Trois configurations historiques du logement des célibataires étrangers en France au XXe siècle.

Marc BERNARDOT, docteur en sociologie, membre associé de l'URMIS.

La question du logement des célibataires étrangers est un des aspects de la problématique plus globale de l'émergence des populations ' coloniales ' dans les courants migratoires vers la métropole. Parmi ces populations, les ouvriers  ' algériens ' sont, par leur nombre et l'ancienneté de leur migration, particulièrement concernés. Plusieurs hypothèses peuvent être faites quant à la spécificité de ce courant et à son importance dans l'histoire de la prise en charge des populations étrangères en France.

La première vise à considérer qu'il existe une double continuité entre d'une part les logiques de contrôle et de sédentarisation concernant les célibataires ouvriers au XIX e siècle et celles appliquées pour les ouvriers algériens au XX e siècle [1] et d'autre part entre les représentations et les techniques de pacification des territoires coloniaux et les conceptions de l'encadrement des immigrants ' indigènes ' en métropole.

La deuxième hypothèse est relative aux conséquences de la réticence traditionnelle de l'Etat à s'investir dans une politique de logement avant les années 1950. Deux cas de figures existent alternativement pour le logement des migrants afin de pallier à ce manque d'intérêt de la puissance publique, soit une prise en charge militaire dans les périodes de crise soit une délégation étendue à des initiatives locales, philanthropiques ou patronales.

Enfin la troisième hypothèse concerne la place des rapports entre l'espace algérien et la structuration administrative de la France. La spécificité des problématiques liées à l'incorporation de l'Algérie dans le territoire français (des points de vue géopolitique et migratoire) oblige les institutions françaises à modifier leur système d'actions y compris dans la répartition des tâches entre ministères en métropole. [2]

Le cas du logement des célibataires étrangers ou ' coloniaux ' permet par sa récurrence historique de mettre en évidence d'une part la succession d'acteurs concernés ainsi que l'évolution de leur système cognitif et d'autre part les variations de modes d'actions et de leurs effets sur la question du logement spécifique.

L'accroissement des difficultés de logements rencontrées par les célibataires étrangers durant le XX e siècle s'est accompagné d'un passage progressif des responsabilités de sa prise en charge depuis la société civile vers l'Etat. De même, les représentations des acteurs passent progressivement de questions liées à l'hygiénisme à des préoccupations d'urbanisme sans que toutefois ni les acteurs ni les représentations et les enjeux ne se substituent totalement les uns aux autres. En effet les éléments successifs de ces configurations s'agrègent et se combinent au fur et à mesure du contexte historique.

Le véritable démarrage de l'immigration algérienne en France coïncide avec la première guerre mondiale. C'est une organisation militaire, le SOTC, service de l'organisation des travailleurs coloniaux, qui conçoit et applique la sélection et le recrutement essentiellement de Kabyles pour utiliser le réservoir colonial dans l'effort de guerre sur le front et à l'arrière. Pris en charges très étroitement et encadrés par leurs officiers, les soldats de l'armée d'Afrique sont logés et nourris par l'institution militaire. Des casernes séparées, des mosquées dans les camps d'hivernage, des repas licites, la gestion de ces compagnies de soldats est vigilante et étroite. Mais si les conditions de vie et de contact avec le reste de la population militaire ou non sont particulièrement encadrées, notamment par les agents du Bureau des affaires indigènes, la démobilisation laisse une partie considérable de ces migrants sans contrôle.

C'est dans ce cadre que se développent des préoccupations publiques dans les zones de forte concentration de populations algériennes.

1925-1933, Accompagner le reflux ' indigène '

La préfecture de Paris dans l'accompagnement résidentiel et sanitaire du reflux de la main d'oeuvre ' indigène '

Interpellés par des conseillers municipaux à la suite d'un '  crime sensationnel(qui) avait appelé l'attention inquiète de l'opinion publique sur l'envahissement de la France par des éléments étrangers ou coloniaux et notamment par des émigrants Nord-africains  ' [3] le Conseil Municipal de Paris et le Conseil Général de la Seine créent en 1925 avec la préfecture de Paris [4] une section des affaires indigènes nord-africaines . Une de ses activités est la gestion de foyers d'hébergement et elle favorisera aussi la constitution d'une Régie des foyers nord-africains en 1931. Comme le déclare le préfet de la Seine à ce moment là ' beaucoup d'immigrants sont sans abri. Les ignobles taudis où s'amassaient autrefois, par dizaines, les Nord-africains, constituaient un dangereux scandale. Nos foyers fournissent des chambres saines et propres, où entrent l'air et le soleil, à des prix sensiblement inférieurs à ceux que pratiquent les hôtelleries ordinaires . ' [5] .

Les services du 6 de la rue Leconte dans le XVII e arr. dépendant de la préfecture de police de Paris serviront de base à l'extension des prérogatives du ministère de l'intérieur dans les années suivant la seconde guerre mondiale.

Durant cette période le principal acteur de la gestion administrative de l'immigration est le service gérant l'immigration de travail, le SMOE (service de la main d'oeuvre étrangère) censé contrôler les agissements de la SGI (société générale d'immigration) organisation patronale qui ne se préoccupe pas de la question du logement des migrants.

Pour les promoteurs locaux des premières réponses publiques aux problèmes de logement rencontrés par les Algériens vivant en métropole les questions préoccupantes sont de l'ordre de l'hygiène (tuberculose et syphilis) et de l'insécurité. Les résultats en terme de logement seront aussi limités que les moyens mis en oeuvre (quelques foyers construits ou réhabilités à Paris et à Gennevilliers ). En revanche certaines réalisations sociales et culturelles à destination de ce public perdureront (foyer des intellectuels, mosquée de Paris et hôpital Avicenne). Le but de ces initiatives locales restent néanmoins aux yeux de leurs promoteurs de '  limiter l'invasion et en réduire au minimum les périls .' D'ailleurs sous la pression des propriétaires colons d'Algérie, il faut favoriser le retour de ces migrants vers les départements algériens.

Les années 1947-1954, favoriser le logement séparé des ' coloniaux '

Le ministère du travail, modeste incitateur d'une politique de logement ' séparé ' des migrants ' coloniaux '

Dans les années 1948-1954 le ministère du travail s'implique dans la gestion des travailleurs étrangers même si ce ministère n'a pas le contrôle des déplacements des ' Algériens '. Les besoins considérables de main d'oeuvre ne suffisent pas à amoindrir la volonté partagée par la plupart des acteurs institutionnels de ' sélectionner ' les travailleurs en fonction de leur origine. Lorsque cette sélection est relativement inopérante comme dans le cas des ' français musulmans originaires d'Algérie ' c'est par des stratégies de contrôle sur le territoire national que doivent être gérer ces populations. La solution architecturale particulière des foyers de travailleurs apparaît comme la plus à même d'encadrer ces ouvriers célibataires et étrangers tout en oeuvrant à '  la promotion humaine des travailleurs nord-africains  ' [6] . Elle n'a d'ailleurs été utilisée dans la prise en charge des étrangers que pour loger des travailleurs ' coloniaux ' dont la présence ne pouvait être que provisoire tant leur apport à une logique de peuplement était refusé.

La situation institutionnelle est celle d'une concurrence entre différents services qui ne veulent pas se laisser déposséder des secteurs concernant les populations dont ils ont la charge. Concernant les foyers et les centres d'hébergement et d'accueil, le ministère du travail, avec la DMO (direction de la main d'oeuvre), et le ministère de l'intérieur, avec le secrétariat général aux affaires algériennes, interviennent en fonction de leurs attributions respectives. Les foyers du premier sont exclusivement destinés aux travailleurs nord-africains effectivement pourvus d'un emploi. Dans ce cas, les usagers sont censés s'acquitter d'un loyer correspondant aux frais de fonctionnement. Dans les centres gérés par l'intérieur, destinés aux indigents nord-africains, ces derniers sont hébergés gratuitement.

A partir de 1947, le ministère du travail est le principal promoteur public du logement des travailleurs algériens. Mais sa politique se cantonne surtout à l'incitation et à l'accompagnement.

Cette politique en matière de "logement dans le domaine particulier de l'hébergement des salariés nord-africains vivant en célibataire en métropole " intervient dans trois directions. Elle promeut la création par les employeurs d'aménagements spécialement réservés à l'hébergement de ces salariés. Elle initie la construction de foyers d'hébergement de salariés nord-africains. Et elle participe aux initiatives identiques que prennent différents organismes privés, publics ou collectivités [7] . Ce sont surtout pour des "centres d'urgences" que le ministère du travail considère qu'il existe des besoins.

Le ministère du travail rencontre un autre problème avec la concurrence institutionnelle que lui fait le ministère de l'intérieur. Depuis quelques années ce dernier empiète en effet sur ses compétences en matière de gestion de la main-d'oeuvre migrante à la fois du point de vue du contrôle de l'ordre public et de celui de l'action sociale.

Les années 1955-1962, la promotion de l'hygiénisme coercitif [8]

Le ministère de l'intérieur, héritier métropolitain de la culture militaire de gestion des colonies, développe une politique ' d'hygiénisme coercitif ' visant spécifiquement les travailleurs algériens

En 1955 les services spécialisés du ministère de l'intérieur font le constat suivant  :  il existe un nombre important de bidonvilles dans les régions parisienne, lyonnaise et marseillaise. Ces derniers sont essentiellement habités par des Nord-Africains et très largement des Algériens. Cette situation pose une série de questions embo'tées. Des terrains sont occupés illégalement en proche périphérie de centres urbains ' névralgiques '. Le mode de vie, supposé être en vase clos, des populations est, d'après les représentants du ministère de l'intérieur, à la fois humainement intolérable et sociologiquement néfaste puisque ils "échappent" au comportement des autres habitants et au contrôle. Ils affirment que le conflit algérien est au coeur du problème [9] .

Dans cette lutte entre ministères concernant la gestion de la population "nord-africaine" c'est le ministère de l'intérieur qui a l'attitude la plus hégémonique. Profitant des lacunes du traitement de ce dossier, ses services s'intéressent plus précisément au logement des migrants. Il crée d'abord des associations de gestion de foyers de travailleurs migrants qui lui sont affiliées. A partir de 1956 il oriente plus nettement son action sociale pour les Algériens en métropole puisque l'Algérie ne fait plus partie de ses compétences. Ses attributions [10] sont transférées au Gouvernement général d'Algérie depuis le 16 mars 1956. Mais l'action sociale renforcée (création d'un "service des Affaires musulmanes et de l'action sociale [11] ") se double d'une action répressive croissante avec la création de camps d'internement pour les nationalistes algériens. La création par les services de l'intérieur le 4 août 1956 de la Société nationale de construction pour les travailleurs algériens (Sonacotral) donnera au ministère un relais entrepreneurial puissant pour le contrôle du logement des Algériens et la récupération des terrains périphériques bidonvillisés [12] .

Conclusion

Le traitement administratif de ' la question du logement ' des 'Algériens ' au cours du XX e siècle n'est pas continu et émerge à l'occasion de ' crises ' momentanées. L'analyse des différentes configurations historiques dans l'approche publique du célibat maghrébin ouvrier en métropole est utile pour mettre en évidence des combinaisons de représentations biologiques, culturelles et politiques de ' l'homme colonial ' dans ses contacts avec la métropole. Les cadres cognitifs successifs se caractérisent par l'imbrication paradoxale de représentations d'enjeux biologiques (inassimilabilité du nord-africain dans la nation française) et sanitaires (danger épidémiologique et moeurs contraire à la société française), de préoccupations liées à la nécessité de suppléer au déficit démographique français (besoins de main d'oeuvre ou de renforts militaires), et de contraintes stratégiques ou urbaines (éviter la constitution d'une cinquième colonne arabe, récupérer des terrains occupés par ces ouvriers pour organiser le développement des villes).

L'analyse de cette répétition permet aussi de mettre en relief cette tradition française d'une gestion administrative de l'immigration par des règlements particuliers, ' des rouages administratifs, pas d'institution ', pour gérer la contradiction et les intérêts divergents entre la nécessité de favoriser les besoins de main d'oeuvre d'entreprises privées et de prendre en charge séparément les ' travailleurs coloniaux '.

Notes

[1] L. Murard, P. Zylberman, Le petit travailleur infatigable, Villes-usines, habitat et intimités au XIX ème siècle , Paris, 1976.

[2] P. Legendre, Trésor historique de l'État en France, l'Administration classique , Fayard, 1992.

[3] in P. Godin, ' Notes sur le fonctionnement des services de surveillance, protection et Assistance des indigènes nord-africains résidant ou de passage à Paris et dans le département de la Seine '. Paris, Imprimerie municipale, 1933.

[4] Ces services municipaux bénéficieront du soutien du service des affaires algériennes du ministère de l'intérieur

[5] in P. Godin, op. cit.

[6] In ' le logement des travailleurs à faibles revenus ', Avis et rapports du conseil économique, janvier 1956.

[7] Les effectifs sont évaluées (au 31/12/1955) par une note D.M.O. à 186 418 travailleurs nord-africains, 56226 sont hébergés, 42 739 par des établissements employeurs à la suite de l'action exercée par les contrôleurs sociaux de la main d'oeuvre nord africaine; 11 487 dans des foyers ou des centres crées sur initiative du ministère et dans des centres administratifs divers. in Note pour le ministre des Affaires sociales, de la Sous-direction de l'emploi, 4 e bureau, Direction de la main d'oeuvre, 12 mars 1953. 860271, C.A.C. ministère du travail.

[8] Le terme est emprunté a A. Jeantet, ' les foyers en question ', in  le logement des immigrés , Ominor, 1982

[9] Le maquis algérien en développement leur fait craindre qu'il se prolonge en métropole. Son support géographique aurait été le bidonville permettant la constitution d'un "deuxième front" pour la guerre d'Algérie. Chaque fois que l'idée de ne pas laisser vivre des gens dans des conditions très difficiles est évoquée, elle est généralement suivie par des conditions d'ordre public car ces endroits regroupant des milliers de personnes ne sont pas sous le contrôle des forces de l'ordre. A l'image d'une police ne voulant pas se rendre dans le bidonville s'oppose l'idée du F.L.N. collectant des fonds pour le conflit en Algérie.

[10] Cf. au sujet des"aller-retour" des attributions entre le ministère de l'intérieur et le G.G. depuis les années 1890. P. Legendre, op. cit.

[11] Ce service pouvait s'appuyer sur un fort réseau d'aide sociale aux Français musulmans d'Algérie composé d'associations employant des agents issus de l'armée d'Afrique et gérant près de 135 foyers de travailleurs (20 000 lits) et des centres d'accueil. in V. Viet, La France immigrée, Fayard, 1998,

[12] Cf. notre thèse, M. Bernardot, ' Une politique de logement, la Sonacotra (1956-1992), Paris I, 1997

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