liées à l'apparition d'Internet. Tout en rappelant la méfiance spontanée du bibliothécaire face à l'arrivée d'un nième support physique, elle met en évidence la richesse des informations aujourd'hui disponibles et la générosité des chercheurs (souvent anglosaxons) qui mettent à disposition leurs bibliographies. Elle rappelle enfin qu'un travail collectif s'impose pour appréhender cette «bibliothèque de Borgès».
Daniel Béguin montre que si les antiquisants utilisent depuis longtemps les ressources électroniques pour mener à bien leurs recherches, Internet n'est pas encore très utilisé chez les hellénistes, latinistes ou archéologues français. Il explique quels peuvent être les divers catalyseurs qui permettent de «passer au Web». Son étude exhaustive des services offerts montre que des groupes de discussion, des serveurs, etc. de qualité exceptionnelle existent déjà dans ces disciplines.
C. Expérimenter tous les moyens de mesurer les pratiques: le questionnaire (papier ou Web) est apparu trop risqué (aucun moyen de vérifier la représentativité d'un échantillon, surtout avant toute statistique sur les usages). Nous avons donc privilégié les entretiens avec des chercheurs (souvent impliqués depuis longtemps dans le façonnage d'Internet et à ce titre, précurseurs de pratiques) et avons réalisé plusieurs enquêtes «électroniques».
Les machines Unix, qui sont souvent aux noeuds du réseau, gardent la mémoire des commandes et des échanges sous forme de fichiers. Dans le choix et l'analyse de tels fichiers, il importe de conserver une déontologie rigoureuse, afin de ne pas menacer l'intimité des utilisateurs et afin de pouvoir reproduire les expériences. Sous ces réserves, divers fichiers électroniques ont été étudiés avec un succès variable.
Les enquêtes des transits FTP ou des navigations WEB, voire sur les newsgroups se sont montrées décevantes, par manque d'information sur l'identité des personnes. Les statistiques sur les temps de connexion (commande last) sont plus riches mais biaisées par les accès à Internet via des machines non-Unix.
Ce sont donc celles relatives au courrier électronique (fichiers syslog) qui ont obtenu notre préférence. Elles témoignent d'une réelle activité (le chercheur lit et s'exprime), le volume, le nombre et le type des courriers (courrier, listserv...) sont identifiables, ainsi que les heures d'envoi et de réception. On peut alors construire le spectre des interlocuteurs, découvrir des profils types d'utilisateurs, pressentir des tendances, même si de nouveaux biais apparaissent (les ordinateurs, via des robots ou des messages d'erreur, envoient de plus en plus de courrier).
Le traitement d'une telle enquête implique de lourdes manipulations informatiques, qui, une fois réalisées, peuvent s'appliquer à d'autres fichiers du même type, pourvu que la gestion du courrier électronique soit centralisée. Nous avons ainsi travaillé sur les syslogs correspondant à 50 jours de courriers consécutifs sur le serveur des sciences sociales (9351 messages, une centaine d'utilisateurs).
Éric Guichard, après avoir rappelé le faible engouement pour Internet à l'ENS, met en évidence le monopole des usages par une poignée d'utilisateurs, qui souvent sont des étrangers invités ou des anciens élèves ayant résidé aux USA.
Rupert Hasterok commence par exposer l'histoire de l'informatique et d'Internet à l'ENS. Puis il reprend le même fichier des syslogs pour proposer, avec de multiples graphiques à l'appui, une étude fouillée des pratiques: courrier interne, courrier externe, groupes de discussion... en mettant en évidence l'influence des statuts des usagers sur ces pratiques.
B. Après l'étude des liens entre individus (il est possible de réaliser les graphes de ces interrelations à partir des enquêtes courrier), nous espérons nous pencher sur les relations entre individu et institution, puis entre diverses institutions. Ainsi nous pourrons mieux aborder la question de la compétition académique.
Nous approfondirons les contacts déjà noués avec d'autres institutions (ENST déjà citée, Mines de Paris, INRA, Cité des sciences et de l'industrie) et d'autres pays ou régions (Québec, Belgique). Au vu de ces contacts, si nous découvrons que cela a du sens, nous entamerons une enquête sur le Web, avec des pointeurs de diverses institutions de recherche vers notre serveur, afin de nous assurer une masse critique d'enquêtés.
C. Enfin, il nous semble important de tenir compte des relations croissantes entre industriels et chercheurs, autour de l'Internet. Pour ne prendre qu'un exemple, aujourd'hui, les éditeurs sollicitent beaucoup les chercheurs en génétique des textes, pour pouvoir diffuser des versions électroniques des oeuvres romanesques qui intègreraient les corrections successives des auteurs.
Il ne faudra pas non plus négliger la mise en place de serveurs «universels», qui voudraient regrouper au niveau national ou international, des informations exhaustives sur une discipline. Des conflits de pouvoir, voire des postes et des redéfinitions de thèmes de recherche sont ici en jeu. Un tel projet, franco-canadien, qui concerne la sociologie, est déjà en place.
Un colloque, suivi d'une publication de ses actes, devrait conclure cette recherche. Nous espérons néanmoins la prolonger par une réflexion sur le même thème au niveau européen (Grande-Bretagne, Hollande, Belgique, Allemagne, Russie...). Car les différences de pratiques, tant au niveau de la production qu'à celui de la navigation, apparaissent d'ores et déjà fortement dépendantes de contraintes et de cultures nationales.
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