Les historiens, leurs revues et Internet, journée d'études ENS, octobre 2003

Écrire pour Internet, les contraintes et les atouts d'un medium nouveau

Christine Ducourtieux, Ingénieur d'études, Université Paris I

Beau sujet, me direz-vous, n'est-ce pas l'occasion de faire état d'expériences menées durant quelque trois années au sein de l'École doctorale de l'Université Paris I[1], du Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris, connu également sous le nom de LAMOP[2], et de la revue Le Médiéviste et l'ordinateur[3] ? Ces réalisations ont des racines plus anciennes. Depuis 1996[4], date de mon article L'Internet pour quoi faire ?, j'ai toujours pensé que la réflexion théorique ne devait pas être séparée de la pratique. Ainsi dans le cadre de l'Atelier Internet[5], animé à l'ENS par Éric Guichard, le postulat "Internet est un nouveau support d'écriture et de lecture" a suscité des études diachroniques, réflexives voire, philosophiques[6] dans les champs de la sociologie et de l'histoire, mais plus encore donné l'envie de "faire" ou mieux de "réfléchir en faisant", ce qui constituait un garde-fou intéressant au goût très contemporain du "produire". Toutefois, avons-nous totalement évité cet écueil ? N'avons-nous pas cédé parfois aux sirènes de la renommée qui s'assied sur un nombre toujours plus grand de publications ? Il me semble, à regarder mes propres productions, que l'envie de publier a occulté le temps consacré à l'expérimentation d'une nouvelle écriture dont le stylo serait l'hypertexte ou plus justement désormais l'hypermedia.

Pourquoi le "donner à lire sur Internet" a-t-il supplanté le "écrire pour Internet" ? Internet, nouveau support d'écriture et de lecture, la métaphore du livre n'est-elle pas une image encombrante ? Comment écrire pour Internet ? Ne faut-il pas quitter les rivages de l'abstraction et se demander qui écrit sur Internet, pour qui et pourquoi ? Ces trois questions, colonne vertébrale de mon intervention, sont en filigrane la substance même de ce texte et génèrent plus d'interrogations que de réponses. Aussi peuvent-elles agacer comme le rappel têtu des realia. En effet, il s'agit bien ici, par une description parfois fastidieuse de ce qui a été fait et avec quels outils, d'explorer les limites du "faire" avec le retour incessant sur le pourquoi de nos entreprises. C'est aussi le récit d'une expérience d'une pratique artisanale du Web.

"Donner à lire" ou plus justement "Mettre à la disposition de" a été un puissant moteur de la volonté éditoriale sur Internet, partagé, je le crois, par tous les éditeurs du Web. Au commencement, il y a la volonté politique – le mot n'est pas abusif – de casser les monopoles éditoriaux classiques. Jean-Claude Guédon, dans de nombreux ouvrages, s'est fait l'analyste de ce phénomène[7]. Les chercheurs voulaient pouvoir disposer de leurs propres productions librement sans avoir à passer par un diffuseur commercial. Ils désiraient échanger entre pairs des pré-publications, donner à leurs étudiants des matériaux de travail et parfois offrir à ceux-ci l'occasion d'une première publication. En un mot, certains se trouvaient à l'étroit dans les cadres historiques de la production scientifique.

Les documentalistes, pour leur part, ont perçu assez rapidement que ce nouveau medium permettait tout à la fois de faire connaître les instruments traditionnels (les périodiques sont en général mal connus et mal exploités par les étudiants) et de produire des documents à finalité pédagogique. Ils ont été à l'initiative de quelques écritures Internet. Ces dernières ont été conformes aux habitudes de leurs auteurs et ont bien souvent pris la forme de répertoires (ex : Ménestrel[8]) ou de guides pouvant servir de supports à des formations destinées aux étudiants (Cerise[9]). Les enseignants à l'origine d'initiatives Internet ont songé à mettre en premier lieu des cours : ceux de Marc Smith de l'École des Chartes sont des exemples très réussis[10]. Les formes produites sont donc tout à fait inspirées par la tradition textuelle propre à chaque métier.

Passer au-dessus de l'éditeur en ces temps où la valeur ajoutée des imprimeurs traditionnels comme de l'éditeur même n'est plus toujours reconnue –  la stratégie commerciale ayant trop souvent pris le pas sur le savoir-faire – connaît des opposants mais ceux-ci ont parfois quelques difficultés à argumenter savamment au-delà du bénéfice évident que l'on trouve à éditer un ouvrage chez un éditeur de grand nom : ainsi Brepols est synonyme de prestige pour les médiévistes. Il est plus difficile d'ignorer la menace qui pèse sur le droit d'auteur. Les questions juridiques ont fait et font couler beaucoup d'encre et je n'ai pas de compétence particulière sur le sujet, qui justifierait que je m'y attarde. Je peux seulement constater qu'effectivement la protection des écrits sur Internet est presque inexistante, que le "copier/coller" y fleurit. Il est cependant utile de tempérer cette assertion en attirant l'attention sur le fait que cette pratique fort ancienne a sans doute été revigorée par l'invention de la photocopieuse plus que par Internet ! Toutefois inutile de le nier, lorsque l'on met un texte sur le Web, il faut savoir qu'il sera pris et que, s'il est lu, après tout c'est ce que nous voulions... Annoncer sa publication avec fracas, est peut-être la seule façon d'en garder la paternité ! Bien des publications savantes, des revues de spécialistes sont méconnues, faute de bénéficier d'un réseau de diffusion charpenté. Ainsi la revue Hypothèses de l'École doctorale de Paris I[11] se vend mieux depuis que son contenu est décrit sur un site. La volonté de mettre les sommaires, les préfaces en ligne ne nourrissait aucun démon promotionnel mais c'est pourtant en ce domaine que nous avons le mieux réussi. Effectivement, la décision d'éditer la revue sur support électronique et sur papier n'a pas encore été prise. Cette timidité est fort répandue. J'ai fait un petit comptage des revues sur Internet dans le domaine de l'histoire médiévale ou pouvant intéresser les médiévistes. Elles ont été répertoriées par Véronique Liaigre pour Ménestrel[12] : elles sont au nombre de 58 et seules 14 sont en texte intégral ; les autres proposent quelques sommaires. La diffusion des articles en texte intégral est encore assez rare dans le domaine des sciences humaines, même si l'on peut observer une évolution en ce sens.

Mon travail au sein de l'Université compte un volet "classique" et un volet "nouvelles technologies" et l'exercice de mon métier s'est nourri de la comparaison presque inconsciente entre deux pratiques en apparence bien différentes. En effet, au moment où je m'apprêtais à éditer des articles en ligne pour le LAMOP, j'apprenais à devenir – bien modestement – un éditeur traditionnel dans le cadre de la revue Hypothèses. Apprendre conjointement l'un et l'autre a été vraiment intéressant car d'une certaine manière j'étais néophyte dans les deux domaines.

Côté "tradition"– les guillemets sont ici indispensables – j'avais une bonne connaissance de l'objet livre, qu'il soit ouvrage ou revue, pour avoir coté des centaines de volumes pendant quelque dix-sept années passées à la Bibliothèque de la rue d'Ulm. Je connaissais les formes, les mesures qu'il pouvait prendre : il me suffisait de penser à un in-4° pour en sentir le poids. Mes doigts reconnaissaient les épaisseurs des papiers, mon nez les odeurs des encres et mes yeux les créations des imprimeurs. Car le livre est aussi une expérience physique. Comme tout bibliothécaire, je savais également que l'ouvrage devient fiche puis référence, et l'informatique documentaire m'avait appris à appréhender normes et usages. Aussi, sans avoir jamais travaillé concrètement à une édition, avais-je été spectateur attentif du résultat et, s'il me restait beaucoup à apprendre, cette terre était déjà familière.

Côté "Web", quelques années de pratique de l'informatique documentaire et de recensement de ressources sur Internet, dans le cadre de Ménestrel comme de l'Atelier Internet. Quelques pages réalisées sous Netscape Composer et une connaissance assez approximative ou plus justement très théorique des techniques qui sous-tendent le réseau. Quelques atouts : la conscience des limites de mon savoir technique, la volonté de comprendre les outils utilisés et de les penser en adéquation avec mes projets. Quelques handicaps : vraiment beaucoup à apprendre en sachant par avance que tout savoir est rapidement périmé sur Internet.

Côté "tradition", j'ai appris à lire et à relire, à penser le texte en termes d'espaces insécables, tirets semi-cadratins ; le sens des mots en termes de bas-de-casse, italique, taille de la police ; à compter les signes, les pages ; le rapport entre les notes, le texte, les citations ; les titres et les sous-titres, etc. Quelques siècles de pratiques typographiques, de normes éditoriales[13] ont cessé d'être lettres mortes pour devenir casse-tête quotidien ! Un gain toutefois : mon attention a été attirée par des signes, des conventions – je ne sais pas vraiment quel terme utiliser – qui jusqu'à présent faisaient partie du décor, allaient de soi et qui soudain étaient chargés de sens ou plus simplement avaient des fonctions précises.

La principale incidence a été d'appliquer ce savoir récent aux éditions en ligne. Ainsi, pour chaque article publié, j'ai pris le soin de lire, de faire attention à la police choisie (au-delà de deux polices utilisées, un texte devient confus), à la typographie – comment remplacer l'italique peu lisible sur un écran ?– ; à la place occupée par le texte – un texte qui s'étale sur toute la surface d'un écran est trop large pour être lu à 40 ou 50 cm, distance de travail approximative du lecteur face à l'ordinateur – à construire des textes peu agressifs pour les yeux ; insensiblement, tous mes efforts ont tendu à obliger, contraindre l'internaute à lire. Il me semblait important qu'il ne se contente pas de consulter vaguement le texte, voire de l'imprimer s'il le désirait. Je voulais qu'il puisse lire s'il le souhaitait, voire qu'il commence à lire sans même s'en apercevoir, signe d'une mise en écran réussie. Un exemple seulement : La dame à la Licorne de Jean-Patrice Boudet[14] a été l'occasion de plusieurs essais afin de satisfaire quelques objectifs : que le texte visualisé soit imprimable ; que la police et la taille choisie pour celle-ci ne soit ni trop grande ni trop étroite car dans les deux cas la lecture est difficile ; que l'espace textuel ménage le champ visuel des lecteurs ; que les couleurs soient douces et peu contrastées pour les mêmes motifs de confort oculaire. J'avais tout à fait conscience de me laisser absorber par des détails à première vue esthétisants mais qui affirmaient ma volonté de créer un environnement favorable à la lecture.

Pourtant, je n'avais pas encore renoncé à toute ambition hypertextuelle et j'espérais pouvoir dynamiser la relation entre notes et textes. L'importance de ces dernières m'était apparue à la lecture d'Antony Grafton, qui s'est intéressé à la note de bas de page[15], et incidemment en ressentant de l'admiration pour la manière dont Marcel Mauss dans Sociologie et anthropologie [16] parvient à entretenir une relation nourricière entre notes et texte : aux premières la discussion, au second le récit. L'édition électronique se présentait alors comme l'opportunité de revoir, renouveler cette relation. A cette fin, j'ai essayé plusieurs aménagements, que les notes soient à la même hauteur pour permettre quelque lecture simultanée ou bien encore qu'elles s'ouvrent dans une autre fenêtre pour inviter à interrompre la lecture linéaire par un "itinéraire bis". Le premier écueil fut technique : j'ai découvert combien les espaces sont difficiles à gérer d'un composer à l'autre et combien l'entreprise est périlleuse si l'on choisit de distinguer le texte des notes par l'usage d'une police de taille et de genre différents de ceux du corps du texte ou bien encore lorsque l'on désirait réduire les distorsions induites par l'usage de caractères en exposant... Dommage que les historiens aiment tant les notes et les siècles ! J'avais les mêmes exigences pour les éditions électroniques que pour celles destinées à l'imprimeur ; les conventions typographiques en usage définies par l'Imprimerie nationale[17] ne m'apparaissaient pas comme simples ornements mais tout au contraire garantes de qualité ! Il me semblait indispensable d'éviter de voir nos productions disqualifiées par le mépris des règles connues et reconnues par la communauté scientifique.

Après avoir bataillé fort longtemps – les heures filent en ce cas –, j'ai revu mes ambitions à la baisse : était-il vraiment utile de peaufiner couleurs et polices alors que celles-ci ne résistaient guère à l'impression, que le dit article trouverait un support d'archivage et de référence dans le Bulletin papier auquel il était en premier lieu destiné ? J'ai réalisé qu'il me fallait réécrire le texte avec l'auteur si je prétendais vouloir donner une autre vie à des notes écrites pour un texte pensé comme un article destiné à une revue "classique", c'est-à-dire déjà formaté pour un usage précis. L'auteur avait donné une forme à sa production et je ne pouvais défaire son travail sans son accord ni le contraindre à retravailler son texte afin qu'il se prête à un autre usage. Usage que nous n'avions pas au préalable songé à définir ! Animer l'apparat critique n'est pas une pratique magique, cela implique un travail en collaboration avec le chercheur qui n'en a pas le temps ni souvent le désir. Le choix de l'emplacement des notes en front ou au bas de la page se relève être une question un peu oiseuse si elle ne résulte pas d'une réflexion méthodologique. J'ai alors potassé mon HTML avec pour principal objectif de produire des textes propres plus rapidement et sans trop de prétention.

Je ne peux taire un autre facteur qui a beaucoup conforté ce choix. J'ai fait l'expérience du cauchemar de l'éditeur obligé de réceptionner des textes dans tous les états : les auteurs transmettent indistinctement disquettes, fichiers attachés conçus sur différentes machines, dans divers environnements avec des versions de logiciels de traitement de texte variées et parfois peu compatibles. Les exigences des éditeurs à destination des auteurs sont très régulées dans le monde traditionnel, même s'il faut compter avec le goût de ces derniers pour la désobéissance et leur aversion presque "naturelle" à toute normalisation ; sur Internet, les règles ont été longtemps inexistantes et paradoxalement cette liberté ayant eu pour effet de dévaloriser l'édition électronique, de nombreux internautes fâchés par la rigueur traditionnelle se sont empressés d'édifier de nouvelles règles. Elles demeurent cependant peu contraignantes au regard de celles des éditions papier (deux exemples choisis un peu au hasard mais qui peuvent cependant se révéler corrects : les normes d'Hypothèses et celles de Medioevo Italiano[18]).

Le travail éditorial consiste donc pour une bonne part à restituer les textes dans leur intégrité, selon les normes en vigueur, et il faut admettre que la tâche n'est aisée ni pour le papier, ni pour le support électronique. En effet, si Word – traitement de texte favori des chercheurs – n'est pas un outil éditorial pour les imprimeurs de métier, il ne l'est pas plus pour Internet. Le nettoyage est toujours indispensable et sans doute plus douloureux sur le Web. Car l'assertion selon laquelle "HTML, c'est facile ! Pour faire une page il suffit de convertir le ‘.doc' en HTML" est sans doute la plus irritante contre-vérité que nous ayons à combattre. La faveur dont jouit Word a été pour moi extrêmement pédagogique : j'ai découvert le code source, moment magique et tragique où le surfeur devient plongeur et où se révèle le monde souterrain des codes.

Il faut avoir passé des heures à calculer, peaufiner son texte sur un navigateur pour goûter pleinement la stupeur que l'on ressent lorsque l'on visionne son édition sur l'ordinateur du voisin qui bien évidemment n'a pas les mêmes paramètres écran, le même navigateur, etc. On s'aperçoit alors tristement que les subtilités typographiques sont souvent perfectionnisme dérisoire au regard du résultat.

Je crois que c'est en partie pour cette raison que les règles éditoriales Internet portent moins sur le codage typographique des textes que sur l'automatisation de la procédure de transmutation d'un support à l'autre et sur le balisage des codes sources[19].

Ainsi le temps du "vouloir faire lire" a été détrôné par celui du "vouloir passer" ! Ce phénomène est observable chez mes confrères, les sites se bardent de précautions : site conçu "avec", pouvant être regardé "sur", etc. N'avons-nous pas clamé un peu rapidement la naissance d'un nouveau support d'écriture et de lecture sans en connaître les outils, la métaphore du livre n'est-elle pas encombrante ?

HTML n'est pas un outil éditorial mais un instrument d'affichage sur des navigateurs Web. J'ai eu l'occasion de faire un exposé sur le sujet en septembre dernier lors de la Journée de la Fédération 33 du CNRS, le 1er octobre 2002 à Villejuif, intitulée Présentation d'outils informatiques pour les sciences de l'Antiquité et du Moyen Âge[20] et je ne reprendrai pas ici la démonstration. Seule la notion de la "métamorphose" des textes selon l'ordinateur dont on se sert pour le visionner m'intéresse ici. Les articles édités sur le site du LAMOP sont généralement : des textes qui ont été édités ailleurs, la revue "papier" ayant autorisé leur duplication ; des pré-publications comme le colloque de La Treille sur le thème de L'Historigraphie du marché de la terre[21] – l'idée consistant à mettre à la disposition des chercheurs des textes en attente d'une édition papier ; ou bien encore des textes qui se greffent en complément d'ouvrages édités[22]. Dénominateur commun, ces écrits ont été composés selon les normes "classiques" de l'article : une dizaine de pages (format 8°), des notes, des signes typographiques conventionnels. Les éditer sur Internet a consisté à les faire glisser d'un support à l'autre, la navigation Hypertexte se bornant dans le cas de La Treille[23], par exemple, à faciliter la navigation entre les auteurs. Sincèrement, cet outil de circulation ne permet pas une lecture simultanée de deux textes. La forme initiale a conditionné la mise en ligne, les articles ont été écrits pour être lus de manière linéaire et "trouer" le texte de liens hypertextes vers d'autres documents aurait été dans ce cas pur artifice ; l'article existe en tant que tel et a une vie autonome. Sans un travail considérable de déconstruction, le matériau n'est pas utilisable pour d'autres lectures.

Il existe quelques progrès techniques indéniables et modestes : la fonction "recherche sur la page" offerte par tous les navigateurs autorise une recherche par uniterm ; et, plus intéressant, les textes peuvent être téléchargés et passés dans quelque moulinette d'analyse lexicale. Une chose est établie : nous avons économisé au chercheur le temps de la numérisation du document avec un OCR ! Plus sérieusement, ces publications au sein du laboratoire disent leur caractère scientifique et sont légitimes, épithète souvent refusée aux productions Internet. Il reste toutefois à vérifier leur rang de classement au sein des bibliographies dont les rapports CNRS sont friands.

Les cas des pré-publications et des supports de cours sont intéressants à un autre titre : la vie électronique de ces écrits est limitée dans le temps. Ils sont destinés à céder la place à un support d'archivage, le plus souvent un livre, ou bien encore à être restructurés, l'actualisation des programmes d'enseignement réclame la mise à jour des cours. Cette temporalité des documents Internet est une question importante, car si des normes ISO[24] statuent leur description dans les notes bibliographiques, nous sommes bien souvent dans l'incapacité de satisfaire aux exigences de la norme. Au mieux les documents Web sont datés mais ce n'est pas toujours le cas, et si l'adresse demeure, le document en ligne ne correspond pas toujours à la version citée. Nous avons un réel problème de référencement et d'archivage et cette question est lourde car elle conditionne la légitimité des productions Internet. Nous ne pouvons pas demander à des étudiants de citer des sources qui peuvent, selon le devenir des serveurs, être introuvables et dont la forme n'est pas assurée. Comment être certain que le document visualisé est bien l'original de l'auteur ?

C'est l'apprentissage artisanal des contraintes éditoriales et la lenteur induite par les outils qui m'ont en quelque sorte contrainte à m'interroger sur la finalité de nos entreprises Internet. Ainsi dans l'édition traditionnelle, la finalité avouée de la publication est celle d'assurer "l'immortalité" à un auteur en rendant "public" son travail – Internet sur ce point a quelques qualités – et de permettre à sa pensée de vieillir sur un matériau dont la solidité a été éprouvée par des siècles – la jeunesse du Web est ici un désavantage.

Mettre à disposition des textes me paraît toujours une entreprise satisfaisante et nécessaire mais je crois à l'obligation de diversifier nos productions selon les matériaux de départ et les objectifs poursuivis. Avoir conscience que les métamorphoses des dits textes à l'affichage sont inhérentes au HTML et à un moindre degré au XML – car celui-ci permet de paramétrer des sorties – implique de distinguer les usages. Un article en ligne est fréquemment imprimé et il est indispensable de penser le format d'impression indépendamment de l'affichage. Le PDF, sans grand intérêt par ailleurs, fabrique des documents à imprimer et garantit à l'auteur une sortie conforme à la présentation qu'il a choisie pour son travail ; ce qui n'est pas le cas de bien des pages Web étrangement mutilées sur des tirages A4, si elles ne demeurent pas invisibles aux yeux de l'utilisateur néophyte qui ignore comment contourner les frames. Il ne s'agit pas seulement d'habitudes, de génération, les textes proposés se prêtent peu à une lecture écran et en faire une copie papier est un réflexe que l'on observe chez les jeunes également.

L'écran n'est pas la page d'un livre dans sa version moderne. Un regard suffit à évaluer le temps de lecture que réclamera la page d'un ouvrage imprimé, pour son homologue "Web", voir est insuffisant, il faut manier l'ascenseur ou tout autre outil de navigation et une "page" peut selon les auteurs compter un ou cent feuillets... Les indices permettant d'évaluer la longueur d'un document sont souvent troubles et le texte à lire fréquemment enserré dans un ou des cadres qui, selon les volontés et les objectifs des créateurs de sites, sont conçus pour distraire ou à l'inverse diriger le lecteur ; enfin, l'usage des liens hypertextes est parfois aléatoire et ces derniers nous invitent-ils bien à une lecture complémentaire ? Personnellement, je ne considère plus l'écran comme une métaphore de la page d'un livre ; je ne trouve pas non plus très heureuse l'analogie avec le parchemin et je vais jusqu'à me méfier de voir l'objet ordinateur se déguiser en livre avec la génération des portables, car ce goût poétique du modèle ancien freine notre imagination face à ce medium nouveau. Internet est désormais pour moi un support non pas plat mais plein, profond...une grosse machine avec un système technique très compliqué. Ne restons pas à fleur d'écran, à la surface des interfaces, afin que nos publications soient plus qu'un simple glissement d'un support à l'autre. L'article scientifique – les exemples donnés précédemment et l'expérience éditoriale le confirment – est une production dont la forme, loin d'être anodine, répond à des normes précises définies dans un cadre précis par une communauté donnée. Nous ne pouvons pas le transposer tel quel sur Internet et prétendre être éditeur. S'il est inutile d'investir beaucoup de temps dans la mise en forme, cela ne signifie pas pour autant qu'il faille automatiser la mise en ligne systématiquement selon tel ou tel format afin de l'ériger en standard. Nous risquerions d'avoir à nous promener sur un Web uniforme. L'enjeu des prochaines années est sans doute de trouver un moyen terme entre pratique artisanale et automatisation, entre adoption de normes et préservation de la diversité. Pour apprendre à écrire pour Internet, peut-être faut-il ne surtout pas partir du "déjà écrit" !

Darwin Smith, à propos du manuscrit de Maistre Pierre Pathelin :

"C'est ainsi que nous comprenons l'étrange histoire narrée par les Vigilles Triboulet, une sottie des années 1480 racontant l'ensevelissement d'un prodigieux joueur et dramaturge, pleuré par ses anciens compagnons, vêtu d'une copie de Pathelin en guise de linceul. Cette veillée funèbre, quasi surréaliste, recèlerait une vérité métaphorisée, celle d'une œuvre dramatique née à la vie écrite par le décès du premier comédien auteur-interprète de notre histoire littéraire : un homme ayant acquis la célébrité sous le nom de ‘Triboulet'"[25]

C'est alors que cette jolie phrase peut avoir quelque résonance moderne : n'avons-nous pas échoué à écrire pour Internet parce que notre époque écrit, édite, archive tout ? Doit-on tout garder ? "Née à la vie écrite par le décès du premier...", l'article est un ensemble arrêté, fini, aussi ne devrait-il pas être édité, électroniquement ou non, que lorsqu'il est synthèse, voire point d'orgue d'une question afin de ne pas être confondu avec un texte électronique qui serait commencement seulement conçu pour être "vu" et offrant des outils pour inviter le lecteur à devenir acteur ?

Dans le cadre de la revue le Médiéviste et l'ordinateur nous nous sommes intéressés à la question de l'apport cognitif de l'ordinateur pour les historiens. Ce numéro paraîtra en ligne et sur papier dans un ou deux mois. Ce numéro a été difficile. La problématique était ambitieuse et si elle avait été la trame de bien des récits d'expériences dans nos colonnes, elle avait échappé à toute formalisation. Notre principale contribution a sans doute été une lecture critique de notre entreprise et la conscience aiguë que la mise en ligne du Médiéviste – nous avions été parmi les premiers – ne signifiait pas pour autant qu'elle pouvait prétendre au statut de revue électronique. Certes les sommaires, les textes sont consultables ou téléchargeables mais la seule véritable innovation technique consiste à permettre une recherche en fulltext, innovation qui remonte aux années soixante du siècle dernier...

Il nous apparaît que l'écueil principal a sans doute été de considérer les formes de la production scientifique, notamment l'article, comme les seules légitimes et possibles. La notion d'écriture entendue comme instrument à produire des textes nous a insensiblement conduits à bouder les possibilités d'écrire avec des images, des cartes, des schémas, des tableaux et autres formes à inventer. Une publication électronique ne devrait pas reprendre la structure des textes en "pavé" organisés autour d'une répartition tripartite, mais plutôt permettre des représentations différentes. Textes et images sur Internet sont au mieux illustrations de l'un pour l'autre et réciproquement. Les personnages qui peuplent les marges de manuscrits médiévaux savent échapper au cadre, mordre le texte, nos créations Internet sont sages. Elles gagneraient en richesse si nous faisions avant toute entreprise un effort pour définir les besoins et les usages de la communauté à laquelle le document est destiné. Nous pourrions ainsi distinguer les publications "de service" ou utiles et tester les capacités techniques de l'Internet sur des projets inconcevables sur support papier. Le partage entre l'obligatoire, défini comme la réponse à des besoins clairement identifiés, et le superflu, tout aussi important, dévolu à l'expérimentation de techniques à des fins scientifiques. Il s'agirait alors d'écrire pour Internet.

Une chose est dès maintenant certaine : cette écriture n'est possible que par la rencontre de gens aux compétences différentes –Internet n'est pas plat et nous avons besoin de médecins capables d'ausculter ses entrailles Nous parlons donc d'une écriture collective, et ceux qui tremblent de voir l'auteur malmené ont raison de ressentir quelques craintes : écrire pour Internet se conjugue à plusieurs et l'auteur se dilue dans la notion d'équipe. Le Médiéviste et l'ordinateur a envie de tenter l'aventure, les modalités sont encore à trouver mais l'édition de la revue comme somme d'articles, qu'elle soit papier ou/et électronique, sera dévolue aux synthèses et par conséquence leur périodicité sera plus lâche. Cette élasticité de la publication sera source de tracas avec les bibliothèques habituées à gérer leurs abonnements à des rythmes saisonniers mais l'idée d'un Médiéviste électronique est un tel défi que cet inconvénient n'est qu'un petit tracas.

Notes

[1] Ecole doctorale, toutes les adresses des url présentes dans ce texte sont celles de pages "vivantes" le 26/10/2002.

[2] http://lamop.univ-paris1.fr

[3] http://irht.cnrs-orleans.fr/pages/medieviste.htm

[4] http://barthes.ens.fr/atelier/articles/ducourtieux-sept-96.html

[5] http://barthes.ens.fr/atelier/index.html

[6] http://barthes.ens.fr/atelier/articles/

[7] J.-C. GUéDON, Le Texte scientifique, Montréal : les Presses de l'Université de Montréal, 1983 ; J.-C. GUéDON, Internet : le monde en réseau, Paris, Gallimard, 2001.

[8] http://www.ccr.jussieu.fr/urfist/mediev.htm"

[9] http://www.ccr.jussieu.fr/urfist/cerise/index.htm

[10] http://www.enc.sorbonne.fr/ressources.htm

[11] http://panoramix.univ-paris1.fr/UFR09/ECOLE_DOCTORALE/doctoh.htm

[12] Mise à jour du 2 septembre 2002"

[13]http://panoramix.univ-paris1.fr/UFR09/ECOLE_DOCTORALE/hypotheses.html

[14] P. BOUDET, "A mon seul désir " ou La dame à la Licorne et les sources médiévales d'inspiration,

[15] A. GRAFTON, Les origines tragiques de l'érudition : une histoire de la note en bas de page, Paris : Éd. du Seuil, 1998.

[16] M. MAUSS, Sociologie et anthropologie, Paris : PUF, 1983.

[17] Le lexique des règles typographiques en usage à l'Imprimerie nationale, Paris, 1990.

[18] http://panoramix.univ-paris1.fr/UFR09/ECOLE_DOCTORALE/hypotheses.html

et http://web.tiscali.it/medioevo-italiano/rassegna.norme.fr.htm

[19] Sur ces question : Edition électronique par Ghislaine Chartron et ses collègues de l'URFIST>

[20] http://lamop.univ-paris1.fr/W3/villejuif/index.html

[21] Le marché de la terre au Moyen Âge

[22], Table ronde du latin médiéval

[23] Op. cit., note 21.

[24] ISO 690-2. Références bibliographiques aux documents électroniques,

[25] D. SMITH, Maistre Pierre Pathelin. Le Miroir d'orgueil, Saint-Benoit-Du-Sault, Ed.  Tarabuste, 2002, p. 33.

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