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Compte-rendu de la séance du 25 avril 1997

La séance a été consacrée à une réflexion sur les notions d'industrie culturelle, de qualité logicielle, et sur une première description des usages chez les chercheurs quant à Internet.


En 94, un colloque sur le premier thème s'est tenu à l'IUFM de Roubaix, dont les actes sont disponibles chez Techné, sous le titre «la notion de bien culturel».

On peut à la fois restreindre et élargir le concept de bien culturel en se limitant à aux produits (livres, CD etc.) destinés à l'éducation et en s'intéressant aux plans éducatifs qui sollicitent fortement l'industrie (installation d'ordinateurs dans toutes les salles de classe...).

Dans les deux cas, on retrouve une relation complexe entre de multiples acteurs: concepteurs de manuels scolaires, partisans d'une réforme des programmes, éditeurs, industriels. Outre cette complexité qui renvoie à une sociologie des protagonistes, on peut remarquer quelques écueils qui expliquent plusieurs des échecs des produits éducatifs multimédia:

- ils font appel à une nouvelle forme d'écriture, aussi peu maîtrisée par les auteurs que par les destinataires. Rappelons à ce sujet une remarque de Maris Bauwens: il n'existe pas de mot pour définir la personne qui consulte un CD: est-ec un lecteur, un spectateur, un «multimédieur»? Ce problème de maîtrise de la nouvelle écriture aux deux bouts de la chaîne explique la qualité souvent moyenne des CD, et leur mauvaise réception;

- plus généralement, les discours sur la transparence du médium et sur la valorisation de l'innovation technologique éclipsent toute tentative de réflexion sur les modes d'écriture associés et sur leur socialisation (avant leur réception). Ainsi, à quelques exceptions près, on ne réfléchit pas sur la notion d'interactivité, préférant conserver un mode linéaire qui rend le destinataire du message prisonnier de l'architecture du CD éducatif, alors qu'un bon produit interactif sollicite des ressources peut-être aussi complexes que celles qui interviennent dans la réalisation d'une tragédie classique. On peut aussi s'interroger sur l'effet de mode relatif au tout nouveau, au tout Internet, quand les laudateurs du produit ne l'utilisent pas et quand les technologies associées sont (en France) 30 à 100 fois moins pratiquées que le Minitel, par exemple. Ce dernier objet est mieux diffusé de façon uniforme dans toutes les couches de la société que l'Internet ne l'est aux US;

- ils sont plus adaptés à un usage individuel que collectif. On ne s'étonnera donc pas que l'institution scolaire, historiquement construite autour d'une diffusion des savoirs via des pratiques intenses de socialisation, ne les intègre pas. Le modèle implicite de préceptorat n'est pas en adéquation avec l'ensemble des pratiques en vigueur dans une institution éducative;

- les acteurs principaux de la transmission des savoirs, à savoir les enseignants et les chercheurs, sont peu sollicités pour produire ces CD et pour penser leur architecture. Ce qui renvoie à une autre question, évoquée plus bas: comment concilier le souci de qualité, de pérennité, qui garantit la socialisation des usages et qui n'évite pas une réflexion citoyenne sur l'éducation, et la logique commerciale, qui a tout avantage à limiter la durée de vie d'un produit à quelques mois?


Autant les biens culturels réalisés par des entreprises peuvent apparaître décevants (ex: l'encyclopédie de Microsoft), autant des produits gratuits et réalisés par des universitaires arrivent à s'imposer quand ils sont de qualité et... connus. Citons TeX et ses dérivés, fortement employés dans la communauté scientifique; Caml Light, développé par l'INRIA, qui s'est imposé devant Maple dans les classes préparatoires; diverses expériences d'enseignement de l'américain aux enfants hispanophones de Californie. Mais la qualité n'implique pas le succès: le système d'exploitation NextStep n'est présent que sur un ordinateur sur 1000, et on peut douter de sa diffusion, même quand il deviendra gratuit et amélioré par des programmeurs aussi généreux que ceux qui ont participé au développement de Linux; Perl est très peu enseigné quand il est adopté par la totalité des informaticiens...

A ces expériences fructueuses, réfléchies, on pourrait opposer des grand projets médiatiques comme le Visible Human Project, qui propose, non pas les images en strates d'un individu scanné avec les moyens techniques d'aujourd'hui, mais un condamné à mort qui avait donné son corps à la science, lequel a été poncé millimètre par millimètre pour ensuite être photographié; ce qui, outre les questions morales qu'on peut légitimement se poser, devient un piètre outil de travail pour des spécialistes de la reconnaissance d'images...

Nous devons néanmoins rester vigilants quant aux interactions enseignant/réseau. Les Canadiens ont démontré que la diffusion de cours sur Internet avait pour principale conséquence de dogmatiser les savoirs, non seulement via une valorisation du discours des plus hautes instances universitaires, mais aussi via une modification de l'énonciation des professeurs.


Quelles réflexions nous inspirent les pratiques des chercheurs?

Gardons en tête le fait que nous ne prétendons pas à l'exhaustivité dans ce paragraphe (ni d'ailleurs dans les autres), mais qu'il nous semble intéressant de proposer des pistes méthodologiques.

Si notre enquête veut cerner les pratiques des chercheurs de l'ENS, elle rencontre deux écueils:

- les personnes qui s'investissent dans le Web sont autant des techniciens, ingénieurs que des chercheurs.

- Internet est avant tout un moyen de communiquer avec l'extérieur de l'ENS, ce qui fragilise la problématique, centrée sur l'institution.

Evoquons quelques situations qui peuvent complexifier les pratiques d'Internet dans les laboratoires.

- Les machines et les logiciels des chercheurs sont souvent financés sur des budgets de recherche. Pour réaliser des économies, ou par refus d'investir dans la/les dernière(s) version(s) du logiciel X, certains chercheurs rencontrent d'énormes difficultés à récupérer des fichiers attachés à un courrier électronique et donc sollicitent les ingénieurs, techniciens, qui ont les moyens et les compétences pour réaliser les conversions nécessaires. Ceci se traduit (au moins en France) par un maintien du courrier traditionnel.

- Les pages de présentation des laboratoires ont souvent été réalisées par des ingénieurs réseaux, qui s'inspiraient de présentations standardisées des équipes de recherche (rapport d'activité, etc.) et qui pensaient que les chercheurs complèteraient ces pages grâce à une diffusion d'informations plus ciblées. La relève ayant rarement pris, les pages deviennent vite obsolètes et ne s'accroissent pas: les ingénieurs ne se sentant pas compétents pour synthétiser des recherches pointues et n'étant pas non plus désireux d'effectuer un travail de secrétariat (convertir du texte et des images au format HTML).

- Restent quelques ingénieurs, élèves ou chercheurs qui ont des projets sur le Web, qui nourrissent les réseaux, et qui apprécient la liberté d'expression dont on jouit à l'ENS.

- Les pages Web n'ont pas le même statut scientifique que des articles papier... quant elles ne concernent pas des informaticiens. Il faudrait là étudier la capitalisation construite depuis un siècle et demi par les éditeurs de revues scientifiques (qui ne se confondent pas avec les «editors», c'est--dire les responsables éditoriaux de ces revues, qui sont des universitaires bénévoles, même s'ils tirent des bénéfices symboliques d'une telle activité), qui demandent aux auteurs une mise en page complète de leurs articles, et ne font qu'un travail de gestion, tout en maintenant des prix d'abonnement aux revues très élevés (souvent 30 KF pour une revue scientifique), quel que que soit le mode d'acquisition des articles (papier, CD-ROM, FTP...).


Une fable de Roberto Di Cosmo

Je décide d'écrire en Klyngonien, langage connu de moi seul, écrit avec un alphabet que je suis seul à maîtriser. Je propose aux lecteurs intéressés d'acheter une loupe, produite par mes soins, qui permet de lire mon texte en Français, avec une police de caractère bien connue. Quand je modifie mon alphabet, la loupe initiale n'est plus efficace. Aussi, je fais la proposition d'acheter une nouvelle loupe, qui a deux particularités: il n'est pas sûr qu'elle permette de visualiser le Klyngonien ancien; elle fait disparaître l'ancienne loupe. Si j'arrive à convaincre tout le monde d'écrire en Klyngonien et si je reste seul à savoir produire les loupes, parce que j'ai un droit d'auteur sur la production de ces loupes, je vais faire fortune en ne vendant que des loupes. Je gagnerai évidemment encore plus si ces loupes sont immatérielles, c'est-à-dire si je demande au consommateur de payer ma loupe, produite en un seul exemplaire, à charge pour lui d'acheter la ou les disquettes qui permettront de sauvegarder cette loupe devenue essentielle. Et j'ai tout intérêt à modifier mon Klyngonien tous les trois mois: je vendrais de nouvelles loupes!

Si le Klyngonien devient universel, et que je suis seul à vendre les loupes adéquates, je risque de tomber sous le coup de la loi américaine anti-trust. Sauf si je suis moi-même Américain et que je convaincs (sans peine) mon gouvernement que je deviens, pour lui, la meilleure agence d'impôts indirects: je n'exporte rien, mais tous les pays du monde m'achètent ma loupe, produite donc en un seul exemplaire (modulo les traductions Klyngonien vers Tchèque, Suédois...); en bon citoyen, je paie des impôts à mon gouvernement. Si mon gouvernement récupère 10% de mes bénéfices, pourquoi ce dernier tuerait-il la poule aux oeufs d'or que je constitue?

L'intérêt fondamental est que peu de gens ont conscience qu'ils achètent une loupe. Pour ceux qui ont cette conscience et qui voudraient abandonner le formidable Klyngonien et manipuler un langage «universel» (mais rarement utilisé), une solution existe: une super-loupe qui coûte 100 fois le prix de la loupe standard. Il faut payer pour abandonner un format!

Car c'est bien de formats qu'il s'agit. On peut alors être désespéré par une récente loi de la CEE qui reconnaît tellement de copyrights qu'elle permet à une entreprise de porter plainte contre une personne qui propose de décoder, c'est à dire de convertir en un alphabet gratuit,un format de fichier dont elle est propriétaire. Il semble évident à plusieurs de nos collègues informaticiens que les alphabets électroniques doivent être tous libres, c'est à dire du domaine public. Ainsi que les sources des logiciels. Pour donner un autre exemple, proche du Klyngonien de Microsoft, en termes de cryptage, divers systèmes existent: les seuls agréés par le gouvernement (français) sont ceux qui proviennent de sociétés privées, qui ne dévoilent pas leurs sources: ainsi, un logiciel de piètre qualité peut s'imposer quand on n'a pas les moyens de comprendre ses méthodes d'encryptage, alors que des systèmes gratuits, efficaces (et permettant à l'utilisateur de vérifier cette efficacité) ne sont pas agréés parce qu'aucun lobby n'a sollicité leur accréditation.

Il existe des variantes de cette fable: on pourrait imaginer qu'une société, privée ou publique, devienne propriétaire de tous les noms de lieux, de rues, etc. Elle pourrait elle aussi choisir finalement un mode d'écriture qui empèche toute lecture sans usage de lunettes ad hoc. Et elle conserverait une image de marque généreuse tout en faisant fortune avec ces/ses lunettes.

D'autres inquiétudes apparaissent quand des chefs d'Etats, conscients de la faiblesse des pays européens,mais ne pouvant pas être suspectés de besoin de pot de vins, donnent une légitimité politique, si difficile à obtenir, aux marchands de loupes et de lunettes.Qui ne sont, dit la fable, que des pourvoyeurs de monnaie pour l'Etat américain.


Ces fables semblent éloignées de notre problématique. Cependant, l'auteur de ces lignes, qui ne produit qu'une synthèse des débats de la dernière séance de l'atelier Internet, a vécu une expérience fort pertinente: désireux de récupérer en mode standard (ASCII) 5000 fiches d'une bibliothèque (soit 1 Mo de texte), il s'est rendu compte que l'exportation nécessitait 6 heures de travail pour un ordinateur. Entre le choix des formats d'exportation (à définir dans le logiciel propriétaire avec 243 clicks-souris) et les problèmes réseau (qui étaient assurément plus des problèmes de «compatibilité réseau» du logiciel), l'expérience a du être réitérée quatre fois. En bref, il faut faire travailler une machine pendant quatre nuits consécutives pour obtenir en un format simple ce qui a été construit par un logiciel qui aura coûté, achat et mises à jours comprises, plus de 20 KF!


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