Actualités et nouveautés Le colloque de 1999 Articles
Bilans, débats, comptes rendus Dernier ouvrage Pointeurs et Bibliographie
Page de garde Vos commentaires et propositions

Atelier internet
Séance du 20 mars 1998

Internet, média dans les médias

Conférence d'Yves Jeanneret
Résumé de l'intervention rédigé par l'auteur


Je conçois bien cette séance, non comme une conférence, mais comme une séance d'atelier. J'ai choisi de ne pas exposer une nouvelle fois une étude déjà présentée ailleurs sur la sémiotique du multimédia et de l'«écrit d'écran» (expression d'Emmanuël Souchier), sur les nouveaux pouvoirs à l'oeuvre dans la maîtrise des outils d'écriture, sur l'expérimentation de pratiques d'écriture nouvelles ou sur l'idéologie de la télécommunication, mais de venir soumettre mes perplexités quant à ce qui peut relier ces diverses approches, souvent menées en des lieux divers par des chercheurs différents. Y a-t-il un lien ou une dissociation entre ces axes et, notamment, entre une analyse des discours et idéologies relatives à Internet et un effort pour regarder réellement ce qui se joue sur les nouveaux supports d'écriture?

Pour aborder cette question principale (la cohérence d'un travail sur les mutations de l'écrit), je voudrais aujourd'hui, par hypothèse, prendre un point de vue décalé: regarder le réseau et l'écrit d'écran, non comme des objets isolés, non comme des phénomènes de communication qui feraient basculer une économie des pratiques culturelles, mais comme des médias parmi d'autres, faisant l'objet d'échanges et de réécriture au sein d'autres médias. Je proposerai quelques justifications essentielles de ce choix (soumises à débat):

Or je trouve qu'on examine beaucoup trop souvent l'état actuel de l'écriture comme si on avait affaire à un objet disjoint d'un régime médiatique plus général, comme si il s'agissait d'un social autre ou d'un autre du social.

Si je pose la question de cette façon -- qui n'exclut pas l'analyse propre du réseau référé à lui-même mais défend seulement l'idée qu'une telle analyse n'est pas la seule possible -- c'est parce que je partage la conviction formulée par Paul Mathias (La Cité Internet, p. 126): «Les acteurs de l'Internet n'ont jamais que la puissance des répliques suscitées par leur activité tectonique», activité explicitée ensuite dans ces termes: «l'aptitude à s'approprier les ressources des réseaux et à les développer, qu'elles soient intellectuelles et esthétiques, ou bien commerciales, peut seule garantir une manière de présence dans le 'cyberespace'». Mais je suggère que pour analyser le pouvoir d'appropriation, de réplication et d'anticipation des lectures il est nécessaire de ne pas abstraire le réseau des multiples écritures inter-médiatiques auxquelles il donne lieu.

C'est ce regard inter-médiatique, non en tant que méthode de référence, mais en tant que contribution possible à l'analyse, ce décalage du regard, que je voudrais expérimenter ici, en essayant successivement d'explorer les conditions mêmes d'une intermédiatique, de décrire quelques exemples de configurations intermédiatiques et leurs enjeux, d'identifier une formation discursive cohérente de la dénégation savante du média dans le média et enfin d'évoquer, plus rapidement, les effets de la culture triviale sur les conditions mêmes de la recherche sur ces sujets.

Pour laisser un temps suffisant de discussion, je présenterai des propositions de façon aussi directe que possible, sans nuance: ces propositions sont destinés à être critiquées dans la discussion. Je n'évoquerai que les productions écrites des médias de masse (je conserve pour simplifier cette notion qu'on pourrait critiquer): non par principe, mais par nécessité, car je n'ai pas travaillé de façon significative sur l'audiovisuel. Je me demande aussi -- hypothèse à vérifier -- si Internet n'est pas plus particulièrement un objet de réécriture, s'il ne fait pas couler plus d'encre qu'il n'agite de tubes cathodiques. Mais je n'ai pas les moyens de confirmer cette simple impression.

 

1 Objet exhibé, objet caché

Pour bien définir ce que je cherche à analyser, je distingue deux objets: l'un, que je nomme Internet (à la française, sans article), l'objet construit par la réécriture et le commentaire des médias de masse; l'autre, que je nomme l'Entre-réseaux (cherchant un équivalent très approximatif de ce qu'un Américain peut entendre avec The InterNet), le réseau en tant que lieu d'une pratique effective d'écriture-lecture de certains acteurs.

On peut dire que les dispositifs de l'entre-réseau apparaissent, pour les médias de masse, comme un objet à la fois inouï et non vu. Ces dispositifs sont inouïs, dans la mesure où il est possible de les présenter au public comme quelque chose de littéralement autre que toute pratique culturelle déjà connue (on trouverait d'ailleurs un discours analogue de l'inouï dans l'Année scientifique ou La Nature à propos du télégraphe sans fil à la fin du siècle dernier, car l'inouï se déplace mais se reproduit sans cesse); mais ils ne sont réellement inouïs que dans la mesure où ils sont «non vus», où ils ne font l'objet, ni de pratiques, ni de lecture directe.

Ceci offre les conditions d'un contrat de communication tout à fait particulier: la plupart des lecteurs n'ayant pas de pratique de cet objet, il est possible de l'exhiber, mais de l'exhiber comme secret. Structure initiale dont une série de postures possibles pourront ensuite dériver.

Le commentaire d'une couverture d'Actuel (octobre 1994) sur laquelle on peut voir un message très particulier (soutenu par un arsenal iconique très traditionnel du «moderne») illustre un tel contrat: on lit «apprenez la nouvelle civilisation». C'est un type de message tout à fait nouveau, l'idée qu'on puisse apprendre, et donc enseigner, une civilisation. Non pas enseigner un outil, ou enseigner des contenus de culture, ou enseigner la connaissance d'une civilisation (comme c'était peut-être le projet des humanités) mais enseigner la civilisation elle-même, l'être en civilisation, la possibilité, en somme, de continuer à appartenir au vrai monde intellectuel de l'humanité, de ne pas être à l'extérieur.

Il y a donc là une globalisation, une assomption de la technique à la qualité de représentant et condition d'un ensemble civilisationnel, en même temps que l'ignorance de la culture se voit conférer un statut particulier, non pas celui d'une simple non-maîtrise ponctuelle d'un outil, mais quelque chose comme une ignorance définitive, désocialisante. D'un côté, il y a le profane confus, de l'autre, il y a le dieu caché de la technique, et le média occupe la position intermédiaire de monstrum, donnant partiellement à voir le second au premier.

Cette structure médiatique se traduit très souvent par une formation rhétorique, l'injonction technologique (terme emprunté à Dominique Lecourt) dont une autre couverture, celle de Science et vie micro (avril 1997) donne un exemple significatif: «Internet, il va falloir s'y mettre». On est dans une relation de l'angoisse, voire de la culpabilité, de celui qui ne voit pas par rapport à ce qui devrait être vu, ou par rapport à ceux qui voient. J'observe en même temps que ce discours d'exhibition et d'injonction ne donne pas davantage à voir l'Entre-réseaux: il fabrique une représentation visuelle de l'Internet. Or (ceci demanderait à être confirmé par une enquête plus complète) l'étude que j'ai faite d'un corpus de magazines montre que ce discours sur le radicalement nouveau s'exprime très souvent par un ensemble de stéréotypes visuels particulièrement rétrogrades (en l'occurrence, dans le numéro cité, la représentation du Français par la baguette et le béret, celle de l'Allemand par le choucroute et celle de l'Américain par le hamburger): comme si le discours de la disparition des frontières et de la matérialité servait de support à une réactivation des images les plus réactionnaires. Un autre trait souvent observé est la dissociation de l'iconique et du discursif: souvent, les textes d'articles sont nuancés, problématiques, tandis que l'illustration et les gros titres énoncent sans retenue l'injonction technologique.

La structure intermédiatique ici esquissée place sans doute les médias «traditionnels» dans une situation très particulière. La couverture d'un numéro spécial de Télérama sur le multimédia présente un caractère paradoxal très marqué. Son titre pose une relation de distance par rapport à l'univers décrit («Le délire multimédia»), tandis que son sous-titre présuppose une relation de contact («Tout pour s'y retrouver»), selon les catégories créées par Denis Bertrand pour différencier les contrats de communication de presse télévisuelle: le caractère attracteur et absent de l'objet semble imposer un non-choix entre la fascination, la nécessité d'entrer et l'ironie, la prise de distance vis-à-vis d'un fantasme.

2 Quelques configurations

(Cette partie consiste en une série de commentaires de documents mettant en évidence quelques formes inter-rhétoriques liées aux façons de réécrire le réseau dans les médias de masse: graphiques didactiques, documents métatextuels de type «morceaux choisis», inscription de signatures visuelles empruntées au «Web» dans les maquettes de documents de presse. Ces formes peuvent être analysées techniquement, comme témoignant des médiations sémiotiques et rhétoriques liées à une représentation schématique ou à une métatextualisation de l'Entre-réseau, et idéologiquement, comme signes de diverses inscriptions imaginaires sur un objet privilégié, les deux dimensions s'alimentant mutuellement).

3 Un discours de bonne nouvelle

Au sein de l'ensemble large de ces productions médiatiques, inscrites à mon avis dans la structure inter-médiatique décrite précédemment mais prenant des formes et soulevant des enjeux très divers, on peut identifier quelques configurations discursives assez stables et très systématiquement réitérées sur des supports divers: la presse grand public, les manifestations politiques et culturelles, les documents technocratiques. Ces discours donnent un contenu à la proposition première identifiée précédemment, celle que l'arrivée de certains objets entraînerait une mutation civilisationnelle, un basculement d'un ordre de la culture à un autre.

Ce discours est reconstruit dans sa cohérence, à partir de deux corpus d'extraits, le premier rassemblant diverses réécritures de l'histoire des systèmes d'information, le second décrivant les diverses composantes d'une représentation dé-médiatisante des médias.

Le discours sur Internet et le multimédia ont suscité un topos extrêmement fourni de développements destinés à réécrire l'histoire des médias. Or cette réécriture est marquée par une contradiction étonnante; d'un côté, tous les textes disent la même chose: ils valident le caractère culturellement décisif d'une mutation actuelle, due à l'innovation technique, par la référence légitimante à un événement passé, présenté lui-même comme un basculement; de l'autre, ces textes, qui structurellement disent la même chose du média (qu'il ouvre un ordre nouveau de la culture) se réfèrent à n'importe quel moment de l'histoire des systèmes d'information, et même de l'humanité: changements de forme du livre, passage du manuscrit à l'imprimé, du volumen au codex, création de la bibliothèque d'Alexandrie, changement de système de l'écriture, invention de l'écriture elle-même, découverte du feu. Cette réécriture produit donc, chez les auteurs à la mode, une sorte d'anamorphose de l'histoire des systèmes d'information: comme si la mutation actuelle pouvait représenter à la fois l'idée de toutes les autres, étant le changement absolu; aussi ces annonces ne conduisent-elles pas à une relecture des historiens de l'écriture, du livre, de la bibliothèque, dont les travaux montreraient le plus souvent le contraire de ce que l'annonce de mutation met en avant (je ne reprends pas cette analyse que j'ai proposée dans le numéro 85 de la revue Strumenti critici) et dont la relecture attentive serait indispensable pour caractériser le réellement nouveau.

En effet, ce discours, loin d'inscrire les enjeux actuels dans une réflexion réelle sur l'histoire des médias (dispositifs techniques), des signes, des pratiques de diffusion et de qualification des textes, est porteur d'une conception de la culture selon laquelle un média inouï serait désormais capable de supprimer la médiation, de permettre une communication transparente, immatérielle, horizontale, immédiate. L'univers interconnecté serait réfracté dans les réseaux, permettant une communication sans opacité, sans hiérarchie, bousculant la division auteur/lecteur, supprimant la distance entre le signe et le réel, permettant le partage généralisé d'un même contexte (ce qui suggère que le média contiendrait désormais le monde entier, mais doté de lisibilité et de socialité). On trouve ce discours, très cohérent, signé de philosophes renommés dans la presse (peut-être a-t-il été réécrit par les journalistes); on le trouve dans divers documents technocratiques. Or ce discours, inscrit, peut-être à dessein, peut-être inconsciemment, dans le projet séculaire de la télécommunication (assurer une communication des pensées) est porteur, paradoxalement, dans son annonce médiatique et à propos de son objet médiatique, d'une négation de la médiation: matérialité des signes, intermédiaire des institutions, production de l'interprétation, construction des contrats de communication.

4 Les chercheurs sont-ils concernés ?

Graduellement, l'analyse intermédiatique ici proposée se déplace, des formes les plus «populaires» (au sens du marché des médias) de communication vers un discours qu'on pourrait qualifier de mixte, celui de l'expert-philosophe et ses nombreuses retraductions plus ou moins gauchies par les idéologues, journalistes, politiques, commerciaux. Une question essentielle se pose à partir de là: ce qui est décrit jusqu'ici (la construction triviale de l'objet Internet) concerne-t-il une question plus ou moins annexe, méprisable, en tout cas extérieure au travail de recherche, ou bien y a-t-il un lien entre la compréhension et la critique de ces phénomènes et notre possibilité d'analyser réellement les changements en cours? La saga d'Internet a-t-elle quelque chose à voir avec notre possibilité de penser l'Entre-réseaux ?

Ma réponse est oui, réponse de conviction, pour le moment, plus que de démonstration. Je vous en soumets les raisons.

Les chercheurs qui s'emploient à analyser les pratiques de l'Entre-réseaux, ceux qui expérimentent de nouvelles écritures, ceux qui cherchent à caractériser une sémiotique de l'écrit d'écran, ceux qui construisent des dispositifs permettant telle ou telle forme d'écriture ou de lecture travaillent dans des problématiques qui ont une histoire et selon des programmes qui ont une histoire, ces histoires sont liées au développement des récits et images évoqués plus haut. En particulier, l'ensemble du vocabulaire par lequel sont caractérisés et saisis ces objets (largement commun à la presse et aux études spécialisées) est pris dans les rhétoriques et les imaginaires décrits précédemment. La raison principale en est que les textes dans lesquels se sont mises en place ces terminologies étaient souvent régis par des conditions de validation hybrides: il s'agissait à la fois de définir et de comprendre des phénomènes, de promouvoir des dispositifs et de justifier des projets et des financements. C'est pourquoi l'ensemble des terminologies qui sont censées décrire la spécificité de l'écrit d'écran et de réseau est chargé de cet imaginaire.

On pourrait ainsi commenter par exemple les termes suivants: immatériel, transparence, non-linéarité, intuitif, hyper-, multi-, navigation, interface (appliqué indifféremment au lien entre deux systèmes automatiques et à la structure visuelle des documents donnés à lire), etc. Tous ces termes, métaphorisateurs, effacent la dimension de médiation matérielle et symbolique de l'écrit, tendent à rendre encore plus invisible la nature des objets et ordres de l'écrit.

Un exemple particulièrement intéressant est fourni par le statut, en médias de masse, en discours techno-économique et en recherche d'un terme comme celui d'«interactivité». Celui-ci construit une ambiguïté rhétoriquement utile mais interpose entre le chercheur et son objet l'apparente évidence d'une métaphore. En effet, à partir d'une analyse rigoureuse (philosophique, sociologique, psychologique, technologique) il est impossible d'attribuer à un automate un concept d'action. Pourquoi, dès lors, continuer à employer le terme d'«interactivité» pour qualifier des questions relatives, soit à la conception logique des systèmes, soit à la nouvelle nature des initiatives d'écriture et de lecture, soit à l'organisation du texte et à la distribution de ses éléments visibles et invisibles? L'histoire des analyses produites en sciences de l'information et de la communication pour donner un sens réel au concept d'interactivité (soit en l'opposant à l'interaction, soit en distinguant diverses formes d'interactivité) ne manifeste peut-être que l'embarras des chercheurs, occupés par l'élaboration d'un tout autre projet, à faire avec une terminologie qui, au fond, nie leur propre travail. On peut suggérer qu'un travail un peu systématique pour analyser les phénomènes de réécriture et comprendre les statuts successifs des discours et terminologies nous aiderait à prendre une distance vis-à-vis d'une apparente évidence des termes, images et formes narratives et donc à mieux construire les moyens de voir, décrire et utiliser l'Entre-réseaux. Car décider de penser ailleurs que dans l'interactif demande que ce que dit l'interactivité, et où elle le dit, soit reconnu, comme il a fallu analyser la métaphore de la traduction en vulgarisation pour poser une réelle pensée critique de la réécriture triviale des savoirs.

Si l'on me suit jusque là, l'analyse des écritures inter-médiatiques et triviales d'Internet et de l'Hyper-Multimédia (réécritures et écritures par anticipation) ne se situe pas à côté d'une pensée et d'une pratique critiques de l'Entre-réseaux et de l'écrit d'écran: elle en constitue un moment structurant.


Actualités et nouveautés Le colloque de 1999 Articles
Bilans, débats, comptes rendus Dernier ouvrage Pointeurs et Bibliographie
Page de garde Vos commentaires et propositions