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Compte rendu de la 7e séance de l'atelier Internet

28 février 97

Je rappelle les grandes lignes de l'exposé de notre invité, Léo Scheer, qui a commencé par rendre hommage à Althusser; suivent quelques termes du débat, et quelques autres questions et perspectives. Comme à l'accoutumée, je prie notre invité et nos intervenants d'excuser les éventuelles déformations de leur pensée produites par cette synthèse. Car l'exercice est difficile, même si la multiplication des citations, entre guillemets, pourra aider le lecteur à retrouver l'authenticité des assertions.

A. L'intervention de Léo Scheer

Marx a crée une rupture épistémologique avec Hegel, pour qui les idées étaient le moteur de l'histoire, en imposant l'économie comme surdétermination du social.

1. Or aujourd'hui, «si le réel économique tend à se mettre en panne au profit de nouvelles infrastructures de signes», une seconde rupture s'impose pour penser une «indétermination en dernière instance par le virtuel». Si donc l'économie perd ses capacités de surdétermination du social, c'est toute la sociologie construite à partir de cet ancien axiome qu'il faut repenser.

2. Une sociologie d'Internet ne doit pas étudier «l'effet de l'infrastructure économique sur le réseau Internet, mais la simulation d'un virtuel possible tel qu'il est pratiqué par des sujets qui ne sont plus définissables par leur appartenance à telle ou telle catégorie», surtout dans leur relation aux réseaux.

Autrement dit, les catégories sociales s'affaiblissent avec la déliquescence d'une économie fondée sur la production d'objets industriels, et s'estompent complètement quand les individus pratiquent Internet.

3. La sociologie traditionnelle s'est construite à partir de la certitude, depuis Descartes, que le sujet pense le réel; ce qui fonde l'essence de la posture sociologique, puisque l'enquêteur doit à la fois faire abstraction de son statut de sujet et donner la plus grande place, en tant que sujet social, à l'homme ou au groupe qui reste son objet d'étude. Or, si Internet n'est que la simulation du virtuel, ce problème devient secondaire: en effet, à l'exemple des indexeurs qui analysent pour nous les pages Web, «c'est le virtuel qui se met à penser le sujet qui se présente sur le réseau pour l'analyser. Le virtuel nous pense, notre objet nous analyse.»

4. «Pourquoi donc ne pas imaginer un sociologue d'Internet qui soit une machine? Pourquoi ne pas construire un indexeur sociologique qui se pense lui-même comme étant l'analyseur du réseau?». Comment alors définir l'objet de ce moteur?

5. Projet méthodologique. L'économie, l'industrie ont façonné des moules sociaux qui optimisaient le façonnage des individus à des fins d'efficacité: ainsi existent des ouvriers, des chercheurs, des employés... autant de types identifiables, de CSP etc. que le sociologue peut lire facilement parce qu'il ne «fait que reproduire cette orthopédie, ces frontières».

6. Ce modèle ne peut fonctionner pour une sociologie d'Internet:

- les sondages sont difficiles, non pas parce que les outils des instituts de sondage sont mauvais, mais parce que les sondés se prennent au jeu de l'anticipation du résultat; les outils habituels de la sociologie, confrontés à cet effet miroir, perdent de leur efficacité;

- avec Internet, on n'est plus dans la simulation de la réalité, mais dans l'anticipation d'un monde virtuel qui n'existe pas. Par exemple, «les constructeurs automobiles simulent des salons de l'Auto qui n'ont plus besoin d'exister réellement pour fonctionner».

7. Quelle «sociologie de ce comportement de simulation du virtuel peut-on réaliser?» Les catégories et les frontières, déjà abolies, éclatent «à partir d'un enjeu qui n'est que simulé. Les enjeux collectifs deviennent inutiles».

8. Il s'agit donc de faire une sociologie d'un autre monde, lequel n'est pas un double du monde réel; une sociologie «constituée sur les ruines de l'ancien monde et de l'ancienne sociologie». L'économie mondiale est détruite à l'exception de trois rescapés (génie logiciel, télécoms, communicateurs) qui survivent à coup d'hyperspéculation. Une «sociologie archaïque pourrait travailler sur les derniers soubresauts des ruines du monde réel», par exemple en s'interrogeant sur la façon dont ces trois lobbies vont se battre pour l'emporter. Mais c'est déjà fait par les médias, et ce n'est pas intéressant. D'où l'intérêt du sociologue virtuel, constitué par un groupe d'informaticiens, de sociologues, d'épistémologues et d'économistes, qui aiderait aussi la machine à écrire ce qu'elle a découvert.

B. Quelques éléments du débat.

Léo Scheer a répondu que la sociologie critique (i.e. qualitative) échappe à toute mécanisation, et que l'accumulation de «tout ce qu'a dit la pensée critique aujourd'hui ne nous conduit à rien, débouche sur une impasse». Par ailleurs, «la sociologie mécaniste et le marxisme sont par terre». Ce qui existe, étonne et charpente le monde aujourd'hui, c'est Internet. Un travail sociologique doit effectivement analyser l'articulation entre imaginaire et symbolique. Le symbolique structure la politique, l'imaginaire des réseaux est techniquement construit par les derniers opérateurs (France Télécom, Bill Gates...) et ne débouche ni sur le politique ni sur l'idéologique. «Il n'y a pas d'ordre politique de ce monde virtuel parce qu'il n'y a pas d'ordre symbolique».

Léo Scheer pense que le rapport offre/demande est biaisé par que «le fait que quelque chose existe dans le monde virtuel est équivalent au fait qu'il a déjà disparu». Quant à la communauté scientifique, elle «vit depuis un siècle avec le principe d'incertitude, qui s'applique au sujet lui-même, dans sa pratique».

Pour Léo Scheer, «tout le monde a des doutes sur sa capacité à cerner le monde en tant que sujet. L'incertitude est inscrite au centre du sujet, et non plus dans l'objet de la recherche, surtout dans le domaine de la communication, de l'imaginaire»... «Quand la sociologie a affaire à des sociétés, des personnes dans le désarroi, le monde scientifique est en fait le plus mauvais exemple pour analyser ce désarroi... Dans un monde qui s'effondre sur lui-même dans le faux, vous êtes le dernier noyau qui résiste à cela, qui refuse à sa manière la modernité».

Suite à d'autres questions, Léo Scheer s'est demandé comment organiser l'économie du virtuel, en rappelant que l'enjeu, c'était le rêve: «dans quelles conditions une société peut-elle partir dans le rêve et comment le sociologue peut-il appréhender ce phénomène?»

Léo Scheer s'est alors interrogé sur la nécessité de retenir un monde «en train de partir » Ce qui renvoie au problème de la définition du sujet dans un monde qui lui échappe.

C. Quelques pistes

Le débat fut donc animé et il me semble qu'il est susceptible d'animer divers projets de recherche.

  1. A partir de ce que j'ose appeler la frontière monde universitaire / monde industriel, je pense que nous sommes particulièrement désarmés pour appréhender les médias, tant du point de vue de l'analyse que de la production. A ce titre, même si Léo Scheer ne pratique pas les mêmes sciences sociales que nous, il nous a beaucoup appris en nous offrant une analyse proche de celle qu'il destine aux décideurs industriels. Or Internet nous donne une possibilité d'agir et de penser sur les formes de communication du multimédia. Nous allons être aidés dans ce domaine par un chercheur qui s'est fort impliqué dans ces deux domaines sans tomber dans les travers des pensées mécanistes.
  2. Nous ne pouvons faire l'impasse sur les précédentes révolutions du langage et des supports de la communication; invention de l'écriture, passage des pictogrammes aux alphabets, affinement ou apauvrissement de ces derniers, invention de la monnaie frappée et de l'imprimerie... Ces phénomènes se sont tous produits très vite (un laps de temps de l'ordre de la mise en place des protocoles Internet), inventés par des personnages souvent sans statut et ont parfois servi des États, d'autres fois ont permis de composer avec ces pouvoirs suprêmes (alphabet grec, imprimerie). C'est à la lueur de ces transformations et des discours produits à leur sujet (le livre mettra 3 siècles avant de se vêtir des atours idéologiques de vecteur de la culture et de la démocratie) que l'on pourra analyser notre objet avec assurance et imaginer son avenir: Clarisse Herrenschmidt pense qu'Internet favorisera la diffusion des dialectes, comme l'imprimerie a dynamisé les langues nationales, en mettant en évidence le statut de langue «morte» du latin (avant l'imprimerie, la notion de langue morte n'existait pas).
  3. Notre force intellectuelle vient de notre interdisciplinarité: nous avons les moyens de réaliser et de faire partager une histoire de la science, de ses combats et de ses concepts, et surtout de repenser quelques définitions toujours passées sous silence: ne faut-il pas essayer de définir le réel et ses limites avant de définir le virtuel par rapport à lui? Qu'est-ce qu'une simulation, notamment dans la fabrication d'une preuve? Il me semble qu'il est urgent pour nous de baliser notre enquête à l'aide de réponses à des questions fréquentes, d'autant que nous avons constitué les conditions d'un échange fructueux entre informaticiens, physiciens, sociologues, antiquistes, philosophes... chacun faisant profiter les autres de ses recherches et de ses pratiques dans sa propre discipline.
  4. Nous devons rester les humbles laboureurs de la terre glaise qui nous colle aux pieds, notamment en continuant nos enquêtes, nos travaux minutieux de comptage, notre reflexion sur nos pratiques et en profitant de notre expérience collective.

Alors nous aurons pleinement les moyens de réaliser notre programme, et de l'élargir à deux interrogations essentielles: quelle fut, quelle est l'incidence des découvertes scientifiques et techniques sur la structuration du social (et accessoirement, pourquoi cette question est trop rarement posée); comment ces découvertes (voire des oublis) aident à imaginer le monde; notamment, quel est le statut culturel et la fonction sociale de la littérature de vulgarisation des découvertes scientifiques?

Mais nous devons aussi rester à l'écoute de tous les projets autour de l'Internet, et nous pouvons à ce titre remercier Léo Scheer de nous avoir proposé une vision qui contraste avec notre approche académique.

Éric Guichard


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