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Retour à Althusser

Introduction

Au cours d'un brillant exposé, Léo Scheer, reprenant à son compte ­ arme désormais inutile d'un guerrier mort ­ la «coupure épistémologique» définie par Louis Althusser, nous fit la proposition, en remplacement d'une «sociologie de la surdétermination par l'économique» ­ celle que les marxistes tentèrent de mettre au point ­ d'une «sociologie de l'indétermination par le virtuel». Le sociologue n'y serait plus un sujet pensant le réel, mais un moteur de recherche, un objet pensant le ou les connectés. Etait également remise en question la route empruntée par l'atelier, d'une interrogation de la communauté scientifique et de son usage du Net. Au double motif d'une masse ­ entendons «la» masse, irréductible à des échantillons ­ devenue insondable et d'un monde virtuel qui rendrait caduque la définition d'un échantillon, a fortiori pris dans une communauté scientifique dont les certitudes constitueraient les dernières résistances à l'avènement du tout-virtuel. Au-delà du ton, qui fut souvent celui de la boutade, voire de la provocation, l'exposé de Léo Scheer fut très stimulant. Je n'en reprendrai pas ici le détail, ni les débats qu'il a suscités. Je voudrais plutôt retourner du côté de Louis Althusser et de sa philosophie; voir en quoi celle-ci conduit effectivement ou ne conduit pas au projet de développement d'un moteur de recherche comme sociologue virtuel.

I/ UNE TENSION FÉCONDE : L'HOMME DANS LA SCIENCE ET DANS L'HISTOIRE

«[...] Les exploités, et au premier rang les prolétaires, ont reconnu dans la théorie scientifique de Marx "leur" vérité: ils l'ont adoptée, et en ont fait une arme dans leur lutte de classes révolutionnaire» (Eléments d'autocritique, p. 107).

«[...] Nous devons apprendre [...] à traiter l'idéologie, qui constitue par exemple la préhistoire d'une science, comme une histoire réelle, possédant ses lois propres, et comme la préhistoire réelle dont la confrontation réelle avec d'autres pratiques techniques, et d'autres acquisitions idéologiques ou scientifiques, a pu produire, dans une conjoncture théorique spécifique, l'avènement d'une science non comme sa fin, mais comme sa surprise» (Lire le Capital, p. 47).

Entre ces deux citations semble se tendre la pensée d'Althusser. D'une part, l'arme que constitue la théorie et l'espoir qu'elle suscite; d'autre part, la science ­ la «pratique théorique» ­, advenant de l'idéologie comme sa surprise. D'une part le militant, qui sait le recours souvent nécessaire à l'idéologie ­ on se bat sur le terrain de l'ennemi ­; d'autre part le lecteur de Marx bien sûr, mais de Spinoza, dont le métier ­ de philosophe et de lecteur ­ l'engage chaque instant, mieux qu'à dépasser, à rompre avec l'idéologie, comme le fait Marx en inventant le concept de force de travail, pour inaugurer la science. «Métier», ai-je écrit. Le mot pose un problème. Il décrit une situation contingente. Le métier de philosophe assigne un champ, celui de la théorie. Théorie de la science ou «théorie de la pratique théorique», telle est définie dans un premier temps (Pour Marx, Lire le Capital) la philosophie marxiste par Althusser. Elle va s'attacher à déterminer, non pas ce qui valide la science, mais le principe de son apparition, la «coupure épistémologique». Ce principe est identifié chez Marx, dont il permet de distinguer l'oeuvre avant la coupure et après la coupure. Althusser reviendra par la suite sur sa formulation, mettant l'accent sur le «changement de position théorique de classe de "l'individu" historique Marx-Engels», précisant : «Ce changement de position théorique de classe a lieu, sous l'effet des luttes de classes politiques et de leur expérience, dans la philosophie.» Manière de résoudre la contradiction de ce que j'ai appelé «métier», en posant l'influence de la lutte des classes sur la science. «En surestimant théoriquement la philosophie, je l'ai [...] politiquement sous-estimée», nous dira-t-il encore, pour conclure : « La philosophie est, en dernière instance, lutte de classes dans la théorie.» (Eléments, pp.99-101.)

Là «changement de position théorique de classe», ici «surprise» : dans les deux cas rupture, coupure. Cette dernière, dans sa forme première, est «épistémologique». C'est à elle que nous nous intéresserons, et plus précisément à ce que nous en disent les quatre-vingts premières pages de Lire le Capital (les citations faites ici renvoient à la nouvelle édition revue des PUF, 1996).

II/ LA COUPURE ÉPISTÉMOLOGIQUE ET SES FONDEMENTS

«Il s'agit [...] de produire, au sens précis du mot qui semble signifier : rendre manifeste ce qui est latent; mais qui veut dire transformer (pour donner à une matière première préexistante la forme d'un objet ajusté à une fin) ce qui, en un sens, existe déjà. Cette production, dans le double sens qui donne à l'opération de production la forme nécessaire d'un cercle, est la production d'une connaissance» (p. 31).

«Spinoza, contre ce qu'il faut bien appeler l'empirisme dogmatique latent de l'idéalisme cartésien, nous a [...] prévenus que l'objet de la connaissance, ou essence, était en soi absolument distinct et différent de l'objet réel, car, pour reprendre son mot célèbre, il ne faut pas confondre les deux objets : l'idée du cercle, qui est l'objet de la connaissance, avec le cercle, qui est l'objet réel» (p. 40).

La distinction qui nous occupe en induit une autre : d'ordre, au sens de processus de production. Les deux objets se construisent dans des ordres distincts : « [...] Le processus de production de tel objet réel [...] se passe tout entier dans le réel [...]; le processus de production de l'objet de la connaissance se passe tout entier dans la connaissance, et s'effectue selon un autre ordre, ou les catégories pensées qui "reproduisent" les catégories "réelles" n'occupent pas la même place que dans l'ordre de la genèse historique réelle [...]» (p. 41).

Toute la «coupure» repose sur la distinction faite par Spinoza, puis par Marx, entre l'objet de la connaissance et l'objet réel. Cette distinction fait pièce au «jeu de mots» par lequel l'empirisme prétend poser l'opération de connaissance : extraire de l'objet réel (conçu comme la somme de ses deux parties : l'essentiel et l'inessentiel) sa partie essentielle.

La pensée n'est pas faculté d'un sujet transcendantal affronté à la matière. Elle est «le système historiquement constitué d'un appareil de pensée, fondé et articulé dans la réalité naturelle et sociale. [...] Ce système définit les conditions de la pratique théorique [entendons de la science]» (p. 41). Quel est l'objet de la connaissance? Il est «toujours-déjà complexe» nous dit Althusser. Cette matière première de la connaissance, stricto sensu, structure d'intuition ou de représentation, combine des éléments sensibles, techniques, idéologiques; elle est déjà élaborée, déjà tranformée, même dans les formes les plus frustes de connaissance. Elle est condition de la production de toute connaissance; condition de la production de la pratique théorique. Cette matière première structure, parce qu'elle est «déjà complexe» le système. «Pour aller au-delà du simple concept formel de la structure de la pratique théorique, nous devons élaborer le concept d'histoire de la connaissance», poursuit Althusser.

Face à l'impossibilité de remonter à un «objet pur qui serait alors identique à l'objet réel», il faut en effet construire une histoire de la connaissance qui va être chargée de rompre avec «l'illusion rétrospective d'un résultat historique donné, qui écrit son histoire au "futur antérieur", qui pense donc son origine comme l'anticipation de sa fin» (p. 45). Mais cette histoire elle-même, ou cette théorie de l'histoire doit être pensée à l'aide de concepts tributaires d'une matière première (l'objet de la connaissance), si loin qu'on remonte toujours déjà complexe, et qui structure ces concepts. En d'autres termes, cette histoire est aussi produite par son «résultat», celui-là et pas un autre, à chaque étape. Comment faire pour que celui-ci ne joue pas un rôle symétrique à ce point d'origine toujours fuyant, ce point de l'objet pur ou de la conscience pure (idéalisme et empirisme ne sont que l'avers et le revers de la même médaille)? Comment faire pour sortir de cette relation circulaire de l'origine et du résultat? de cette téléologie? «Nous est imposée, répond Althusser, l'obligation [...] de concevoir le rapport historique d'un résultat à ses conditions comme un rapport de production et non d'expression» (p. 46). Nécessité d'une contingence. Nous y pressentons quelque «haut sens», pour reprendre les mots d'un matérialiste du XVIe siècle, François Rabelais. «Histoire scandée de discontinuités radicales», «rupture épistémologique qui inaugure toute science» : cercle d'une même question. Elle va se développer, se préciser, tournant autour de ses deux pôles, l'histoire et son «résultat», déterminant et produisant les conditions de sa surprise.

Venons en maintenant au «problème du rapport entre [...] objet de la connaissance et objet réel, rapport qui constitue l'existence même de la connaissance». Dans «la tradition qui se confond avec la philosophie idéaliste occidentale (de Descartes à Husserl en passant par Kant et Hegel)», celui-là ­ l'objet réel ­ justifie, en un jeu de miroir, celui-ci ­ l'objet de la connaissance. C'est ce qui définit «l'essentiel de l'idéologie» et «réduit dans son principe la connaissance idéologique [...] au phénomène d'une reconnaissance» (p. 56). «Que cet espace du "problème de la connaissance" soit un espace clos, c'est-à-dire un cercle vicieux (celui même de la relation spéculaire de la reconnaissance idéologique), toute l'histoire de la "théorie de la connaissance" dans la philosophie occidentale nous le donne à voir, depuis le fameux cercle cartésien jusqu'au cercle de la téléologie de la Raison hégélienne ou husserlienne» (p. 57). «On ne sort pas d'un espace clos en s'installant dans son simple dehors, que c'en soit l'extérieur ou la profondeur : tant que ce dehors ou cette profondeur restent son dehors et sa profondeur, ils appartiennent encore à ce cercle, à cet espace clos, comme sa "répétition" dans son autre-que-soi». (p. 58). Nous savions d'autre part que «l'invisible n'est pas plus fonction de la vue d'un sujet que le visible : l'invisible est le non-voir de la problématique théorique sur ses non-objets, l'invisible est la ténèbre, l'oeil aveuglé de la réflexion sur soi de la problématique théorique, lorsqu'elle traverse sans les voir ses non-objets, ses non-problèmes, pour ne pas les regarder. [...] L'invisible d'un champ visible n'est pas, en général, dans le développement d'une théorie, le n'importe quoi extérieur et étranger au visible défini par ce champ. L'invisible est défini par le visible comme son invisible, son interdit de voir : l'invisible n'est donc pas simplement [...] le dehors du visible, les ténèbres extérieures de l'exclusion, ­ mais bien les ténèbres intérieures de l'exclusion, intérieure au visible même, puisque définie par la structure du visible» (pp. 20-21).

I.e. : L'aveuglement n'est pas le fait de la cécité d'un sujet dont on pourrait espérer qu'il recouvre la vue. Le non-voir est celui d'une vue qui trouve sa confirmation dans un jeu de miroirs. Il y a dans l'expression de tout cela un jeu de mots qui subtilise une partie du monde en posant l'équation 1 + 1 = 1, en réunissant l'idée du cercle et le cercle sous la même catégorie du réel, en affirmant que l'idée du cercle est contenue dans le cercle comme son essence, sa structure, sa connaissance. Il y a un processus idéologique de légitimation de cette opération, qui l'enferme dans une espace clos et se donne pour théorie de la connaissance. Rompre avec cette idéologie, c'est se retrouver avec 1 et 1, c'est aller examiner d'un peu plus près ce et, cette copule comme la nomme la grammaire.

La question du rapport entre les deux objets est le plus souvent mal posée. A-t-elle même un sens? «Ce qui commande en dernier ressort la position (donc la production) de la question, c'est la définition du champ de la problématique dans lequel cette question (ce problème) doit être posée» (p. 48). Comme nous l'avons vu plus haut, les processus de fabrication des deux objets sont différents : «l'ordre qui gouverne les catégories pensées dans le processus de la connaissance ne coïncide pas avec l'ordre qui gouverne les catégories réelles dans le processus de la genèse historique réelle» (p. 48). Dans la mesure où il est impossible de les faire coïncider terme à terme, le rapport de l'ordre logique et de l'ordre historique est un problème imaginaire (p. 49). Notre conjonction divise là plus qu'elle ne lie. L'ordre des concepts est bien un ordre spécifique. Poser la question de sa spécificité, c'est savoir comment il fabrique de la scientificité, de la véracité. La question du rapport des deux objets, faute d'être énoncée sur la base de la problématique requise, appelle une avalanche de solutions, aveuglantes, relevant de l'idéologie, d'une «reconnaissance en miroir».

En somme, nous voilà bloqués sur tous les fronts. L'histoire de la connaissance achoppe au point aveugle de l'origine et tourne en rond dans la contemplation de son résultat. L'objet réel et l'objet de la connaissance sont prisonniers d'une relation spéculaire qui semble occuper tout le champ d'une théorie de la connaissance. Certes, un résultat, fût-il historique, est le produit de ses conditions, et la science détermine elle-même les conditions de sa véracité. Mais l'hypothèque du «rapport» n'est pas levée. Elle va l'être en faisant intervenir le concept marxiste d'appropriation : «[...] La connaissance a affaire au monde réel à travers son mode d'appropriation spécifique du monde réel [l'art et la religion constituent également des modes d'appropriation] : [le] processus de production de connaissances, [...] parce qu'il se passe tout entier dans la pensée [...] donne [...] sur le monde réel cette prise [...] appelée son appropriation [...]» (p. 59). Il ne s'agit plus de garantir a priori et du dehors les conditions de possibilité de la connaissance. Les catégories du Sujet et de l'Objet, celui-ci n'étant que la caution de celui-là, lui posant une question dont il est la réponse, explosent. La question du «rapport» devient celle «du mode d'appropriation de l'objet réel, spécifique de la connaissance». La «structure de reconnaissance spéculaire mutuelle» Sujet-Objet se brise; la question doit être posée «en des termes qui forment le concept de la structure de connaissance, structure spécifiquement ouverte, et qui soient en même temps le concept de la question posée par elle-même à la connaissance» (pp. 60-61). La question devient : «Par quel mécanisme la production de l'objet de la connaissance produit-elle l'appropriation cognitive de l'objet réel? La simple substitution de la question du mécanisme de l'appropriation cognitive de l'objet réel par le moyen de l'objet de connaissance, à la question idéologique des garanties de la possibilité de la connaissance, contient en soi cette mutation de la problématique qui nous délivre de l'espace clos de l'idéologie, et nous ouvre l'espace ouvert de la théorie philosophique que nous cherchons» (p. 61). On aurait tort de déduire de ce concept de mécanisme une pensée mécaniste. Il n'est pas question ici de fabriquer une machine à produire de la connaissance, qui prendrait en charge la production de la connaissance. C'est bien plutôt le couple Sujet-Objet qui prend en charge, dans l'idéologie, «pour les soumettre à des fins religieuses, éthiques et politiques, [...] au besoin en les falsifiant, les conditions réelles, c'est-à-dire le mécanisme réel de l'histoire de la production des connaisances» (p. 60). D'autre part, en dernière analyse, le seul rapport entre le Sujet et l'Objet qui soit pensé par l'idéologie, dans la question qu'elle pose (mal) du «problème de la connaissance», «est un rapport d'intériorité et de contemporanéité» (p. 60). Raison pour laquelle nous étions bloqués tout à l'heure sur les deux fronts, celui de l'histoire et de la structure, mêlées par l'idéologie. Le même rapport idéologique lie l'objet de la connaissance à l'objet réel et construit les catégories du Sujet et de l'Objet. La question de sa substitution pose celle de l'appropriation, qui pose à son tour celle de la pratique. Et celle-ci s'inscrit dans l'histoire, en même temps qu'elle doit, pour se fonder, s'en délivrer, produire son présent. Là est à mon sens l'une des principales difficultés rencontrées par Althusser (elle ne cessera de l'occuper, et il reviendra plus tard sur ce qu'il considérera comme une dérive structuraliste). Là est l'origine de la tension signalée au début de ce texte. Là est la raison qui fait dire à Marx ne rien faire d'autre qu'emprunter sa méthode à Hegel, au moment même où il en invente une autre. A l'intériorité fallacieuse du rapport Sujet-Objet sera opposée ce qu'Althusser nomme «intériorité de la pratique»; à sa contemporanéité l'obligation d'examiner un résultat historique non comme résultat, mais comme ce résultat-là. Nous avions déjà mesuré cette difficulté avec la nature toujours-déjà complexe de l'objet de connaissance. Ce que mêle l'idéologie, il va falloir le démêler; c'est là, nous dit Althusser l'un des grands mérites de Marx : «L'objet d'étude de Marx est donc la société bourgeoise actuelle, qui est pensée comme un résultat historique : mais l'intelligence de cette société, loin de passer par la théorie de la genèse de ce résultat, passe au contraire exclusivement par la théorie du "corps", c'est-à-dire de la structure actuelle de la société, sans que sa genèse y intervienne pour quoi que ce soit. Cette attitude paradoxale mais affirmée en termes catégoriques par Marx, comme condition de possibilité absolue de sa théorie de l'histoire, met en évidence l'existence de deux problèmes distincts, dans leur unité de disjonction. Il y a bien un problème théorique à poser et à résoudre pour expliquer le mécanisme par lequel l'histoire a produit comme résultat le mode de production capitaliste actuel. Mais il y a en même temps un autre problème théorique, absolument distinct, à poser et à résoudre, pour comprendre que ce résultat soit bien un mode social de production, que ce résultat soit justement une forme d'existence sociale, et non la première existence venue : c'est ce second problème qui fait l'objet de la théorie du Capital, ­ sans se confondre un seul instant avec le premier» (p. 73). Reste que cette avancée n'est rendue possible que par le concept de mécanisme, lui-même sous-tendu par celui d'appropriation. Est-il besoin de paraphraser? il est question de comprendre en faisant sien, nullement de se soumettre à une machine, qui est justement celle de l'idéologie. Pas à pas, nous nous approchons du moment de l'histoire d'où va surgir cette «discontinuité radicale», ce big-bang de la science. Nous avons fait nôtre une contingence nécessaire; nous sommes produits, mais n'avons en rien renoncé à comprendre, voilà que s'éclaire un peu ce «haut sens» pressenti plus haut. Après avoir éludé l'imposture de l'équation 1+1=1, il nous a fallu nous pencher sur la question du rapport entre objet de connaissance et objet réel. Sur ce et qui prétendait les lier. Nous fûmes mis sur la voie par l'impossibilité de faire correspondre l'ordre logique et l'ordre réel. Nous déclarâmes la spécificité de l'ordre logique, ou ordre d'apparition des concepts; nous avons pressenti son degré d'indépendance. Et nous avons établi que la conjonction n'allait pas de soi, qu'elle s'effectuait sous les espèces de l'appropriation. De cette appropriation, Althusser nous prévient qu'«il n'est pas question de percer ici le mystère» (p. 58).

Au lecteur d'aujourd'hui, la démarche d'Althusser apparaît double : d'une part, lire Marx, et le faire entrer dans le champ de la science. Pour cela, Althusser met en place le concept de «coupure épistémologique», valable pour toute science, qui lui permet de quitter l'idéologie pour se constituer en science. Notons que tout comme Marx se réclamait d'une méthode hégélienne, Althusser dit emprunter son concept à Bachelard. Mais le travail philosophique déclenché par la lecture de Marx, parce que la coupure vaut pour toute science, s'inscrit dans le champ plus vaste de l'épistémologie, des rapports de la philosophie et de la science. Il faudrait bien sûr, à ce titre, lire Althusser avec ses contemporains (Canguilhem, Foucault, Lacan); mais cela dépasse le cadre de ce mince exposé. J'aimerais, pour ma part, le lire avec Rabelais, dans la mesure où la même pensée matérialiste, interrompue en France par l'absolutisme et le cartésianisme, y est à l'oeuvre, mais ce projet ­ qu'on me pardonne d'y faire deux ou trois fois allusions sans plus de démonstration ­ sort également de notre cadre. Toujours est-il que ce que cherche Althusser est aussi la constitution de la philosophie comme science. Parmi les autres donc, non plus chargée de les légitimer; non plus instance de garantie. Parmi les sciences, et, au-delà, parmi les pratiques (c'est là sans doute, à mon sens, sa proximité avec Rabelais, la question de Panurge ressemblant d'assez près à celle que pose Althusser dans ces pages).

Posons à nouveau la question dans sa dernière formulation : «Par quel mécanisme la production de l'objet de la connaissance produit-elle l'appropriation cognitive de l'objet réel?»

Ce n'est pas la pratique répond d'abord Althusser. La pratique «n'est que l'image en miroir, la contre-connotation de la théorie [...]. Il faut reconnaître qu'il n'est pas de pratique en général, mais des pratiques distinctes» (p. 63). Le contenu de chacune d'entre elles doit être pensé en pensant sa structure propre «qui est, dans tous les cas, la structure d'une production» (p. 64). «Même sous des formes très rudimentaires, un élément de "connaissance", bien que profondément imprégné d'idéologie, est toujours déjà présent dans les premiers degrés de la pratique [...]» (p. 65). De la même façon, nous l'avions vu, que l'objet de connaissance est toujours déjà complexe. La science, ou pratique théorique, «est au sens strict une pratique [...] : elle est distincte des autres pratiques, non théoriques, par le type d'objet (matière première) qu'elle transforme» (p. 65). Et la pratique théorique trouve en elle-même ses critères de validité, «est à elle-même son propre critère». L'intériorité de la pratique est une condition sine qua non de la science. Le travail de la coupure est aussi de constituer cette intériorité (en lieu et place du rapport d'intériorité qui lie, dans l'idéologie, le Sujet et l'Objet). Quand bien même «dans les sciences en voie de gestation, et à plus forte raison dans les régions encore dominées par une "connaissance" idéologique, l'intervention des autres pratiques joue souvent un rôle critique déterminant» (P. 67). Et Althusser revient à Marx, précisant le terrain de la coupure, bouleversement qui rend possible le passage de l'idéologie à la science, en les séparant dans l'unité d'une pratique théorique qui d'idéologique "devient" scientifique : son expérience de polémiste, son expérience directe de l'organisation du prolétariat «sont intervenues dans sa pratique théorique, et dans le bouleversement qui l'a fait passer de la pratique théorique idéologique à la pratique théorique scientifique : mais elles sont intervenues dans sa pratique théorique sous la forme d'objets d'expérience, voire d'expérimentation, c'est-à-dire sous la forme de nouveaux objets de pensée, d'"idées" puis de concepts, dont le surgissement a contribué, dans leur combinaison [...] avec d'autres résultats conceptuels (issus de la philosophie allemande, et de l'économie politique anglaise) à bouleverser la base théorique, encore idéologique, sur laquelle il avait vécu (c'est-à-dire pensé) jusque-là» (p. 67). Qu'Althusser est là prêté à Marx un peu plus qu'il ne l'aurait dû nous importe assez peu. Ces quelques phrases, énoncent assez bien son propre projet, dans la tension que nous avons définie plus haut; elles introduisent, dans cette tension, l'«unité de disjontion» qui avait retenu notre attention dans la citation de la page 73.

Nous tenons en main presque tous les fils qui vont nous permettre de répondre à la question. Mais il nous faut rentrer dans son présent, c'est-à-dire aller au-delà même des concepts permettant de penser la structure de la pratique théorique, nous donnant l'intelligence du mécanisme de la production des connaissances. Nous sommes encore, là, dans la théorie de l'histoire de la connaissance, où celle-ci est prise «comme un fait, [dont sont étudiées] les transformations et les variations, [...] comme autant de produits qui sont les connaissances, ­ sans jamais réfléchir le fait que ces produits ne sont pas n'importe quels produits, mais précisément des connaissances» (p.69). Notre question concerne «ce que Marx appelle le "mode d'appropriation du monde propre à la connaissance"», ce qu'Althusser nomme «effet de connaissance». «[...] L'appropriation cognitive de l'objet réel par l'objet de la connaissance [...] est un cas particulier de l'appropriation du monde réel par différentes pratiques, la théorique, l'esthétique, la religieuse, l'éthique, la technique, etc.» (p. 75). Les formes de la scientificité (c'est cette pratique qui nous intéresse) sont non seulement spécifiques (intériorité de la pratique), mais distinctes «des formes dans lesquelles la connaissance a été produite, comme résultat, par le processus de l'histoire de la connaissance». (p. 76) Cette distinction trouve son double au présent du discours scientifique, dans la production de l'effet de connaissance scientifique : dans la démonstration, le «mécanisme qui soutient le jeu des formes d'ordre d'apparition ou de disparition des concepts» est bien celui que nous cherchons. «[...] Ces formes d'ordre ne se manifestent comme formes de l'ordre d'apparition des concepts dans le discours scientifique qu'en fonction d'autres formes qui, sans être elles-mêmes des formes d'ordre, sont pourtant le principe absent de ces dernières. [...] Les formes d'ordre [...] sont la "diachronie" d'une "synchronie" fondamentale. Nous prenons ces termes [...] comme les concepts des deux formes d'existence de l'objet de la connaissance, donc comme deux formes purement intérieures à la connaissance. La synchronie représentant la structure d'organisation des concepts dans la totalité de pensée ou système (ou, comme dit Marx, "synthèse"), la diachronie le mouvement de succession des concepts dans le discours ordonné de la démonstration» (p. 77). Nous voici au seuil d'une nouvelle question, nous dit Althusser, celle de la spécificité du discours scientifique : En quoi produit-il un effet de connaissance, cet effet-là et pas un autre? en quoi est-il différent d'autres discours qui produisent d'autres effets (esthétique, idéologique, inconscient, etc.)? «Si cette question est bien posée, [...] elle nous conduit à la question du mécanisme par lequel des formes d'ordre déterminées par le système de l'objet de connaissance existant, produisent, par le jeu de leur rapport à ce système, l'effet de connaissance considéré. Cette dernière question nous met en définitive en face de la nature différentielle du discours scientifique, c'est-à-dire de la nature spécifique d'un discours qui ne peut être tenu, comme discours, qu'en référence à ce qui est présent comme absence à chaque instant de son ordre : le système constitutif de son objet, lequel requiert pour exister comme système la présence absente du discours scientifique qui le "développe"» (p. 79).

III/ PASTICHE DE LA CRITIQUE DE L'EMPIRISME

Pour cet exercice, j'ai remplacé dans le texte de Louis Althusser (pp. 34-35) les mots :
essence par vertu, au sens machiavelien, qui est en quelque sorte de possibilité, avec une nuance de volonté;
essentiel par virtuel;
non-essentiel par non-virtuel;
connaissance par sociologie;
abstraction par enquête;
abstraire ou extraire par indexer, au sens de relever les occurences et d'effectuer ensuite toutes opérations de comptage, etc. En admettant que l'indexation est la tâche principale de l'enquête.
hégélien par néo-hégélien (??!!);
objet par sujet;
sujet par objet.

Le réel : il est structuré comme l'est cette gangue de terre contenant, à l'intérieur, un grain d'or pur; c'est-à-dire qu'il est fait de deux vertus réelles, la vertu pure et l'impure, l'or et la gangue, ou, si l'on préfère (termes néo-hégéliens) le virtuel et le non-virtuel. Le non virtuel peut être la forme de l'individualité (tel fruit, tels fruits particuliers), ou la matérialité (ce qui n'est pas la «forme» ou vertu) ou le «néant» ou quoi que ce soit d'autre, peu importe. Le fait est que le sujet-réel contient en lui, réellement, deux partie réelles distinctes, la vertu et le non-virtuel. Ce qui nous livre ce premier résultat : la sociologie (qui n'est que la vertu virtuelle) est contenue réellement dans le réel comme une de ses parties, dans l'autre partie du réel, la partie non virtuelle. La sociologie : elle a pour unique fonction de séparer, dans le sujet, les deux parties existantes en lui, le virtuel et le non-virtuel, par des procédés particuliers qui ont pour fin d'éliminer le réel non virtuel (par tout un jeu de triage, criblages, grattages et frottements successifs), pour ne laisser l'objet sociologisant qu'en face de la seconde partie du réel, qu'est sa vertu, elle-même réelle. Ce qui nous livre un second résultat : l'opération de l'enquête, tous ses procédés de décrassage, ne sont que des procédés d'épuration et d'élimination d'une partie du réel pour isoler l'autre. A ce titre, ils ne laissent aucune trace dans la partie enquêtée, toute la trace de leur opération s'élimine avec la partie du réel qu'ils ont pour fin d'éliminer. Pourtant, quelque chose de la réalité de ce travail d'élimination se trouve représenté, mais nullement, comme on pourrait le croire, dans le résultat de cette opération, puisque ce résultat n'est autre que la vertu réelle pure et nette, mais dans les conditions de l'opération, très précisément dans la structure du sujet réel dont l'opération de sociologie doit indexer la vertu réelle. Ce sujet réel est à cette fin doté d'une structure très particulière [...]. Cette structure concerne précisément la position respective dans le réel des deux parties constitutives du réel : la partie non virtuelle et la partie virtuelle. La partie non virtuelle occupe tout l'extérieur du sujet, sa surface visible; alors que la partie virtuelle occupe la partie intérieure du sujet réel, son noyau invisible.

Nous avons je crois, dans ce jeu des substitutions, respecté les hypothèses de départ de Léo Scheer. Et de fait, le résultat obtenu n'est pas très éloigné de son allocution (il serait intéressant d'en avoir le texte exact pour effectuer la comparaison). Il est en tout cas manifeste que les propos ci-dessus ne peuvent se réclamer de la pensée d'Althusser puisqu'ils illustrent précisément, aux substitutions près, sa critique de l'empirisme.

IV/ CE QUE NOUS POURRIONS INFÉRER DE LA LECTURE D'ALTHUSSER

Il existe une utopie Internet, qui n'est pas sans résonner avec l'espoir suscité par une science nouvelle, dont la réalisation dans la pratique changerait le monde. Que nous dit cette utopie?
1/ Que l'informatique et la cybernétique auraient mis au point un réseau de communication indestructible, échappant à toute prise de contrôle.
2/ Que le simple fait d'appartenir à ce réseau transforme le citoyen en «résoyen», c'est-à-dire, d'une part lui permet d'accéder à des informations qui, sans le réseau, lui seraient d'une façon ou d'une autre (censure, rétention) interdites; d'autre part lui donne le moyen de diffuser à sa guise toute information en sa possession.
3/ Que cela change le monde.

Pris dans le réseau d'une espérance dévoyée mais qui fut toujours sienne, Althusser a pensé l'idéologie. L'Internet n'est pas le fruit d'une critique sociale, la réponse que l'on aurait construite pour pallier la diffusion inégalitaire de l'information. Mais son développement permet à une utopie de s'exprimer, ou semble devoir, aux yeux de certains, permettre une plus grande liberté de diffusion de l'information, et partant, remettre en cause les pouvoirs qui reposent sur sa rétention.

Une sociologie de l'Internet pourrait prendre en compte ces aspirations, examiner qui les porte, et voir, le cas échéant, comment elles se constituent en idéologie.

Je me permettrai de lancer, dans le désordre, quelques suggestions ou questions qu'une enquête pourrait poser.

L'usage de l'Internet s'est d'abord développé dans la «communauté scientifique». Savoir ce que cela change est bien sûr précieux. Et de nombreuses interventions, à l'atelier, nous ont souvent éclairés sur ce point : prépublications électroniques, recherches facilitées par consultation de banques de données, abonnement à des serveurs à l'intérieur d'un domaine d'intérêt, etc. Examiner les usages induits de l'Internet sur la pratique scientifique pourrait aussi nous amener à questionner les rapports qu'entretiennent l'informatique et la cybernétique avec les autres disciplines. Tous les jours se créent de nouveaux outils informatiques. Comment sont-ils utilisés, qu'apportent-ils à tel champ particulier? Leur maîtrise passe-t-elle par une instruction à l'informatique? Quelle part fait leur «transparence» à la vulgarisation? Sachant que ces outils, ou du moins certains résultats de leur utilisation sont disponibles sur Internet.

Une «transparence» toute relative nécessite de celui qui utilise le réseau quelques connaissances en informatique. Quel est le statut de ces connaissances, à partir du moment où l'on n'est pas spécialiste de cette discipline? Est-ce déchoir ou renforcer son prestige que de les acquérir? Quels sont ensuite les rapports qu'entretiennent ces connaissances ­ précises ou approximatives ­ avec la science qui les a produites? Sortent-elles du discours scientifique pour créer de l'idéologie ou plutôt comment une vieille idéologie les reprend-elle à son compte? Enfin, question de portée plus générale, la diffusion tous azimuts d'informations multiples n'entraîne-t-elle pas une «vulgarisation» tous azimuts dans laquelle la scientificité de chaque discipline n'occuperait plus qu'un rôle de second plan (certes, vous êtes spécialiste et je ne le suis pas, mais divulguez-moi vos résultats, et, pour peu que vous sachiez m'expliquer, j'en saurai autant que vous)?

Que l'explosion des moyens de communication, l'utopie Internet et la pratique du réseau puissent créer «les conditions idéologiques de la libération et du libre développement des pratiques sociales», on peut en douter, mais également l'espérer. Il est certain, pour reprendre les termes de Marx, qu'aucune information, si elle ne s'inscrit dans un «mode d'appropriation du monde», ne sera là d'une quelconque utilité.

Enfin, pour conjurer le spectre menaçant d'une vulgarisation qui s'introduirait à l'intérieur même du discours scientifique, cette phrase de Georges Canguilhem (Etudes d'histoire et de philosophie des sciences, Vrin, p. 235) : «Toute science étant une branche de la culture, l'instruction y est une des conditions de l'invention.»

François Boisivon

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