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L'internet, qui est sans doute né des craintes des militaires, doit incontestablement sa fiabilité à l'enthousiasme et à l'engagement des scientifiques, et son expansion mondiale au sentimentalisme spéculaire de ses myriades d'utilisateurs quotidiens. On s'y projette, on s'y affiche, on y expose toutes les petites ou grandes misères de son existence, et tous les menus plaisirs qui font qu'on persévère dans le fantasme de la félicité. Nés dans les ambitions du Pouvoir ou de la Science, les réseaux naviguent ainsi dans les limbes de la vie ordinaire, pour en accentuer la coloration et lui donner un semblant de légitimité.
Ce n'est pas à dire qu'il faut stigmatiser la façon dont tout un chacun conçoit son droit d'accès aux réseaux -- essentiellement comme celui d'exercer un immarcescible droit de parole --, ou distinguer, avec une joviale condescendance, le bon et le mauvais usage de l'internet, grossièrement les serveurs voués à des activités commerciales et annexes (notamment l'offre d'accès payant aux réseaux), et les serveurs universitaires et scientifiques, où l'on se consacrerait naturellement à la recherche de la vérité en faisant de l'outil informatique l'usage qui en serait le plus digne. Il ne s'agit pas plus de justifier a posteriori une sans doute nécessaire "mise à jour" des réseaux, et le passage de Renater I à Renater II par exemple. Tout simplement, c'est un fait d'expérience que les innumérables "pages personnelles" autour desquelles se construit de plus en plus l'internet sont presque exclusivement consacrées aux tremblements de la subjectivité, aux frêles palpitations du moi interne, et qu'elles paraissent à cet égard, "objectivement", n'être que le miroir, pour un utilisateur donné, de sa propre vie, ou plutôt de ce qu'il parvient à en concevoir.
On s'en étonnera à peine, mais il n'y a guère de "page", sur la partition réservée aux élèves du site de la très prestigieuse École Normale Supérieure (Ulm), qui ne soit d'abord, et parfois presque exclusivement, consacrée à l'exposition naïve, sans doute innocente, et peut-être un peu impudique, d'avatars sentimentaux dont on comprend mal qu'ils puissent participer réellement du grand flux cognitif des "autoroutes de l'information". Ce qui importe d'ailleurs assez peu en soi, et la question n'est pas morale, mais cela donne à penser la croissance naturelle de la "toile" et plus généralement de l'internet tout entier. S'il existe une confusion très commune de la partie et du tout, de la Toile et de l'Internet, elle pourrait n'être que le symptôme d'une confusion sur l'objet des réseaux et les innombrables opportunités qu'ils offrent effectivement. Car c'est comme un refus d'y voir autre chose qu'une manière comme une autre de transmettre le fond de ses pensées, quoi que ce soit en réalité, du discours, de l'image, du son, quelques avatars de son ingéniosité de programmeur, enfin tout ce qui permet d'y occuper "en personne" une place digitalisée, si ténue soit-elle.
En d'autres termes, c'est comme si l'occupation proprement dite de l'espace primait la façon de s'y installer et d'y entreprendre des constructions "véritablement" personnelles. En fait, on se trouve à la réflexion confronté à une idée "naturelle" de la personnalité, qui ne donne malheureusement pas plus satisfaction qu'un sac de haricots pour entreprendre l'étude du calcul infinitésimal. Car s'il est toujours question de ce que la toile permet d'exprimer de "personnel", cette catégorie de la personnalité permettant de justifier toutes les formes et les contenus de discours, il n'en reste pas moins qu'on imagine assez rarement des tropes originaux, et qu'en somme tous les discours font miroir les uns aux autres tout comme à leur auteur, et qu'ils se recoupent dans un bouillon identitaire qui ignore, en effet, toutes les frontières nationales.
On pourrait d'ailleurs s'amuser à élaborer une sorte de triangulation de cette catégorie de la personnalité, en y distinguant trois sommets qui définissent trois comportement internettiques et égocentriques extrêmes.
Un sommet est occupé par le "moi", dont toutes les images paraissent légitimes parce qu'elles traduisent un intime désir d'exhibition de soi. Ici domine un principe de libération, puisqu'on transgresse d'une certaine façon les contraintes mondaines ordinaires, et notamment le désintérêt d'autrui pour soi. En faisant état de soi-même, de ses préférences sexuelles ou de son intérêt pour la belote ou la planche à voile, de son intérêt pour la cinématographie de Claude Lelouch, de son goût pour la potée auvergnate ou les bas résille, on met en scène pour le visiteur un peu aventureux une existence qui se conduit sans nécessité, dans les méandres de la contingence, et qui paraît ne répondre qu'à une causalité dont on disait autrefois qu'elle relève du "mécanisme de la nature". L'intérêt que nous éprouvons pour les autres et leurs aspirations est généralement presque inexistant, à moins il est vrai qu'il y ait dans ces existences que nous percevons de loin quelque chose de "sensationnel". Et pourtant tous, les autres aussi bien que nous-même, nous succombons au désir de faire publiquement état d'une certaine intimité, comme si notre présence sur les réseaux devait soudain enrichir notre vie d'un contenu universel et lui donner l'éclat intense de l'exemplarité.
Un autre sommet est occupé par la réclame commerciale, assez paradoxalement une version macrocosmique de cette quête d'une mise en image de soi. Il y a de moins en moins de sites non institutionnels qui ne soient construits avec ou parfois même autour des "timbres" de leurs "sponsors" officiels. Qu'il s'agisse de sites extrêmement populaires comme ceux des fureteurs (Altavista, Excite, etc.), ou d'autres plus ciblés comme par exemple la nébuleuse du magazine Wired (autour de laquelle gravitent Webmonkey.com, Packet.com, etc.), tous ces sites prétendent exercer un attrait commercial sur leurs visiteurs en proposant des liens vers des sites plus exclusivement commerciaux. Seulement précisément, les sites commerciaux ne sont jamais que des vitrines où sont exhibés des services ou des produits, depuis la simple information sur leur existence (et les moyens de se les procurer), jusqu'à la mise à la disposition du public de certains d'entre eux, généralement logiciels, un peu comme si soudain la vitrine devenait cabine d'essayage. La subtilité de la réalisation cinématographique étant pour l'instant hors de portée des concepteurs ou des machines, il ne reste de fait aux entreprises, et même aux plus grandes, que la solution de l'étalage des produits, et l'exposé sans doute édulcoré de leurs irremplaçables qualités &emdash; les automobiles Buick, les ordinateurs portables d'IBM, ou encore... les raviolis de Maggi.
Enfin les institutions elles-mêmes conçoivent leur présence sur les réseaux comme un moyen sinon privilégié, du moins nécessaire de leur "publicité". Non pas qu'elles aient à faire la réclame de leurs services, car elles n'offrent précisément pas des services, du moins pas dans le sens exclusivement commercial du terme, mais réellement des "informations", mais elles se plient à une nécessité du temps qui veut qu'on doit à tout prix faire acte de présence sur les réseaux et donner un certain spectacle de soi-même. S'il faut prendre un autre exemple prestigieux, le Lycée Henri IV, à Paris, donne toutes les informations qui se conçoivent sur ses activités pédagogiques ou quelques "curiosités" des lieux, mais un peu comme s'il ne s'agissait que de dresser un portrait qui aurait pu tout aussi bien être diffusé sur d'autres supports, notamment, comme on dit, un "support papier".
Deux choses sont ainsi étroitement liées, dans l'usage naturel des réseaux : une utilisation réduite à l'exposition de soi, et un contenu qui n'a rien de spécifique aux réseaux, et n'est que la transposition sur les réseaux de contenus d'information presque exclusivement "traditionnels". L'internet, confondu avec la toile, paraît ainsi constituer le réceptacle privilégié d'un déferlement immaîtrisable du Soi, "personnel" ou bien "commun", qui serait enfin doté des instruments les plus plastiques de son exhibition et constituerait le ressort d'une compulsion de publication dont les seules limites seront, à terme, les capacités des réseaux en matière de bande passante ou de tolérance au bruit. En tant que tel, l'internet n'est donc pas questionné mais reçu et adopté, sans appropriation préalable, et en somme réduit à de simples effets d'auto-publication.
Deux choses font que, selon le mot de Pascal, "le moi est haïssable" : l'une est qu'il se veut le centre de tout, l'autre qu'il ne fait effort que de tout asservir. Il y a de cela dans la compulsion de publication dont l'internet est en général le support. On croit qu'il suffit d'exposer ce que l'on est ou ce que l'on croit pour être légitimement en droit de le faire, comme si l'exposé était dans les faits porteur de sa propre légitimité, et l'on croit que la publicité de la parole doit à juste titre attirer vers soi et rendre au moins partiellement captif le curieux qui s'aventure dans les méandres de la toile, ou se plonge dans les profondeurs abyssales des groupes de discussion. En un mot, l'activité du "moi internettique" se résume à se rendre "intéressant", moins au sens où l'on pourrait effectivement faire oeuvre d'intérêt général, qu'au sens où l'on dit d'un balourd qu'il "fait l'intéressant".
On rapportera ce phénomène à une double erreur. Premièrement, sur l'idée de "personnalité". La compulsion de publication participe de l'idée que produire des effets "personnels", c'est purement et simplement exprimer ce que l'on "croit", que l'on "veut", ou que l'on "ressent". Pour ce qui est du sentiment, s'il peut donner l'illusion de la personnalité, il franchit avec peine la barrière de l'entendement, si l'on peut dire, c'est-à-dire simplement celle du discours. À moins des talents du génie et de la littérature, on voit mal comment le "sentiment" peut présider à autre chose qu'à l'énoncé descriptif, fade et souvent exaspérant, de miasmes psychologiques ordinaires, comme l'amour éternel d'alpha pour bêta, ou les goûts coquins de psi et d'oméga. Quant à la parole du "vouloir", on se heurte immanquablement à l'exigence d'une "déontologie", et à moins de tenir des propos grossiers ou orduriers, on restera toujours dans le cadre de l'admissible, du sens commun, et en somme de l'opinion qui se partage et dans laquelle tous nous nous reflétons non pas de manière originale, mais plutôt de manière identitaire. Et de fait, ce que l'on "croit" n'est jamais que ce qui est généralement cru, et non pas l'expression d'une vision du monde, d'une perception "profonde" d'une réalité humaine, sociale, ou même objectale -- à moins justement, que le discours soit un effet de savoir et non pas de croyance, le produit d'un travail et non pas d'une pure compulsion de publication.
Globalement, donc, l'erreur fondamentale qui affecte l'idée de la "personnalité" appliquée à la créativité internettique, est qu'on l'associe à l'intériorité plus ou moins bourbeuse du moi intime, et qu'on refuse de la rapporter au travail, à la peine qui lui est relative, et aux difficultés de la création proprement dite.
D'où la deuxième erreur, et probablement la plus cruciale. En considérant la toile, et l'internet en général, comme l'espace privilégié d'une expression de "soi", on en fait le support de formes de discours qui ne lui sont pas spécifiques, mais traduisent simplement la volonté d'occuper un espace médiatique parmi d'autres, et dont l'intérêt, en l'occurrence, est qu'il peut être occupé par des individus plutôt que des groupes publics ou privés, institutionnels ou industriels. Seulement l'internet n'est alors plus qu'un support, et le moyen d'une activité qui ne lui est aucunement spécifique. Sans doute, en un certain sens, il n'est pas possible de renoncer à y voir un "média" parmi d'autres, puisque les informations y transitent et qu'elles garantissent cette sorte de rencontre qu'est la communication. Mais en même temps, à moins d'en réduire l'existence à celle d'un journal "personnalisé", d'une boîte aux lettres plastique et fiable, enfin d'une télévision très exactement adaptée aux goûts les plus personnels, l'internet doit être réinterprété à la lumière d'une exigence de singularité susceptible de nous éclairer sur la manière dont il altère, au sens d'une transformation, notre mode de penser ou de produire du "discours".
Plutôt donc que l'idée de la personnalité, il faut sans doute privilégier celle du travail, lié non à des activités productives ou économiques, mais à une activité de création et de "poésie digitale". La question que permet de poser le phénomène de l'internet est celle-ci : "que signifie travailler sur la toile, et que signifie travailler sur l'internet en général ?" Être capable de répondre à cette question, c'est être capable de comprendre en quoi l'internet en général induit un type d'écriture spécifique, par exemple en ceci qu'un "site web" peut donner à voir non pas des images ou des textes originaux, mais une construction originale de ces images ou de ces textes (cf. par exemple le site de David Blair accueilli par l'Université de Virginie). L'intérêt majeur de l'internet n'est à cet égard sans doute pas dans la publicité qu'il assure de sources d'informations déjà disponibles à une minorité (même si c'est là un aspect en soi important des réseaux), mais dans la re-structuration de ces informations, dans les rapports qu'il permet d'établir entre elles, et en somme dans le mode tout à fait spécifique de dé-structuration des habitudes intellectuelles qu'il provoque.
En quoi l'un des enjeux majeurs d'une réflexion sur la "communauté digitale" est de mettre au jour ce que peut être l'internet non comme moyen d'une publicité de l'information, mais comme objet et comme "lieu" d'une certaine communautarisation de la pensée en général, des savoirs, de l'art, des croyances également ou des valeurs. Il faudrait pouvoir convertir une interprétation du phénomène qui l'articule à l'invention technique d'un support déterminé, en une compréhension de son mode d'être comme fin, c'est-à-dire comme effet de formes originales de la pensée et de sa créativité. D'où il ressortirait que l'internet n'est pas un simple truchement de la pensée, mais l'un de ses modes de réalisation originaux.
Paul Mathias, New York, décembre 96.
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