Les historiens, leurs revues et Internet, journée
d'études ENS, octobre 2003
Le réseau, la communauté scientifique, la transmission
du savoir: une recherche sur le site Cromohs.
Maria teresa Di Marco,
Cette intervention est la synthèse d’une
recherche, mandatée par P.N.E.R. et réalisée par Mnemosine/Mediasfera
(par les soins de Peppino Ortoleva et Maria Teresa Di Marco); recherche
qui avait débuté en mai 2001 dans le but d’analyser
l’utilisation concrète d’Internet dans le domaine des
sciences humaines et les répercussions que la révolution de
la technologie informatique et télématique va produire sur
les pratiques du travail d’historien et de scientifique, ainsi que
sur la transmission du savoir.
Le Programme Numérisation pour l’Enseignement et la Recherche,
confié par le MENRT à la Fondation Maison des Sciences de
l’Homme (FMSH), a été lancé en janvier 1999,
pour une durée de 3 ans. Il avait pour objet de conduire un travail
de réflexion sur les usages et le besoin de contenus numérisés
pour l’enseignement et la recherche et d’établir des
cahiers des charges (juridique, technique, éditorial…) pour
l’accès en ligne a ces ressources.
On remercie le PNER, en particulier Philippe Chevet, d’avoir gentiment
permis la diffusion des résultats de la recherche.
Les opinions répandues à ce sujet montrent
une oscillation toujours plus évidente: d'un côté la
tendance à penser que “tout change avec le réseau”
(s'appuyant sur des prévisions concernant la communauté
scientifique “en temps réel”, et la paperless society qui
porterait en elle la fin des revues académiques, des
bibliothèques, voire même des archives comme lieux physiques), et
de l'autre celle qui conduit à soutenir qu'une
révolution télématique dans l'activité
intellectuelle n'a pas eu lieu et n'aura jamais lieu, qu'il y
aura tout au plus de nouveaux instruments à disposition.
D'autre part si d'un côté l'utilisation d'Internet par les communautés
scientifiques en sciences naturelles date désormais des années
‘80, voire, dans certains cas, des années 70, pour l'histoire,
et pour les sciences humaines plus en général, son usage n'a
été que marginal jusqu'à ces dernières années.
Il est une idée généralement acquise, au
moins parmi les sociologues de la science, que les temps, les formes, les
procédés de validation des résultats scientifiques ont
changé à la suite de la diffusion d'Internet, en
créant un réseau de circulation presque simultanée, dans
lequel les hiérarchies et les formes traditionnelles
d'autorité sont partiellement re codifiées. Dans le domaine
de l'histoire, et des sciences humaines plus généralement,
pourtant, ce processus est encore en cours; une grande partie des ressources
qu'on trouve sur Internet ont toujours la forme des
“publications”, et se présentent comme la pure
“traduction en digital” des informations sur papier: livres, revues,
newsletters.
En ce qui concerne les activités liées à
l'usage de ces ressources on peut sans doute affirmer que la plupart de
ceux qui y écrivent pensent s'adresser, à des lecteurs. Si
on considère, de façon différente, ces destinateurs comme
des usagers, pour lesquels la lecture est seulement l'une des formes de
relation avec le média et les auteurs, on peut essayer de comprendre non
seulement les réalités concrètes des habitudes et des temps
d'absorption des informations, mais aussi les processus par lesquels les
différentes formes de circulation du savoir expriment les changements de
la communauté scientifique et, en même temps, d'une certaine
mesure, les produisent.
Un autre aspect problématique concerne le
caractère social du travail de recherche qui, en ces dernières
années, a été mis en évidence par la sociologie de
la science dans les disciplines des sciences naturelles. Avec le
développement du réseau et de l'informatique
appliquée aux sciences humaines, cet aspect apparaît dans ses
implications idéologiques. Ce qui circule sur la Web est en
réalité essentiellement constitué de
“semi-élaborations” culturelles, déjà riches de
contenus en partie originaux, mais destinés à être
ultérieurement enrichis. Dans cette optique, le moment de la publication
n'est pas un aboutissement, mais bien la fixation temporaire d'un
résultat destiné de toute manière à être non
seulement amélioré, mais remis en circulation, voire
réécrit, également par d'autres personnes.
Cette nouvelle représentation, fondée sur
l'idée de semi-élaboration culturelle, peut permettre de
souligner les nouveautés effectives que le nouveau cadre
technico-institutionnel a introduit dans les conceptions traditionnelles
d'“ auteur ”, de “public”, de
“texte”.
Ce changement, ou ,plutôt, cette prise de conscience
porte en elle d'autres nouveautés de large portée:
- une socialisation accélérée du travail
intellectuel, qui permet de penser différemment le projet
d'œuvres collectives;
- la crise de l'idée individuelle d'auteur, sur
laquelle se fonde tout notre système culturel.
L'étude de cas
L'enquête que nous avons développée sur les emplois des
ressources télématiques par les sciences humaines et l'histoire
s'est concentrée sur une étude de cas, relatif au service web
Cromohs, (
http://www.cromohs.unifi.it)
qui, dans son articulation intérieure (revue et bibliothèque
digitale) et dans son caractère international et largement interdisciplinaire,
promettait de fournir un champ de contrôle des problèmes ainsi
énoncés.
Cromohs est une revue – la première revue
d'origine académique entièrement électronique
distribuée à travers le Web – d'histoire de la culture
historique européenne qui publie des essais originaux, articles, comptes
rendus, matériaux de recherches, qui entretient une base de
données bibliographiques sectorielles très ajournées, qui
permet des recherches automatiques en ligne et fournit des informations sur les
activités de recherche et les congrès dans les disciplines
concernées (histoire des idées, de la culture, de
l'historiographie, de la profession et de la méthodologie
historique, des institutions académiques de recherche).
Lorsque le projet débuta en 1995, les journaux
télématiques d'origine académique étaient
encore relativement peu nombreux, même s'ils semblaient promettre un
développement sans bornes, en permettant de réduire les
dépenses de publication et les temps de parution et circulation des
textes de recherche. Il s'agissait d'une contribution au processus
de mutation des formes de la profession et de ses rites internes, qui avait
déjà commencé avec la naissance des listes de discussions,
les expériences de didactique en ligne et la mise sur pied de projets qui
n'étaient plus soumis à la supervision des autorités
traditionnelles du monde académique.
Dans le contexte italien, cette initiative assumait une
signification particulière, en regard des résistances du monde
universitaire traditionnel, qui considérait sans doute comme dangereux
pour lui le potentiel subversif des modes de publication et
d'accréditation de produits sur lesquels il prétendait
garder une forme de contrôle exclusif.
C'est cette argumentation qui a également
présidé à la construction d'une bibliothèque
de textes historiographiques, Eliohs
(
www.eliohs.unifi.it), qui, dès
les premières mises en place, a fait partie du projet; une
bibliothèque, à la fois digitale et virtuelle: digitale car son
premier noyau est constitué d'éditions en ligne de textes
préparés et numérisés par la rédaction de
Cromohs; virtuelle car elle offre à ses usagers un véritable
réseau de services, constitué non seulement de ses éditions
digitales, mais aussi d'un système de liens qui renvoient à
d'autres offres de textes digitaux, liens soigneusement
sélectionnés par les coordinateurs scientifiques sur la base de
critères rigoureux de qualité et de pertinence.
Les deux entreprises, Cromohs et Eliohs (fruit de la
collaboration des universités de Florence et de Trieste) assez
rapidement, ont gagné en réputation et en respectabilité
dans le monde académique international. Ils figurent dans les principaux
index internationaux de ressources électroniques pour l'histoire,
mais ils sont, en même temps, indexés dans les répertoires
traditionnels comme Historical Abstracts et America History and Life,
publiés par ABC-Clio.
Le soin particulier que les éditeurs ont apporté à leur
activité du point de vue de l'offre - en gardant un standard de qualité
dans le choix des collaborateurs, dans le contenu des contributions et dans
la rigueur des éditions originales des textes dans Eliohs (ce qui a
permis de démontrer que le moyen électronique n'entamait en
aucun cas la qualité scientifique) - et du point de vue des intérêts
des auteurs est une des raisons possibles de ce succès.
L'évolution de l'enquête
La coopération et la participation active des coordinateurs du service,
de ceux qui s'occupaient du graphisme et de la gestion technique, ainsi que
des rédacteurs, nous a permis de réaliser un monitorage et à
la fois de prendre en considération une pluralité de points
de vue. A l'analyse des usages on a donc adjoint l'étude des logiques
suivies par les administrateurs du site, d'abord dans la configuration du
service, puis dans sa mise à jour et dans sa modification. On a pu
démontrer ainsi comment l'emploi concret fait par les usagers d'une
part, et l'action des coordinateurs scientifiques d'autre part se sont toujours
influencés l'un l'autre, conformément à un modèle
d'interaction qui constitue, en lui-même, un éloignement par
rapport au modèle de la revue classique sur papier.
Une remarquable variété d'instruments
s'est évidemment imposée:
- instruments à caractère quantitatif, ayant comme but
l'étude du flux des visiteurs et la décomposition dudit flux
sur la base de certaines données générales (les choix faits
parmi les différentes offres du service, les façons d'y
accéder, les temps d'utilisation etc.);
- instruments à
caractère qualitatif, qui ont pour objectif l'étude des
activités concrètes des usagers et la compréhension de
leurs logiques, en poussant la recherche au-delà, si possible, des choix
consciemment effectués.
En ce qui concerne la recherche quantitative, dès le
mois d'avril de façon expérimentale, puis de façon
définitive à partir des mois de mai-juin, et ce grâce
à l'approbation du Pner, un monitorage a été
activé. Grâce au logiciel d'analyse Webalizer adapté
aux nécessités de la recherche par l'un des collaborateurs
du projet (Michele Giani) il a été possible de relever pendant les
six derniers mois:
- le nombre des accès quotidiens et divisés par heure;
- la
durée de l'utilisation;
- les préférences à
l'intérieur du site;
- les différentes provenances des
usagers;
- les parcours de recherche les plus
suivis.
En ce qui concerne les instruments consacrés à
la recherche qualitative ils étaient ainsi résumés dans
notre projet:
- un focus group d'utilisateurs de la région florentine;
- un
questionnement direct des utilisateurs pendant l'acte d'usage
(fenêtres de dialogue);
- une entretien avec les coordinateurs du site
dans le but de recueillir le moyen d'interaction avec le
public.
L'activation d'un système articulé
d'instruments de relèvement nous a permis d'élaborer
quelques toutes premières statistiques, d'un intérêt
notable, sur les accès à ces sites.
Un premier élément qui frappe est
l'existence d'un noyau de visiteurs relativement stable, entre les
deux cents et les deux cent cinquante journaliers, qui connaît un
déclin relativement léger pendant les mois traditionnellement
dédiés aux vacances (surtout le mois d'août),
notamment en Italie. Plus nette est la diminution de la consommation le
dimanche. Une première hypothèse que les usages du site se font
majoritairement depuis le lieu de travail, c'est-à-dire
essentiellement depuis les universités, est contredite par ailleurs par
les données relatives aux heures: les visites sont concentrées
surtout pendant les heures de l'après-midi, mais elles atteignent
le troisième degré plus élevé à 22 heures, et
elles restent considérables même au cœur de la nuit.
De l'analyse des pages d'accueil, il est
évident que l'accès au site se fait le plus souvent de
façon directe et non pas à travers des pages de lien
d'autres sites: ceci est à elle seule une donnée
significative dans le sens où elle pourrait indiquer un fort pourcentage
d'usagers habituels, parmi lesquels la plupart a probablement
inséré l'adresse du site parmi ses
«favoris ». En général, la sensation qui
ressort de ces données, c'est l'idée d'un cercle
d'utilisateurs fidèles, pour lesquels le site, et, en particulier,
ses services et ses ressources de banques de données, sont devenus
désormais une habitude. Toujours à travers l'analyse des
pages d'accueil, on peut en outre noter que la consultation des services
du type bibliothèque digitale et virtuelle prévaut probablement
sur les autres usages.
Enfin, la donnée sur les accès par pays semble
indiquer une prévalence d'usagers italiens, mais en même
temps un usage diffus parmi plusieurs pays étrangers, européens et
non-européens, ce qui nous permet de considérer la
communauté des usagers de Cromohs, comme une communauté
internationale.
Le focus group a concerné en tout six personnes –
professeurs, étudiants, bibliothécaires de
l'université de Florence, et un archiviste professionnel –
signalées par Rolando Minuti (Cromohs) comme des usagers du site. Il a
été animé par Maria Teresa Di Marco (Mnemosine) et
précédé d'une brève présentation par
Rolando Minuti et Peppino Ortoleva.
En ouverture du focus group, il a été
demandé aux participants de définir leur rôle
d'usagers par rapport au site et donc d'essayer de déterminer
“ce que le site représente pour eux”.
La définition d'usagers habituels du site a
été, en général, refusée: pour tous les
participants il s'agit d'un usage instrumental sur la base de
besoins occasionnels. La contradiction avec d'autres aspects de la
recherche (qui semble indiquer l'existence d'un noyau dur
d'usagers) n'est probablement qu'apparente:
l'accès fréquent au site n'est pas perçu de
façon subjective comme très significatif, mais par rapport au
site, d'un point de vue objectif, il individualise un public stable,
relativement fidèle et plutôt exigent.
Parmi les personnes présentes, certaines ont
souligné leur difficulté à interagir avec les nouvelles
technologies, mettant en avant des raisons liées à leur propre
caractère et/ou à leur formation, et s'opposant de
façon implicite aux nouvelles générations
représentées en général par les
étudiants.
Pour ce qui est de la définition du site, la
difficulté majeure est apparue de façon extrêmement
évidente: il s'agit de transposer une définition propre aux
modèles déjà existants dans le monde des médias plus
classiques (archive, bibliothèque, revue) dans la dimension
télématique. De manière générale, on peut
dire que les participants croient à une forme mixte dans laquelle des
modèles différents peuvent s'intégrer entre eux, sans
s'exclure pour autant. Il s'agit pourtant d'une vision
idéale.
Invités à répondre à propos de
l'usage pratique du site (et aussi de sites similaires à Cromohs)
tous les usagers présents au focus ont été unanimes sur le
fait que la priorité absolue pour eux est la recherche
d'informations ponctuelles et très précises: le
modèle prédominant qui en découle est donc celui de la
banque de données ou du catalogue de consultation.
Par rapport à la dimension du papier/physique, et
malgré des divergences de points de vue, les participants ont
souligné la plus grande facilité et accessibilité des
sources télématiques, même si ceux qui avaient
exprimé une difficulté d'interaction avec les nouvelles
technologies ont confirmé leur propre lien, à cause des pratiques
d'utilisation mais aussi pour des causes affectives, avec les archives
papier. Outre la facilité de la consultation (se connecter depuis la
maison, éviter les difficultés d'organisation et les
difficultés bureaucratiques), la dimension de l'informel a
également été soulignée. Cette
caractéristique de la communication télématique, reconnue
par tous, a été accueillie par certains, notamment par les
étudiants, comme positive, tandis que les professionnels du secteur
archivistique, sans réellement la considérer comme
négative, l'ont accueillie comme moins
“scientifique”.
Tous les participants ont cependant souligné que le
risque implicite dans la source télématique réside dans la
possibilité de se perdre en renvois qui éloignent, au lieu de
rapprocher d'un objectif de recherche défini.
La dimension physique de la pratique des archives est
déterminée aussi en relation à la forme digitale de
l'écriture: la participante la plus “conservatrice” du
focus group défend un modèle manuscrit des archives, dans lequel
l'information est acquise à travers le fait de copier à la
main, et donc en sélectionnant l'information la plus pertinente.
Presque tous les participants ont souligné leur
difficulté à se rapporter aux textes sur l'écran, et
ils déclarent imprimer toujours les documents, que ce soit pour faciliter
la lecture ou pour avoir la sensation de possession du document.
Par rapport au risque de dispersion, une solution a
été trouvée dans la recherche d'une sorte de
garantie, une signature qui, faisant autorité,
présélectionne une information autrement ingérable, et nous
la rend en termes de liens ou de documents (pour éviter de
“naviguer dans le mare magnum sans avoir une boussole de
référence”).
La revue semble, d'après certains participants,
la dimension dans laquelle cette garantie puisse le mieux se faire valoir (la
référence à laquelle implicitement l'on renvoie est
celle des revues académiques spécialisées).
D'autre part, il est évident que les usagers
perçoivent le site comme très lié aux personnes qui
l'animent et l'administrent et qui, du moins pour ce qui est de ce
groupe, constituent le véritable relais fonctionnel vers le site. Que
l'on parle d'étudiants ou de personnes faisant partie du
monde académique ou archivistique à quelque titre que ce soit,
c'est le lien personnel qui fait connaître et qui suggère la
pratique d'utilisation. A une question précise sur les moyens
possibles pour augmenter la visibilité du site, le groupe a
suggéré la possibilité de développer des
«newsletter », en prévoyant une mise à jour
dont les utilisateurs seraient informés directement par e-mail.
D'après les coordinateurs du site, Rolando Minuti
et Guido Abbattista, le projet initial mettait en avant le fait de pouvoir
explorer les possibilités d'innovation que les nouveaux moyens
technologiques et de communication pouvaient introduire dans les logiques de
l'édition académique traditionnelle, qu'ils
considéraient comme fossilisés et bureaucratiques: cela
était imputé de façon particulière à la
lenteur des processus de publication, au coût élevé et
à la gestion complexe du rapport avec l'auteur.
Les coordinateurs ont souligné avec emphase la
présence, derrière l'initiative Cromohs, d'un projet
culturel précis lié aux recherches internationales
d'histoire de l'historiographie, auxquelles les deux participaient
en tant que membres de la Commission d'Histoire et Historiographie du
Congrès international de Sciences Historiques.
L'objectif initial du projet du site était
spécifiquement celui de faire converger des thèmes
diversifiés, recoupant entre eux des documents de pertinence
historiographique non exclusive. De ce point de vue, la dimension
télématique s'était présentée comme une
possibilité extrêmement favorable à la fois en termes de
visibilité et en termes de flexibilité majeure par rapport aux
logiques hiérarchiques qui se créent dans les rédactions
traditionnelles.
La récupération des matériaux
sélectionnés avec soin et en général difficiles
à trouver (une sorte de bibliothèque), d'une part, et,
d'autre part, la création d'une aire de débat dans
laquelle, aux contributions des participants, pouvaient s'intégrer
des aires de discussions et de véritable séminaire (une sorte de
revue interactive) constituaient les deux objectifs du projet initial du site.
En réalité, on s'est aperçu que non seulement les
deux modèles se dissociaient, mais qu'en plus le premier
prévalait sur le second. Les raisons de cet état de fait ont
été attribuées principalement au manque de ressources:
à ses débuts, le Web était perçu comme une
simplification absolue. Puis, avec le développement de la dimension du
projet, il est apparu impossible de gérer la machine
rédactionnelle sans ressources adéquates. La bibliothèque,
au contraire, a eu la possibilité de se développer de façon
autonome, même si, par rapport au projet initial, on a un peu perdu la
dimension hyper-textuelle et multimédia (encore une fois à cause
du manque de ressources).
En outre, les coordinateurs ont souligné comment
l'évolution même du Web les a conduits à faire une
distinction entre les deux modèles qui sont devenus progressivement
autonomes. La bibliothèque en particulier a changé, passant
d'une idée d'édition télématique,
à une dimension de véritable étagère
thématique.
En ce qui concerne les projets de développement futur de la revue,
l'introduction d'un véritable éditeur (l'Université de
Florence) qui aurait pu apposer son propre sigle sur le site de Cromohs, et
garantir le dépôt légal des matériaux à
la Bibliothèque Nationale de Florence, était perçue,
à l'époque de l'enquête, comme une facilitation pour la
création d'une série de nouvelles activités, parmi lesquelles
le “print on demand”.
Les résultats de cette recherche conduisent à deux types de
conclusions:
- en premier la possibilité d'une évaluation du site en
question et de ses services à la lumière de l'étude
développé;
- en second lieu, d'un point de vue plus élargi, ça nous
a permis d'élaborer d'autres hypothèse théoriques
qui approfondissent et enrichissent de nouveaux horizons celles que nous
avons indiquées dans notre introduction.
Un regard rétrospectif sur l'activité du
site dans les derniers années ouvre sur un panorama somme toute
confortant et qui restitue l'image d'une production en mouvement
progressif. Si on considère Cromohs comme le lancement d'une
nouvelle revue spécialisée dans la recherche en histoire de
l'historiographie, il est indéniable que l'opération a
eu un certain succès.
La revue a publié dans six macro contenants annuels une
trentaine d'essais originaux ainsi que de vastes comptes rendus/critiques.
Certains de ces essais – tous d'origine
académico-professionnelle – sont en réalité le fruit
de recherches et de réflexions bien plus proches d'une monographie
que d'un article de revue. D'autres essais contiennent des textes
inédits d'une absolue valeur scientifique.
Il est évident que les répercussions sur le
public, les jugements des usagers, l'attention de la part du milieu de la
recherche professionnelle académique, la reconnaissance du monde de
l'édition traditionnelle, de la presse périodique, de
l'édition en ligne et, en général, du monde qui
s'occupe des applications télématiques pour la recherche
historique, aient été très positifs et encourageants.
Il ne faut pas non plus négliger le fait que Cromohs a
très certainement bénéficié de l'effet
d'entraînement qu'a eu sur lui une autre initiative
éditoriale parallèle, celle de la bibliothèque digitale,
qui, dès le début, a soutenu la revue télématique et
a certainement contribué a son succès. Il s'agit de deux
produits conçus et nés comme un tout indissoluble et qui ont
progressé de manière absolument simultané.
En conclusion, une réflexion sur les perspectives de
Cromohs ne peut que se fonder sur les résultats obtenus et sur leur
évaluation à la lumière des attentes initiales du projet.
Par rapport à ces dernières, ce qui s'est
avéré le moins satisfaisant est la question de
l'interactivité de la revue, c'est-à-dire sa
capacité à devenir un véritable lieu
d'échange, d'interaction et de promotion à
l'intérieur d'une communauté d'étude de
dimension internationale. Le recours à l'outil
télématique avait été pensé en fait non
seulement pour éliminer l'aspect financier, et optimiser les temps
de rédaction et de production éditoriale, mais aussi pour
permettre la construction autonome d'une communauté de chercheurs
liés par la même conception de la communication, en mesure de
gérer de vrais séminaires en ligne. Si les conditions pour y
parvenir existent sans aucun doute, atteindre un tel but reste un des objectifs
les plus importants du site.
D'un point de vue plus général la
recherche a démontré l'ambivalence entre deux types
différents d'offre et de pacte de communication avec le public
comme caractéristique de la communication sur le Web:
a. d'un côté, le site comme médium,
c'est-à-dire comme vecteur de circulation de contenus entre
différents sujets. Dans cette acceptation, le Web est à son tour
porteur d'ambivalence, entre le modèle traditionnel de la
communication interpersonnelle (de dialogue entre deux personnes ou à
l'intérieur d'un groupe restreint), et le modèle de la
communication de masse (ou “broadcasting”, où la distinction
et la séparation entre un sujet unique et la “masse”
apparaît comme un facteur poussant fortement à la
passivité);
b. d'un autre côté, le site comme
instrument, comme un objet mis à disposition du
bénéficiaire-usager, pour la réalisation d'objectifs
concrets. Dans sa fonction d'outil, l'ambivalence du Web se situe
entre ce que nous pouvons appeler le modèle de l'ustensile et le
modèle de la machine: l'ustensile entendu comme objet
actionné et programmé par ceux qui l'utilisent, la machine
entendue comme dotée de son propre programme. En dehors de toute
métaphore, le site comme instrument pour la réalisation
d'objectifs personnels de l'usager vs le site comme instrument pour
la réalisation d'objectifs partagés, ou supposés
tels, parmi la communauté des usagers.
|
action individuelle
|
action coordonnée
|
médium
|
Aa (moyen interpersonnel)
|
Ab (moyen de masse)
|
instrument
|
Ba (ustensile)
|
Bb (machine)
|
Durant la période du grand enthousiasme pour le Web
(seconde moitié des années 1990), la conviction que la distinction
entre médium et outil allait progressivement disparaître dans
l'usage courant du Web était répandue, tout comme
l'était l'idée que la logique du réseau
favoriserait une communication de type interpersonnel au détriment de la
communication plus unidirectionnelle, traditionnellement associée
à l'idée de “communication de masse”.
En réalité, les choses sont bien plus
complexes:
- la fonction médiale du Web n'a pas absorbé la fonction
instrumentale ; non seulement les deux logiques restent distinctes mais la
logique instrumentale l'emporte généralement sur
l'autre;
- la communication interpersonnelle de type horizontale,
considérée comme typique du réseau, est en
réalité bien moins répandue que ce que l'on imagine,
et elle se présente surtout dans des situations
“protégées” par l'anonymat (chat), ou par des
règles fortes d'appartenance (listes de discussion fermées
ou d'accès fortement sélectionné). En dehors de ces
contextes, la méfiance et la crainte de s'exposer semble
prévaloir: c'est pourquoi l'usage d'outils fortement
personnels s'accompagne de l'attente d'un service de
communication-information unidirectionnel, où la responsabilité de
communiquer appartient à une seule personne ou à un groupe de
personnes.
L'expérience des coordinateurs de Cromohs, qui
gèrent maintenant un service mixte de revue-newsletter + banque de
données parce que c'est l'exigence précise de leur
public, est par conséquent doublement paradigmatique:
- un modèle de public que nous pouvons appeler de communauté
faible ou peut-être plus exactement de basse intensité, dans la
mesure où il possède les caractéristiques objectives de la
communauté (un nombre limité de personnes qui partagent plusieurs
aspects d'une culture commune et qui suivent des logiques de comportement
assez semblables) sans avoir cependant l'esprit d'appartenance ni
même un modèle de communication horizontale;
- d'autre
part, un rapport entre le service et le public, où l'échange
est continu et déterminant pour les responsables de ce service: une
véritable communauté de basse intensité, mais dotée
d'une “voix” propre qu'il n'est pas difficile
d'écouter.
Dans cette situation, le modèle d'autorité
propre à la tradition académique continue de se présenter
comme prédominant sur le plan normatif, mais il a perdu une partie de ses
propres bases, et n'a pas été pour autant remplacé
par un autre modèle tout aussi consolidé. La communauté de
basse intensité est aussi une communauté en pleine transition, sur
le plan institutionnel et sur celui des conventions qui la lient.
Bien qu'il soit communément reconnu
aujourd'hui que les processus d'élaboration et de validation
de la connaissance scientifique sont aussi, et dans certaines phases surtout,
des processus de communication, et qu'ils sont donc régulés
par les normes relatives à la transmission de signes et aux
échanges symboliques, il n'en est pas moins vrai
qu'historiquement, les détenteurs de position
d'autorité et de pouvoir dans les communautés scientifiques
définissaient leur propre autorité et leur propre rôle, non
sur la base de leurs fonctions de communication, mais sur la base de
rôles, réels ou supposés, de type “fondamental”,
liés uniquement à la production de la connaissance et à son
élaboration et évaluation critique. Autrement dit, la fonction de
communication, bien que réelle, était perçue comme
subalterne et purement accessoire.
Tout cela est démontré par la gestion
traditionnelle (et aujourd'hui encore très ancrée) des
revues scientifiques, dans laquelle on distinguaient et on distinguent encore
les rôles, les rôles scientifiques en l'occurrence, en
fonction essentiellement de leurs liens avec les processus de sélection
et de validation des contenus, des rôles plus strictement liés
à la communication (de la sélection des canaux pour atteindre le
public aux choix considérés généralement comme
marginaux, comme le graphisme), délégués aux maisons
d'édition ou à des responsables de rédaction ayant
souvent un rôle inférieur dans les hiérarchies
académiques.
Il se peut que tout cela soit l'effet d'une
compréhension déformée des vrais processus de la production
scientifique, voire même d'une fausse conscience, et que
l'accroissement actuel de l'attention des chercheurs envers les
processus de communication constitue une forme de “prise de
conscience” positive. Mais il est certain que le cadre s'est
modifié, dans la mesure où aujourd'hui, un nombre croissant
de chercheurs se penchent sérieusement sur la question de la gestion des
médias et des canaux de communication, dont ils tirent des positions de
pouvoir et des identités professionnelles spécifiques. Et que bien
d'autres voient dans leur compétence médiatique, non
seulement un outil de travail, mais une des clés pour se positionner dans
la communauté scientifique; vice versa, certains voient dans leur maigre
compétence médiatique un problème qui pourrait peser dans
leur positionnement académique et scientifique.
Il s'agit ici aussi d'un processus encore en
cours, et qui pour le moment ne touche que certains segments des
communautés scientifiques. Mais c'est ce qui rend notre
étude significative, car elle met en lumière les premiers signes
de ce passage. Le site et le service que nous avons étudiés sont
encore, dans la communauté des historiens italiens et européens,
un phénomène considéré comme relativement pionnier,
mais on voit déjà émerger des rôles et des
problèmes nouveaux, en fait en partie anciens, mais qui ont
été considérés jusqu'à peu comme
typiquement éditoriaux: des droits d'auteurs au monitorage des
accès.
D'autre part, l'usager a aussi (tel qu'il
est possible de le déduire de nombre d'interventions du focus
group), par rapport au passé, une plus grande conscience du canal de
communication à travers lequel la connaissance lui est transmise, ainsi
que des problèmes spécifiques de ce canal.
La recherche avait débuté avec un interrogatif
à propos des implications du passage d'un canal de communication
à un autre. Nous savons aujourd'hui que nous sommes encore et que
nous resterons longtemps dans une situation non de passage linéaire, mais
de choix entre différents canaux de communication, et qu'il se
pourrait que les nouveautés les plus profondes et les plus durables ne
dérivent pas du fait que l'on utilise de nouveaux moyens de
communication pour la recherche scientifique, mais du fait que tout le monde est
désormais en partie conscient que les moyens utilisés ne sont pas
neutres.