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Compte-rendu de la séance du 14 mars 1997


Après une réflexion sur la séance précédente, divers thèmes ont été abordés, qui constituent autant de repères que de garde-fous:

1. La volonté d'exhaustivité et les discours généralisants

Internet s'apparente à une bibliothèque qui se voudrait exhaustive. Il est bien possible qu'à terme, le contenu de cette bibliothèque soit inaccessible, si elle est trop vaste si son principe de rangement est inconnu. On se rappelle que la volonté de capter toute la production écrite s'est déjà réalisée, et que cette volonté était politique: cf . la bibliothèque d'Alexandrie, et le livre de Christian Jacob à ce sujet. Nous vivons encore aujourd'hui avec les catégories culturelles crées par ce pouvoir, ou construites en réaction polémique à cette volonté de redéfinir une géographie, des clivages, des refoulements (cf. les «Belles Lettres»). On retrouve avec Internet ce face à face entre une totalité illisible et des outils de lisibilité qui peuvent être soumis à une sociologie de la science et du pouvoir.

Médias et universitaires

La référence à ces outils produit dans les médias une nouvelle capacité de généralisation extrême. Chez certains intellectuels aussi: Michel Serre parle de «dynamitage du savoir», de «disparition de la propriété du savoir». Pour lui, mais aussi pour Léo Scheer, la référence devient un «tout autre». Ces exagérations compensent celles de la majorité des universitaires, qui prétendent que rien ne change («une bibliothèque restera à jamais une bibliothèque»). Un centre de recherche parisien a même réuni ses membres pour voter solennellement le «refus de se connecter aux réseaux». Preuve que certains métiers de l'université se sentent remis en cause?

2. Réel et matérialité

Une bonne piste de travail consiste à ne pas croire à l'idée de dématérialisation. On le voit lorsqu'un intervenant à un colloque ne réussit pas sa «démo». Au contraire, il s'agit de se demander quelle est la matérialité de ces systèmes de communication, quels échanges ils permettent et ils restreignent. La généralisation précédemment évoquée permet d'éviter de poser la question du genre d'écriture pratiqué via ce support , alors que la structure textuelle des documents n'est jamais transparente et d'éviter de chercher à comprendre comment la communication est socialisée (apprentissage...).

La référence à la technique, humble «servante» qui offre une solution finale à tous les problèmes sémiologiques, nourrit l'hypothèse implicite que l'interface est transparente et qu'elle ne porte pas de représentation, qu'elle est le vecteur rationel qui permet d'éviter les écueils de la diabolisation et de l'utopie. Il est temps de produire une critique explicite de ces notions de transparence. La s'impose un retour à l'histoire (écritures, leurs implications avec le politique, vulgarisation et discours associés au XIXe siècle...) et à l'idéologie (fantasme de la télépathie, d'une communication directe entre esprits, sans médiation, depuis un siècle dans l'univers des télécommunications).

a. Le réel en physique

Une définition à préciser pour éviter de sombrer dans la dichotomie réel/virtuel

Tout le monde a l'impression de connaître le «réel». On évoque pour s'en convaincre les notions de matérialité, d'immédiateté, tout en ayant conscience qu'il est une interprétation de nos sens. A partir de cette conscience des premiers instruments de mesure que sont nos sens, on imagine le réel comme un modèle du monde extérieur sur lequel on peut faire des expériences, des mesures. En physique, le modèle serait «juste», ou «faux».

L'histoire des sciences prouve que les débats ne sont jamais aussi simples. L'opposition vrai-réel / faux-irréel apparaît secondaire face aux questions de complexité. On peut donner deux exemples qui mettent ces faits en évidence.

Un tel type de débat (existence d'une particule, d'une étoile...) se produit toujours pour l'infiniment petit et pour l'infiniment grand, car on ne dispose pas du «système d'évidences» associé à notre échelle. Ce dernier système d'évidence est trompeur car on ne se rend pas compte de l'intervention de nos sens. Pour les autres échelles, on ne peut nier l'influence de ces instruments intermédiaires entre les objets et nos sens. On accepte par exemple de ne voir l'image d'un microscope électronique que sur un écran d'ordinateur.

Copernic et Galilée

Si on considère que la science moderne date de la nouvelle description du mouvement des planètes produite par Copernic, le discours commun tend à faire croire que les Grecs, depuis Ptolémée, étaient des «imbéciles» puisqu'ils n'avaient pas compris que le soleil est au centre et que les planètes décrivent des ellipses autour de lui. Or, avec leurs épicycles, les Grecs prévoyaient aussi bien les mouvements que nous. La théorie de Copernic conduit à des équations beaucoup plus simples que celles de Ptolémée. Ceci donne un premier exemple qui prouve que l'enjeu du changement de théorie n'est pas de savoir si le soleil est au centre du système ou non.

Cet exemple constitue un paradigme de l'histoire des sciences: une découverte scientifique est toujours l'obtention d'une simplification de la description des phénomènes, expliqués avec des équations moins complexes qu'avant. C'est ce gain dans la simplification qui donne l'impression d'être «plus proche de la vérité».

Perrin

Jean Perrin a «prouvé» l'existence des atomes en 1912. Marcellin Berthelot niait l'existence des atomes et parlait d'«hypothèse atomique». Comme pour les épicycles, si on accepte l'hypothèse des atomes, on dispose de modèles aidant au calcul des réactions chimiques, etc. La «démonstration» de Perrin ne va pas «prouver» l'existence des atomes, mais le caractère fructueux de l'hypothèse, si elle est admise.

La physique statistique du XIXe siècle a introduit les «grains de matière», abandonnant par là l'idée de «milieux continus». Des statistiques sur les positions et les vitesses des grains permettent de retrouver des propriétés macroscopiques (loi des gaz parfaits, thermodynamique...). L'important est que la taille des grains n'a pas d'importance pour la validité des calculs. Par exemple, les lois retrouvées sont indépendantes du nombre d'«atomes» dans un gramme d'hydrogène (le fameux nombre d'Avogadro, noté N).

Jean Perrin prend une liste de 12 expériences de physique qui, elles, sont toutes dépendantes du nombre d'Avogadro. Chaque expérience est liée à une équation. Il raisonne ainsi: «soit on dit qu'il y a des atomes. Ceci donne une réalité à chacune des équations dans laquelle on retrouve N. Si l'on refuse l'existence des atomes, alors on élimine N et on obtient un système de 11 équations qui relient les expériences entre elles. C'est plus compliqué, mais on peut néanmoins faire les mêmes prévisions».

La réalité des atomes apparaît uniquement à travers le choix des physiciens de manipuler des équations simples. Ainsi, quand tout passe au travers des sens ou d'appareils qui créent des interprétations dans lesquelles interviennent des calculs plus ou moins complexes, le réel est défini par le choix de la simplicité.

Ainsi, quand le «réel» est aussi loin de la définition courante qu'on lui donne, il est possible de déplacer, et surtout de critiquer l'opposition réel/virtuel si fréquemment développée au sujet d'Internet. Cela sera d'autant plus facile à faire que, si le Robert donne comme définitions du «virtuel» «qui n'est qu'en puissance, qui est à l'état de simple possibilité dans un être réel», il est vite rappelé que cet adjectif a été abondamment utilisé par les mécaniciens de la fin du XVIIIe siècle et les opticiens du XIXe («travail virtuel, image virtuelle»). Dans l'Encyclopædia Universalis, le seul renvoi à ce mot est «processus virtuels», «mécanique quantique». Là encore, nous sommes sur le territoire linguistique des physiciens, et ils auraient beaucoup à nous apprendre.

Outre ce témoignage des sens, il faut s'interroger sur le langage qu'on se donne pour représenter notre contact avec le réel. Il faudrait approfondir cette approche, en se demandant si le «signifiant», corps matériel du signe, existe vraiment en physique et ce qu'il apporte aux personnes qui veulent en nier l'influence.

b. Prévoir le réel

L'économie s'attache beaucoup aux prévisions. Pour cette discipline, le «temps» est une variable qui sert a l'anticipation. Les modèles économiques, en particulier en macro-économie, s'attachent le plus souvent à rechercher des états d'équilibres ou des chemins de croissance connus précisément. Il arrive cependant que les équations ne fournissent pas de solution unique, et donc ne permettent plus d'expliquer l'évolution prise par l'économie. Un ensemble de chemins de croissance sont alors possibles. Ils se différencient par des d'anticipations différentes qui ne reposent plus sur les critères économiques. On dit que l'équilibre est indéterminé.

La macro-économie en fournit de très nombreux exemples, mais qui restent encore au stade de la théorie économique: ainsi, moyennant des hypothèses simplificatrices, une économie peut mener à un équilibre indéterminé quand elle est soumise à de forts gains de productivité. En pratique, dans des périodes de modification des outils de travail, on constate que des pays ayant des structures économiques semblables peuvent se coordonner différemment. Certains, poussés par le changement, vont innover pour conquérir ce nouveau monde. D'autres en auront peur. Le réel est alors une réalisation de croyances en des hypothèses économiques qui n'ont plus de fondements économiques à proprement parler. Les modèles économiques permettent uniquement de définir les évolutions réalisables et crédibles en fournissant les limites du possible.

Cette remarque renvoie a d'autres usages, d'autres définitions du réel que ceux des physiciens, et au futur d'Internet: parmi toutes les pratiques possibles autour de cette technologie, la plus «probable» sera, pour le meilleur ou pour le pire, celle qui sera imaginée par une majorité qui aura intériorisé quelques «suggestions». On peut la comparer à la formation des interférences lumineuses: le chemin de chaque photon individuellement n'est connu que statistiquement, néanmoins un faisceau lumineux comportant un très grand nombre de photons va donner une figure d'interférence prévisible. Dans une économie avec équilibre indéterminé, tout se passe comme si les règles de la physique résultaient d'une coordination des agents. Des croyances différentes mènent alors à des figures d'interférences différentes, le réel est auto-suggéré.

3. Projet d'indexeur intelligent

Boris Borzic nous a détaillé son projet, proche d'Alta Vista, mais moins généraliste et donc plus ciblé. C'est un outil d'indexation dynamique de données électroniques, homogènes quant au fond, mais de tous types (Web, listserv, mail...). Il fait converger le système documentaire traditionnel, les systèmes de veille (liens hypertextes) et l'information informelle, en proposant des informations pertinentes, validées par les chercheurs et réactualisées en fonction de leurs pratiques.

Un tel programme pourrait préfigurer un futur «sociologue électronique». Ses «ancêtres» sont d'ailleurs apparus dans les années 70-80 pour affiner les méthodes et les résultats de la sociologie des sciences via l'analyse textuelle.

Ceci renvoie à une belle homogénéité dans la pratique de la recherche: une première génération de chercheurs, qui se propose de réaliser une anthropologie des laboratoires et des pratiques scientifiques, mène des enquêtes traditionnelles tout en développant des outils techniques: citons MM. Calon, Latour, Turner... Une seconde génération de chercheurs produit des outils de haute technicité qui sont aujourd'hui incontournables: François Bourdoncle avec LiveTopics, Boris Borzic avec le programme exposé ci-dessus.

Au delà de leurs différences d'approche et de mentalité, ces personnes ont un point commun: outre leur plaisir à produire, à s'interroger sur les pratiques sociales, toutes sont ou ont été très proches de l'École des Mines de Paris. On pourra donc féliciter cette institution d'avoir participé à une transformation de la sociologie tout en produisant des outils indispensables aujourd'hui.


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