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Écriture, monnaie, réseaux

Inventions des Anciens, inventions des Modernes

Clarisse Herrenschmidt

Note EG:Cet article a été initialement publié en septembre 1999 dans la revue «Le Débat» (numéro 106, septembre-octobre 1999, éd. Gallimard). Cette version électronique ne contient ni les figures de l'original ni les transcriptions en grec. Les notes sont en bas du document. Nous remercions l'auteur et la revue «Le Débat» de nous avoir permis de reproduire ici cet article fondamental.


© Le Débat, éd. Gallimard, 1999
© Clarisse Herrenschmidt, 1999

Clarisse Herrenschmidt est chercheur au C.N.R.S. Elle est notamment l'auteur de «L'écriture entre mondes visible et invisible en Iran, en Israël et en Grèce», dans L'Orient ancien et nous, en collaboration avec Jean Bottéro et Jean-Pierre Vernant (Paris, Albin Michel, 1996). Dans Le Débat : «Le tout, l'énigme et l'illusion» (n° 62, novembre-décembre 1990).

Sommaire

Introduction
L'invention de l'écriture des langues
L'invention de la monnaie frappée
L'écriture monétaire et la géométrie
Histoire inventive de l'écriture des langues
Histoire de l'écriture monétaire arithmétique
Le système métrique et l'alphabet arithmétique
L'écriture réticulaire
Notes

Ces pages sont dédiées à Elena Cassin et Jean Bottéro. Ma gratitude va aussi à B. Cabanis, B. Caze, R. Descat, M. Gauchet, J.-L. Gréau, E. Guichard, Ph. Matherat, J.-M. Noyer, L. Tournon, M. Tournon, L. Verlet, J. Virbel. Des présentations orales de ce texte ont été données depuis 1997 à l'Atelier Internet de l'E.N.S., au séminaire Internet de l'école des Mines et à la Cellule informatique de la R.A.T.P.

Nous vivons la troisième révolution graphique de l'histoire.

La première, l'invention de l'écriture des langues, eut lieu vers 3200-3100 avant notre ère en Mésopotamie, à Uruk principalement, et en Iran du Sud-Ouest, à Suse. La deuxième, celle de l'écriture monétaire, vit le jour à Sardes et dans les cités ioniennes côtières, sur le territoire de l'actuelle Turquie occidentale, vers 550 avant notre ère. La troisième, l'écriture des réseaux, dont Internet est le plus connu, a commencé entre 1968, première commutation de paquets, et 1972, création du protocole d'Internet.

Ces trois révolutions ont été précédées par environ un siècle d'expérimentations. Celles qui menèrent à l'écriture des langues (-3300 /-3200?) et celles qui menèrent à l'écriture monétaire (-640) sont séparées par environ vingt-six siècles; vingt-six siècles séparent aussi les essais qui aboutirent à l'écriture monétaire (-640) et ceux qui annoncent l'écriture réticulaire (1970). Ces laps de temps représentent les écheveaux sémiologiques où furent exploitées et portées à leur terme les prémices contenues dans les expérimentations premières. De cet étrange rythme temporel, nous ne savons rien jusqu'ici et il ne nous retiendra pas. Les pages qui suivent ne concernent que le Moyen-Orient et l'Europe; elles proposent une mise en perspective formelle des inventions des écritures et des deux écheveaux sémiologiques achevés : celui de l'histoire inventive de l'écriture des langues et celui de l'histoire inventive de l'écriture monétaire. Ils sont achevés dans la mesure où, après l'invention grecque de l'alphabet complet, vers 730 avant notre ère, notant à peu près les phonèmes, les Européens n'ont plus créé de nouveau système. Certes, on a continué à écrire les langues, mais il ne s'agit plus, dès lors, d'histoire inventive de l'écriture des langues, bien plutôt d'histoire de l'écrit. Le même phénomène se produit du côté de l'écriture monétaire; les premières pièces d'électrum donnèrent à voir une langue de choses et une écriture de nombres qui, au travers des siècles, ont dégagé une écriture de pures relations chiffrées, non seulement entre les partenaires économiques, mais parmi les hommes. Il nous faut, pour pareille mise en perspective, commencer par les inventions de ces deux écritures et leur comparaison, puis envisager le déploiement des signes pour les langues et des signes pour les nombres. C'est à cette condition qu'on pourra situer la révolution que constitue l'écriture réticulaire.

L'invention de l'écriture des langues

La reconstitution qui suit utilise des données archéologiques susiennes et urukiennes et se présente comme une généralisation probable. Dans la seconde moitié du IVe millénaire avant notre ère, en Mésopotamie du Sud et en Iran du Sud-Ouest, sur les sites principaux d'Uruk et de Suse, des Sumériens et des Élamites eurent l'idée d'enregistrer matériellement certaines de leurs transactions. Depuis des siècles, les hommes du Proche et Moyen-Orient comptaient en s'aidant de jetons et de calculi en argile. Certains de ces jetons et calculi montrent des formes géométriques : billes, disques, cônes, cylindres, triangles, tétraèdres; d'autres, des formes plus ou moins réalistes : têtes d'animaux, vases. Ces objets permettaient d'enregistrer la quantité et aussi la qualité de denrées; certains jetons triangulaires portent des traits incisés, symbolisant sans doute des fractions, et d'autres, en forme de tête de bovin, montrent six points, symbolisant une «sixaine», dixième de l'unité dans la numération mésopotamienne à base 60. Jetons et calculi ont pu servir d'indicateurs de stock ou être transmis lors d'une transaction.

Mais cette technique ne constitue pas de l'écriture. Pour inventer l'écriture, il fallait faire entrer le langage, la parole, l'air dans ces témoins plats et pleins. Susiens et Mésopotamiens effectuèrent ce tour de force : ils fabriquèrent des calebasses artificielles, qu'on appelle des bulles-enveloppes, à partir d'une boule d'argile tournée autour du pouce, et ils y enfermèrent des calculi (bâtonnets, billes, disques, cônes). Ils firent, en quelque sorte, la même opération que les dessinateurs de nos bandes dessinées, car figurer de la parole nécessite de montrer de l'air, du vide, un espace clos sortant d'une bouche pour les phylactères de nos modernes, du creux pour les bulles-enveloppes du vieux monde oriental. Sur la surface d'argile fraîche, Mésopotamiens et Iraniens déroulèrent un sceau cylindre gravé, dont l'empreinte donnait à voir des animaux, des scènes religieuses, d'atelier ou d'engrangement des récoltes; le sceau, objet personnel identifiant son propriétaire, montrait la signature d'une autorité responsable, tandis que les calculi enregistraient la quantité et la qualité des denrées de la transaction.

En tout, près de deux cents bulles à calculi ont été trouvées, à Suse, à Uruk et sur d'autres sites de Syrie et d'Iran en contact avec ces cités. Leur usage demeure sujet à discussion. Une bulle circulait-elle en même temps que les denrées, s'il s'agissait de transaction à moyenne ou longue distance? Il semble évident que la bulle, cassée, permettait de vérifier que la quantité et la qualité des denrées étaient bien conformes à l'engagement entre les parties et les mêmes à l'arrivée qu'au départ. La bulle à calculi scellée prenait la place de certaines des paroles qui avaient été prononcées par les contractants, les matérialisant. Très vite, on en vint à imprimer sur la surface de la bulle-enveloppe, en plus du sceau, des formes qui reproduisaient à peu près celles des calculi; le bâtonnet fut représenté par une encoche longue et fine, en creux, obtenue par la pression longitudinale d'un roseau sur l'argile fraîche; les petites sphères furent figurées par une fosse obtenue en enfonçant la pointe du roseau dans l'argile, les disques par une cupule que laisse la trace du doigt; à l'occasion, un calculus a pu être appuyé sur l'argile pour y laisser son image. Les correspondances de formes ne sont pas régulières, car un même signe sur la surface peut correspondre à deux calculi différents, là à une petite sphère, ailleurs à un petit cône; en revanche, les correspondances de nombre (n calculi en forme de bâtonnet = n encoches longues) le sont, pour autant que la documentation permette de l'affirmer.

L'existence de ces premiers signes imprimés entraîna très vite, entre -3200 et -3100 avant notre ère, la disparition des calculi, l'aplatissement des bulles-enveloppes, et l'on passa à la fabrication de petites tablettes assez grossières, dont le nombre, à Uruk, atteint cinq milliers. Ces dernières sont de deux types. Les unes, portant l'empreinte d'un sceau et des signes, sont appelées tablettes numérales; si leur signification nous échappe en partie, on comprend qu'en général elles ne retiennent qu'une seule opération et que leurs signes numériques ne notent pas un nombre abstrait, plutôt un mixte de quantité et de qualité, un nombre-pour-une-chose. Dans la mesure où l'on a trouvé sur un site iranien des tablettes numérales associées à des tablettes vierges, on peut inférer que des denrées étaient expédiées à Suse avec le document correspondant; bulles à calculi et tablettes numérales auraient donc circulé et constitué des attestations d'acquittement de dettes, envoyés par le débiteur et stockés par le créancier. Les autres tablettes, qui attestent des signes pictographiques, conservent souvent plusieurs opérations, avec des totaux, montrant la comptabilité à l'oeuvre. Les pictogrammes se présentent soit comme un dessin schématique de chose - un épi de céréales -, soit comme une image synthétique - une croix dans un carré arrondi pour le mouton dans son enclos -, soit comme des images évocatrices, ainsi les signes pour «seigneur» ou pour la «(déesse) Inanna». Ces pictogrammes furent rapidement très nombreux.

Ces signes pictographiques représentaient, chacun, un mot de la langue et rendaient visible de façon globale le son des mots, sans le diviser en ses éléments : ce sont des signes phoniques plutôt que phonétiques; certes, les scribes conçurent l'homophonie syllabique, qui leur permit de rendre des noms propres, par exemple, mais aucun morphème grammatical ne fut écrit avant -2900 et leur notation resta longtemps sporadique. L'écriture en son premier développement enregistra seulement des mots désignant des choses, des êtres, des états (comme «grand») et des actions (comme «compte») et, de ce fait, ne peut pas être dite phonétique, puisque aucune langue ne se limite à un catalogue de certains mots.

Les premiers pictogrammes sumériens sont des signes expérimentaux, qui tiennent à la fois de l'icône, du rébus, de l'indexation lexicale, et dont la fonction revenait à rendre des segments de parole dans une comptabilité administrative où étaient essentiels les noms propres des agents, des denrées et les nombres, dates et quantités, nécessaires aux calculs (sur les 5 000 tablettes archaïques, 85 % représentent des comptes). Cette écriture engendra immédiatement ses propres outils, les listes lexicales, mais l'on n'écrivit point de texte littéraire avant des siècles.

Notons, par ailleurs, que si les jetons, les bulles et les calculi d'Iran et de Mésopotamie se ressemblaient, les pictogrammes susiens, non déchiffrés, écrivant sans doute la langue élamite, constituèrent un répertoire tout à fait distinct des sumériens : images et langues différèrent d'une culture à l'autre. Des bulles et des tablettes numérales exhumées dans divers lieux d'Iraq, de Syrie et d'Iran attestent le développement des échanges à longue distance. Suse, où se déployait alors la métallurgie de l'or, de l'argent et du cuivre, devait sa prospérité aux échanges internationaux entre le plateau, le Golfe et Sumer; et si les Mésopotamiens disposaient d'une agriculture céréalière aux très forts rendements, le bois, la pierre et les métaux leur manquaient, qu'ils faisaient en partie venir d'Iran. Ces échanges à longue distance supposaient des contacts entre populations parlant des langues différentes.

Les tablettes archaïques d'Uruk ne laissent pas envisager des échanges à longue distance, mais semblent concerner la gestion des richesses humaines, animales et matérielles du pouvoir central, sur ses terres ou dans son environnement proche. De plus, elles ont toutes été trouvées dans des déblais et des remblais, hors de toute stratigraphie (ce qui explique les variations dans les dates pour le début de l'écriture à Uruk). En effet, après le surgissement de l'écriture, une immense transformation de la cité d'Uruk eut lieu : l'on détruisit les bâtiments anciens et l'on reconstruisit une cité neuve, sur un autre urbanisme, typifiant de nouveaux rapports sociaux.

Un retournement se serait donc produit. L'écriture, qui avait dû sa naissance à des échanges économiques et politiques à moyenne et longue distance, en était venue à noter la parole dans la cité et, se retournant à l'intérieur du social, le transforma de part en part.

Les Sumériens n'oublièrent point que leur écriture venait des bulles à calculi, qu'elle s'était déployée entre Uruk et les autres cultures, associée à une volonté d'expansion politique et économique. Ils en firent un poème épique, Enmerkar et le seigneur d'Aratta. Enmerkar, roi d'Uruk, veut embellir le temple d'Inanna et, désireux des pierres et des métaux précieux disponibles dans Aratta l'iranienne, envoie un messager pour que le seigneur de cette ville accepte sa suzeraineté et lui fasse parvenir les trésors convoités. Au travers du messager - fonctionnaire, diplomate, agent de renseignements et fondé de pouvoir commercial -, les deux rois se livrent des duels d'intelligence, qui nécessitent plusieurs allers-retours. Enfin, Enmerkar donne à son émissaire son dernier message oral, avec une énigme, des menaces et une prédiction : «Son discours [fut très long], ses contenus trop nombreux. Le messager, la bouche lourde, ne put pas les répéter; comme le messager, la bouche lourde, ne pouvait pas les répéter, Enmerkar pétrit de l'argile et mit les mots comme sur une tablette. Jusqu'alors, on ne mettait pas les mots sur de l'argile.» La bouche du messager figure dans le récit les vieilles bulles-enveloppes, qui ne gardaient mémoire que d'une transaction. Les Sumériens expliquèrent donc leur invention à partir des bulles par la nécessité non seulement de conserver plusieurs messages, mais aussi, et surtout, de conserver la parole, puisque, à leurs yeux, l'écriture «parlait», tandis que la bulle à calculi, dépourvue de pictogrammes pour les mots, ne pouvait pas «parler».

À partir des bulles à calculi, la Mésopotamie sumérienne, puis l'Iran élamite écrivirent donc les nombres et des éléments de parole vers -3100. Nous retrouverons plus loin ce qu'il advint des signes notant les langues. Auparavant, il nous faut envisager l'invention de l'écriture monétaire.

L'invention de la monnaie frappée

Au début de ce siècle fut trouvé, dans les fondations d'un ancien temple d'Artémis à Éphèse, un trésor composé de quatre-vingt-treize objets monétaires et monnaies en électrum, de bijoux et de statuettes en ivoire. Si le dépôt fut enfoui un peu après l'an 600 avant notre ère, les objets durent être fabriqués et utilisés dans les décennies précédentes, à partir de -640, d'après les spécialistes. Le trésor monétaire se composait i) de sept blocs d'argent sans aucune marque et au poids apparemment régulier; ii) d'objets monétaires et de monnaies en électrum, parmi lesquels : deux globules sans marque, trois globules aplatis marqués d'un poinçon, quatre pièces avec un ou plusieurs poinçons, d'un côté, et de l'autre, un «décor» fait de stries gravées; iii) d'une vingtaine de pièces portant sur le droit un type (le plus souvent un animal) se détachant sur le même fond strié que précédemment et poinçonnées sur le revers; iv) de plus de soixante pièces avec un type au droit sur fond lisse et, au revers, un ou plusieurs poinçons.

Les archéologues et numismates, dès les années vingt, reconstituèrent, comme on va le voir, les étapes de l'invention de la monnaie frappée, qui ressemblent de façon étonnante à celles de l'invention de l'écriture. Notons que, au début du siècle, on ne savait rien sur le rôle des bulles-enveloppes dans l'invention de l'écriture et que les historiens de la monnaie antique contemporains ne s'intéressaient pas à l'invention de l'écriture; autrement dit, les descriptions, par les spécialistes respectifs, de l'invention de l'écriture et de celle de la monnaie frappée sont indépendantes l'une de l'autre. Pour les historiens les plus récents, les choses se seraient passées ainsi : i) la pièce la plus simple consista en un globule de poids déterminé et marqué d'un poinçon, obtenu en frappant la masse métallique molle avec une barre tronçonnée; ii) le globule fut poinçonné d'un côté, marqué de stries de l'autre et, du fait cette manipulation, se trouva aplati pour présenter l'allure d'un flan, plus ou moins circulaire; iii) l'étape suivante vit l'apparition d'un type au droit sur fond de stries, puis, iv) les stries disparurent du fond du droit portant le type, tandis qu'au revers se trouvaient toujours le ou les poinçons.

Tous ces objets ont des poids qui se laissent classer parmi les fractions de l'étalon milésien (ou lydien), sauf deux qui appartiennent au système pondéral de la cité de Phocée. Au droit figurent les types, images le plus souvent sans légende, qui illustraient le pouvoir émetteur par un de ses reconnaissables symboles; la tête de lion représentait le roi lydien de Sardes à qui les cités grecques d'Ionie payaient alors tribut, le cerf broutant semble avoir représenté l'Artémis d'Éphèse, le phoque illustrait la ville de Phocée, selon le jeu de l'emblème parlant («phoque» se dit en grec phokè).

Les poinçons du revers avaient une fonction essentielle : indiquer par leur forme l'étalon pondéral auquel se rapportait la pièce et peut-être la fraction de l'unité. Ainsi, un grand poinçon rectangulaire entre deux poinçons carrés indiquait l'étalon milésien (14 g), deux carrés de taille inégale l'étalon phocaïque (16 g), deux rectangles alignés l'étalon eubéen (17 g). Les poinçons montraient donc un nombre ou une famille de nombres. Nous retrouverons ces données plus loin.

Quelques-unes de ces pièces archaïques sont inscrites dans l'alphabet complet précédemment inventé par les Grecs; l'une porte la phrase grecque : phanos emi sema «Je suis le sceau de Phanès»; deux autres donnent à lire des noms lydiens : Kalil, Walwel, probablement ceux d'officiers monétaires. Ces maigres traces d'écriture des langues montrent que Lydiens et Grecs avaient en partage l'alphabet complet, division abstraite du son et permettant d'écrire n'importe quelle langue sur cette base.

Le métal lui-même provenait du mont Tmolos et du Pactole qui arrosait Sardes, la capitale lydienne, charriant ses pépites; l'électrum, mélange natif d'or et d'argent, n'était pas stable en sa composition, le taux d'or variant de 30 % à 75 %, sans que la proportion d'or soit visible à l'oeil nu par un quidam non averti.

Les relations économiques et politiques qui furent à l'origine de l'invention de la monnaie frappée, et donc l'utilisation première des pièces, sont sujettes à discussion. La monnaie eut-elle d'abord une fonction religieuse? La frappe fut-elle privée? Ou bien était-ce pour que les cités ioniennes lui payassent son tribut - ce qui me paraît beaucoup plus raisonnable - que l'empire lydien émit des pièces, reconnaissant que, quelle que fût la quantité d'or contenue dans l'électrum, il les acceptait en extinction de la dette? Dans ce cas, il s'agit bien de transactions économiques entre des peuples ayant des relations politiques, parlant des langues différentes et usant des mêmes signes alphabétiques.

Après le dépôt d'Éphèse, jusqu'à la moitié du VIe siècle, des monnaies d'électrum furent encore frappées. Les historiens créditent d'ordinaire Crésus, dernier roi lydien (roi à Sardes de -560 à -546) d'avoir opéré la coupellation de l'électrum, frappé les premières pièces d'or et d'argent quasiment purs, les créséides, et établi un nouveau rapport entre l'or et l'argent (13 / 1), à la suite de quoi certains étalons, comme celui de Milet, changèrent de poids de référence. Ce sont toutes ces innovations qui inaugurèrent le vrai règne de la monnaie frappée; alors commença la production en masse de pièces d'argent émises par les cités d'Asie Mineure, de Grèce, d'Italie, de Sicile et d'ailleurs, tandis que l'or, rarement frappé par les cités méditerranéennes, devint le symbole et le métal de l'Orient perse achéménide (Sardes fut conquise par Cyrus le Grand en -546).

La monnaie, outil d'extinction d'une dette politique inventé à l'usage «international» entre peuples, États et cités différents, investit l'intérieur du social et le transforma, créant de nouveaux rapports sociaux, dont les tyrannies archaïques du monde grec se font sans doute l'écho.

Il faut ici procéder à la comparaison entre bulles à calculi et globules prémonétaires, ce qui permettra de comprendre pourquoi on s'autorise à parler d'écriture monétaire. Notons d'abord que nous ignorons le ou les mots pour nommer ces objets. Les noms que nous leur donnons viennent de ce que nous y reconnaissons ce qui constitue une donnée non négligeable; dans le terme «enveloppe», nous voyons nos usages épistolaires qui ressemblent à ceux des Mésopotamiens; celui de «globule» indique que les archéologues qui publièrent ces petits objets y virent, à juste titre, un symbolisme oculaire.

Avant les bulles-enveloppes et l'invention de l'écriture, les jetons permettaient de garder mémoire de denrées; avant les globules monétaires et la monnaie frappée, on se servait de lingots. Dans un cas comme dans l'autre, il a fallu un saut et une transformation profonde des usages. Au Proche-Orient, on limita l'usage des jetons de compte au profit de la bulle avec des calculi. En Asie Mineure, on renonça aux lingots de bon argent, qu'il fallait peser lors d'une transaction, pour utiliser l'électrum, façonné en petits globules pesés à l'avance. Mésopotamiens et Susiens imprimaient un sceau-cylindre sur leurs bulles-enveloppes; Lydiens et Ioniens frappèrent les globules avec un coin gravé à l'envers comme un sceau, dont la marque donna le type de droit. Dans les deux cas, le sceau indiquait le pouvoir économique et politique - roi, prêtre, officier monétaire.

La bulle-enveloppe s'aplatit dès lors que la forme et le nombre des calculi qu'elle conte-nait furent représentés sur la surface; le globule d'électrum s'aplatit dès lors qu'il reçut, en plus de la frappe du coin de revers, celle du coin de droit, montrant l'autorité émettrice. Dans les deux cas, l'objet volumique céda devant l'objet plat.

L'innovation majeure de l'écriture monétaire se situe dans l'intégration par le signe lui-même du paramètre de la mesure : globules et pièces d'électrum étaient pesés, tandis que les calculi montraient un nombre, sans le substantifier.

Si les bulles à calculi furent les ancêtres des tablettes portant des pictogrammes et des chiffres, si elles engagèrent l'écriture des langues, qu'en est-il des globules, des flans, des pièces? Langue? Écriture? C'est ce que nous allons essayer de démêler.

L'écriture monétaire et la géométrie

Voici ce que l'invention de la monnaie frappée et la comparaison de cette dernière avec l'invention de l'écriture nous a appris : échanges, métal précieux, langue, nombre et oeil. Il faut nous y résoudre : la monnaie frappée est une langue qui n'est pas produite par l'appareil phonatoire des hommes, mais captée par leur regard; la monnaie frappée est une langue de choses visibles. Lydiens et Ioniens parlant des langues différentes, mais écrivant dans les mêmes signes alphabétiques, se dotèrent d'une langue non naturelle commune : les pièces de métal précieux, qui rendirent toutes choses égales à toutes choses, prirent la place des choses dans les échanges, tout comme les mots prennent sans cesse et toujours la place des choses dans la vie.

La monnaie frappée figura donc une sorte de langue, qui disposa de «mots» sous la forme de globules, puis de pièces. Comment caractériser ces «mots»? Le poids des pièces n'était pas dû au hasard, mais appartenait à un étalon pondéral précis et à une dénomination dans cet étalon : statère (unité), hémi-statère, tiers de statère (tritê), sixième de statère (hectè), etc. Plusieurs systèmes pondéraux étaient utilisés aux VIIe et Ve siècles en Asie Mineure et dans le monde égéen. Nos expressions métriques des étalons antiques : statère milésien de 14 grammes, statère phocaïque de 16, eubéen de 17, donnent mal l'idée de l'incroyable et touffu taillis des mesures antiques et de la complexité de leurs correspondances. Avec la coupellation de l'électrum, le système statère resta celui de l'or, le système drachme devint celui de l'argent - la drachme pesant toujours la moitié du statère. S'ajouta encore aux étalons pondéraux le rapport de l'or à l'argent, nécessaire au calcul du pouvoir libératoire d'une pièce. Les «mots» de la langue de monnaie sont des nombres, non pas des nombres abstraits comme nous les pensons, pas davantage des nombres pour des choses comme les calculi des Susiens et des Urukiens, mais des nombres comme mesures et poids de métal, sans qu'une même mesure de poids ait existé, commune aux locuteurs des dialectes grecs.

En quoi cela concerne-t-il l'oeil? C'est ce que l'on va voir.

Observons ici non plus les signes que constituent globules et pièces, mais les signes qu'ils portent. Sur le droit et le revers apparaissent des images, les types comme disent les numismates : lion de Sardes, phoque de Phocée, tortue d'Égine, gueules affrontées de lion et de boeuf sur les créséides; des lettres notent des noms propres, mais pas avant longtemps la dénomination de la pièce. Tous ces signes permettaient d'identifier la puissance émettrice et, avec elle, l'étalon pondéral. Car les Anciens connaissaient les aires d'utilisation des différents étalons (par exemple, une pièce dont le symbole réfère à Artémis vient sans doute d'Éphèse où règne Artémis, et vaut une mesure de l'étalon milésien, le même qu'à Sardes). Les types constituent une information très variée. Lorsque Crésus opéra la coupellation de l'électrum et frappa des créséides d'or et d'argent, il transforma également l'iconographie; le type précédent, qui donnait à voir une tête de lion et une tête de boeuf dos à dos et se mêlant au niveau des épaules, fut transformé en un type nouveau qui montra une tête de lion et une tête de boeuf séparées et affrontées. Le lion figurait, dans l'Orient ancien, le roi et illustra très certainement l'or sur les créséides - or identifié au soleil, métal du roi en Mésopotamie, dont l'origine est le sperme du dieu Marduk de Babylone. Le boeuf, premier parmi les animaux qui marchent en troupeaux, y représenta sans doute l'argent, associé à la lune. Les emblèmes animaliers des créséides font plus que rendre visible la séparation de l'or et de l'argent, ils montrent que les métaux précieux entretiennent des rapports non seulement avec le monde des dieux, mais avec le corps des dieux.

Mais ces images ne constituent certes pas l'écriture spécifique à la langue de monnaie, langue de nombres.

Il faut, pour la trouver, observer le revers des monnaies d'argent des VIe et Ve siècles. On a vu que les poinçons furent imprimés sur les globules avant les types et qu'ils indiquaient l'étalon pondéral et, peut-être, la fraction dans l'étalon, valant donc pour un nombre ou une famille de nombres. C'est à partir d'eux que tenta de se dégager une écriture spécifique des nombres. Le poinçon le plus courant étant un carré, l'aspect fréquent des revers ressembla à un carré inscrit dans le cercle du flan. Mais l'écriture monétaire proprement dite commença quand le carré inscrit fut géométriquement décoré :
- carré traversé par ses deux médianes, délimitant quatre carrés égaux (fig. 1);
- carré traversé par ses deux diagonales délimitant quatre triangles rectangles isocèles égaux (fig. 2);
- carré traversé par i) trois droites dont deux sont sécantes; ii) deux droites sécantes et une demi-droite qui joint leur point d'intersection à un côté du carré, le tout délimitant cinq zones inégales (fig. 3i et 3ii);
- carré traversé par ses deux diagonales et ses deux médianes, délimitant huit triangles rectangles isocèles égaux (fig. 4);
- carré traversé par six droites passant au centre délimitant douze triangles opposés par leur sommet, égaux deux à deux (fig. 5).

Un certain nombre de pièces des VIe et Ve siècles portent donc sur leur revers des figures géométriques, dont l'étude et l'interprétation ont été, autant que je sache, négligées des historiens des sciences. Sachant que les poinçons précédemment imprimés sur le revers indiquaient et l'étalon pondéral de la pièce et peut-être une fraction, donc une famille de nombres ou un nombre, il faut penser que ces figures ont quelque chose à voir avec les nombres. La frappe des pièces à figures géométriques fut contemporaine de Thalès (actif sous Crésus) et de Pythagore de Samos, exilé à Crotone, en Italie du Sud, au moment de la tyrannie de Polycrate (seconde moitié du VIe siècle). On sait que Pythagore passe pour avoir inventé la représentation des nombres entiers par des points, ce qui lui permit de mettre en évidence certaines propriétés; on sait aussi qu'entre le début et la fin du Ve siècle les pythagoriciens cherchèrent à calculer la grandeur de l'hypoténuse du triangle rectangle et découvrirent l'incommensurabilité de ˆ2. Mais les monnaies, pour autant que je sache, ne portent pas de figure d'un carré traversé d'une seule diagonale, expression géométrique de ˆ2; de même, l'on ne trouve pas de figure montrant la duplication du carré sur la diagonale (problème du Ménon de Platon).

Plus platement, le carré du poinçon inscrit dans le cercle du flan évoque un des problèmes principaux des mathématiciens ioniens : la quadrature du cercle, soit la découverte du carré dont la surface est égale à celle du cercle, problème qui nécessite la connaissance de p. De plus, les carrés traversés de leurs médianes, de leurs diagonales ou des deux évoquent la définition d'angles et de triangles que Proclus et Diogène Laërce attribuent à Thalès : i) égalité des angles à la base du triangle isocèle, ii) égalité des angles opposés par le sommet lorsque deux droites se coupent, iii) égalité des triangles ayant un côté égal et deux angles respectivement égaux.

Les figures du revers exprimèrent géométriquement des nombres; bien que la représentation des nombres par des segments de droite soit d'habitude attribuée à Pythagore, la géométrie qui apparaît sur les pièces est plutôt celle de Thalès et ionienne que pythagoricienne. Quels nombres ont ainsi été représentés? Il me semble que certains des premiers entiers naturels aient pu être visualisés par les constructions suivantes : 2 avec les médianes ou les diagonales du carré; 3 avec deux droites traversant le carré, plus une demi-droite joignant leur point d'intersection à un des côtés du carré; 4 avec médianes et diagonales; 6 avec six droites sécantes au centre du carré.

La progression par deux : 2, 4, 6, à quoi s'ajoute 3, est bien connue en métrologie. Elle correspond à la base 12, qui était celle du système statère, dont les sous-multiples furent frappés dès le début : l'hémistatère (1/2), la tritè (1/3), la tetartè (1/4), l'hectè (1/6) et d'autres (1/48e et 1/96e). Il en ressort que les nombres figurés correspondent à des mesures de poids. Au plan sémiologique, retenons que le flan circulaire de la pièce inclut une forme quadrangulaire qui donnait à lire une mesure, à la fois un nombre et un mot.

S'il est vrai que les droites sont une écriture de nombres, que ces nombres correspondent à des mesures sous-multiples de 12, alors les figures sont l'expression de fractions de l'unité statère; de fait, les droites divisent le carré.

Les zones délimitées par les droites sont de nombre double de ces dernières (sauf fig. 3i); or le statère représentait deux drachmes et tout le système statère recouvrait le double du système drachme. Les figures géométriques peuvent donc représenter des fractions de l'unité statère indiquées par les droites et, en même temps, leur multiplication par deux de manière à produire les nombres du système drachme, identifiés aux zones délimitées par les droites.

En attendant une enquête générale sur les figures géométriques des monnaies archaïques, admettons que la monnaie frappée montre la représentation des nombres par des tracés, même si aucun lien systématique ne s'est imposé à mes regards entre la valeur des pièces et le nombre figuré sur leur revers (par exemple, les didrachmes portent aussi bien deux droites que deux droites et une demie ou encore quatre : la didrachme n'est pas associée à une figure spécifique).

Aucun texte, aucune démonstration figurée ne nous sont parvenus des mathématiciens ioniens des VIe et Ve siècles. Le revers des monnaies trouent peut-être ce grand silence, nous livrant des traces de leurs recherches et de leurs connaissances géométriques. Thalès ou l'un de ses élèves joua-t-il quelque rôle dans l'établissement de la monnaie, comme plus tard Copernic et Newton? Pouquoi pas?

Si les figures géométriques ont constitué l'écriture spécifique de la langue de nombres que typifie la monnaie frappée en ses diverses mesures, ce ne fut que très brièvement le cas, car ces figures furent, dès le début, concurrencées par les emblèmes des cités - la chouette à Athènes, Pégase à Corinthe, par exemple - qui très vite gagnèrent tout le revers. Certes, la géométrie se déploya en Grèce ancienne, mais elle quitta l'espace de l'écriture monétaire. En conclusion partielle, on peut dire que la monnaie dégagea une écriture propre, celle de nombres; ces nombres étaient représentés par des (demi-) droites divisant un carré inscrit dans le flan et non pas le cercle du flan : l'unité spatiale de représentation, c'est le carré. Ce nombre a plusieurs aspects : c'est une mesure, donc un mot, ainsi qu'une fraction et son double. Écrire, en écriture monétaire, nécessite d'écrire des fractions. C'est bien ce que l'on a déjà vu sur les jetons de compte mésopotamiens et susiens comme les triangles incisés. Le fait est d'une importance capitale pour la compréhension de l'histoire de l'écriture monétaire, qui va devenir arithmétique.

Reste à élucider, si possible, que les nombres puissent figurer les mots d'une sorte de langue. Il semble que le nombre soit apparu aux Grecs plutôt comme élément d'un ensemble que comme une entité à l'ontologie quasi divine, comme l'ont pensé les Babyloniens, qu'il se soit défini par ses rapports avec les autres nombres et, internement à lui-même, par ses nombres composants, ce qui le rendit configurable par des points et des droites. Cette idée du nombre a quelque lien avec l'alphabet complet où les lettres, décontextualisées, ne produisent des mots, de la langue, c'est-à-dire ne réalisent leur raison qu'associées les unes aux autres. Et, d'ailleurs, les Grecs n'avaient pas de signes autonomes pour écrire les nombres et se servaient des lettres de leur alphabet comme chiffres. Or, les figures géométriques ne se sont pas associées à des lettres. Reconnaissons tout de suite qu'une écriture de nombres est détachée des signes linguistiques écrits (mots, lettres).

La monnaie frappée fut le vecteur d'une entreprise aux immenses conséquences, dont la géométrie grecque ne constitua que le premier pas : arracher les nombres et, au-delà, la mathématique à la langue, aux langues et à leurs signes.
La comparaison entre l'invention de l'écriture des langues et celle de la monnaie frappée nous a menés à la géométrie. Les premiers pictogrammes sumériens et élamites étaient des objets fort complexes : dessins reconnaissables - même s'ils ne le sont pas pour nous -, c'est-à-dire substance, ils matérialisaient de la forme, non seulement du son, mais un nom dans une langue, lui-même opposé à d'autres noms dans la même langue et dans d'autres, pour ne rien dire de l'origine du nom, qui semblait émaner des choses elles-mêmes ou être le don des dieux. La pièce n'est pas si différente, qui matérialise une mesure et donne à voir un nombre, lui aussi dépourvu de substance, appartenant à un système de mesure, avec un entier et des multiples et des fractions, qui s'oppose à d'autres, nombre fait non seulement d'un poids, mais du rapport entre l'or et l'argent s'il s'agit d'électrum, entre le fin et le métal d'alliage si la pièce est d'or ou d'argent; nombre qui peut même être de nature conventionnelle, attribuée à la pièce par l'autorité émettrice, puisque le pouvoir libératoire de la monnaie fut, dès le départ, supérieur à la quantité de métal précieux contenu.

Il nous est difficile de penser la nature sémiologique du pictogramme premier autant qu'il nous est difficile de dire quelle sorte de nombre représente la pièce frappée. Car nous n'avons pas affaire à des concepts rodés par l'histoire, mais à des inventions, intuitions efficaces, dont nous dépendons historiquement et sur lesquelles nous avons bâti notre univers mental et sémiologique.

Si l'on accepte jusqu'à ce point la comparaison de l'invention des écritures linguistique et monétaire, on conviendra d'aller plus loin. Il faut alors envisager le déploiement et l'évolution des signes pour les langues et des signes pour des nombres.

Histoire inventive de l'écriture des langues

Les premiers pictogrammes mésopotamiens furent des images dessinées au trait sur l'argile, portraits réalistes ou images stylisées, peu importe, images pour des choses, des états et des êtres. Ces signes représentaient des mots de façon globale, sans en diviser systématiquement le son en ses divers éléments. Puis ces mêmes signes servirent à écrire tout son semblable ou identique et apparaissant dans un autre énoncé de la langue que le nom du référent du pictogramme. Du fait que certains mots sumériens consistaient en une voyelle - a signifiait «eau» -, d'autres en une syllabe - lu désignait l'«homme» -, d'autres, enfin, en un groupe de syllabes, ainsi le nom propre de la déesse Inanna, les signes phonétiques sumériens représentèrent donc une voyelle unique, une syllabe ou un groupe de syllabes.

L'expression cunéiforme des signes - désormais imprimés sur l'argile en appuyant la pointe taillée d'un roseau, qui laissait une empreinte en forme de clou - élimina le dessin gravé au trait souple; elle s'opéra peu après le milieu du IIIe millénaire, mais sans rompre brutalement avec le pictogramme originel. De même, les signes représentant une phrase étaient réunis sans ordre, en vrac dans une case : les scribes rendaient ainsi visible un énoncé, entité propre de parole plutôt que séquence linguistique, en sa linéarité temporelle. Vint, ensuite, la mise en pages des textes, les lignes horizontales à lire de gauche à droite remplaçant les colonnes. L'image avait disparu.

Les Akkadiens, qui écrivirent leur langue à la fin du IIIe millénaire, ne changèrent pas les principes de l'écriture sumérienne et déployèrent la graphie syllabique, mieux adaptée à leur langue; il en résulta une écriture fort complexe.

Les Égyptiens, qui écrivirent eux aussi à la fin du IVe millénaire, favorisèrent toujours l'image dans l'écriture. Celle-ci montrait, sous forme de représentations superbes et reconnaissables, tous les éléments de la langue et de l'écriture : mots, groupes de syllabes, syllabes, consonnes seules, opérateurs graphiques (déterminatifs). Au contraire du monde , les voyelles n'étaient pas écrites; elles étaient impliquées dans les signes pour des mots et des (bi-)syllabes et, semble-t-il, véhiculées par l'image.

Avec le hiératique et surtout la cursive démotique, il semble que l'image dans l'écriture ait perdu du terrain; pourtant, les hiéroglyphes, que les Égyptiens pensaient représenter «les paroles divines», conservèrent leur statut sacral jusqu'à leur dernière gravure, en 394 de notre ère, alors que le démotique avait depuis longtemps disparu. Les hiéroglyphes furent jusqu'au terme de la civilisation égyptienne le référent social, imaginal et religieux du fait d'écrire en Égypte.

À partir de l'écriture égyptienne fut créé, avant le milieu du IIe millénaire et peut-être de façon multiple, l'alphabet consonantique, dont l'invention ressemble à un recommencement de l'histoire de l'écriture. Au départ, il fut fondé sur la représentation par l'image : le dessin reconnaissable d'une chose notait la première articulation consonantique du nom de la chose - sachant que, comme en égyptien, seules les consonnes disposaient de signes. Puis la représentation figurée et reconnaissable disparut - c'était accompli au XVe siècle à Ugarit. Les signes n'eurent, dès lors, plus de référent autre que leur nomination, qui renvoyait à un mot de la langue dont la première consonne constituait la valeur du signe.

Comme les voyelles n'étaient pas écrites, il était indispensable à la lecture que les mots fussent séparés : à Ugarit, comme en Phénicie, chez les Araméens comme chez les Hébreux, un petit signe apparut, remplacé plus tard par un blanc, qui s'interposa entre les mots. Celui qui écrivait intégrait donc aux lettres pour la langue un signe qui ne représentait rien. C'est pourtant ce signe vide qui permettait au lecteur d'isoler les mots, de restituer les voyelles non écrites, de lire.

Mais il y a plus. Le signe alphabétique consonantique plaçait, en principe, le point d'application du graphisme dans le corps du sujet, puisque les consonnes sont des internes à l'appareil phonatoire (sur la photo d'une personne en train de parler, on peut distinguer si elle prononçait au moment du déclic une consonne bilabiale ou dentale, mais on ne peut distinguer, pour la série bilabiale, s'il s'agissait de ba, de pa ou de ma). Mais comme le signe pour la consonne ne s'opposait pas à une voyelle, qui, seule, peut rendre la consonne prononçable, il représentait plutôt une syllabe virtuelle, dont le timbre vocalique échappait à l'écriture. En termes généraux, les signes de l'alphabet consonantique réfèrent à des expériences intimes propres à chacun, qui permettent la prononciation des consonnes, mais excluent la parole, la voix de l'écrit. Si le scripteur en train d'écrire prononçait son texte, à haute voix ou intérieurement, il n'écrivait que les consonnes; les voyelles, les sons de la voix proprement dite, devaient être restituées par le lecteur. Le scripteur retirait donc de l'écrit sa voix et laissait la place à celle du lecteur, qui vocalisait pour lire.

Si certaine graphie des voyelles apparut vers la fin du Ier millénaire avant notre ère, l'image ne réapparut point dans ces écritures consonantiques. En fait, et même si nous ne savons pas encore le penser, il y a un lien très profond et extrêmement visible entre l'absence de graphie des voyelles et certain refus de la représentation, qu'elle soit divine ou humaine, qu'ont mis en oeuvre les civilisations juive et musulmane. Là le texte, dépourvu de signe imagé en son sein, y devint lui-même image.

L'alphabet complet fut inventé par les Grecs vers -730 à partir de l'alphabet consonantique phénicien; ils réemployèrent les signes des consonnes avec la même valeur et quasiment le même nom et créèrent des signes pour leurs voyelles. Pour ce faire, ils utilisèrent le graphisme et la nomination de certains signes consonantiques phéniciens et en changèrent la valeur : l'aleph (arrêt glottal) devint A (alpha), le hê (aspiré) devint E (epsilon); dès lors, consonnes et voyelles disposèrent de signes autonomes.

Mais les Grecs firent davantage, qui réinsufflèrent de l'image dans l'écriture. On interprète toujours la création des signes pour les voyelles comme l'emploi de signes phéniciens notant des sons consonantiques dont le grec n'avait pas l'usage; ainsi, par exemple, le signe o pour le coup de glotte (Œaïn) serait devenu celui de la voyelle o fermé, c'est-à-dire O (omikron). Soit. Mais il me semble qu'on ne peut rester indifférent aux faits suivants. Le petit rond note en phénicien le coup de glotte profond, la barre verticale I le son z, tandis qu'en grec, le rond O note le son o et la barre verticale I le son i. On ne peut se garder de l'impression que les Grecs se sont aperçus que le son o fermé nécessitait l'arrondissement des lèvres et qu'un signe rond convenait particulièrement bien à sa graphie. Un argument vient à l'appui de cette intuition; lorsque certains Grecs inventèrent, à la fin du Ve siècle, un signe pour noter leur o ouvert, qui nécessite une bouche arrondie bien ouverte, ils ouvrirent le cercle de leur signe O (omicron) et créèrent W (oméga). De même, le signe I (iota) représente la voyelle i; celle-ci se prononce avec la bouche peu ouverte et étirée à l'horizontale; si le son i avait été représenté par un signe strictement réaliste, c'eût été un trait horizontal. En fait, la voyelle i est bel et bien représentée par un trait (cf. note 1), mais vertical, renversé d'un quart de tour par rapport à son modèle, comme cela arrive si souvent dans l'histoire de l'écriture. De même, le signe grec Y (upsilon) graphiant une voyelle qui se prononçait un peu comme notre u, représenta peut-être, en son angle, le tout petit passage de l'air entre les lèvres rapprochées, nécessaire à sa production.

Il me semble que l'on peut admettre que les Grecs développèrent dans leur écriture de certaines voyelles le moyen de donner à voir le corps parlant. Il est assez normal, en effet, que les signes pour ces sons concrets que constituent les voyelles ressemblent à du concret visible. Car le timbre de certaines voyelles se voit sur le visage; sur une photo, on peut voir si la personne prononçait un ou, un i, un a (par exemple) au moment du déclic. À partir de l'alphabet complet des Grecs jusqu'à nous, les signes pour certaines voyelles furent des représentations du corps parlant, les signes pour les consonnes furent des signes dépourvus de valeur figurée. L'alphabet complet rendit inutile le signe de séparation des mots : consonnes et voyelles se mêlant, les mots puis les phrases se suivirent sur la ligne d'écriture comme ils se succèdent dans le temps linéaire de la parole.

En régime d'alphabet complet, le scripteur met son corps dans les signes - articulations internes ou visage vocalique; mais ce corps sien dans les signes vocaliques figure tout aussi bien le corps de son futur lecteur, se reconnaissant.

Le corps écrit par consonnes-voyelles, c'est soi-même comme chose, soi-même comme un corps, comme un corps d'autre ou un autre corps, puisque les humains par rapport au langage ont le même corps; en régime d'alphabet complet, scripteur et lecteur se voient eux-mêmes, chacun comme chose du monde visible, commune et inscrite dans l'échange, membre du corps social.

Deux mots, en conclusion à cette rapide présentation de l'histoire inventive de l'écriture des langues. Retenons, en premier lieu, que l'image se trouva de tous temps associée (même négativement) à l'écriture linguistique, mais que sa valeur et son rôle ne furent point toujours les mêmes, ensuite, que l'analyse de plus en plus raffinée des composantes des langues a permis d'écrire le langage dans l'homme et de montrer le corps parlant comme corps social.

Il a fallu à ce développement au moins vingt-six siècles, plusieurs civilisations différentes et en situation d'échange, beaucoup de langues, différentes et traduisibles. Chaque civilisation construisit son univers sémiologique propre, riche de son humanité même, indifférent à l'histoire longue des signes, quoique greffé sur elle.

Mais, nantis de l'alphabet complet, les Européens ne créèrent plus de nouveau système de notation. Et leur histoire de l'écriture des langues cessa, en termes phonétiques, d'être inventive.

Avant de plonger dans l'aventure de l'écriture monétaire arithmétique, il nous faut faire trois remarques.

Il n'est pas possible de retracer ici les rapports, dans toutes les écritures évoquées, entre les signes pour les unités linguistiques et les nombres. Disons que mots, signes et nombres étaient puissamment associés dans le vieil Orient et que, en créant leur écriture, les Grecs ne se dotèrent point de chiffres spécifiques, mais écrivirent les nombres avec leurs lettres. Par ailleurs, Henri-Jean Martin (cf. note 2) nous a donné une histoire de l'écrit depuis Sumer jusqu'à l'informatique dans la perspective de l'écriture des langues. Il conviendrait, je crois, d'y ajouter l'écriture monétaire. En effet, les pièces furent les premiers objets inscrits et produits en masse, et une certaine filiation dans la reproduction du texte se fait jour, qui commence avec la monnaie frappée, continue avec l'imprimerie et va jusqu'à l'informatique, dont le développement dépend des progrès dans l'utilisation des propriétés physiques des métaux (ductilité, conductibilité).

Ce fait a une certaine importance pour rendre compte de la diffusion et de la socialisation des signes d'écriture. En effet, il me semble que l'éducation des sujets, la formation de leur esprit à la division des flux - flux de la parole et flux des richesses - passa plus par la monnaie frappée que par l'apprentissage de l'alphabet; de fait, en Grèce, il n'y eut point d'école publique et, pourtant, la mentalité grecque fut celle - ô combien! - d'une société graphique. Les enfants d'autrefois comme les nôtres apprenaient d'abord à parler, puis à manier des pièces, puis à lire et, enfin, apprentissage long et difficile, car l'activité est peu naturelle, à écrire.

Histoire de l'écriture monétaire arithmétique

Un survol de l'histoire de l'écriture monétaire dégageant l'écriture arithmétique, pure graphie de chiffres, sans référence aux langues ni à l'or, ne nous est présentement pas possible. Certes, la documentation numismatique classique, médiévale et moderne est aisément accessible, mais ce n'est pas le cas des écritures monétaires alphabétiques, à partir des lettres de change du XIVe siècle. Les économistes, par exemple Jacques Bichot (cf. note 3), à qui ces pages doivent beaucoup, comme certains historiens de l'économie, interprètent leurs documents sans se préoccuper d'importance si les nombres sont écrits en chiffres romains ou arabes. La philologie de l'écriture monétaire arithmétique demanderait encore beaucoup de travail.

La langue de monnaie, cette langue de choses qui prend la place des choses dans les échanges, comme font les paroles, s'actualise dans le métal précieux des pièces : l'or représente la Fortune, comme disait Marcel Mauss, la forme ultime de la richesse, son flux. Il est ductile et donc divisible : comme l'écriture divise tout énoncé en ses mots, la monnaie frappée divise le flux métallique. Il est surtout inaltérable, éternellement brillant et renvoie au corps des dieux dans l'Antiquité, à Dieu dans le Moyen Âge chrétien. Louis le Pieux fit inscrire sur le revers de ses pièces en or : Munus Divinum, sur ses pièces en argent : Xristiana religio, or divin, religion précieuse. Raoul Glaber raconte la découverte d'un trésor d'or faite dans les dernières décennies du XIe siècle alors qu'on s'apprêtait à la reconstruction de la cathédrale d'Orléans et au lieu même du chantier. L'on ne douta point qu'il ne s'agît là d'une vraie découverte fortuite et d'un «encouragement divin manifeste». L'or, messager divin, don de Dieu. Les pièces antiques et toutes celles qui ont suivi s'imposent au regard comme le support d'images infiniment variées, souvent belles, toujours intéressantes, mais elles portent aussi une information numérique, puisqu'elles représentent des nombres. Comment se manifestait-elle? D'abord par le métal, or, argent, bronze, cuivre, billon, plomb, etc., immédiatement sensible, et dont les rapports réciproques (or / argent, argent / bronze, etc.) étaient connus. La date d'émission représentait aussi de l'information numérique, puisqu'à toutes époques les utilisateurs savaient qu'à telle date ou sous telle autorité la teneur en fin d'une pièce avait été, par exemple, réduite, sans que changeât son poids ni sa dénomination - savoir qui constitue la condition de la loi de Gresham. Enfin, l'écriture sur la pièce de sa dénomination ou de sa valeur représente l'objectivation de l'information numérique. Nous allons tâcher d'observer leurs modes d'expression.

L'indication de la date fut signifiée de diverses manières : par le portrait du roi hellénistique, du magistrat ou de l'empereur romain, des rois, princes, électeurs, évêques, etc., de l'Europe médiévale, mais aussi par l'écriture en lettres de leur nom ou monogramme. Il est arrivé, dans l'Antiquité classique, que la date fut clairement indiquée en lettres grecques à valeur numérique, mais le cas n'est pas fréquent, car on leur préféra le portrait et l'image, puissants vecteurs de prestige politique.

Le numéro d'ordre du roi, absent des monnaies médiévales, n'apparut sur les monnaies françaises que sous Louis XII et devint de règle à partir d'Henri II, écrit en chiffres romains. La date d'émission écrite en chiffres arabes se lit sur des monnaies de Flandre et d'Autriche au XVe siècle, se répand au XVIe et se généralise au XVIIe.

L'indication de la valeur prit les mêmes voies. Les lettres grecques à valeur numérique indiquèrent le nombre d'unités d'une pièce : RKE pour les pièces de Justinien valant 125 unités de bronze (R = 100, K = 20, E = 5). Les chiffres romains qui apparurent sur les monnaies eurent le même rôle : X pour le denier valant 10 as de la République, XXI pour les antoniniani d'Aurélien. Mais on trouve plus souvent des lettres notant par abréviation la dénomination de la pièce : DIO, DIW, D, pour diobole, par exemple. Les monnaies fiduciaires, de métal vil et de valeur minime, portèrent, dès l'Antiquité, l'indication de leur dénomination plus que les monnaies de bon métal. Tel fut aussi le cas pour les menues monnaies européennes d'Ancien Régime, pièces noires, de cuivre, pennies anglais, pfennings allemands, doubles tournois et liards de France, etc., dont la dénomination était écrite en lettres, qui n'apparaissait pas sur les pièces plus fortes.

Aussi observe-t-on avec intérêt que les pièces allemandes montrent, dès le XVIe siècle, leur valeur par une fraction exprimée en chiffres arabes (par exemple, la fraction 1/24 apparut dès 1555 sur les Groschen de Saxe valant cette portion de thaler). La notation de la valeur par chiffres arabes se développa ailleurs à partir du XVIIe siècle et s'imposa en France à la Révolution avec le système métrique.

En bref, après les figures géométriques des monnaies grecques des VIe et Ve siècles avant notre ère, il n'y eut plus de création nouvelle pour écrire les nombres. L'information proprement numérique des pièces fut exprimée soit en images et en langue, soit en chiffres romains et arabes. L'usage des chiffres semble se répartir de façon quasi complémentaire : les romains servirent à noter le numéro d'ordre du roi (en France), les chiffres arabes notèrent partout la date de l'ère chrétienne, puis la valeur de la pièce. Pareille répartition réclame une explication, que vont partiellement - parce que beaucoup de travail de recherche reste à accomplir - nous donner les documents d'écriture monétaire alphabétique, à commencer par les lettres de change.

Le Moyen Âge vit refleurir la monnaie et, en particulier, la monnaie d'or au XIIIe siècle. L'Europe, inscrite dans la Chrétienté, mais très divisée par le féodalisme des siècles précédents, ne se soucia nullement d'avoir une mesure commune, étalon des valeurs. Au contraire, poids, dénominations, teneur en fin variaient à l'infini, selon les cités, les États, les moments. Or le développement du commerce à longue distance - Italie, France, Flandres, Angleterre, Espagne, pour ne dire que l'Europe - nécessita qu'on fît des opérations de change. Mais déplacer des monnaies, lourdes et précieuses, sur les chemins du XIVe était fort aventureux. Il fallut inventer une méthode inconnue de l'Antiquité : la lettre de change, première monnaie graphique.

Dans la lettre de change, le tireur signifiait au tiré, qui était son correspondant commercial et bancaire, de payer au bénéficiaire une somme qu'il avait reçue du donneur, donneur et bénéficiaire étant pour leur part également en relations d'affaires; la lettre de change constitua donc, aux XIVe-XVIe siècles, un ordre de paiement, une reconnaissance de dettes, en même temps qu'un instrument de transfert et un instrument de crédit. Dans l'éthique chrétienne, le prêt pouvait être aisément assimilé à de l'usure, radicalement interdite; la lettre de change transformait donc en change de monnaies, inattaquable au plan juridique, ce qui était, en fait, un prêt dont l'intérêt se cachait dans la différence des valeurs monétaires. La lettre de change figure une monnaie au carré, c'est-à-dire de la monnaie (écrite) qui provient de monnaies (métalliques), vecteur, une fois de plus, de l'écriture des nombres.

Du point de vue sémiologique, la lettre de change constitue, pour les périodes anciennes, un document holographe, rédigé dans la langue vernaculaire; il est établi au nom du tireur et parfois signé de sa main. La somme qui fait l'objet de la transaction est à l'occasion exprimée deux fois, en deux systèmes de signes différents - ce qui n'a aucune justification économique; par exemple, dans un document de 1399 : «Pagharete per questa lettera [Š] lb. CCCCLXXII s. X barzalonesi, lequali lb. 472 s. 10 per la valuta di - 900 a s. 10 d.6 [per] -» [le signe - représente l'écu], ou bien dans une lettre de change de 1462 : «Paghate [Š] ducati mille e uno e mezzo a. s. XVIIII d. VIII per ducato cioè ducati MI° 1/2 a.s. 19 d. 8 per ducato.» L'opération de change proprement dite, dans le premier document, est exprimée dans les seuls chiffres arabes.

L'auteur d'une lettre de change écrit en son nom propre en régime d'alphabet complet : il met son corps comme source du langage et se voit membre du corps social. Mais pourquoi exprime-t-il les nombres sous plusieurs graphies?

On observe sur les documents, d'une part, que les chiffres romains et les lettres alphabétiques font partie du même ensemble sémiologique, celui de la langue et de la somme prêtée; d'autre part, que les chiffres arabes notent toujours la date, le plus souvent la valeur respective des monnaies et l'opération de change. Pourquoi? D'abord, parce qu'ils rendaient l'abaque et les jetons inutiles - qui ne se transportent pas sans peine - et qu'ils simplifiaient infiniment les calculs, désormais faits à la plume. Dans ce cas, les chiffres romains auraient dû disparaître sans autre forme de procès. Or ils durèrent encore longtemps. Quelque chose d'important différencie donc les chiffres romains des arabes.

Les chiffres arabes, comme les figures géométriques des monnaies antiques, n'ont aucun rapport avec la langue - par exemple, 100 ne montre aucune relation avec les mots qui désignent ce nombre dans les langues (cento, cent, hundred, etc.); ils constituent des signes autonomes, sans passé, ni histoire, sans contenu symbolique. Tout le contraire, en somme, des chiffres romains, où C veut bel et bien dire «cento, cent» et renvoie à la langue graphique commune à l'Europe chrétienne, le latin.

Les chiffres arabes impliquent une discontinuité; d'abord du fait de leur numération de position : 5, par exemple, peut noter n'importe quelle grandeur, dont les fractions, où apparaît la valeur 5, selon la place du chiffre dans la séquence, tandis que V en romains ne peut montrer ni cinquante ni cinq mille, encore moins une fraction, et représente le nombre global 5. La discontinuité s'avère plus évidente encore avec le zéro : car estimer une valeur nulle revient à extraire l'organe évaluateur de la relation entre lui et les choses comptées. On peut ainsi comprendre que les chiffres arabes servirent à graphier la date, qui donnait le christianisme comme point de départ et provoquait, dans la mesure où l'Antiquité païenne en Italie n'était pas inconnue, l'existence de nombres négatifs - même si on ne les manipulait point encore. L'on comprend tout aussi bien que le numéro d'ordre des rois de France fût exprimé en chiffres romains : y eut-il jamais un roi de rang zéro? Non : la royauté signifie au sens fort, est un signe, de la continuité divine.

Alors que le sujet écrit en son nom une lettre de change, les chiffres arabes qui notent le change, et donc le profit interdit, le mettent en situation de discontinuité, de séparation par rapport à la norme de son monde. Les chiffres arabes sont l'image graphique du prêt et du profit cachés.

Ainsi, les lettres notant latin et langue vernaculaire et les chiffres romains exprimant la dette des lettres de change et le numéro d'ordre des rois de France sur les monnaies se trouvent-ils dans le même ensemble sémiologique. Ils glissent en filigrane la continuité, la dette au passé, l'héritage et la tradition, la relation à la tradition, ses valeurs et son fondement : langue, Église, or, nombres globaux, Dieu.

La jonction entre l'alphabet complet et la graphie du zéro en écriture monétaire - qui, désormais, ne portera plus ce nom, au profit de celui d'écriture arithmétique - dissout une très antique apparence : que la monnaie constituât une langue de choses. Langue de choses où échangent les hommes : mais pourraient-ils seulement persister dans l'échange via les mots ou les choses avec un mot et une chose nuls?

Les chiffres arabes, arrivés en Europe en plusieurs fois, la dernière et la plus importante due à Léonard de Pise, dit Fibonacci, dont le Liber abaci parut en 1202, amenèrent en Europe une pratique syllabique venue de l'Inde : le zéro. Le signe pour le nombre nul est l'équivalent du signe vide de séparation des mots propre aux alphabets consonantiques. Zéro et numération de position ont entraîné un retournement dans la situation du scripteur : les nombres furent désormais notés, comme les sons des alphabets consonantiques, à partir de lui, mais à la condition de sa négation, puisqu'aucun changeur ni banquier n'écrirait dans le cas d'une transaction à 0 monnaie.

L'usage des chiffres arabes devait amener une graphie commode des fractions, inexistante dans le système romain; la barre horizontale de fractions vint d'Orient avec Fibonacci, qui s'appelait virgula, et devint notre «virgule» de graphie décimale. Remarquons que dans les lettres de change, il n'y a pas de fractions et que le changeur indiquait la quantité de sous-multiples incluse dans l'unité monétaire (tant de ducats dans une livre) avec les mots mesures de la langue.

Les Grecs, avec leurs figures géométriques, avaient essayé et laissé inachevée une écriture spécifique des nombres. La question fut en même temps réglée par l'emprunt de graphies étrangères et radicalement transformée, puisque zéro n'est pas un concept géométrique. L'écriture arithmétique à chiffres arabes montra une séparation d'avec le continuum qu'impliquaient les chiffres romains. On doit donc prendre au sérieux le fait qu'elle apparaisse dès le XVe et résolument au XVIe sur les pièces émises dans le domaine allemand - les signes accompagnant la rupture religieuse avec Rome.

Au titre de l'écriture monétaire devenant écriture arithmétique, il convient de ne pas se limiter aux lettres de change, mais de prendre également en considération la comptabilité. Celle de la filiale de Londres de la firme siennoise des Gallerani (au tout début du XIVe siècle) montre que les chiffres arabes servaient déjà, comme dans les lettres, à exprimer le change et les taux monétaires. La comptabilité à partie double, qui nous intéresse davantage ici, prit son essor en Italie au milieu du XIVe siècle et n'est pas étrangère aux pratiques de change et de crédit qu'on aperçoit dans les lettres de change. N'entrons pas dans les détails de cette affaire fort complexe. Notons que si les livres furent assez longtemps tenus, par obligation juridique, en chiffres romains, les chiffres arabes furent utilisés pour écrire la date et dans les calculs sur brouillons.

Retenons la transformation dans l'écriture du livre de caisse par suite de l'introduction des comptes de personnes; jusqu'alors, le livre de caisse d'une firme n'enregistrait que les entrées et les sorties selon l'ordre chronologique. Dès lors qu'il s'agit d'écrire plusieurs opérations faites sur des comptes de tiers auxquelles participait le compte de caisse du banquier, ce dernier, pour diminuer la manipulation des livres de compte et rendre immédiatement visibles les opérations de virement et de recettes, enregistra au titre de son propre «débit» une recette sur son livre de caisse. Il inversa les signes + et - de son livre, intitula «crédit» la colonne des dépenses antérieurement intitulée «débit» et écrivit par-devers lui-même son avoir comme la négation de son avoir.

Cela évoque l'écriture en alphabet consonantique. On a vu plus haut qu'elle consistait en la négation du son vocalique de la voix du scripteur, qui écrit des matrices consonantiques, moule où le lecteur, dans son activité de lecture, mettra les voyelles et activera sa voix. Le banquier, dans la comptabilité à partie double de son livre de caisse, et le scripteur, en régime consonantique, écrivent en niant graphiquement ce qui leur est propre, écrivent à l'intention de la lecture de l'autre.

Nous avons donc deux arguments pour dire que dans l'écheveau sémiologique de l'écriture arithmétique, la graphie des chiffres arabes fait écho à l'alphabet consonantique; le zéro est l'analogue du signe séparateur de mots, signe linguistique pour rien, l'inversion du livre de caisse de la banque, l'écho de la négation de sa propre voix que fait le scripteur en régime consonantique. À quoi s'ajoute, bien sûr, un troisième, qui vise l'image. Dans l'alphabet consonantique déployé, l'image avait disparu. C'est aussi ce que montrent lettres de change et livres comptables des XIVe-XVe siècles européens : plus de croix, de fleur de lys ni d'écu, plus de front de ville ou de roi à cheval comme sur les monnaies, parfois le sigle de la banque des Médicis, sigle mondain s'il en fut.

Comme lors de la création des graphies consonantiques, un retournement s'était accompli, qui allait devenir social. Il est visible dans la relation graphique entre un client et son banquier : si un client a accès au livre de caisse du banquier, il y lit son actif spontanément, puisque le banquier en a inversé les signes + et -. Les signes d'écriture monétaire étaient donc devenus bien plus mobiles que les monnaies : indifférents à leur origine et à leur propriétaire, ne représentant rien qu'eux-mêmes et ne prenant leur valeur et leur sens que dans la relation sociale qui unissait le scripteur au lecteur. C'est ainsi qu'ils prirent la place des pièces dans les échanges entre les hommes, rendirent possibles endossements, billets de banque et papier monnaie.

L'écriture arithmétique consista, dès lors, en signes arbitraires, ce qui permit l'immense déploiement de l'algèbre, la concrétisation mathématique de l'infini et les débuts, grâce à Leibniz, de la notation binaire des nombres, fondement de l'écriture réticulaire du XXe siècle.

Le système métrique et l'alphabet arithmétique

Après l'alphabet consonantique, l'alphabet complet. En écriture arithmétique, après l'intégration des chiffres arabes désymbolisés et de la numération par position, la généralisation de ces principes à toutes les grandeurs - monnaies et autres. Disons-le dès l'abord : le système métrique constitue l'équivalent de l'alphabet grec complet. Il vaut la peine de s'arrêter sur cette révolution sémiologique, la seule qu'une documentation à la fois riche et moderne nous permette d'approcher, même si la recherche reste très largement à faire. Les chiffres arabes qui se répandirent dans la société en figurant sur les monnaies à partir du XVIe siècle avaient déterminé une rupture avec la tradition linguistique et sémiologique latine et romaine, et détruit la matérialisation d'une langue de choses. La monnaie restait un système de mesures, qui, quoique aux mains uniques du roi (en France), n'était guère systématique; changements de poids, de teneur en fin, de valeur nominale se sont succédé sous l'Ancien Régime, sans que changent les dénominations.

La situation régnant dans les poids et mesures n'était pas différente, qui s'est vue qualifiée par de nombreux historiens de «chaos métrologique». Ce chaos représentait un univers de mesures complexe, où chaque unité avait un sens - dans le même village, il arrivait que l'on utilisât trois mesures à blé différentes, pour la dîme, pour la redevance seigneuriale et pour le marché -, mais sans communiquer entre elles, n'ayant pas de subdivisions communes dans la langue. Mesures de volume, de surface ou de longueur variaient d'un lieu à l'autre, tout en portant le même nom; contrairement à sa fonction majeure, la langue n'établissait pas de séparation et de classement parmi les choses.

Plusieurs tentatives royales d'unification des poids et mesures depuis Louis XII avaient échoué à cause de la résistance des nobles, qui disposaient du droit seigneurial d'étalonnage. Des propositions furent faites par des savants dès le milieu du XVIIe siècle, en Angleterre et en France, pour établir une mesure stable, précise et indépendante des lieux et des temps, le battement du pendule ou une partie du méridien terrestre.

Parallèlement, l'écriture arithmétique avait poursuivi sa systématisation auprès des savants. L'affaire de l'invention graphique des fractions décimales est un peu embrouillée : quelle pratique d'écriture faut-il considérer comme l'origine de la virgule utilisée sur le continent ou du point utilisé par les Anglo-Saxons : la barre verticale, la parenthèse ou le rond? Faut-il en attribuer la paternité au Français Viète, au Belge Stevin, au Suisse Bürgi, à l'Italien Magini, au Néerlandais Snellius? En bref, toute l'Europe savante s'y était mise et les tables de logarithmes de Neper (1617) diffusèrent la décimale.

Les chiffres arabes avaient entraîné la graphie arabe des fractions, avec la barre horizontale; le zéro et cette nouvelle expression entraînèrent en Europe la décimalisation, où toute fraction a comme dénominateur une puissance de 10. Or le système métrique s'identifie, pour ce qui est des nombres, à la décimalisation; pour ce qui est des mots, il nécessite que ceux-ci nomment les fractions, au lieu de nommer des unités de mesures sans lien les unes avec les autres. Observons, d'abord, certaine ressemblance entre l'ensemble formé par le système métrique et la graphie décimale, et l'alphabet complet des Grecs.

Ce dernier mettait le corps universel de l'homme au centre de la graphie, les consonnes renvoyant à l'appareil phonatoire intérieur de chacun et certaines voyelles donnant à voir le corps parlant. Pour sa part, le système métrique référa, en son unité, le mètre, égal à la quarante-millionième partie du méridien terrestre, à la terre visible et commune; il mit le corps de l'homme au centre des signes et des calculs par la base 10, qui représente la machine à calculer biologique des dix doigts, alors que la raison mathématique eût préféré la base 12, bien plus commode.

On se souvient, par ailleurs, que les Phéniciens étaient dotés d'une écriture alphabétique consonantique, où un signe égale un son isolé, et que les Grecs leur empruntèrent non seulement le principe de la lettre, mais aussi la forme et le nom des lettres. Ils attribuèrent aux lettres une valeur phonétique propre à leur langue; c'est particulièrement visible pour les voyelles, car les sons grecs e et a furent notés E et A, adaptations de signes consonantiques phéniciens. La valeur des lettres fut transformée par le passage d'une langue à l'autre. Les nombreux poids et mesures (en France) étaient le plus souvent fondés sur 12, avec des sous-multiples en 2, 3, 4 et 6. Pourtant, multiples et sous-multiples des unités étaient autant de mots : le nom «sou» dans la langue n'énonçait pas les rapports du sou avec la livre, bref, le sou n'était pas désigné par une expression comme «la vingtième partie de la livre (sous Charlemagne)» ou le liard de Louis XIV ne se disait pas «équivalent de trois deniers». Dans la langue, il n'y avait ni fraction ni multiple, seulement des unités. L'écriture décimale imposa des transformations à la langue; par préfixes empruntés au latin et au grec, on créa dès 1793 les noms pour les subdivisions : le centime, les décimètre, centimètre, millimètre, décamètre, hectomètre, kilomètre, etc.

Au moment du passage des signes du phénicien au grec, les signes changèrent de valeur en changeant de langue; c'est, bien sûr, l'inverse qui arriva lors de l'entrée des décimales, pures pratiques graphiques, dans la vie courante : les signes arithmétiques restèrent constants, les signes linguistiques furent bouleversés et la langue quotidienne des mesures devint une oralisation de l'écriture des nombres.

C'est en cela même que le système métrique, comme l'alphabet complet, est universel; il n'est pas fondé sur les langues naturelles et ne dépend pas d'elles; il représente une analyse des grandeurs du monde, étrangère et au monde et aux langues qui expriment le monde, comme l'alphabet complet est une analyse phonématique du son des langues, étrangère aux langues elles-mêmes.

Pareille transformation d'un vocabulaire quotidien nécessite assurément une naissance au forceps. Allons voir de plus près l'imposition du système métrique.

Les Cahiers de doléances écrits en 1789 portent, ainsi que le montre Witold Kula (cf. note 4) dans son admirable ouvrage, entre autres choses, sur les poids et mesures. Les populations paysannes y affirmèrent leur vif et ancien sentiment d'injustice devant les manipulations seigneuriales sur les dimensions du boisseau, désiraient qu'une même mesure fixe servît à la vente et à l'achat du blé et que les mesures fussent unifiées pour la province ou, même, pour le royaume : «Un roi, une loi, un poids et une mesure.» Nul, parmi les paroissiens, n'avait dans l'idée l'introduction d'un modèle abstrait et universel comme le système métrique. Il fut pourtant imposé, en deux temps; d'abord, en 1793, par l'institutionnalisation des fractions décimales tant pour les évaluations monétaires que pour les autres mesures. Ensuite, en 1795, par la définition du mètre étalon et la fixation du vocabulaire des unités : décimètre, centimètre, millimètre, centime, etc.

Que s'était-il passé? Un chapitre de l'histoire sociale des écritures. Écoutons Witold Kula : «Le monopole seigneurial des poids et mesures fut supprimé avec la féodalité, interprétée au sens restreint qu'elle reçut la nuit du 4 Août. Les décrets du 4 août 1789, du 15 et du 28 mars 1790 abolirent les privilèges métrologiques seigneuriaux. Il fallait donc combler la lacune créée par ces actes; réaliser le rêve des savants du siècle des Lumières et satisfaire les attentes exprimées avec tant de vigueur dans les cahiers de doléances du tiers état. On sous-estimait au départ les difficultés d'une entreprise aussi immense» (p. 211).

À Paris, les savants discutaient : fallait-il prendre comme base la mesure du pendule battant la seconde (idée abandonnée en 1791), fallait-il préférer une division du méridien et dans ce cas organiser «l'expédition de la méridienne» (mise en place en 1792)? Pendant ce temps, dans les campagnes, en 1790, il fallait payer la redevance seigneuriale. Et les revendications des paysans allèrent bon train, eux qui réclamaient que les ci-devant seigneurs leur présentassent les «titres anciens», mieux encore les «titres primordiaux» établissant les dimensions du boisseau utilisé pour le versement de la redevance. Pareil désir d'écrit montre que les paysans étaient rentrés dans l'orbe des écritures alphabétique et arithmétique par les Cahiers de doléances; ils avaient écrit en leur nom propre, placé dans les lettres leur corps commun pour origine du langage, dans les chiffres leur oeil collectif pour lieu d'évaluation des grandeurs et exigeaient des mesures fixes et de l'écriture, du calcul à la plume.

Les seigneurs ne purent rien produire et seulement arguer de la «tradition» et de la «coutume» pour conserver autorité aux usages flous qui leur étaient favorables.

Écriture non noble que celle des paysans, qui veulent du calcul et des textes, contre signes ancestraux, imprécis en leur usage et leur origine, diffus comme la dette qu'ils expriment. Calcul contre dette. Chiffres arabes contre chiffres romains : ce ne sont plus ici des signes d'écriture, mais des hommes.

Les «titres primordiaux» que réclamaient les paysans auraient dû établir les mesures du boisseau, mesure de volume ayant la forme d'un cylindre. Mais comment écrire ce volume? Ainsi s'exprimèrent les maires et les fonctionnaires municipaux de quelques communes de la Charente dans une lettre collective adressée à Merlin de Douai, au Comité des droits féodaux, le 15 mars 1791, et citée par Witold Kula : «Exiger que les seigneurs prouvent par titres la grandeur que doivent avoir leurs boisseaux pour la perception de leur rente, c'est [...] demander une chose impossible et la loi est trop sage [...] pour demander une chose impossible.» Comment, en effet, donner les mesures du boisseau avec un vocabulaire commun, mais dont les mots ne recouvrent pas des valeurs identiques, le mot «coudée», par exemple, étant commun aux locuteurs de langue d'oil, mais la mesure variant de 23 à 33 cm?

Unifier les mesures supposait de réformer la langue et de l'unifier en cette réforme. C'est ce qui eut lieu et qui fit tant difficulté; les Français eurent du mal à abandonner le vocabulaire imagé, lié à l'expérience, au corps propre : coudée, doigt, à le remplacer par ces mots qui ne veulent rien dire que sont décimètre, centimètre, kilomètre, etc. Ils gardèrent la «livre». Ils allèrent à l'école.

Contraignant la langue, le système métrique et la décimalisation délimitent les rapports entre langue et nombres, question que posaient déjà les figures géométriques des monnaies grecques archaïques. Imposé dès 1793-1795, le système métrique engloba les mesures de longueur, de poids, de volume, mais ni celles du temps (la décimalisation des heures et minutes échoua), ni celles des angles du cercle, ni celles du boisseau, parce qu'il disparut. Ce qui avait une forme ronde ou circulaire resta fondé sur la base soixante des vieux savants sumériens.

Le programme des signes géométriques sur les monnaies égéennes des VIe et Ve siècles avant notre ère était accompli : on avait arraché au cercle du flan ce qui, en lui, était carré comme le poinçon ou long comme un segment de droite, ce qui était du côté du nombre. Les mesures furent désormais fondées sur la longueur et leur dénomination reçut une forme linguistique neuve et systémique (déci-mètre/litre/gramme). On avait conservé les usages traditionnels pour nommer, mesurer et écrire ce qui était rond, rond comme les pièces révolutionnaires qui circulaient, différentes de l'Ancien Régime et semblables à elles.

Tout se passe comme si, dans l'imaginaire collectif, les mots ordinaires étaient ronds comme le globule prémonétaire et la bulle en argile, comme les phylactères de nos bandes dessinées, ronds comme la cavité orale dans la boîte crânienne, tandis que les mots pour les nombres seraient quadrangulaires.

L'écriture monétaire, le système métrique, la décimalisation et toute l'écriture arithmétique déployée ont donc décidé que les langues naturelles ne contiennent pas les nombres. L'écriture arithmétique prend en charge et socialise les nombres, qui forment une langue ni naturelle ni artificielle, et dont l'expression orale n'est que la traduction contrainte.

Mais s'agit-il de tous les nombres?

Là aussi, la réponse est non. En effet, en même temps que l'écriture arithmétique imposa à la langue sa représentation graphique du nombre, elle exprima sa propre limitation. «Exiger que les seigneurs prouvent par titres la grandeur que doivent avoir leurs boisseaux, c'est demander une chose impossible et la loi est trop sage [...] pour demander une chose impossible.» Impossible, en effet, de calculer le volume d'un cylindre sans pi : la loi ne peut pas demander qu'on manipule pi. Pas seulement parce qu'il s'agissait là d'un nombre et d'un calcul connus des seuls savants, mais parce que l'écriture arithmétique socialise certains nombres et pas tous : les entiers naturels et les fractions, les nombres négatifs, l'infini et encore les nombres algébriques, mais pas pi, dont on peut calculer les décimales à l'infini (comme la racine de 2), mais qui ne satisfait pas à une équation algébrique à coefficients entiers ou fractionnaires (alors que la racine deˆ2 y satisfait). Quelques décennies après la Révolution, les nombres comme pi devaient s'appeler «nombres transcendants».

Le système métrique, alphabet arithmétique semblable à l'alphabet complet des Grecs, symbole, comme lui, de l'égalité des hommes devant la loi, valable, comme lui, pour tous les temps et tous les peuples, laissa pi en dehors sa graphie. Et pi garda son signe et son nom grecs, tout comme sa transcendance.

C'est par là même que l'écriture arithmétique devint une langue graphique : en se créant un autre à elle-même. Existeraient, désormais, la langue écrite des chiffres et la langue des nombres écrits avec d'autres symboles (lettres grecques, etc.).

Car c'est là une absolue contrainte à la condition humaine : il n'y a jamais de langue seule, jamais de langue au singulier, seulement des langues, au pluriel et en relation de traduction; et ce qui est bon pour les langues naturelles l'est aussi pour les langues écrites non naturelles.

Peut-on penser que l'écriture arithmétique fut dès lors arrivée à son terme? À quel moment la monnaie cessa-t-elle de servir de vecteur à son développement? Je ne sais répondre à cette question, car un gros travail reste à faire sur les pratiques monétaires et graphiques des XIXe et XXe siècles. On peut, néanmoins, envisager rapidement la fin de l'écheveau sémiologique de l'écriture arithmétique.

Le billet de banque, qui prit de plus en plus d'importance dans les échanges, resta convertible en or tout au long du XIXe siècle, jusqu'au 5 août 1914 (en France), le lendemain de la déclaration de la Grande Guerre. Dans les mois qui suivirent, les Français quittèrent le régime monétaire dont l'or était la clé de voûte et la mesure de toutes choses pour manipuler essentiellement de la monnaie graphique (billets, chèques). C'était là couper une relation vieille de plusieurs centaines d'années entre l'or et les nombres. Cette coupure fut lente et complexe; il y eut l'étalon de change-or, puis l'étalon-dollar, qui garantissait le prix de l'or; elle ne fut définitive que le 15 août 1971, lorsque Nixon suspendit la convertibilité-or du dollar. Désormais, ne rentrèrent plus dans le jeu économique que des biens et des services, d'un côté, des relations chiffrées de l'autre, c'est-à-dire de l'écriture.

Les chiffres depuis la Révolution avaient conquis l'univers social et mental des hommes. L'État multipliait les calculs statistiques. Les citoyens apprenaient à lire, écrire et compter. Plusieurs conquêtes techniques, diverses innovations administratives et politiques des XIXe et XXe siècles avaient amené une identification chiffrée de l'individu : numéro d'habitation («3, rue de...» : voilà qui n'existait guère au XVIIIe siècle), état civil (date et heure de naissance), numéros de téléphone, de carte d'identité, de passeport, numéros d'Insee, de Sécurité sociale, numéro professionnel, infinis numéros d'inscriptions à tout et pour tout. On écrivit les hommes et leur monde avec des chiffres.

À l'image des anciens savants de Mésopotamie et d'Égypte, qui virent dans leurs signes l'accès aux dieux, comme Platon pour qui dieu était mathématicien, les hommes de science et de technique ont exploité tant et si bien l'écriture arithmétique qu'ils croient l'univers écrit en langage mathématique. Comme si bel et bien existait la théorie finale qui englobe la relativité générale et la mécanique quantique avec ses développements, gomme les incohérences entre l'infiniment grand et l'infiniment petit, permet la description du début de l'univers. Voilà vingt ans que l'on nous assure qu'elle est à portée de main.

L'écriture arithmétique paraît beaucoup plus puissante que celle des langues parce qu'elle est encore jeune, parce qu'elle engage la technique et que nous savons les langues mortelles, parce que les nombres semblent siéger dans l'intemporel. Mais, à mes yeux au moins, ce ne sont là que signes - qu'ils notent les langues ou les nombres - et des humains qui les créent, avides et inquiets. Si avides et inquiets qu'ils recommencèrent, en plein tremblement sémiologique, au cours d'un siècle à l'histoire épouvantable, à inventer une nouvelle écriture.

L'écriture réticulaire

Les lignes qui suivent ne prétendent pas être autre chose qu'un engagement à la réflexion, d'autant plus que l'informatique, qui est à l'écriture arithmétique ce qu'est l'imprimerie à l'écriture des langues, a été laissée de côté.

Le tournant des années soixante-dix s'impose, trente après, comme un moment très spécifique. C'est alors que s'éteignirent quelques questions propres à l'écriture monétaire arithmétique : en 1971, fin de la convertibilité-or du dollar et adhésion de la Grande-Bretagne au système métrique.

Dans les mêmes années démarra l'écriture réticulaire : en 1968 eut lieu la première commutation de paquets en Grande-Bretagne (National Physical Laboratories), en 1969 à l'université de Los Angeles naquit Arpanet pour le département de la Défense américain, en 1972 fut créé l'Internet Working Group, puis entre 1972 et 1974 les premières formes des protocoles Internet virent le jour. Limitant la liste, on ne fait qu'évoquer ici certains développements spécifiques, bancaires (SWIFT, 1977) ou nationaux (TRANSPAC en France, 1978).

S'il est possible de penser que les réseaux engendrent une écriture, appelée réticulaire, c'est parce que saute aux yeux l'analogie suivante : le paquet de données numérisées qui circule sur le réseau est l'équivalent, mutatis mutandis, de la bulle à calculi utilisée par les Urukiens et les Susiens entre -3300 et -3100 et du globule d'électrum des Lydiens et des Ioniens d'Asie Mineure frappé vers -640. Or le paquet constitue la spécificité du réseau téléinformatique. Voyons cela.

Le principe de la commutation de paquets est le partage de la structure, c'est-à-dire qu'une communication entre deux ordinateurs à un temps donné n'immobilise pas un lien. Dans un réseau à commutation de circuit comme le téléphone, un lien physique constant s'établit entre les deux appareils téléphoniques connectés et deux personnes qui ne se parlent pas rendent impossible l'usage de la ligne à deux autres qui voudraient le faire. Un réseau à commutation de paquets n'attribue pas un lien permanent entre deux machines et un même fil du réseau peut servir simultanément à plusieurs communications : la division des données et les paquets qui circulent constituent donc la base théorique, technique et sociale d'un réseau téléinformatique. Un réseau téléinformatique signifie la greffe de l'informatique sur les télécommunications, principalement le téléphone.

Dans un réseau téléinformatique, les ordinateurs sont connectés entre eux pour envoyer et recevoir des données; celles-ci représentent des «informations» de nature variée : textes, calculs, images diverses (mobiles et fixes), musiques, voix et paroles, commandes à un autre ordinateur. Les données émises sont exprimées par l'ordinateur source en bits, signaux électroniques (présence ou absence de contact) symbolisés par zéro et un; pour leur transmission, elles doivent intégrer divers supports physiques de transport, dont le plus répandu reste la paire torsadée de fils de cuivre, utilisée pour raccorder l'usager particulier au réseau téléphonique. Quand les données numérisées passent de l'ordinateur émetteur au réseau transporteur, elles subissent une transformation (modulation-démodulation).

Un réseau téléinformatique est une organisation de transmission logiquement hiérarchisée, où tous les ordinateurs sont connectés à tous les ordinateurs grâce aux conduits et par le relais des routeurs - ordinateurs intervenant uniquement sur le réseau, qui réalisent les fonctions d'acheminement des données, un peu comme les centraux téléphoniques. Pour que ceci soit possible, deux couches d'un même protocole (TCP / IP) rentrent en jeu; IP, Internet Protocol, et TCP, Transmission Control Protocol.

Comment se constitue un paquet? Lorsqu'un ordinateur émetteur expédie une documentation, celle-ci doit, pour circuler sur le réseau, être divisée en «paquets», dont la taille ne peut pas dépasser 1 500 octets (un groupe de 8 bits); la division n'entretient aucun rapport avec le contenu de l'information : elle est technique et arbitraire. TCP, que chaque ordinateur connecté doit savoir gérer, divise le flux numérique des données en paquets, ajoute à chacun d'eux un en-tête, composé d'une information qui indique leur ordre de création et celui qu'il faudra suivre pour les rassembler à l'arrivée, et d'une somme de vérification, un nombre qui sera utilisé pour vérifier si des erreurs se sont glissées en cours de transmission; il fait les opérations inverses lors d'une réception.

Chaque paquet débute par une expression d'adressage, prévue par la norme IP, analogue aux conventions d'écriture des adresses sur une enveloppe : nom de l'expéditeur, nom du destinataire, adresses de l'un et l'autre (numéro de la maison dans la rue, nom de la rue, ville, arrondissement de la ville, département, pays). L'adresse IP est, en fait, constituée d'une suite de quatre nombres séparés par des points; mais, pour entrer et rester dans la mémoire humaine, les adresses IP ont été traduites en langues naturelles : le nom d'hôte qui héberge l'ordinateur, le nom de l'organisation ou entreprise à laquelle est rattaché l'hôte et le nom du domaine auquel sont rattachés les entreprises et organismes en question. Un paquet est donc une division arbitraire du flux numérisé, pourvu d'un en-tête et d'une adresse indiquant la machine destinataire et la machine source. Ces indications sont lues par les ordinateurs qui gèrent le réseau et organisent l'acheminement des paquets.

Le paquet est l'unité de base d'écriture sur un réseau téléinformatique. C'est lui qu'il convient de comparer aux bulles-enveloppes à calculi et aux globules d'électrum, sur certains points. Du fait du gigantesque écart technologique qui séparent ces outils d'échange, nos comparaisons seront vagues, mais il n'est nullement indifférent qu'elles puissent être faites. D'abord, sous l'aspect de la division d'un flux. La bulle-enveloppe figurait un acte de parole, isolait en les matérialisant l'expression des nombres et le nom propre du propriétaire du sceau, énoncés lors de la transaction. Le globule, division du flux d'électrum, référait par son poids à un système de mesure extérieur aux transactions. Le paquet divise le flux numérique selon l'ordre technologique et non point selon des conventions et actes sociaux (conversation, mots, mesures).

Ensuite, au plan de l'identification de la puissance émettrice, responsable de la division du flux. Comme la bulle et le globule sur lesquels un sceau était imprimé, sceau oriental qui représentait la signature de l'expéditeur, sceau lydien ou ionien indiquant l'autorité émettrice du globule, le paquet porte sur lui sa propre identification : l'adresse IP de la machine émettrice (je laisse ici de côté le cryptage des données).

Restent les aspects géographiques et culturels. Les bulles circulèrent entre Uruk et la Syrie, entre Suse et le plateau iranien, les globules entre l'empire lydien de Sardes et les cités ioniennes. Ces signes furent créés pour une aire de circulation plus ou moins vaste, en tout cas politiquement hétérogène. Les paquets circulent d'emblée sur toute la planète : ce fut vrai dès la naissance du Web : échanges entre physiciens du C.E.R.N. et leurs collègues d'outre-Atlantique.

Les personnes qui échangèrent des bulles et des globules, celles qui échangent des paquets peuvent n'avoir pas la même langue, mais partagent forcément un code : les jetons dans le vieux monde oriental, le métal précieux pesé et l'alphabet complet en Asie Mineure du VIIe siècle avant notre ère, l'anglais international et les normes et protocoles d'interconnexion des ordinateurs en cette fin de XXe siècle de notre ère.

Les écritures se construisent les unes sur les autres. L'écriture arithmétique s'est déployée grâce au vecteur de la monnaie frappée sur la base de l'alphabet complet; l'écriture réticulaire utilise les acquis des écritures linguistique et arithmétique, et ceux du développement industriel de l'écrit, dont l'informatique et le téléphone font partie : elle part de ce que les langues, les êtres, le monde, tout peut être écrit en chiffres.

Lors de l'invention de l'écriture linguistique, la bulle portant des chiffres était destinée à circuler entre A l'expéditeur et B le destinataire, et les sceaux imprimés identifiaient l'un ou l'autre. Lors de l'invention de l'écriture monétaire arithmétique, les types monétaires n'identifièrent que le pouvoir émetteur A; les poinçons sur les monnaies n'indiquaient pas B, l'utilisateur du signe, mais permettaient aux utilisateurs qui en connaissaient la signification d'opérer leurs calculs et transactions : ils évoquaient, en quelque sorte, l'ensemble des personnes B sachant les lire. L'écriture réticulaire identifie A, machine source, et tous les B possibles, machines destinataires : elle intègre et l'écriture linguistique et l'effet de circulation générale propre à la monnaie.

L'écriture arithmétique prit comme vecteur de son développement la monnaie frappée, greffe de l'alphabet complet sur les mesures de poids et la métallurgie. L'écriture réticulaire, qui transcrit la parole, des calculs, des images et de la musique, prend comme vecteur la greffe de deux médias l'un sur l'autre : l'informatique et le téléphone, véhicule de la parole vive. L'invention de l'écriture arithmétique et celle de l'écriture réticulaire furent chacune associées à une étape de la technologie du métal : la première à la coupellation de l'électrum, la seconde à la domestication de l'énergie électrique. Chaque invention majeure fut conditionnée par une innovation touchant la transmission de la parole : l'écriture réticulaire par le téléphone, l'écriture arithmétique par l'alphabet complet, enfin l'écriture des langues par les bulles à calculi, image de la bouche et de la parole du messager.

Š Si l'on admet qu'une nouvelle écriture est en train de naître, il est tentant d'essayer de comprendre, grâce au mode comparatif mis en place dans les pages qui précèdent, ce que son développement risque de nous faire vivre.

La première question n'a pour moi pas de réponse certaine : le système des réseaux est-il, aujourd'hui, abouti? Intuitivement, il me semble que non. Seule me paraît aboutie cette merveille qu'est le courrier électronique. Pour le reste, nous en sommes encore aux prodromes et essais, accompagnés d'une liberté dans les échanges et interconnexions qui ne durera sans doute pas.

Comme l'écriture des langues et la monnaie frappée, nées dans un contexte interculturel et qui se retournèrent dans le social, le transformant d'importance - Uruk, après le déploiement de l'écriture administrative, fut rasée par les Urukiens puis reconstruite -, on peut gager que les réseaux vont remplacer les lieux sociaux fonctionnant sur les écritures précédemment régnantes. Recevrons-nous nos bulletins de vote, nos feuilles d'imposition par courrier électronique? Gérerons-nous nos avoirs également de la sorte? Notons que la Mutuelle générale de l'Éducation nationale, en France, propose à ses adhérents un accès à leurs dossiers par le Web, que l'Éducation nationale considère qu'une demande de mutation enregistrée sur Minitel vaut un document signé de la main du demandeur. L'École et l'Université seront-elles virtuelles, comme on dit, au moins en partie? Je crois bien que le réseau, à cause de la possibilité qu'il offre de publication et d'édition non hiérarchisée par sites multiples et foisonnants, deviendra un médium local, régional, autant et même plus que mondial, qui accompagnera la communautarisation du social.

Il me semble que le paiement en monnaie arithmétique n'est ni réglé ni spontané sur le réseau, que les complexités engendrées par le chiffrement des codes bancaires, les clés publiques et les clés privées (interdisant l'accès au compte bancaire d'une personne qui règle ses dettes sur le réseau par d'autres que son propriétaire et le banquier) montrent que l'actuelle monnaie n'y est pas vraiment à sa place. Il faut, je crois, admettre que les réseaux vont engendrer une nouvelle «monnaie»; la bande passante (la quantité d'informations exprimée en bits par seconde que véhicule un canal de communication à un instant donné) pourrait-elle constituer une «monnaie»? Ce serait tentant, mais la bande passante, c'est de l'énergie, et l'on ne sait pas stocker de l'énergie. Or la monnaie constitue par principe une réserve de valeur. L'information numérisée elle-même? Hypothèse non dénuée de sens, car l'écriture eut, de tout temps, une fonction monétaire. Mais dans ce cas, le régime économique correspondant ressemblera à une sorte de troc, au moins pour les biens non matériels.

Quoi qu'il en soit, la vieille monnaie - la nôtre - a encore des jours à vivre devant elle, toujours utile pour régler le blanc sec au comptoir du matin et rassembler les Européens dans la langue non naturelle dont ils ont décidé de se doter. Car l'euro, qui répond à un programme sémiologique archaïque, met au devant de la scène la fonction linguistique de la monnaie; les Européens semblent se dire : «Nous nous dotons d'une langue matérielle, inventée, historique, non maternelle, nous échangerons avec ses pièces et en son nom, mais chacun de nous gardera sa langue vraie, invisible, territoriale, à l'origine inouïe.»

Pourtant, quelque chose pointe à l'horizon de l'écriture réticulaire qui n'est pas pour déplaire. Peut-être est-on fondé à espérer, comme le dit Éric Guichard, qu'elle fera tomber la barrière qui sépare les sciences dures des sciences de l'homme, libération dont le comparatisme entre les langues et les croyances de quelques civilisations antiques constitue la forme souriante et comme érodée. Pourra-t-on pratiquer dans les signes réticulaires à la fois les lettres, les sciences et les arts - les langues, la mathématique et le dessin, qui leur est si délicieusement connexe - sans passer pour un rêveur, un touche-à-tout, définitivement pas sérieux s'abstenir? Peut-être, aussi, donnera-t-elle un nouveau souffle à la poésie, débarrassée de l'infernale et mortelle page blanche, des comités de lecture, de la non-rentabilité des revues, du carcan littéraire? Poésie de l'écran lumineux vif et sombre, ciel intérieur étoilé, décidément éphémère.


Reste que ce qui différencie, de façon incommensurable, l'écriture réticulaire des écritures linguistique et arithmétique, tient à l'invisibilité du paquet. Il n'existe que pour les machines - yeux aveugles. Les hommes qui s'écrivent par son intermédiaire ne le voient jamais. Beau paradoxe quand il s'agit d'écriture, mais ô combien signifiant : nous avons changé de monde, l'invisible et le sens qu'il instaure entre les hommes, donnée organisatrice comme l'esprit divin qui animait l'univers des Anciens et les nombres immanents qui le régulaient, est produit par des machines, produites par les hommes et qui échangent en leur nom. C'est là que gît l'immense transformation anthropologique à venir. Car les signes renvoient l'homme à sa condition, le miment et le jouent, les signes «font» l'homme, dans le double sens que donnèrent à leur livre Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer «Lorsque les dieux faisaient l'homme» (cf. note 5).

En effet, les signes d'écriture des langues constituèrent le moule dans lequel les Anciens d'Orient et d'Occident, des IIIe, IIe et Ier millénaires avant notre ère, imaginèrent et écrivirent leur anthropogonie désormais graphique et non plus mythique. Quittant la parole séduisante et mensongère, la mémoire fragile, aspirant à une humaine éternité d'argile, de pierre ou de papyrus, c'est dans les signes d'écriture qu'ils se donnèrent à voir leur condition, faite de différence sexuelle et de filiation.

Puis, à la fin du Ier millénaire avant notre ère et au début de la nôtre, quand l'écriture monétaire s'ajouta aux écritures des langues, il fallut rajouter à l'anthropogonie graphique dans les signes des langues, une autre, fondée sur les signes des nombres. Ce fut le christianisme qui s'en chargea, avec le succès que l'on sait. Et dans l'écriture réticulaire, les enfants de nos enfants verront l'expression commune de leur condition d'hommes.

Mais ceci est une autre histoire.

Clarisse Herrenschmidt


Notes

1. Il faudrait citer ici les recherches en phonosymbolisme comme celles d'Ivan Fonagy, qui montrent que des populations de langues diverses - hongroises, françaises et anglaises - associent le son i à quelque chose de «fin et pointu». Certes, il peut s'agir d'une conceptualisation influencée par la graphie; mais il peut aussi s'agir d'une qualité de la perception sensorielle, auquel cas les Grecs auraient représenté ce son «fin et pointu» par un signe ayant les mêmes qualités.

2. Henri-Jean Martin, avec la collaboration de Bruno Delmas, Histoire et pouvoirs de l'écrit, Paris, Perrin, 1988.

3. Jacques Bichot, Huit siècles de monétarisation, Paris, Économica, 1984.

4. Witold Kula, Les Mesures et les Hommes, Paris, M.S.H., 1984.

5. Paris, Gallimard, 1989.


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