Actualités et nouveautés Le colloque de 1999 Articles
Bilans, débats, comptes rendus Dernier ouvrage Pointeurs et Bibliographie
Page de garde Vos commentaires et propositions

Le 22 à Manhattan

Paul Mathias
novembre 1997

Nous nous sommes avisés à plusieurs reprises, lors de nos séances de l'année dernière, de ce que les enjeux que recouvre l'accès à l'internet participent de plusieurs registres, notamment économique et politique. L'on a pu dire ainsi que les circuits institutionnels pouvaient être contournés, voire neutralisés dans leurs efforts de régulation, par un accès peu onéreux à l'internet proposé par des prestataires privés, les F.A.I. (fournisseurs d'accès internet).

Le fait est sans doute véridique, mais d'une moindre simplicité qu'il n'y paraît au premier abord. Pour accéder à l'internet, le choix qu'on a d'un accès commercial dissimule des contraintes dont on ne peut vraiment avoir l'idée que pour y avoir été exposé «corps et biens».

L'Amérique du Nord, et notamment la mégalopole new yorkaise, peut paraître à cet égard un lieu tout à fait privilégié. Les prestataires sont très nombreux, et la concurrence «sauvage» qu'ils se livrent garantit aux utilisateurs des prix faibles et des prestations en principe complètes. Pour un abonnement mensuel qui va grosso modo de $12 à $25, on obtient un accès «graphique» complet (Slip ou PPP), une ou deux adresses e-mail, l'accès à quelques 20000/25000 groupes de discussion, et parfois même un espace disque dur susceptible de loger une page web et ses avatars iconographiques ou sonores.

Le rêve paraît d'autant plus accessible que les échos qu'on peut avoir émanant d'utilisateurs institutionnels (de la New York University en l'occurrence - N.Y.U.) donnent assez peu envie d'aller y quémander un accès sans doute prestigieux, mais toutefois fort incommode et de médiocre qualité; les modems y sont paraît-il en nombre insuffisant, et semblent trop fréquemment mal négocier leurs liaisons avec les utilisateurs-clients, contraints ainsi d'appeler souvent à plusieurs reprises pour accéder enfin à leur compte.

Au bout du compte, il semblerait que l'utilisateur institutionnel lui-même, s'il aspire à un usage régulier et diversifié de l'internet, soit mieux loti avec une connexion commerciale qu'avec une connexion institutionnelle. Sauf, précisément, à examiner avec rigueur les contraintes qu'impose le marché, au risque de négliger trop rapidement les qualités inhérentes aux administrations publiques.

Les demoiselles du téléphone

Il faut en fait distinguer deux séries de difficultés, les unes générales, et non pas spécifiques à l'accès internet, quoiqu'elles en déterminent de fait l'usage, et les autres propres à la diversité même des F.A.I.

Si l'on veut faire des vagues sur l'océan internettique, il faut évidemment en premier lieu se voir attribuer une ligne téléphonique. Le protocole France Telecom est assurément lourd, et d'autant plus désagréable qu'il laisse immanquablement le sentiment qu'on multiplie absurdement les tracasseries administratives et que l'on taquine le client sous prétexte qu'il est un «usager».

Les choses sont plus simples de ce côté-ci de l'Atlantique, où un simple «coup de fil» suffit à l'ouverture d'une ligne téléphonique. Il est vrai qu'il est préférable de donner un numéro de sécurité sociale (indigène), si l'on veut éviter quelques humiliations financières, comme de devoir verser un acompte sur ses communications, ou de voir son service restreint à des appels locaux ou régionaux. Et puis il faut savoir évaluer les propositions commerciales des «demoiselles du téléphone», très soucieuses de la qualité de leurs prestations, c'est-à-dire de la productivité du temps qu'elles passent «en ligne»: choisir parmi les multiples options liées à une ligne téléphonique est en soi un travail de précision, surdéterminé par le souci de ne pas manquer une bonne affaire, ou par la crainte d'être laissé au seuil de la modernité téléphonique - l'avis d'appel n'étant que l'embryon d'une réalité tentaculaire qui va de l'identification automatique de l'appelant au choix du convoyeur des appels régionaux, ou nationaux, ou internationaux, etc.

Mais pour se représenter assez adéquatement l'état réel des choses, il faut se rendre présente les petites icônes qui accompagnent une connexion PPP: un poteau, des bulbes, et des fils tendus à l'air libre. Dans l'Iowa? Non - à New York. En faisant l'économie des poteaux, dans le coeur de la ville, on ne fait pas pour autant celle des fils exposés aux intempéries ou au vandalisme. Souvent les arrière-cours des brownstones, ces vieilles maisons construites dès le début du XIXe siècle et échappées aux reconstructions successives, sont recouvertes de fils noirs plutôt que de lierre, flanquées de boîtiers métalliques à l'allure bancale, et percées de toutes parts, et de façon assez chaotique, d'autant de trous qu'il y a non pas de lignes téléphoniques, mais d'installations de lignes réalisées les cinquante dernières années. Cela fait un peu désordre, et l'on en viendrait presque à regretter ces bons fonctionnaires qui, s'ils s'arrêtent de travailler entre 12 heures et 14:30 heures (il faut déjeuner, et digérer... - choses impensables par ici, parce qu'après tout, on se gave de cochonneries du matin au soir), n'en réalisent pas moins un travail propre et d'une qualité manifeste et durable. Aux États-Unis, et surtout à New York, on semble peu s'inquiéter de faire durer les choses - quoique... Car si «ça marche», on conserve tant bien que mal ce qui marche, un boîtier de protection en porcelaine datant des années 30, ou bien des fils pendants, malpropres, mais qui assurent malgré tout des liaisons téléphoniques tolérables.

D'où, il faut s'y faire, les difficultés que rencontre l'internaute. On sait combien les liaisons «domestiques» sont tributaires de la qualité du réseau physique, et qu'une ligne téléphonique, somme toute, ne peut pas assurer un très grand débit. Si l'on vient dans ses moments d'égarement à rêver du protocole «x-2», que U.S. Robotics introduira commercialement au début de 1997 (une simple mise à jour de la flash ROM de ses modems permettra de passer à 52K bps au lieu du vieux 28,8, et de l'actuel 33,6...), on est vite ramené à une réalité plus éprouvante quand on est confronté aux réalités physiques de ses connections téléphoniques. Car le cuivre est ancien et exposé, les boîtiers de relais disséminés et mal entretenus, et si fragiles face à des conditions météorologiques parfois extrêmes (il suffit d'une journée de grosse pluie pour rendre inopérant un tel relais - n'importe lequel, n'importe où). Et il faut prendre garde de ne point trop se plaindre auprès du fournisseur (privé mais monopolistique - Nynex), qui peut bien, s'irritant, prétendre devoir réaliser des réparations dont l'utilisateur sera responsable (et payeur); ou bien s'il faut se plaindre, que ce soit après avoir soi-même réalisé un contrôle précis de son installation, et être en mesure de prouver de manière irréfutable les responsabilités du fournisseur.

En d'autres termes, il faut aborder le problème de l'accès internet avec l'esprit chargé d'images d'Épinal, dont les vertus de vérité sont aussi probantes qu'elles peuvent être exaspérantes. L'Amérique est bien une «terre de contrastes», et s'il est relativement aisé de s'y faire installer des lignes à haut débit pour des prix inférieurs à ceux pratiqués en France - ou en Europe en général -, il l'est tout autant de s'y voir attribuer une installation fumante et pétaradante, auprès de laquelle une vieille «deuche» fait figure de voiture de Grand Tourisme.

Eye S Pee

Les réseaux téléphoniques sont la cause per accidens de la difficulté de se connecter à l'internet. Les prestataires de service, Internet Service Providers ou I.S.P., en sont la cause per se. Comme on peut s'en douter, la multiplication des prestataires aura eu pour effet non seulement de contribuer à créer une demande - par effet de publicité autant que de mode -, mais également de restructurer la libido des usagers de l'internet en y créant de nouvelles formes de frustration.

Il faut bien choisir son fournisseur d'accès; procédure de liberté, sans doute, mais aussi de responsabilité à l'égard de soi-même et de son désir... Si l'on veut faire le malin (ou du moins croire qu'on l'est), on sera attentif à éviter ce qui paraît constituer deux pièges symétriquement opposés: les appels à la débauche du prestataire local (de quartier), comme il en existe beaucoup, et qui racole le chaland grâce à de criards encarts publicitaires dans la presse hebdomadaire et gratuite (Village Voice ou bien New York Press par exemple); et les sages conseils du prestataire continental, dont on doit supposer que la terrifique extension géographique aura fini par imposer à ses employés des modes de fonctionnement bureaucratiques et inefficaces. On optera donc pour un prestataire intermédiaire, dont on conjecturera qu'il a les reins suffisamment solides pour être techniquement digne de confiance (reliable), et qu'il n'est pas encore assez grand pour être indifférent à une nouvelle et dynamique clientèle.

Las! L'intermédiété n'a rien d'incompatible avec la bureaucratie. Il faut attendre trois semaines pour recevoir le «connect pack» sans lequel on ne saurait utiliser les services du prestataire de son choix. De quoi s'agit-il? De quelques applications qu'on peut généralement se procurer sur un lieu d'accès public (Netscape etc., mais non pas les versions les plus récentes), associées à un fichier «préférences» qu'on pourrait aussi bien constituer par téléphone en quelques minutes avec un informaticien très moyennement compétent. Mais il faut attendre, c'est-à-dire passer pas les fourches caudines de «l'initialisation» d'un compte.

Ensuite, tout dépend des reins du prestataire, et l'expérience montre qu'ils sont nombreux à être en dialyse. Devoir faire entre 10 et 15 tentatives infructueuses pour parvenir à se connecter à son serveur est monnaie courante. Et si encore cela était dû à l'occupation de la tonalité... Mais c'est que souvent, très souvent, c'est la connexion elle-même qui est exécrable, et qui avorte: «it drops - link dead». Sans compter que pour diverses raisons (généralement synthétisées ici sous le vocable de gremlins), les serveurs eux-mêmes peuvent être hors circuit pendant 12, 24, ou 48 heures d'affilée... Il faut en dernière extrémité, c'est-à-dire assez rapidement, se séparer de son prestataire, qui généralement ne le souhaite pas. Si on l'en menace, il fait des offres qui ressemblent beaucoup à de la corruption de clientèle: «laissez les autres payer tant (méga N), nous vous faisons un compte à tant (micro n)». Il faut savoir résister et se relancer dans l'aventure pour la recherche d'un service fiable.

On pourra alors conjecturer que les entreprises tentaculaires et qui se déploient sur toute la surface du continent, en vertu des exigences de qualité qu'elles sont amenées à promouvoir, seront les plus fiables, et ainsi oublier leur caractère bureaucratique - et rédhibitoire. Mais de tels oublis se paient cher, et par une attente qui peut aller jusqu'à six ou sept semaines - pour obtenir le même «kit» de connexion que précédemment, avec cependant une autre configuration PPP... Et rien ne garantit que les liaisons seront fiables, évidemment.

Aussi peut-on s'en remettre à la chance, ou se dire qu'un prestataire plus onéreux est aussi peut-être moins sollicité, et donc susceptible d'une plus grande fluidité internettique. On peut se dire beaucoup de choses, faire des choix au hasard, se laisser porter, flâner, chiner, bref, à défaut d'une fougueuse maîtresse ou d'un vigoureux amant, faire le choix d'une amitié plus égale, moins étonnante, mais aussi constante. Soigner ses accès de libido par une pratique sage et régulière de la connexion internettique est un choix existentiel, sans doute meilleur que d'autres pour les nerfs. Et l'on feindra d'oublier que tous les modems du prestataire ne se valent pas, que le sien propre ne trouve pas toujours une compression de données à sa mesure, mais qu'après tout, ils font les uns et les autres leur travail, et qu'elias n'est pas tellement plus loin que u-chicago ou virginia.edu...

Entre Marx et Plotin

Il n'est pas indispensable d'être métaphysicien, ni spécialiste des idées politiques, pour se rendre à cette évidence que l'accès à l'internet recouvre initialement des enjeux de pouvoir. Ne parlons pas de «culture», de défense du Volapuk ou du bas Breton, mais seulement de la confrontation de l'usager à ceux qui sont susceptibles de lui fournir un accès au verbeux océan de l'internet.

L'alternative est à cet égard extrêmement simple.

On peut tenter d'obtenir un «compte» auprès de l'institution de laquelle on dépend, ou bien avec laquelle on a quelques affinités. Les cas sont certes «individuels», mais les règles générales, rigides, et les «espaces disque» peuvent être défendus tantôt avec alacrité, tantôt avec formalisme. Ce qui est sûr, c'est que le contact doit à un moment ou un autre être «humain», c'est-à-dire se solder par la rencontre ou la confrontation des intéressés. La négociation peut avoir lieu, elle est essentiellement administrative, mais elle est sur-encombrée de la personnalité des protagonistes et de leur désir - de s'entendre ou de s'agacer.

En revanche, le marché a ceci de spécifique qu'il permet d'éviter tout contact «humain», et la forme de «politesse» qui l'accompagne - ou ce pur et simple intérêt qu'on va dissimuler derrière une courtoisie de façade... On n'est en contact qu'avec des opérateurs, le plus généralement au téléphone, parfois en ligne. On peut se donner un courage que la distance fortifie, et imposer ses demandes d'autant plus aisément que le prestataire est momentanément le demandeur d'une nouvelle clientèle. Mais les services qui seront rendus seront à proportion des stratégies commerciales que celui-ci entend mettre en oeuvre, et rien ne garantit que le paiement d'un abonnement donnera toutes les satisfactions attendues de la fréquentation des réseaux: les administrations sont pudibondes, mais les serveurs commerciaux peuvent l'être bien plus quand il est question pour eux de défendre et surtout d'afficher leur virginité intellectuelle (cf. l'affaire Compuserve en Allemagne, mais aussi la «diligente compréhension» dont on fait preuve les F.A.I. français au moment des censures du printemps dernier, et la théorisation morale a posteriori qu'ils se sont estimé devoir produire autour du concept spongieux de «vigilance»).

L'alternative semblerait à ce compte se résoudre dans l'effort de choisir le moindre mal, entre des institutions qui trouvent toujours des arguments «légitimes» pour défendre leur espace, et des commerces que peu de choses arrêtent s'il faut occuper un terrain commercial dont les enjeux économiques sont, pour les plus gros prestataires (AT&T, MCI, AOL, etc.) probablement gigantesques. Mais il faut au moins reconnaître que le marché, pour ce qui est de l'internet, reflète une certaine vérité: que le discours internettique s'énonce et s'énoncera sans le sujet qui l'articule, et qui se trouve réduit à une voix ou quelques mots tapés sur un clavier. Les institutions nous préservent sans doute d'une désincarnation rampante, puisque leurs usagers restent identifiables par leur statut institutionnel, et au fond le «prestige», vrai ou prétendu, de leur adresse électronique. Mais le marché ne reconnaît qu'un affrontement de voix ou de bits, selon qu'on se fait connaître par le canal téléphonique ou informatique, et ne s'inquiète que de la productivité des utilisateurs, du temps qu'ils passent à se répandre sur les réseaux, de l'intérêt qu'ils y trouvent, et qui fera d'eux les futurs utilisateurs des services commerciaux qui s'y développeront.

Réduits à de simples data streams, ou anxieux d'affronter les autorités constituées, nous paraissons pris dans l'étau d'une lutte des classes institutionnelle (entre titulaires nantis et contractuels recyclables) et d'une désagrégation informatique de notre être intime (que résume un surfing dont la seule dignité résidera en ultime analyse dans ses retombées économiques). Entre Marx et Plotin, il pourrait rester tout juste la place pour un épanchement verbeux, graphique, et sonore, de ses petites misères personnelles.

Paul Mathias

Vos impressions



Actualités et nouveautés Le colloque de 1999 Articles
Bilans, débats, comptes rendus Dernier ouvrage Pointeurs et Bibliographie
Page de garde Vos commentaires et propositions