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Conférence de Jean-Claude Guédon sur le thème
«Internet et état-nation»



Compte rendu synthétique de la conférence et des débats (Éric Guichard).

Jean-Claude Guédon nous a offert une vision historique en profondeur sur les notion de communication, de support et d'organisation politique; ce qui nous prouve que de part et d'autre de l'Atlantique, les chercheurs utilisent le même appareil conceptuel pour mieux cerner les transformations induites par Internet. L'état des recherches avance, et l'on sent le besoin de la démarche historique pour approfondir les interférences entre transformations techniques, sociales et politiques.
Plusieurs informaticiens sont venus à sa conférence, suite à sa publication dans Libération d'un article qui exposait les avantages de l'OS Linux. Nous saluons sa capacité à faire converger des spécialistes de tous horizons autour d'un thème encore mal abordé en France.
Il en est de même pour sa capacité à vulgariser des thèses historiques et économiques, qui peuvent sembler trop vite abordées, mais qui ont l'avantage d'être présentées dans un effort d'unification intellectuelle prometteur.
Enfin, nous apprécions son formidable optimisme, qui fait parfois défaut dans notre hexagone.


Attention, cette page retranscrit plusieurs points de vue:
- celui de l'invité, éventuellement déformé par l'auteur de ces lignes; cependant la présence de guillemets témoigne alors d'une retranscription fidèle.
- ceux de certains participants (avec les mêmes réserves)
- ceux de l'auteur (notes et compléments).
Par ailleurs, il est toujours difficile de faire passer par écrit une conférence orale. Que le lecteur en soit conscient, et du coup, indulgent.

Voici les références bibliographiques sur lesquelles s'est appuyé JCG pour son argumentation.
- Parchment, printing, and hypermedia: communication in world order transformation. Deibert, Ronald J. New York : Columbia University Press, 1997.
- Borders in cyberspace: information policy and the global information infrastructure / edited by Brian Kahin and Charles Nesson. Cambridge, Mass : MIT Press, c1997.
- Guerriers et paysans, VII-XIIe siecle; premier essor de l'economie europeenne. Duby, Georges [Paris] Gallimard [1973].Note 1

1. Approche historique de Deibert


D'après JCG, Deibert propose une bien meilleure analyse du passé que du présent, et par une analogie de type écologique, permet de dépasser le débat entre déterminisme technologique et neutralité technologique: «à chaque fois qu'une technique des communications apparaît, il faut la voir comme une modification significative d'un environnement plus complexe que le simple domaine de ces communications».
A partir de là, Deibert se demande comment les technologies de communication transforment:
- a. Les relations de pouvoir dans toute société.
- b. L'épistémologie sociale (au sens vision du monde et outils conceptuels associés).
Cette vision large permet de comprendre des faits tels que la corrélation entre l'effondrement de l'empire Romain et celui du commerce du papyrus, et par suite, «la création d'une nouvelle économie politique du support, qui gère et contrôle le message, créant des goulots d'étranglement pour limiter la multiplication et la prolifération du message».
JCG demande alors si l'irruption du papier aux IXe-Xe siècles (au coût six fois inférieur à celui du parchemin), n'est pas un des facteurs de la naissance de l'université (cf. le scriptorium non monastique, rendu alors possible). «Se crée alors un nouveau système de la circulation des documents, plus ouvert, qui échappe déjà en partie au pouvoir de l'Église».
Voici une première preuve de l'articulation support-pouvoir.
Avec l'imprimerie, on assiste à une prolifération du document et le contrôle de l'Église s'effondre.
JCG pose alors la question suivante: Luther fonde-t-il la première grande réforme ou assiste-t-on à la première hérésie enfin couronnée de succès car en phase avec une technologie de communication? Il renvoie à la lecture de Debray et rappelle que de telles analyses peuvent servir de toile de fond pour comprendre la relation entre Internet et les états.

2. Internet poil à gratter des états


A partir de l'exmple de Playmen (sosie italien de la revue Play Boy), il a montré comment les états avaient les moyens juridiques d'interdire une publication, mais que le droit était inapplicable sur Internet: une cour américaine a décrété que la revue italienne ne devait pas être accessible aux citoyens américains, mais ne pouvait empêcher ces personnes de se connecter au site Web en Italie. JCG a rappelé aussi la volonté de l'État allemand de «fermer» Compuserve afin que ses nationaux ne puissent accéder aux news pédophiles; au Vietnam, tous les courriers sont lus avant exportation. L'exemple de l'intranet singaporien a aussi été évoqué. Puisque la «technologie Internet n'a pas été pensée en termes d'un territoire national, elle se moque de ce qu'est une frontière». JCG insiste sur la philosophie du partage, de la mise en relation, propre à Internet. Il propose donc un retour historique pour comprendre construction et fonctions des états-nations.

3. Guerriers et paysans (Duby)


Le premier Moyen-Âge était dominé par des bandes armées, qui pratiquaient un prélèvement de richesses, incluant les raids d'esclaves. Charlemagne, Charles Martel étaient les grands chefs de ces types de voleurs. Se constituaient des systèmes d'allégeances sans réel territoires; terrains et ressources militaires pouvaient être sollicités, sans qu'il n'y ait une phase peuple-territoire.
A partir de ces relations d'allégeance, ces contrats, qui renvoient à un système plus ou moins mafieux, «l'État-nation s'est constitué comme un gigantesque effort d'homogénéisation relative, de construction difficile, fondamentalement assise d'après Duby sur un renversement de l'accumulation des richesses: au lieu de privilégier le raid et l'attaque, penser comment mieux faire marcher (i.e. rentabiliser) les domaines sous contrôle... Donc cette construction d'un système de pouvoir où tout s'homogénéise, où une monarchie "absolue" va prendre en main de manière réglée, rationalisée, les productions d'un pays, la langue d'un pays, créer sa propre culture et ainsi de suite, tout celà s'est construit sur fond d'un désordre immense et à partir d'un système ou tout cela était inconnu, incompréhensible. Ce fut une lente construction, ponctuée d'une longue série de conflits qui s'épuisent pour laisser place à des oppositions qui nécessitent des constructions, des espaces énormes et entraînent la légitimation du monopole de la violence, créant la théorie de l'État moderne.
Aujourd'hui, nous vivons une période intéressante: si la théorie de Deibert est juste, un des éléments ayant permis à l'État de mieux fonctionner, de se créer, de se doter d'une certaine indentité qu'il a pu prévaloir, c'est sa capacité de gérer, contrôler, faire des inventaires, des stratégies de développement.. Tout cela est lié à l'écriture, au support».NDR1

4. Construction de l'État moderne


«Si la communication permet de mieux gérer la situation des domaines en période médiévale, si aujourd'hui les documents se transforment de façon que les modes de gestion vont se modifier, il est utile de poser la question suivante: comment ces transformations de la communication et des documents de gestion peuvent-elles affecter la notion des frontières et des états-nations?
Dans la période moderne, un système de droit s'est établi. Les gouvernements et l'État peuvent justifier un monopole de la violence pour appliquer ce droit et régler la question de la paix civile en des termes que rappelait Hobbes au XVIIe siècle dans le Léviathan.
Des grandes communautés de population se sont organisées avec des homogénéisations diverses; la France a imposé à toutes ses régions une langue unique devenue nationale, comme d'autres pays européensNDR2. Depuis plusieurs siècles, l'État-nation s'était doté de tous les moyens pour faire en sorte que la gestion et la politique qui se rapporte à ces modes de gestion soit l'élément dominant par rapport aux ensembles de la vie socio-économique des "peuples". Or, depuis un certain nombre d'années, la situation a commencé à se renverser.
Internet n'apparaît que comme un signe tardif d'une évolution bien antérieure.

5. Les économies contemporaines


JCG insiste sur le renversement entre poids financier et poids politique dans la vie planétaire depuis environ 30 ans. La première manifestation apparaît dans les années 70, quand «l'OPEP développe une stratégie de rétention du pétrole qui permet d'en augmenter brutalement le prix. L'effet est massif et se traduit par une accumulation de sources énormes de capitaux dans ces pays, qui ne pouvant les utiliser de façon profitable localement, se mirent en quête de foyers d'investissement qui permettraient de faire des profits supplémentaires...». C'est l'Europe qui est alors considérée comme l'espace le plus souple, le plus permissif. Des milliards de $ y arrivent.
Cette masse financière, qui attend 1000 milliards de $ chaque jour à la bourse de NYC (comparons-la aux budgets des états) et circule à travers la planète extrêmement vite, est devenue la toile de fond sur laquelle s'adosse la politique et non pas l'inverseNDR3
«Avant 1973, en gros, l'ensemble des marchés financiers du monde passait par les moyens de contrôle et les systèmes de gestion nationaux les plus importants de la planète. Depuis, un certain nombre de places financières se sont installées et la plupart des états sont obligés de faire très attention à la façon dont les capitaux circulent pour pouvoir mener leur propre politique nationale. Chaque pays doit quelque part se dire: je ne peux me permettre une fuite trop rapide des capitaux de chez moi parce que cela entraîne des formes graves de perturbation dans la richesse même du pays, mais aussi dans l'alimentation des compagnies, leurs liquidités et ainsi de suite. Un système de concurrence entre pays s'instaure, qui ne sont plus souverains au sens classique de l'État-nation...
exemple: l'abandon de monopoles lucratifs (FT, BT...). Le premier qui abandonne son monopole obtient un avantage au niveau des capitaux mondiaux, et dont un avantage relatif temporaire. Tout à coup, les pays deviennent articulés au flux international des finances. D'où l'importance du réseau international des banques (Swift).
Internet apparaît comme un réseau supplémentaire, une manifestation, un reflet de cette mondialisation... Il s'ensuit une transformation du pouvoir suite aux changements environnementaux (exemple de Singapour, qui s'est séparé de la Malaisie, devenue une cité-nation au moment où sa flexibilité lui donnait un avantage vis-à-vis des marchés financiers).

6. Cités-nations


JCG propose une thèse: «la présence d'Internet risque de favoriser des entités géographiques et humaines plus petites que celles auxquelles on est habituellement confrontés, avec des pressions intéressantes sur la structure des états-nations traditionnels. En effet, la cité-nation capitalise sur deux niveaux: la rencontre physique et la technologie».
Il remarque l'accroissement des poids économique, politique, financier de la ville, face aux pertes de prérogatives de l'État-nation.
Pour JCG, d'autres entités ont des pouvoirs croissants: les multinationales, dont les filières de production sont dispersées en divers pays, qui abandonnent donc les logiques nationales.
Que reste-t-il aux pays?
Les états-nations sont les seuls espaces où (parfois) résident des valeurs sociales qui n'existent pas dans les multinationales: politique sociale, redistribution des richesses, égalité politique. L'autarcie étant intenable pour eux, ils peuvent néanmoins créer une entité internationale garante des valeurs évoquées, ce qui implique une dilution par maillage.

7. Francophonie


JCG prend alors l'exemple de la francophonie, «non pas dans sa forme actuelle, mais dans sa forme idéale». «La francophonie, c'est avoir le Français en partage, un protocole de communication commun, une mise en relation d'êtres humains. Les vraies frontières d'Internet ne sont-elles pas linguistiques? Ainsi pourrait-on développer les valeurs liées à l'ancien concept d'État-nation.NDR4

8. Conclusion


«Internet n'est ni pour ni contre les multinationales, ni pour ni contre les états-nations; c'est un nouvel environnement dans lequel il faut voir comment chacun de ces types d'entités va être en mesure ou non de s'en approprier les fonctionnalités et d'essayer de lancer les opérations permettant de faire avancer les valeurs ou les intérets qui animent les uns ou les autres.
Le problème central dans Internet, c'est de repenser, renforcer la notion de citoyen, d'espace public, de flux de discussion (cf. nos assemblées nationales), le type d'identité que nous voulons avoir, le type de relation (fondées sur la notion de territoire ou de valeurs communes?). C'est ainsi que l'on trouvera peut-être un substitut à l'État-nation traditionnel.NDR5


Le débat


Il fut riche et dynamique. Je m'engage à en détailler les principaux axes dès que possible: francophonie et savoir, publication et certification, censure, bouche à oreille et Internet, mythes et utopies, professionalisation de l'Internet, compléments sur états-nations, religiosité des discours...






Note 1 Ces références ont été obtenues via le catalogue des bibliothèques des universités californiennes. Y compris la troisième, introuvable sur le catalogue de la BNF (Auteur Duby et Titre Guerriers donne: «AUCUNE REPONSE POUR CETTE RECHERCHE»!!!). Un second essai pour vérification une heure plus tard a par ailleurs donné une réponse que je n'avais encore jamais rencontrée (parmi toutes les réponses négatives que je connais):
«Connexion Impossible :
Nombre max. d'utilisateurs publics atteint».

NDR1 En bref, les états européens auraient réinventé ce que décrit J. Goody: une écriture pour mieux gérer leurs richesses. Et le développement de cette écriture, de ses supports aurait renforcé ces états via la constitution d'une administration.
Ce qui me gêne, ici et dans la suite, c'est que JCG ne s'interroge nullement sur cette bizarre concaténation des mots «État» et «nation», qui témoigne d'une difficile conjonction entre des concepts tels que nation, peuple, culture et administration, territoire. C'est toute l'histoire des identités nationales, d'après moi (et aussi d'après G. Noiriel), lentement construire en Europe au XIXe siècle qui est ic passée sous silence. On pourrait renvoyer aux différences encore actuelles entre la France et l'Allemagne; on pourrait affirmer sans trop d'effort que si le glissement vers la structure politique de l'État-nation était si simple, si spontané, nous n'aurions jamais assité à des guerres telles que celles du Liban ou de la Yougoslavie.

NDR2 Pour une réflexion approfondie sur la construction des identités nationales et sur les logiques étatiques, volontaristes de diffusion d'une langue et d'une culture pour affermir la première, je renvoie au bref et excellent article d'A.-M. Thiesse, La construction scolaire, Cahiers de médiologie no 3, Gallimard, 1997.
Les personnes désireuses d'en savoir plus sur les relations entre l'État français et ses instituteurs sous la IIIe République liront avec profit l'ouvrage de J.-F. Chanet, L'école républicaine et les petites patries, Aubier, 1996.

NDR3 Lire «Richesse du monde, pauvreté des nations» de Daniel Cohen, pour moduler cette analyse rapide. A mon avis, et c'est ce que j'aurais aimé entendre, des pays comme les USA et le Japon ont une attitude beaucoup plus proche qu'on ne le dit des états-nations traditionnels européens, surtout quand il s'agit de promouvoir ou d'orienter des stratégies industrielles. De façon parfois bien dirigiste, et bien comprise par les marchés financiers; parce que rentable pour eux.
NDR4Je me rappelle toujours avec humour la mise en actes de l'Internet Society dans sa volonté d'aider les pays du Tiers-Monde. Divers représentants des états africains étaient «invités» au congrès de Montréal en 1996. J'esperais retrouver certains universitaires camerounais que j'avais eus comme collègues une dizaine d'années auparavant. J'appris que le seul Camerounais présent à cette conférence était le responsable informatique de la la Présidence du Cameroun. Bref, ni l'informatique académique, ni l'informatique garante des libertés citoyennes ne semblaient être représentées...
NDR5 Sur le thème «Internet et citoyen», je renvoie au bel ouvrage de Paul Mathias (participant à l'atelier Internet... quand il est en France): la cité Internet, Presses de Sciences-Po, 1997. Paul Mathias sera parmi nous le 23 janvier prochain, en compagnie de Michel Hervé, maire de Parthenay.


Date: 13 décembre 1997
Éric Guichard




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