La construction sociale des objets informationnels:
matériaux pour une ethnographie des usages
Serge Proulx
Professeur titulaire, Département des communications,
Université du Québec à Montréal
avril 2000
1. Les approches constructivistes dans les sciences sociales
La perspective constructiviste se veut une alternative aux conceptions dualistes dans les sciences sociales qui tendent à cristalliser a priori les définitions de la réalité sociale ou des processus sociaux au moyen de catégories duelles trop abstraites et trop rigides (individu vs société; nature vs culture; déterminisme vs liberté; technique vs société) (cf. Akoun & Ansart, 1999, p. 110-111). En conséquence, les lectures constructivistes des phénomènes techniques se veulent une alternative à la pensée déterministe, paradigme fort répandu tant du côté des techno-optimistes que des techno-pessimistes. La pensée déterministe se déploie sous deux formes principales : le déterminisme technique qui postule que la technologie provoquerait unilatéralement le changement social et le déterminisme social qui cherche à démontrer que ce sont plutôt les structures sociales (par ex. le contrôle économique de la propriété des médias ou de la fabrication des technologies) qui détermineraient unilatéralement les contenus et les formes des objets et dispositifs techniques informationnels (médias, systèmes humains-ordinateurs, réseaux de communication).
Les approches constructivistes postulent que la réalité sociale est un processus dynamique en construction permanente. Ainsi, en ce qui concerne les phénomènes techniques, il y aurait un enchevêtrement dynamique, instable et permanent entre le pôle des technologies et celui de l'environnement social. En d'autres mots, tout objet ou dispositif technique porterait l'empreinte des rapports sociaux qui le sous-tendent et, en même temps, la dimension technique traverserait de plus en plus largement l'ensemble des formes sociales. Par exemple, quand un groupe d'innovateurs proposent un nouveau dispositif technique, s'il veut mobiliser des firmes, des gouvernements, des leaders politiques, des acteurs industriels, des individus - pour le supporter dans le développement et l'implantation sociale de cette innovation - il devra montrer que son innovation est porteuse d'une nouvelle vision de la société, et que cette innovation technique apportera des changements souhaitables pour la société. En d'autres mots, les innovateurs en matière technologique doivent se faire les porte-parole d'une vision sociale portée par leur innovation technique. C'est peut-être ce qui explique pourquoi l'on compte tant de porteurs de visions sociales utopiques parmi les innovateurs en matière de nouvelles technologies d'information et de communication. Pensons, par exemple, aux inventeurs de la micro-informatique (Californie, circa 1975) pour qui le micro-ordinateur symbolisait la possibilité d'un nouveau pouvoir populaire (« computer power to the people ») (Proulx, 1990).
2. De la construction sociale des objets à l'ethnographie des usages
Un double procès caractérise donc simultanément la construction sociale des objets informationnels et la stabilisation progressive des usages :
a) Construction sociale des objets. Les objets et dispositifs techniques ne sont pas a priori stabilisés dans une forme définitive. Il devient nécessaire d'étudier le processus de construction sociale de ces objets qui nous apparaissent (phénoménologiquement) sous une forme spécifique. On procédera ainsi à l'identification en amont des réseaux socio-économiques d'acteurs (macroacteurs) ayant participé à la conception et à la fabrication des objets techniques (firmes industrielles, laboratoires de conception, agences gouvernementales, etc.).
b) Stabilisation progressive des usages. On observe en aval des mouvements de réciprocité, de va-et-vient entre l'objet et l'usage qui constituent une véritable dialectique d'adaptation et d'ajustement entre la conception et l'utilisation des objets et dispositifs informationnels. Ces mouvements aboutissent (toujours provisoirement) à des cristallisations-stabilisations des modes d'usage. L'ethnographie du travail de conception et de fabrication reconnaît aujourd'hui le rôle important des utilisateurs dans le processus d'innovation et de conception des objets techniques (Akrich, 1998). En même temps que les concepteurs sont parfois définis et étudiés comme étant les premiers utilisateurs de leurs inventions -- les usagers réflexifs (Bardini & Horvath, 1995) -- force est de reconnaître que les patterns d'usages effectivement stabilisés ne correspondent que rarement aux usages anticipés par les concepteurs (Proulx, 1994).
Une ethnographie des usages m'apparaît nécessaire afin de pouvoir observer le plus finement possible l'action effective de la technique dans la société. C'est un processus complexe qui se traduit par l'action de toute une série de médiations enchevêtrées entre les acteurs humains et les dispositifs techniques. Il me semble qu'une ethnographie des usages -- i.e. l'observation fine et en contexte de ce que les gens font effectivement avec ces objets et ces dispositifs techniques -- peut constituer une entrée méthodologique intéressante pour saisir l'action de la technique dans la société. La compréhension des phénomènes d'usage et d'appropriation des objets et dispositifs techniques permet de saisir avec plus de finesse, la complexité et les subtilités de la détermination du phénomène technique dans notre vie quotidienne. Une fois rejetée la perspective du déterminisme technique (comme nous le signalions plus haut), force est de constater qu'il y a nécessité de reconnaître aujourd'hui l'existence par ailleurs d'une puissante détermination du phénomène technique dans la vie sociale (Proulx, 1999).
De manière symétrique, mon intérêt pour les usages me conduit aujourd'hui à effectuer une plongée phénoménologique dans le monde des objets : il m'apparaît important et pertinent de réfléchir sur l'action des objets techniques informationnels dans la vie quotidienne, sur les contraintes et les possibilités que, par exemple, leur design induit sur les modes d'usages possibles. Il y aurait en effet une double dialectique des contraintes et des possibilités entre les usagers et les objets dans un contexte d'utilisation donné. L'ethnographie des usages pourrait ainsi nous aider à répondre à des questions sociologiques pertinentes comme celles-ci:
- Qu'est-ce qui fait qu'une innovation technique réussit à s'implanter et à se diffuser dans une société ou dans un milieu donné?
- Comment penser en même temps l'usage familier d'un objet et la « créativité de l'agir » (Joas) que cet usage peut susciter?
- Quelles sont les dimensions du pouvoir qui sont à l'oeuvre dans notre rapport usuel aux objets techniques ? Comment s'articulent (dialectiquement) la volonté d'autonomie des usagers-sujets et les prescriptions d'usages inscrites dans les objets techniques?
3. Principes d'analyse constructivistes
Les travaux de ce que l'on a appelé jadis « la nouvelle sociologie des sciences et des techniques » -- dont les représentants les plus connus en France sont notamment Bruno Latour et Michel Callon -- ont contribué à fonder les principes d'analyse propres à la démarche constructiviste. Résumons cette démarche par les trois principes suivants:
- Premièrement, l'objet technique ne doit pas être considéré comme une « boîte noire » achevé que l'on ne questionnerait plus. Il faut plutôt tenter de découvrir et de déconstruire les controverses sociales et techniques déployées autour des divers projets d'innovation qui ont donné naissance à cet objet technique. Cette démarche nous amène à identifier les principaux réseaux d'acteurs impliqués dans le processus d'innovation.
- Deuxièmement, il ne faut pas tracer a priori de lignes nettes de démarcation entre ce qui serait « technique » et ce qui serait « social » dans la reconstruction de ces réseaux d'acteurs. Les définitions ou représentations données par les acteurs de ce qui serait respectivement «technique» et «social» sont elles-mêmes des enjeux de controverses à analyser soigneusement.
- Troisièmement -- si l'on choisit de mettre l'accent sur l'ethnographie du processus d'innovation des objets et de construction sociale des usages -- il s'agira de retracer les premières représentations que les différents innovateurs se sont fait de l'usager virtuel d'un objet technique donné. Selon Bardini et Horvath (1995), il faut chercher à saisir les transformations progressives de ces représentations tout au long du processus d'innovation. Ces auteurs postulent que ces représentations a priori des innovateurs auront un impact sur le développement effectif des prototypes (design des interfaces, inclusion/exclusion d'options techniques spécifiques, etc.) et des usages effectifs éventuels (permis par de tels designs et de tels choix techniques), quoiqu'il ne s'agit certainement pas d'une relation de causalité simple. En effet, comme nous le signalions précédemment, de nombreuses études concernant les premiers usages des objets techniques ont montré qu'il peut y avoir au contraire, de la part des premiers usagers, des gestes de détournement ou de réinvention des usages anticipés par les firmes responsables des premières mises en marché.
4. La pragmatique de l'usage : de l'ergonomie à la cognition distribuée
Des chercheurs s'inspirant des courants de socio-pragmatique de l'action réservent, dans leurs descriptions des conduites qu'ils observent, une place importante au contexte et à la situation de proximité dans lesquels surviennent les interactions entre acteurs humains et objets techniques. Ces approches -- inspirées par l'ethnométhodologie, par l'anthropologie et l'écologie cognitives, par la sociologie de l'action située -- mettent de l'avant un postulat de méthode voulant que l'environnement dans lequel se déroulent les pratiques peut être considéré comme le prolongement des capacités cognitives des êtres humains qui le constituent. Cet environnement est équivalent à un ensemble de ressources cognitives (mémorisation, calcul, topographie, organisation de l'espace) dans lesquels les acteurs humains puisent pour accomplir leurs actions. Ces approches mettent entre parenthèses les notions de « plan » ou de « programme » dans leur explication des conduites des acteurs humains, et de leurs dynamiques d'évaluation et d'ajustement à l'environnement (Conein & Jacopin, 1993; Thévenot, 1993).
Cet environnement cognitif -- équivalent au réseau constitué des acteurs humains, des objets techniques et des dispositifs informationnels mobilisés dans les activités -- devient le site d'une cognition distribuée. En s'inspirant de résultats d'études concernant la conception de poussettes pour enfants, Laurent Thévenot propose, en la distinguant de celle d'utilisation (rattachée davantage au cadre ergonomique des interfaces entre acteurs humains et objets techniques) une définition de la notion d'usage prenant en compte le cadre sociologique plus large de la « situation » dans laquelle se déploient les usages :
« La notion d'usage, l'usage usuel d'une chose usagée, ouvre sur une modalité d'engagement qui diffère radicalement de celle impliquée dans le registre de l'action. (...) notons que l'usage exercé se manifeste, par exemple, dans la bonne tenue de l'ensemble constitué de la poussette usagée et de ses usagers familiers (...). L'usage exercé de la poussette passe par des indices visuels, auditifs, tactiles, d'un possible repli intempestif au passage d'une marche. Les indices sont souvent personnalisés et ne coïncident pas avec les repères explicités dans des règles fonctionnelles et des prescriptions d'utilisation (du type Œcomment déplier et replier la poussette'). »
(Thévenot, 1993, p. 105-106)
Thévenot poursuit sa description de l'usage en embrassant le contexte plus large que le simple rapport de familiarité entre une personne et sa chose : « (le régime) prévaut dans une coordination d'actions conjointes avec d'autres personnes dont la dynamique d'ajustement se spécifie par le caractère distribué de la capacité de l'ensemble. » (idem, p. 106). Ce regroupement de traditions de recherches socio-pragmatiques prend en compte la dimension cognitive des pratiques d'usage des objets techniques à partir de plusieurs disciplines se situant à la croisée des sciences sociales et des sciences naturelles: ingénierie et ergonomie (Norman, 1993), anthropologie et psychologie cognitives (Lave, 1988), pragmatique des régimes d'action (Thévenot, 1993).
Alors que l'ergonomie est orientée vers l'étude et la conception des procédures d'utilisation, et vers la connaissance et la maîtrise par l'usager des fonctionnalités offertes par l'objet technique, les perspectives socio-pragmatiques supposent de porter entre autres le regard ethnographique sur les objets eux-mêmes : comment le design de l'objet technique introduit-il des contraintes et des possibilités spécifiques pour son usage éventuel ? Comment les médiations techniques accumulées dans les objets transforment-elles les processus perceptifs, cognitifs et communicationnels qui caractérisent les rapports des usagers aux objets et dispositifs informationnels ?
5. L' inscription de l'usage dans le design de l'objet
La « configuration de l'usager » (Woolgar, 1991) est surdéterminée par le design de l'objet technique. Ce dernier, à travers la forme que lui donne le concepteur, induit des contraintes et une pragmatique de son usage virtuel. On pourrait ainsi dire que l'usage est inscrit dans l'objet (Akrich, 1987). On constate par exemple que le fabricant cherche à « discipliner l'utilisation ». Selon Thévenot (1993, p. 100-102), le fabricant recourt principalement à trois moyens pour discipliner l'utilisation :
- prescriptions d'interdictions : dans les « modes d'emploi », se retrouvent des injonctions à ne pas utiliser l'objet technique de telle ou telle manière. Exemple : pour ne pas que l'usager transforme la poussette en caddy, le fabricant supprime les filets et stipule que l'on ne doit pas attacher de sacs aux poignées;
- introduction dans le design de l'objet d'un dispositif contraignant : par exemple, une fiche de connection non-standard limitera les branchements aux périphériques;
- imposition de normes du « bon usage » : ces normes renvoient à des collectifs d'usagers de référence. Ainsi, par exemple, un fabricant de caméscopes va joindre, lors de la livraison du produit, des copies d'articles de la presse spécialisée pour renforcer son injonction de « bon usage ».
Le design de l'objet technique constitue donc un processus dynamique en liaison étroite avec le développement des premiers usages de l'objet. Dans l'enchevêtrement des relations entre les représentations des concepteurs et celles des utilisateurs, la conception progressive et dynamique d'un objet technique (modèle physique) évolue au fur et à mesure de la prise en compte par les concepteurs d'une analyse des qualités et défauts perçus par les utilisateurs (modèle perceptif). Le design de l'objet ou du dispositif techniques induit un ensemble de contraintes et de possibilités pour l'usager. Par exemple, le design hiérarchique et vertical d'une architecture de réseau technique induira une centralisation du système de communication, alors qu'un design horizontal permettra davantage de possibilités de communication décentralisée. Autre exemple : pensons ici à la notion d'interactivité en tant que caractéristique attribuée aujourd'hui par les fabricants à de nombreux objets ou dispositifs informationnels. Cette notion renvoie aux matériels, logiciels ou interfaces permettant le mode dialogué et en temps réel entre utilisateurs et dispositifs (Proulx & Sénécal, 1995). L'attribution de la caractéristique « interactivité » à un dispositif induit une posture spécifique à son usager potentiel: ce dernier est invité à être « actif » dans le processus (Jouët, 1993) i.e. que l'attribution de la propriété « interactivité » à un dispositif oblige l'humain à acquérir et maîtriser un minimum de savoir-faire techniques (protocoles, procédures pour manipuler « correctement » l'objet technique) et pour pouvoir dialoguer avec le système informatique. L'on pourrait parler ici de la nécessaire maîtrise d'une culture numérique entendue au sens d'un ensemble d'habiletés à maîtriser l'intelligence numérique et les protocoles informatiques pour pouvoir, par exemple, circuler efficacement dans le « cyberespace » au moyen d'icônes, etc. Une difficulté : il y a des contextes où l'usager ne désire pas adopter cette posture « active »... Nous revenons encore ici à la nécessaire prise en compte par l'observateur du dialogue permanent et in-fini entre l'usager en contexte et les objets informationnels qu'il rencontre et intègre avec plus ou moins de bonheur dans son environnement quotidien.
Bibliographie
Akoun, A. & Ansart, P. (1999), éds, Dictionnaire de sociologie, Le Robert-Seuil, Paris.
Akrich, Madeleine (1987), « Comment décrire les objets techniques ? », Technique et culture, no. 9, p. 49-64.
Akrich, Madeleine (1998), « Les utilisateurs, acteurs de l'innovation », Éducation Permanente, Paris, no. 134, p. 79-89.
Bardini, T. & Horvath, A.T. (1995), « The social construction of the personal computer user : the rise and fall of the reflexive user », Journal of Communication, 45 (3), p. 40-65.
Conein, B. & Jacopin, E. (1993), « Les objets dans l'espace. La planification dans l'action », Raisons pratiques, 4, p. 59-84.
Joas, Hans (1999), La créativité de l'agir, Éditions du Cerf, Paris.
Jouët, Josiane. (1993), «Pratiques de communication et figures de la médiation», Réseaux, no. 60, p. 99-120.
Lave, Jean (1988), Cognition in Practice, Cambridge University Press, 1988.
Norman, Donald A. (1993), « Les artefacts cognitifs », Raisons pratiques, 4, p. 15-34
Proulx, Serge (1990), "La promotion sociale de la culture informatique: du "computer power to the people" à l'efficacité d'un nouvel outil pour le travail de bureau", Culture technique, no. 21, Paris, p. 224-235.
Proulx, Serge (1994), «En guise de synthèse: les différentes problématiques de l'usage et de l'usager», in A. Vitalis, éd., Médias et nouvelles technologies. Pour une sociopolitique des usages, éditions Apogée, Rennes, p. 149-159.
Proulx, Serge (1999), «L'américanité serait-elle ancrée dans les dispositifs techniques ?» in Florian Sauvageau, éd., Variations sur l'influence culturelle américaine, Presses de l'Université Laval, Québec, p. 209-230.
Proulx, S. & Sénécal, M. (1995), "L'interactivité technique, simulacre d'interaction sociale et de démocratie?", Technologies de l'information et Société, Paris, vol. 7, no. 2, p. 239-255.
Thévenot, Laurent (1993), « Essai sur les objets usuels. Propriétés, fonctions, usages », Raisons pratiques, 4, p. 85-111.
Woolgar, Steve (1991), « Configuring the user : the case of usability trials » in John Law, ed., A Sociology of Monsters : Essays on Power, Technology and Domination, Routledge, London, p. 57-99.