Socio-histoire de la citoyenneté en Algérie
coloniale : enjeux et difficultés des études sur l'Etat colonial
Laure Blévis
Texte présenté dans le cadre du séminaire
d'histoire sociale de l'immigration, décembre 2004. Ce texte appartient
à la famille des working papers
Au départ de cette thèse, il y a la découverte
un peu fortuite, au cours de la lecture d'un essai autobiographique de Jacques
Derrida[1] de l'extraordinaire situation des
Algériens pendant la colonisation française à qui avait
été reconnue la nationalité française, à
défaut de la nationalité algérienne, mais sans son corollaire
habituel, pour ainsi dire automatique, qu'est la citoyenneté française..
La majorité des habitants de l'Algérie, ceux qu'on appelait
les "indigènes musulmans", restaient écartés, cantonnés
dans une situation inférieure, politiquement et socialement, alors
même qu'ils ne pouvaient se prévaloir de leur nationalité
propre, de la protection de leur Etat d'origine, puisqu'ils étaient
français... Plus étonnant encore, cette construction étrange,
bizarre même, d'une nationalité française irréductiblement
séparée de la citoyenneté a été institutionnalisée,
solidifiée et légitimée par la Troisième République,
même si elle lui était antérieure, c'est-à-dire
précisément au moment où se met en place le "compromis
républicain"[2], qui, par l'établissement
définitif du suffrage universel (masculin) et l'introduction des premières
lois sociales, fit de l'appartenance à la nation française le
critère absolu de l'accession aux droits politiques mais aussi aux
droits sociaux[3].
Extraordinaire, vraiment ? Certainement pas d'un point
de vue historique ou même géographique puisque cette
déconnexion entre nationalité et exercice des droits civiques a
organisé et structuré le rapport de la France aux populations
colonisées dans tout l'Empire français, aussi longtemps que
celui-ci aura duré. L'étude des exclusions du suffrage
universel n'est sans doute pas totalement nouvelle non plus dans le champ
des études historiques ou de la science politique. En France même,
les femmes ont été, elles aussi, mises à
l'écart de toute participation électorale pendant
près de deux siècles de citoyenneté "moderne". Les ressorts
de l'exclusion des "indigènes" coloniaux sont pourtant sensiblement
différents
[4]. En effet, si l'on
prend le cas de l'Algérie sous domination française, terrain
spécifique de cette recherche, il apparaît que les
"indigènes" algériens, investis de la nationalité
française en vertu d'un texte de loi (le sénatus-consulte du
14 juillet 1865), se sont vus dénier la qualité de citoyen
jusqu'au statut de l'Algérie en 1947, en raison du maintien
de leur statut civil particulier fondé sur le droit
musulman
[5]. Au sein de l'Empire colonial
français, la colonie algérienne a joué tout à la
fois un rôle de matrice et de laboratoire pour toute la politique
concernant la réglementation française de la nationalité
dans les "nouvelles colonies". Les différentes expériences
initiées en Algérie étant en effet ensuite
fréquemment exportées dans les autres territoires de
l'Empire. Dans toutes les colonies, la "civilité" devint donc
explicitement le critère essentiel et la règle pour
l'obtention de la citoyenneté, en lieu et place de la
nationalité. Cette exclusion de la citoyenneté
n'était pas que formelle ni même limitée à la
sphère de la participation électorale. Elle avait des effets
pratiques qui affectaient la vie quotidienne des populations colonisées :
les Algériens se voyaient opposer, en raison de leur statut, outre la
relégation économique impliquée par la dépossession
de leurs terres par la colonisation, la fermeture de la plupart des emplois
publics, une fiscalité spéciale, et surtout l'application de
mesures répressives exorbitantes au regard des principes fondamentaux du
droit pénal français (la législation sur
l'indigénat, indûment appelée "code de
l'indigénat", qui sanctionne des infractions qui n'existent
pas dans le droit pénal français, ou qui ne sont pas
sanctionnées aussi sévèrement - nombreuses peines
d'internement ou de séquestres).
Au regard de la sociologie de l'immigration qui avait
été l'objet de mes premiers
travaux
[6], l'expérience coloniale
m'est apparue radicalement différente et fort singulière en
ce qu'elle mettait en lumière le caractère circonstanciel
et somme toute limité de la distinction centrale entre nationaux et
étrangers, qui fonde, non sans raison, tous les travaux sur les
politiques d'immigration et sur les dispositifs étatiques
d'encadrement des étrangers en France. En effet, les études
sociologiques sur l'immigration participent à
l'élaboration d'une sociologie historique de l'Etat et,
trait spécifique, dans ses études, l'origine coloniale
(d'une partie) des immigrés présents sur le sol
français n'est jamais véritablement intégrée
en tant que variable pertinente dans les analyses, comme pour mieux souligner
l'unicité des pratiques de l'Etat vis-à-vis de la
main-d'œuvre immigrée, indépendamment de
l'origine des travailleurs en question
[7].
Sans doute, serait-il exagéré de dire que les travaux sur
l'immigration ont toujours négligé la dimension coloniale :
juste après la période des indépendances, les travailleurs
maghrébins, surtout Algériens, furent fréquemment
l'objet de l'attention des sociologues qui ont mené nombre
d'études sur leurs conditions de vie et de
travail
[8]. L'expérience migratoire
y était alors interprétée comme la réactualisation
de l'exploitation coloniale, selon une perspective tiers-mondiste
assumée et revendiquée. Cependant la spécificité
concrète de cette origine coloniale, telle qu'elle est traduite par
un statut spécifique ou des droits spéciaux (en termes de
conditions d'entrée et de séjour ou d'accès aux
prestations sociales), n'a jamais été prise en compte dans
ces analyses. Seuls les effets subjectifs et symboliques, de
l'installation de l'immigré dans le pays anciennement
colonisateur ont été étudiés. La situation
coloniale
[9], dans toute sa complexité et
son ambiguïté vis-à-vis de la métropole, se trouvait
alors évincée du champ de la sociologie des pratiques
étatiques à l'égard des immigrés issus de
l'Empire français.
Les seules recherches qui
intégrèrent
[10], dans leurs
réflexions sur l'Etat et la nation française,
l'expérience singulière du gouvernement français des
colonies, relèvent de l'histoire des idées politiques, et
précisément de l'histoire de la citoyenneté
française
[11]. Rien
d'étonnant à cela. La figure du sujet colonial (un national
non citoyen) n'est pas sans effet dévastateur sur la
représentation conventionnelle d'une citoyenneté
républicaine idéalisée, présentée comme un
modèle politique susceptible d'"intégrer" tous les
étrangers, que ce soit par la vertu de la naturalisation,
répondant à la demande active "d'appartenir à la
nation", ou encore par le seul bénéfice du lieu de naissance sur
le sol français. Par son statut hybride, le "sujet" colonial interroge la
pertinence des débats classiques sur la nationalité en France
(focalisés sur les questions de
jus sanguinis et de
jus
solis) ou celle des controverses rituelles opposant un modèle
allemand de la nation comme héritage à un modèle
français de la nation comme
plébiscite
[12]. En Algérie, les
"sujets" colonisés ne pouvaient bénéficier du droit du sol,
contrairement aux étrangers européens, nombreux à avoir
immigré dans la colonie et dont les enfants devenaient français
à leur majorité ; par un curieux retour des choses en effet,
les "indigènes" étant déjà Français, la
naissance de leurs enfants sur le sol algérien/français ne leur
donnait aucun droit et ne changeait en rien leur situation du point de vue des
droits civiques et politiques. Tout à coup, le détour par les
colonies fait exploser les représentations stabilisées sur
l'identité nationale républicaine et française en
faisant entrer explicitement dans ce modèle des notions jusque là
sinon tabou, du moins considérées comme largement antinomique avec
ses prémisses : la race et la religion.
C'est pourquoi les historiens des idées se sont
employés à montrer en quoi la situation coloniale impose une
approche nouvelle des études sur la citoyenneté. Ainsi pour Pierre
Rosanvallon, "
tout est clair juridiquement et philosophiquement,
: les
Français votent, et pas les étrangers, la distinction des uns et
des autres s'opérant selon des critères évidents et
incontestables —le dedans et le dehors de la cité sont nettement
séparés. Mais cette claire ordonnance des concepts et des
réalités est complètement bouleversée par les
situations créées par le fait colonial. Celui-ci a induit
des rapports inédits entre la nationalité, la civilité et
la citoyenneté"
[13]. Dominique
Schnapper est allée plus loin dans l'exposition du paradoxe
colonial : "
En Algérie, partie intégrante de la France, on
a pu voir naître cette monstruosité juridique, par rapport aux
principes de la démocratie moderne : la nationalité sans la
citoyenneté. (...) La société coloniale était
fondée sur l'inégalité de statut juridique et
politique des membres qui la composaient, alors que la légitimité
de la démocratie moderne consiste à accorder
l'égalité à tous. L'échec du projet de
construire une “Algérie française” comme partie
intégrante de la nation française, montre que la nation ne pouvait
réunir en même temps des citoyens et des
sujets"
[14]. Si l'on suit son
raisonnement, la situation coloniale se donne à voir comme une pure
exception, un moment, ou plutôt un lieu où la "norme", la
conjonction entre citoyenneté et nationalité, est suspendue. Ce
n'est qu'une "monstruosité juridique", le contre-exemple absolu, mais en
même temps, ainsi que le prouve la fin de la citation, elle n'est
pensée que comme exception qui confirme la règle (la nation comme
communauté de citoyens égaux).
A l'opposé de ces premiers travaux qui
évoquent l'expérience de la colonisation française
pour immédiatement s'en détacher, au nom de son
irréductible exceptionnalité (comme si elle n'était
qu'une une anomalie statistique !), d'autres auteurs ont voulu
faire de la situation coloniale la vérité de la République,
non seulement de la République colonisatrice qui constitua l'Empire
colonial et prit en charge l'administration de territoires
éloignés, mais aussi, et peut-être d'abord, de la
République actuelle et contemporaine, définie encore et toujours
comme une "République coloniale": "
les questions récurrentes
qui agitent le corps social et sur lesquelles les intellectuels interviennent
—la torture en Algérie, la francophonie, l'islam dans la
République, le mouvement des sans-papiers, l'intégration, la
relation des Outre-mers à la France continentale, la
Françafrique—, et qui en sont pratiquement jamais
appréciées dans leur profondeur historique, ont partie liée
avec le passé colonial de la République. Il s'agit de
comprendre comment, souvent de manière indirecte, la thématique
coloniale a modelé les affects, les mentalités, les politiques,
les pratiques"[15].
Quelle que soit la perspective adoptée dans ces deux types d'approche,
il est fait peu de cas de la réalité pratique et concrète
de l'exception coloniale, qui était tout à la fois donnée
comme "naturelle", tant l'application continue et quasi immuable de mesures
discriminatoires apparaissait normalisée et banalisée par la
bureaucratie coloniale, mais dont, paradoxalement, le caractère"spécial"
et d'exception était perçu comme tel par les acteurs. L'objectif
de ce travail ne saurait se contenter du récit des exactions de la
colonisation française en matière de statut politique des personnes,
ni se satisfaire de relever tous les écarts entre les principes (contemporains)
de la République (l'égalité, la laïcité,
le refus de la stigmatisation des origines) et les pratiques radicalement
opposées menées au sein de l'administration républicaine
aux colonies. Au contraire, en se proposant de prendre au sérieux la
nature de ce régime, en mesurant la complexité des contraintes
qu'impliquait le maintien (relatif) d'un espace public (du moins en métropole)
dans lequel ont pu être questionnées et soumises à la
critique les dispositions particulières de l'administration française
des colonies, on tentera de réfléchir sur la place de l'exception
dans la république, de façon non plus normative, mais sociologique.
Droit colonial, état d'exception et République
Travailler sur les exceptions coloniales en matière de
citoyenneté et de nationalité française, telle était
la raison d'être dès l'origine de cette recherche. A
cette fin, une porte d'entrée
[16]
s'est immédiatement imposée, celle du droit, et plus
précisément celle de l'appareillage juridique qui, dans les
colonies, institua la citoyenneté en critère primordial de
distinction sociale et dessina une nouvelle ligne de démarcation
érigée entre les castes supérieures de la
société coloniale (les citoyens français) et les couches
irréductiblement inférieures et dominées (les sujets
musulmans), sans compter toutes les strates intermédiaires et fluctuantes
(les étrangers européens, les Juifs, les immigrés musulmans
venus d'autres pays du Maghreb). Adopter une telle entrée
n'implique en aucune façon que l'on ne puisse saisir la
réalité de la société coloniale qu'à
travers le prisme juridique, ni même que la domination ou la violence
coloniale ne prenait que la forme du droit. Il suffit d'observer
l'exploitation économique des terres algériennes par les
colons ou les mesures continues de contrôle, de surveillance ou de
répression des "indigènes" par la police française, pour
s'en convaincre : de larges pans de la colonisation échappent
complètement au droit.
Si l'on a choisi de prendre le droit colonial comme
objet privilégié de ce travail, ce n'est pas en raison
d'un quelconque juridisme "qui tient les pratiques pour le produit de
l'obéissance à des
normes"
[17], mais parce que à y regarder
de plus près, l'aspect le plus remarquable de la colonisation est
qu'elle est traversée par le droit ; elle est même "pleine de
droit"
[18], de règles en tous genres, de
textes réglementaires, de circulaires encadrant et codifiant les
pratiques des colonisés comme des colonisateurs, des sujets comme des
agents de l'administration coloniale. Bien plus, elle semble offrir le
plus pur exemple de "pluralisme juridique"
[19]
puisqu'elle autorise que coexistent ensemble, au sein d'un
même territoire, des systèmes de droits et de juridictions
antagonistes (le droit du colonisateur et le droit "coutumier" du
colonisé). C'est pour cette raison que la colonisation a
également fasciné nombre de chercheurs se réclamant du
mouvement
Law and Society, cette tradition de recherche d'origine
anglosaxone qui essaye d'importer les problématiques des sciences
sociales dans le domaine juridique
[20]. Sur le
terrain colonial, il leur est en effet possible de tester la pertinence du
concept de pluralisme juridique, et plus encore d'étudier comment
des formes hybrides de droits se mettent en place, non seulement parce que le
"droit coutumier" a souvent été codifié et retranscrit par
le colonisateur
[21], voire parfois
appliqué par le juge ou l'administrateur colonial, mais aussi parce
que le droit du colonisateur a pu, soit être réinvesti de
façon stratégique par les colonisés
eux-mêmes
[22], soit altérer les
formes traditionnelles de règlement des
litiges
[23].
Dans la perspective de cette recherche, ce qui nous a paru
fascinant dès le premier abord, c'est que l'exception
coloniale a été inscrite dans le droit lui-même. Le
régime juridique mis en place en Algérie (et plus
généralement dans les colonies) semble avoir été
traversé, de part en part, par la question de l'exception ;
exception par rapport aux principes républicains de la
nationalité/citoyenneté, exception par rapport à la
laïcité du droit français, exception par rapport aux
fondements de l'organisation judiciaire française et de la
séparation des pouvoirs. Pour le lecteur contemporain, il est difficile
de comprendre comment de telles entorses aux impératifs du droit positif
français ont pu coexister et perdurer sans contestation excessive dans un
régime qui, peu ou prou, était républicain durant toute la
période (sauf sous le régime de Vichy qui n'a eu qu'un
impact modéré sur l'organisation juridique de la colonie
—avec la réserve majeure des mesures antisémites prises
contre les Juifs d'Algérie). L'explication qui
s'imposerait à l'esprit serait alors celle de
l'efficacité redoutable d'un double discours
républicain, de son ambivalence délibérée, voire de
sa volonté invétérée de
tromperie
[24]. Sans aucun doute, la
colonisation était-elle caractérisée par un usage continu
du double langage ; les chantres de l'empire français
présentaient et justifiaient le projet colonial en jouant de
l'ambiguïté et de la polysémie de la rhétorique
républicaine de l'émancipation et de la mission
civilisatrice. Mais en s'en tenant à cette constatation de simple
bon sens, ne passe-t-on pas à côté de la
compréhension véritable du phénomène, de la nature
profondément paradoxale des exceptions coloniales au regard de la
République ?
Premier paradoxe : le caractère exceptionnel du
régime juridique colonial n'était pas dissimulé et le
terme d'exception apparaissait régulièrement de façon
explicite sous la plume des agents de l'administration coloniale ou des
juristes
[25]. La désignation du droit
colonial en terme de "monstruosité juridique" n'a non plus rien de
nouveau. Dès 1903, le juriste Emile Larcher, dans son
Traité
élémentaire de législation algérienne, affirmait
de façon identique que le régime de l'indigénat
était une "monstruosité
juridique"
[26]. Bien entendu, seules la
législation sur l'indigénat et les juridictions
répressives étaient unanimement décrites comme relevant
d'un régime d'exception, que ce soit pour le dénoncer
(Larcher), ou pour justifier son existence en évoquant le
caractère tout aussi exceptionnel de la situation algérienne. Ce
qui complique encore davantage l'appréciation de la place du droit
colonial dans le droit républicain, c'est précisément
que le régime de l'indigénat avait été
posé dès le départ comme un régime exceptionnel et
transitoire (une législation
spéciale), voté pour
une période de sept ans. En le renouvelant de façon continue
jusqu'en 1944, moyennant quelques modifications dans son application, les
parlementaires français ont signifié qu'ils avaient
adhéré au discours de l'administration coloniale (et des
colons) selon lequel des mesures répressives spéciales
étaient nécessaires pour maintenir en place tant
l'autorité et la grandeur de la nation colonisatrice que
l'ordre dans les campagnes algériennes. Mais en continuant à
présenter ce régime comme une solution provisoire et
exceptionnelle, il était aussi souligné implicitement que seul
l'indigénat était contraire au droit "normal".
L'exception coloniale n'était donc reconnue que
partiellement. Seules ses manifestations les plus extrêmes, et par
conséquent, les plus incontestables (les mesures répressives)
recevaient le qualificatif "spécial", comme pour couper court, dès
le départ, aux contestations. Selon cette logique, le reste de la
législation ou de la réglementation coloniale (statut politique,
statut personnel, droit foncier, impôts, etc...) était censé
participer du droit français.
Par ailleurs, le caractère exceptionnel de la
législation française en Algérie, et plus
généralement dans les colonies, ayant été amplement
démontré, il peut sembler naturel et de simple bon sens de
négliger, au nom de ces exceptions, la dimension juridique de la
colonisation française. Une fois que l'on a souligné
l'écart entre les règles élaborées en
territoire colonial et les principes fondamentaux du droit républicain
appliqués en métropole, que peut-on dire de plus ? Le fait
même que la domination française ait pris aussi la forme du droit
ne serait-il qu'un simple artefact, une ruse de la raison coloniale ? La
tentation est grande, en effet, de ne lire le droit colonial que comme une
scorie des différentes techniques de domination des populations
colonisées, d'autant qu'il n'est pas meilleur
laboratoire d'expérimentation des formes de domination que celui
constitué par la situation coloniale. A trop mettre l'accent sur
cette domination —même s'il est hors de question de la nier,
ni même de la minimiser— le risque est grand de ne plus
s'interroger sur l'existence même d'un droit colonial,
sur sa forme spécifique et les contraintes propres au "passage du
droit"
[27]. Comment rendre compte du constat
que l'état d'exception lui-même ne peut
s'exonérer à bon compte du droit ?
Cette question renvoie à des problèmes très concrets
du gouvernement des colonies. Non seulement les formes de violence politique
et de répression étatique étaient exercées de
façon continue, quoiqu'avec plus ou moins d'intensité, par les
autorités françaises, ainsi que l'a démontré l'application
de la législation sur l'indigénat qui symbolisa, mais surtout
matérialisa, pendant toute la période, le régime de l'exception
coloniale, mais cette tension constitutive du régime colonial, entre
autorité et démocratie, entre exception et droit, a pesé
sur les pratiques concrètes des acteurs de la colonie. En premier lieu,
les agents de l'administration française en Algérie et les légistes
oeuvrant dans les ministères de tutelle, aidés par les juristes
coloniaux, se sont efforcés de fabriquer un droit colonial (le droit
de l'exception coloniale) comme un droit "normal", une branche du droit comme
les autres, intrinsèquement cohérent, mais surtout cohérent
vis-à-vis du droit positif républicain. Cette construction n'avait
rien d'assuré ; elle fut difficile, instable, et inachevée.
Elle ne fut pas sans faille. C'est pourquoi il est aussi crucial que passionnant,
d'interroger les modalités de mise en pratique du droit colonial et
de son effectivité. On pourra repérer d'une part, la façon
dont le droit colonial (en l'occurrence les dispositions sur le statut politique
des indigènes) était appliqué par les agents de l'administration
coloniale (à tous les niveaux que ce soit), et d'autre part les usages
que pouvaient faire les Algériens, les sujets coloniaux, des ouvertures
du droit colonial, comme de ses failles. En focalisant mon attention sur les
pratiques très situées et très précises des acteurs,
il sera possible de saisir comment ces tensions rendaient le jeu politique
ou social dans la colonie parfois imprévisible, du moins comment il
échappait à la volonté de contrôle total de l'administration
coloniale. Des élus locaux, des administrateurs pouvaient en effet
s'emparer des ambiguïtés de la législation coloniale pour
exclure une partie de l'électorat (en l'occurrence les Juifs algériens),
y compris contre la volonté du gouvernement général de
l'Algérie qui pouvait apparaître dès lors bien impuissant.
D'autres fois, ce sont les sujets eux-mêmes, les "indigènes"
qui profiteront d'un silence ou d'une incohérence du droit colonial
pour obtenir un bénéfice politique considéré comme
usurpé par les autorités françaises. Ce faisant, il s'agira
d'élargir l'étude désormais classique des "usages sociaux
du droit", en réintroduisant les modalités selon lesquelles
le contenu même des prescriptions juridiques (les droits offerts comme
les fermetures et les discriminations) encadrent, organisent et rendent possible
leur réappropriation par les acteurs dans un sens qui n'est pas toujours
celui désiré par les autorités coloniales. C'est en essayant
de tenir ensemble ces deux perspectives (étude de la construction du
droit de la citoyenneté coloniale comme normalisation inaboutie de
l'exception et celle des usages et interprétation de ce droit) que
ce travail contribue à une sociologie historique de la citoyenneté
en situation coloniale.
Une sociologie historique de la citoyenneté en
situation coloniale : problèmes de méthode et enjeux
historiographiques
L'étude de la citoyenneté française
et du droit de vote a constitué l'un des objets
privilégiés du renouveau de la sociologie historique du politique
en France, que ce soit dans sa forme d'histoire conceptuelle du
politique
[28] ou d'histoire sociale du
suffrage universel
[29]. De sorte que le projet
qui a sous-tendu cette recherche s'est inscrit dès l'origine
dans un courant désormais classique de la science politique, laquelle
allie le travail historique à une réflexion sociologique portant
à la fois sur les représentations associées à la
citoyenneté et sur les formes pratiques et concrètes du rituel
électoral dans toutes ses
dimensions
[30]. L'idée
était aussi d'intégrer cette socio-histoire de la
citoyenneté
[31] à
l'histoire de la construction du droit de la nationalité
française au XIXème et XXème siècle, discipline qui
a aussi connu un développement important depuis le milieu des
années quatre-vingts
[32].
Participant à la fois d'un champ
d'études important et classique de la science politique tout en
explorant un terrain et un objet (les colonies) longtemps ignorés de la
sociologie politique ou de l'histoire
sociale
[33], cette recherche se devait
d'associer des modes d'approches et de pensées concurrents,
mais propres aux différentes disciplines empruntées ou
explorées, tout en essayant de maintenir le cap initial, celui
d'une sociologie politique de la citoyenneté, dans ses dimensions
situées et pratiques. Ce pari n'était pas sans risque. Pour
un jeune chercheur en science/sociologie politique, il y avait un danger
inhérent au projet lui-même, à vouloir s'aventurer sur
de nouveaux terrains (ici historique et juridique) mais ces difficultés
initiales se sont trouvées accentuées lorsqu'il a
été nécessaire de s'avancer sur le terrain des
colonies, terrain sensible qui suscite si souvent, et non sans passion, tant de
polémiques dans la discipline qui lui est considérée comme
"naturelle", l'histoire.
Histoire des idées ou histoire des pratiques :
utilité et dépassement d'une opposition
consacrée
A l'origine, le choix de mon sujet de thèse
correspondait au désir de déconstruire la notion de
citoyenneté, notion souvent promue en modèle naturel, à
partir de l'étude d'un "cas limite" au sein de la situation
française, à savoir celui de l'Algérie sous
domination française (1830-1962). Aussi le projet a-t-il
développé un certain nombre de pistes ouvertes par des recherches
antérieures qui se sont concentrées sur les
"failles"
[34] du "modèle
républicain", de façon non seulement à découvrir la
manière dont la citoyenneté a pu être constituée en
un modèle normatif de vertu républicaine, mais aussi, comment
à travers des "
aménagements singulièrement antinomiques
avec les valeurs fondatrices de la
République"
[35], une norme juridique
de citoyenneté s'est élaborée qui tentait
d'affirmer l'évidence de sa propre
cohérence.
L'autre perspective importante dans laquelle ma
thèse s'est inscrit est la sociologie des processus de construction
des catégories sociales et des mécanismes étatiques
d'identification des populations
[36], en
s'attachant en particulier aux nouvelles catégories construites par
le droit colonial
[37]. Comme les
catégories statistiques officielles, les catégories du droit
relèvent de la "pensée d'Etat" et traduisent la façon
dont l'administration ou les services de l'Etat construisent une
représentation des populations (de leur population) à partir de
laquelle sont élaborés les dispositifs de contrôle ainsi que
les différentes actions publiques. Mais la spécificité des
catégories juridiques repose précisément sur
l'existence de conséquences
juridiques, d'application
immédiate, attachées à chaque catégorie. Par
exemple, dans le cas de l'Algérie coloniale, la catégorie
"indigène" a des implications quant au type de juridiction et de
réglementation auquel est soumis l'individu ainsi
catégorisé, allant des emplois publics qui lui sont
ouverts,jusqu'aux diverses soumissions au régime répressif
de l'indigénat. L'analyse de l'identification des
populations algériennes peut être déclinée selon les
trois significations de la notion d'"identification" : il s'agit
à la fois de travailler sur la façon dont l'Etat colonial
(plus précisément les agents de l'administration coloniale
et les légistes des ministères métropolitains) a
identifié les populations de l'Algérie et lui a
attribué des statuts juridiques différents (la
catégorisation par et dans le droit colonial), et d'enquêter
de façon symétrique sur l'identification administrative,
soit l'ensemble des dispositifs et modalités par lesquels les
administrations coloniales ont identifié les individus, ont
vérifié leurs statuts ou ont joué sur
l'ambiguïté de la définition de ces mêmes
catégories. La troisième signification du terme "identification",
à savoir l'identification des individus à la
catégorie construite par l'Etat est aussi d'une grande
importance. S'il est toujours difficile de mesurer rigoureusement la
réalité de l'appropriation subjective des catégories
coloniales par les populations, surtout lorsque ces catégories sont
stigmatisées, il n'empêche que les questions de
dénomination demeureront toujours hautement politiques en
Algérie
[38]. En effet,
lorsqu'après 1945, l'administration française
s'efforcera de bannir de ses circulaires et textes administratifs la
catégorie d'"indigène" au profit de celle de
"Français musulman", elle entendra ainsi affirmer et rendre publique
l'attention nouvelle qu'elle porte à la susceptibilité
des colonisés, c'est-à-dire sa volonté de
réduire l'écart entre les catégories profanes
d'identification des colonisés et celles de l'administration,
mais elle n'ira pas bien sûr jusqu'à les
dénommer simplement "Algériens". A contrario, pour un
Algérien, s'identifier à une catégorie coloniale ne
signifie pas seulement adhérer subjectivement aux principes de
catégorisation élaborés par et pour la colonisation. Cela
peut correspondre aussi bien au souhait de se faire reconnaître comme
appartenant à une certaine catégorie (celle de propriétaire
par exemple) pour réclamer un certain nombre de droits.
S'identifier signifie alors ainsi "entrer en catégorie" pour
changer de catégorie. Le processus de catégorisation n'est
donc pas entier résumé dans les pratiques de l'Etat, il peut
aussi relever des actions de ceux qui sont censés être passivement
identifiés
La voie qui semblerait s'imposer naturellement pour
étudier la citoyenneté, est celle de l'histoire des
idées politiques, ou plus précisément de l'"histoire
conceptuelle du politique" telle que l'a définie P.Rosanvallon :
"
L'objet de l'histoire conceptuelle du politique est de
comprendre la formation et l'évolution des rationalités
politiques, c'est-à-dire des systèmes de
représentations qui commandent la façon dont une époque, un
pays ou des groupes sociaux conduisent leur action et envisagent leur
avenir"
[39]. L'idée y est
alors d'examiner comment la situation coloniale altère ou modifie
les discours et les représentations sur la citoyenneté ayant eu
cours au XIXème siècle et au XXème siècle en France
(métropolitaine).
L'histoire des idées a suscité nombre de
critiques de la part des tenants de l'histoire sociale ou de la
socio-histoire, en raison de la relégation, dans les analyses qui
s'en prévalent, des aspects sociaux ou matériels à
l'intérieur desquels les systèmes de représentations
sont ancrés. Critique plus décisive encore, l'histoire des
idées tendrait à négliger l'écart qui peut
exister entre des discours qui participent aux systèmes de
représentation et les pratiques concrètes dont ils sont
censés et tentent de rendre compte. Or cet écart n'a jamais
été aussi grand qu'entre les débats qui ont construit
la représentation de la citoyenneté française et les
pratiques politiques qui ont eu cours tout au long de la période
coloniale. Cette divergence questionne l'édifice républicain
dans sa prétention universaliste : "
comment justifier que des
individus puissent être juridiquement des sujets français,
possédant tous les attributs de la nationalité, sans pouvoir
devenir des citoyens? La notion même d'universalité du
suffrage se trouve interrogée là de manière
radicale"
[40].
Il est alors tentant d'abandonner complètement la
perspective des représentations pour ne s'attacher qu'aux
pratiques et aux usages, en se concentrant uniquement sur l'application en
Algérie de l'appareil juridique ségrégationniste.
Mais en ne retenant que le constat de l'écart considérable
entre les mots et les faits dans la colonie, on ne fait que conforter la vision
simplement dichotomique des sociétés coloniales, où les
représentants des administrations coloniales, nécessairement
cyniques et hypocrites, font usage de la rhétorique républicaine
dans le seul but d'asseoir leur domination. Il est plus intéressant
de réinscrire leur discours dans le contexte propre de la colonisation
afin de montrer comment cet écart entre les discours et les pratiques est
aussi le reflet d'une distance, et même parfois d'une coupure,
entre la colonie et la métropole. Bien plus, il ne faut pas non plus
négliger le fait que le discours républicain, qui vante les
principes de l'égalité et de l'Etat de droit, a
pesé aussi sur les représentants de l'administration
centrale de la colonie qui devaient rendre des comptes (et des comptes
différents selon qu'ils s'adressaient aux Français
d'Algérie ou à la tutelle métropolitaine). Ils
n'ont eu de cesse de développer toutes sortes de stratégies,
discursives notamment, pour réduire les dissonances entre les discours et
les pratiques, ou contenir ceux (administrateurs locaux, agents de
l'administration ou élus) qui s'écartaient trop des
pratiques jugées convenables dans l'administration des
"indigènes".
L'objectif n'est donc pas d'abandonner
totalement la perspective adoptée par l'histoire des idées,
mais au contraire de dépasser l'opposition discours/pratiques afin
de montrer comment ces discours ne prennent sens que dans et par rapport aux
pratiques (y compris dans leur écart).
Pour répondre à cet objectif de tenir ensemble
l'étude des discours et des pratiques, l'entrée par le
droit est apparue ici aussi très féconde. Elle n'a pour
autant pas été sans difficulté dans la mesure où le
droit, comme discipline et comme objet, tend à exclure les
néophytes de l'investigation, au motif que sa technicité
exigerait une longue formation et une pratique quotidiennement
exercée
[41]. Le champ de la sociologie
du droit, déjà ancien, connaît depuis quelques années
un fort développement qui se traduit par la production de thèses
et l'organisation de colloques
[42] de
qualité qui n'ont pu que conforter la légitimité des
études sur le droit sous l'angle de la sociologie ou de la science
politique, indépendamment de la formation juridique initiale de ses
auteurs. Il est donc nécessaire de "prendre le droit au sérieux",
surtout lorsque cette discipline se trouve au cœur de l'objet
d'étude. L'orientation juridique de cette thèse a
également été choisie pour répondre à une
insatisfaction récurrente face à de nombreux travaux historiques
français sur les colonies qui n'interrogeaient jamais la dimension
proprement juridique de la domination
coloniale
[43]. En effet, si l'histoire de
l'Algérie sous la domination française semble se
résumer, dans les ouvrages classiques sur la colonie française, en
une succession de lois et de décrets, rédigés en
métropole et publiés au
Journal Officiel de
l'Algérie, (lois et décrets qui visent à
réglementer les activités sociales, économiques et
politiques sur le territoire algérien) l'historien s'attache
avant tout à souligner les échecs des réformes
présentées ou simplement soumises à débat devant la
Chambre des députés ou le Sénat, surtout lorsque celles-ci
ont trait au statut politique des Algériens musulmans (comme, par
exemple, avec le projet de loi de 1936 dit "projet Blum-Viollette"). Dans ces
approches, le droit colonial n'est jamais directement un objet
d'étude. Il s'y trouve plutôt approché et
utilisé comme un instrument fort efficace mis au service de la pure
domination politique de l'administration coloniale et des colons
vis-à-vis des populations conquises et comme le lieu spécifique de
l'exercice du pouvoir des Français sur les "indigènes
musulmans" de l'Algérie.
L'objectif de la thèse aura donc
été de rompre avec cette vision purement instrumentale d'un
droit colonial, qui le réduirait à être un simple relais de
la domination coloniale
[44]. Il s'agit de
ne plus considérer le texte juridique comme une donnée de
départ intouchable de l'analyse ou comme un support écrit,
fixé et légitime de la représentation dont on entend
justement rendre compte de manière beaucoup plus complexe. Dans
l'analyse, j'ai essayé de faire ressortir à la fois
les hésitations et les incohérences qui ont prévalu, tant
à la production du droit colonial lui-même, qu'aux usages
multiples qui en étaient faits. Prendre le droit colonial au
sérieux implique aussi d'aller au-delà de ce que permet
habituellement l'appréhension circonscrite et externe du sociologue
vis-à-vis d'un droit discriminatoire. Dans cette perspective, une
attention renouvelée sera accordée à la production de la
norme de citoyenneté en Algérie coloniale, en repérant le
jeu des tensions qui orientaient et tendaient, tout à la fois, les
débats qui ont encadré l'établissement de la
législation et des différentes réglementations. Cela ne
pouvait s'envisager qu'en identifiant les différents acteurs
et institutions engagés dans des rapports de force complexes,
hétérogènes, cherchant à afin d'imposer leurs
vues jusqu'à obtenir leur traduction dans les textes juridiques
eux-mêmes, adoptés et votés par le parlement
(ministère de la Justice, gouvernement général
d'Algérie, etc...). Il est nécessaire de travailler sur des
données discursives, comme pour l'histoire des idées, mais
en ancrant ces discours dans une réalité sociale complexe, celle
de la situation algérienne coloniale. Il ne l'est pas moins de
comprendre comment ce droit si particulier avait été construit et
quels en étaient les ressorts internes. Certes le droit colonial a bien
été un droit particulier au regard de la grande tradition
juridique. C'est un droit un peu désuet, en tout cas oublié.
S'il ne s'agit pas d'une branche du droit
caractérisée par une grande technicité, du moins les
juristes coloniaux (d'Algérie ou de métropole) se sont-ils
efforcés de le constituer en une branche du droit comme les autres, qui
puisse faire preuve du respect des critères de rigueur juridique
traditionnels, empruntant en particulier ses raisonnements et ses concepts au
droit international privé. Ce n'est qu'en croisant les
sources traditionnelles du juriste (textes législatifs et
réglementaires, jurisprudence, doctrine) avec des approches plus
directement historiennes ou politologiques (analyse des archives
ministérielles et administratives, des débats parlementaires,
etc...), qu'il devient possible de rendre compte du droit colonial
algérien de façon dynamique, en mettant en valeur tant sa
cohérence que ses incohérences, sa force et ses limites
intrinsèques, mais aussi son efficace propre, ainsi que la
multiplicité de ses effets.
Faire avancer l'analyse de ces multiples discours,
antagonistes, et, en tout cas, concurrents, (des juristes, et pas seulement des
grands, et des hommes politiques...) sur la citoyenneté en
Algérie, m'a conduit à les réinscrire dans une
histoire sociale fine des pratiques administratives coloniales, et à
appréhender dialectiquement les usages faits, par les algériens
musulmans eux-mêmes, du droit français de la citoyenneté.
Cette perspective a impliqué, en conséquence, de me plonger dans
divers centres d'archives (Ministère de la Justice, Archives
Nationales, Centre des Archives d'Outre-Mer, sous-direction des
naturalisations à Nantes, etc...), et, par la même occasion de me
confronter aux historiens sur leur propre terrain et à leur savoir-faire
spécialisé.
Dans ces archives, j'ai cherché à nourrir
l'étude de l'administration coloniale qui avait la charge
d'appliquer (et d'interpréter) l'appareil juridique tel
qu'il avait été mis en place. Les archives des
correspondances entre le gouvernement général de
l'Algérie, les ministères de l'Intérieur et de
la Justice et les différentes préfectures algériennes ont
fait l'objet d'une étude minutieuse pour repérer les
différentes négociations et les ajustements particuliers quant
à l'application de la législation et à la mise au
point de la réglementation (en repérant, dans la mesure du
possible, les circulaires d'application). Mais il aurait été
trop restrictif de s'en tenir aux seuls principes d'application
expressément énoncés par les correspondances ou les
circulaires. Il était intéressant (quoiqu'assez
aléatoire) d'éclairer, après coup, les effets en
retour des pratiques le plus ordinaires et les plus quotidiennes sur les
principes généraux d'interprétation des textes qui
étaient retenus à partir du corpus des lois et des
réglementations en vigueur. L'une des voies adoptée a
consisté, on l'a évoqué, à examiner
précisément comment l'administration coloniale avait pu
aussi participer à la catégorisation des individus en
développant des techniques d'identification des populations, en
particulier des "indigènes musulmans", de façon à
distinguer les "ayant droit" (les citoyens français) de ceux qui
étaient dépourvus (ou limités) en droit. Dans cette
optique, la constitution de l'état civil des Algériens,
l'établissement (et les critères afférents) des
listes électorales, ou le traitement administratif des demandes de
"naturalisation" (ou plutôt de "citoyennisation") des Algériens ont
fait l'objet d'enquêtes systématiques.
Plus difficile, car plus lacunaire, est l'étude
des usages que les Algériens ont pu faire, eux-mêmes et par
eux-mêmes du droit colonial et des réglementations administratives,
de façon à rompre avec la vision d'une domination
française toute puissante par là si totalement implacable
qu'elle condamnerait ceux qu'elle domine à une totale
passivité. Cette perspective a été la plus difficile
à mener à bien car les archives sont, par définition,
produites par les administrations et ne laissent que difficilement la parole aux
"indigènes musulmans". Néanmoins pour pallier cette lacune
structurelle, l'étude en a été entreprise, à
l'aide d'indices et d'éléments parcellaires,
portant sur les contestations qui ont pu être portées devant les
tribunaux ou auprès des différentes administrations coloniales. Et
il n'y a pas que les contestations qui méritaient de retenir mon
attention. Moins spectaculaire, mais tout aussi significative, a
été l'utilisation faite, par les "sujets" coloniaux, des
failles nombreuses qui existaient nécessairement à
l'intérieur de l'appareil juridique colonial concernant le
statut politique des "indigènes". Dans cette perspective, la recension de
tous "indigènes" algériens qui ont demandé leur accession
à la citoyenneté française s'est avérée
très féconde. Ils n'ont été que quelques
milliers entre 1865 et 1944. A l'échelle de l'Algérie,
ils n'ont pas représenté grand chose. Mais il est justement
intéressant de se pencher sur ces cas limites afin de saisir dans quelles
circonstances des Algériens ont décidé de s'emparer
des ouvertures d'un droit colonial discriminatoire pour se rapprocher du
groupe dominant, au risque d'être désignés comme
traîtres ou renégats. Ce faisant, l'image, longtemps
univoque, de la société coloniale prend une couleur moins
uniforme, les groupes et leurs frontières deviennent plus
ambivalents.
Pratique des archives et limites de l'étude
des limites
La confrontation avec la discipline historique a parfois
été difficile. Plus précisément, la
présentation de la recherche et de ses premiers résultats devant
des historiens professionnels, spécialistes de l'Algérie
coloniale, a pu, à l'occasion, susciter chez ces derniers des
questionnements quant à la pertinence du sujet, voire une remise en cause
fondamentale du projet même de la recherche. L'étude du
statut politique des Algériens sous administration française
relève en effet d'une histoire qui, selon les critères
d'une histoire positive un peu étroite, aurait pu sembler
déjà connue. La thèse de Charles-Robert Ageron
publiée en 1968
Les Algériens musulmans et la France, ainsi
que son livre majeur,
Histoire de l'Algérie contemporaine
(1979), véritables bibles pour tout historien de la période, font
état des principaux textes qui ont organisé le statut des
"indigènes". D'une certaine manière, les "faits" sont
connus, et, croyait-on, les archives déjà très
étudiées
[45]. Dans ces
conditions, quelle peut-être la légitimité d'un
retour sur l'Algérie coloniale ? Comment faire valoir
qu'au-delà de la simple description de la législation, il
est intéressant d'examiner non seulement le travail de production
de cette législation, mais aussi ses effets, et les
interprétations concurrentes qui ont pu en être faites ? Ne
touche-t-on pas ici à l'un des derniers points de divergence entre
la sociologie (ou la science politique) et l'histoire ? C'est
en tout cas l'argument développé par G.Hamilton et J.Walton
dans un article sur l'usage de l'histoire par les sociologues. Il
n'est plus guère possible aujourd'hui de continuer à
distinguer l'histoire et la sociologie par leur objet, puisque la
coexistence de la sociologie historique et de l'histoire du temps
présent a fait éclater la dichotomie entre l'étude
des objets passés et déjà lointains, dévolue
à l'histoire et l'analyse des faits sociaux présents
qui seraient le privilège de la sociologie ou de la science politique.
Histoire et sociologie ne peuvent davantage être
différenciées par leur ambition théorique,
l'émergence de l'Ecole des Annales ayant rendu quelque peu
obsolète la critique de l'histoire positive
développée par Simiand
[46]. Par
contre, selon G.Hamilton et J.Walton, la sociologie et l'histoire
divergent, non seulement dans leur inscription institutionnelle, mais aussi dans
les critères de légitimité auxquels se réfère
tout chercheur pour appuyer la valeur et l'intérêt de son
travail. Selon eux, l'historien tente de fonder la validité de ses
recherches avant tout sur la qualité, la complétude et
l'originalité de ses sources ; "
parmi les historiens, la
collecte des données repose sur la découverte et la maîtrise
d'un corps de sources primaires autour d'un sujet clairement
délimité. (...) Pour les historiens, l'originalité
réside dans l'analyse et la présentation de ces
sources"[47]. Au contraire,
ajoutent-ils
, le sociologue va mettre l'accent sur la pertinence de son
cadre théorique et de son analyse : "la collecte des données en
sociologie insiste sur le processus de la collecte et non sur les
matériaux effectivement rassemblés. (...) Les sociologues
présentent leur recherche de façon à mettre en avant leurs
interprétations
théoriques"
[48]. Cette
présentation des différences entre les deux disciplines est sans
doute un peu caricaturale, et il ne s'agit pas d'en accuser le
trait, d'autant que de très nombreux historiens "professionnels"
ont soutenu le projet de ma thèse dès son
origine
[49], et nombre de séminaires
d'histoire se sont fait l'écho de préoccupations
similaires aux miennes sur le terrain des études coloniales. Il
n'en reste pas moins que l'intérêt de l'argument
des deux auteurs est de souligner la diversité des critères de
légitimité et celle des langages propres à chaque
discipline, sources constantes de malentendus et d'incompréhensions
auxquels est confronté le socio-historien dans l'exposé de
ses recherches
[50].
Etudier les pratiques des administrations coloniales comme
celles de leurs "usagers" suppose de faire le pari d'un travail approfondi
sur les archives coloniales ou ministérielles, dans la mesure où
les ouvrages déjà publiés sur la question s'en
tenaient à un degré de généralité très
large et avaient délaissé, comme non pertinents, tous les
éléments nourrissant une étude des failles, des limites ou
des exceptions. Les travaux et monographies disponibles sur
l'Algérie coloniale ne pouvaient fournir qu'un apport
contextuel et un éclairage des matériaux archivistiques
relevés, mais en aucun cas ils ne pouvaient représenter une source
première d'exploitation. De ce fait, le problème de la
cohérence et de la rigueur du corpus devenait crucial.
Dans un premier travail d'exploration, je me suis
centrée sur les débats parlementaires, ainsi que sur les
différents rapports et enquêtes produits au sein du Parlement,
ayant concerné les questions de statut politique des Algériens
(complétés, marginalement, par quelques archives des travaux
préparatoires). Cette première phase a été
complétée par l'étude relativement complète de
la doctrine juridique coloniale (traités de droit colonial et
thèses). Ce matériau, relativement classique dans le cadre
d'une histoire politique de la citoyenneté, constituait un corpus
large, cohérent et quasiment exhaustif qui autorisait
l'étude, avec un minimum de rigueur, du travail de
catégorisation et de légitimation de la souveraineté
française dans la colonie à l'œuvre dans ces
différentes productions discursives.
Tout autre est le corpus constitué par les archives
administratives ou ministérielles. L'idéal de
cohérence et d'exhaustivité n'y est plus mise afin de
ne pas se laisser enfermer dans les catégories imposées par le
classement des archives et les divisions des différents services et
administrations. Au contraire, l'enquête exige de dépouiller
les archives au-delà de ce que les inventaires spécifient,
à la recherche de ces indices
[51] des
usages variés et concurrents du droit colonial. La difficulté
désormais vient du fait que le corpus potentiel est immense, étant
donné que tous les rapports entre administrations coloniales et "sujets"
algériens ont été structurés et encadrés par
le statut spécifique de l'indigène. Comment éviter
dès lors la dispersion ? Ou pire, le risque de
découragement...
Pour surmonter ces écueils, l'idée a
été de repérer les points de cristallisation des conflits
d'interprétations de la législation sur le statut politique
des Algériens (l'inscription sur les listes électorales, les
radiations antisémites de Juifs d'Algérie, etc...), ainsi
que, de façon exhaustive, les cartons rassemblant les interventions des
administrations algériennes sur les réformes législatives
et réglementaires dans lesquels sont souvent conservés des
éléments sur l'application de la législation en
vigueur. Cette méthode faite de bricolages et d'interventions
dispersées, qui laisse aussi la part belle à la chance, n'a
pas été sans provoquer à nouveau les critiques de certains
spécialistes de la période coloniale en Algérie, au motif
que les comportements mis à jour (inscriptions frauduleuses
d'Algériens sur les listes électorales, demandes de
naturalisation, etc...) avaient été marginaux,
négligeables, en tout cas non
représentatifs
[52]. L'exhortation
à la représentativité est pourtant habituellement
l'apanage des sociologues, hantés par la visée finale
d'une généralisation des résultats et leur
prétention nomothétique
[53]. Les
micro-historiens ont offert une solution théorique à
l'aporie de l'irréductible singularité, voire de la
place à donner à la marginalité des comportements
déviants et des pratiques contestées, avec le concept
d'"exceptionnel normal"
[54]. Face
à l'accusation portée sur le caractère marginal des
éléments étudiés, la présente recherche a eu
comme souci constant de faire la démonstration que l'étude
des marges et des limites (du système colonial comme du "modèle"
français de citoyenneté) loin d'être
négligeable, participe elle-même d'une étude de la
norme, l'éclaire et révèle sa signification profonde.
Cette perspective est aussi confortée par le fait que les archives
administratives semblent témoigner de l'importance que pouvaient
avoir eu des pratiques numériquement marginales pour les
différentes administrations coloniales en raison de leur caractère
subversif ou incontrôlable. Par exemple ce n'est pas tant le nombre
d'Algériens qui se sont inscrits illégalement sur les listes
électorales de métropole qui a provoqué la panique des
services du gouvernement général de l'Algérie pendant
l'entre-deux-guerres, que le dévoilement de l'ignorance des
municipalités de la métropole à l'endroit de la
législation algérienne et des failles de cette
dernière.
[55].
Cependant, à pousser trop loin la logique marginaliste,
le risque serait grand de perdre de vue la signification effective des
éléments observés au regard de la réalité
coloniale algérienne
[56]. En
d'autres termes, comment éviter le risque de
surinterprétation, risque lancinant de toute recherche en sciences
sociales
[57] ? L'une de mes
réponses à cette objection a été d'appliquer
les règles de base de la méthode historique : croisement des
sources (ce qui n'est pas toujours aisé), réflexion sur la
production des matériaux archivistiques, réinscription des
données dans un contexte spécifique (la situation coloniale). Plus
précisément, il s'est agi de faire une analyse du document
au plus près du texte et de le réinsérer dans une
configuration plus large de documents d'origines variées,
configuration qui, dans son ensemble, a donné sens au document
isolé. Par ailleurs la confrontation des documents étudiés
aux enseignements tirés des ouvrages "classiques" sur l'histoire de
l'Algérie coloniale permet d'apporter un éclairage sur
le caractère marginal ou au contraire prévisible des
éléments relevés. Bien loin de s'exclure,
l'histoire générale et l'histoire des marges
collaborent souvent dans la pratique de la recherche. En outre, une autre
stratégie a pu être mise en œuvre pour limiter au maximum le
risque de surinterprétation et de focalisation excessive sur des faits
numériquement marginaux. Ainsi ai-je été amenée
à confronter, dans la mesure du possible, les pratiques relevées
avec des données agrégées (trouvées dans la
production scientifique ou construites par nos soins) susceptibles de soutenir
des comparaisons et de fonder une évaluation statistique, au moins
partielle, du corpus et des populations étudiées. Ce fut en
particulier le cas pour les naturalisations d'Algériens dont a
été reconstitué l'ensemble de la population, avec ses
caractéristiques sociologiques, pour la période
1870-1920.
Neutralité ou engagement : dialectique difficile
des recherches sur l'Algérie coloniale
A ces écueils communs à de nombreuses recherches
socio-historiques, se sont ajoutés des problèmes propres à
l'étude des situations coloniales et de l'Algérie en
particulier.
Les études sur les colonies ont fait l'objet
depuis maintenant une vingtaine d'années de réflexions
critiques et épistémologiques, importantes en nombre et en
qualités, dans les pays anglo-saxons (Etats-Unis, Australie, etc...) ou
dans d'anciennes colonies (Inde), réflexions qui sont
demeurées largement inconnues en France, jusqu'il y a
peu
[58]. Certains de ces travaux,
rassemblés sous le label des
Subaltern
Studies[59], ont fait le procès de
l'histoire coloniale traditionnelle, arguant que celle-ci est
restée trop longtemps le domaine réservé des historiens du
"centre", issus de l'Europe. Mais leur propos va plus loin : ces
historiens, souvent d'origine indienne, dénoncent le fait que cette
histoire, y compris dans sa version nationaliste soutenue par des historiens
indépendantistes (et donc souvent issus des pays ex-coloniaux), n'a
pas rompu avec le schème de pensée européen, ses
problématiques et ses
références
[60]. D'où
la critique virulente d'une historiographie nationaliste, d'une
histoire "héroïque"
[61]
centrée sur les élites indépendantistes, dont les
problématiques ne s'énonçaient qu'en termes
d'émancipation et de libération nationale. Au cœur du
projet des
Subaltern Studies, la tentative de constituer une histoire des
"subalternes", de restituer la conscience des populations coloniales
dominées, leur autonomie, leur résistance à la domination
coloniale et leur culture propre (à l'opposé d'une
histoire nationaliste d'inspiration marxiste qui dénonçait
l'exploitation des masses pour mieux les cantonner dans un rôle
passif
[62]).
Ce mouvement, ici grossièrement résumé et
homogénéisé, n'est pas sans limites, ni sans
limitations : comment éviter une essentialisation de la "conscience des
subalternes" ? Ou encore une dérive postmoderniste... ? Il ne peut
certainement pas servir de modèle homogène à une
socio-histoire des colonies. Cependant, la lecture des études
subalternistes invite à quelques interrogations et oblige à des
clarifications et des mises au point. En particulier, la question de la parole
laissée aux "subalternes", ou de l'absence assourdissante de cette
parole, s'est révélée essentielle, dans la mesure
où l'on peut reprocher à ma thèse de la minorer. Le
problème n'est certainement pas absent de la conception de ma
recherche ni de l'étude des moyens par lesquels les
Algériens ont pu se saisir ou contester le droit colonial qui participe
ainsi d'une attention renouvelée aux pratiques multiples et
variées des colonisés. Pourtant il est indiscutable que la
perspective des "Français" de la métropole est toujours
présente dans l'analyse, au minimum à travers son reflet
dans le miroir juridique. Aussi en vient-on à une autre question :
à la fabrique de quelle histoire cette étude apporte-t-elle sa
contribution ? A celle de l'histoire algérienne certainement, mais
aussi (et surtout ?) à celle de l'histoire française, de
l'histoire métropolitaine. Il ne s'agirait pas tant
d'une histoire qui aurait importé sur le terrain colonial des
concepts essentiellement européens, ainsi que le reprochent les
subalternistes, que d'une histoire portée par un questionnement
français sur la France. Par certains aspects, les enjeux proprement
algériens restent secondaires. Cela constitue peut-être une limite,
mais c'est une limite assumée comme telle.
D'un autre point de vue, le refus de penser de
façon séparée l'histoire de la métropole de
celle de ses colonies peut aussi être interprété de
façon positive, comme une prise de position digne d'être
défendue. Il est possible de rompre avec l'ancienne "histoire de la
France coloniale" comme avec le paradigme nationaliste sans pour autant se
cantonner à une histoire centrée sur le territoire colonial, qui
ne chercherait qu'à rendre compte dans la durée (avant comme
après le moment colonial) de l'histoire propre,
c'est-à-dire "pure", des populations colonisées, selon la
logique développée par la perspective des "aires
culturelles"
[63]. C'est en tout cas le
pari proposé par un historien et une anthropologue américains
F.Cooper et A.Stoler, dans l'ouvrage qu'ils ont dirigé en
1997
Tensions of Empire : Colonial Cultures in a Bourgeois World. Au lieu
de toujours opposer histoire des Européens et histoire des subalternes,
l'étude du fait colonial devrait prendre pour objet les
interactions entre les sociétés colonisatrices et les
sociétés colonisées, aussi bien à
l'intérieur du territoire colonial (l'Algérie dans la
présente étude) qu'entre la métropole et la colonie.
En d'autres termes, il s'agirait de réintégrer dans
l'histoire de la métropole sa dimension coloniale, et cesser de
considérer cette dernière comme un chapitre à part et
indépendant de l'histoire
nationale
[64]. Dans leur introduction, Cooper
et Stoler affirment en effet que "l'Europe a été
fabriquée par ses projets coloniaux tout autant que les situations
coloniales ont été façonnées par les conflits
à l'intérieur de l'Europe
elle-même"
[65]. De façon
identique, l'utilisation dans le cours du travail de l'expression
"Etat colonial" (expression absente pendant toute la période coloniale)
suggère que la dimension coloniale est constitutive de l'histoire
de l'Etat en France, non seulement parce qu'elle a pu être un
terrain d'expérimentation de pratiques
administratives
[66], mais aussi parce que ce
sont souvent les mêmes hommes qui ont administré les deux
territoires
[67].
Pour rendre compte de façon complète et
précise de l'ensemble des écueils et des difficultés
qui guette le socio-historien travaillant sur les colonies, il est nécessaire
d'évoquer, quoique brièvement, les problèmes propres
aux études sur l'Algérie. L'un des clichés les plus tenaces
à propos de l'histoire de l'Algérie coloniale offre l'image
d'archives fermées, sinon censurées, en tout cas soustraites
à l'analyse des chercheurs, signe pour beaucoup que le sujet demeure
"tabou" en France
[68]. Sans doute, aujourd'hui,
le travail sur les archives de l'Algérie est-il compliqué en
raison de la dispersion des centres d'archives concernés (Paris, Aix-en-Provence,
Fontainebleau, Vincennes, voire l'Algérie
[69]...)
et du retard pris dans la constitution des inventaires, y compris pour des
archives du XIXème siècle. Il est pourtant bien exagéré
de prétendre que les archives (de la colonisation comme de la guerre)
sont maintenues fermées ; en témoigne le nombre de recherches
publiées ou de thèses soutenues sur la question depuis une dizaine
d'années (seules les archives de la préfecture de police de
Paris demeurent d'un accès problématique, indépendamment
des recherches sur la guerre d'Algérie)
[70].
Il est beaucoup plus problématique encore au jeune chercheur qui s'intéresse
à l'Algérie, de se trouver apostrophé, sommé de
répondre à des polémiques qui lui échappent, ou
qui lui sont étrangères. L'Algérie est en effet au cœur
de débats passionnels, le plus souvent hérités de la
période de la guerre d'indépendance, dans lesquels nombre de
chercheurs actuels sont encore pris quand ils n'en sont pas des acteurs toujours
virulents
[71]. Que ce soient les tenants
de l'indépendance algérienne (qui présentent toutes les
caractéristiques de l'historiographie nationaliste dénoncée
par les
Subaltern Studies), ou les partisans de l'Algérie française,
sans compter les historiens "réformistes" à la recherche des
"occasions manquées" de la France, les classements issus de la guerre
d'indépendance sont toujours prégnants
[72]
pour catégoriser, à leur corps défendant, les travaux
des jeunes chercheurs sur l'Algérie
[73].
Or, comme le souligne Sylvie Thénault, ces nouveaux chercheurs appartiennent
à une génération qui a toujours connu l'Algérie
indépendante, et pour lesquels la question de la légitimité
en soi du fait colonial n'a plus de sens, si ce n'est comme question de recherche
à travers le concept de légitimation. Pourtant il n'est guère
facile d'échapper aux postures normatives, ou du moins aux réinterprétations
polémiques, d'autant que même le vocabulaire employé est
chargé de significations et connotations différentes selon les
"camps"
[74].
Notes
[1] DERRIDA Jacques,
Le
monolinguisme de l'autre, ou la prothèse d'origine, Paris,
Galilée, 1996, p. 71.
[2] NOIRIEL Gérard,
Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette
Littératures, 1999, p. 45.
[3] Ibid, p.
60-62.
[4] Bien entendu, une telle
remarque ne présuppose pas de hiérarchisation implicite entre les
exclus du suffrage. Bien au contraire, il n'est pas inintéressant
de lire de façon parallèle les différentes justifications
qui ont pu être développées par les juristes ou les acteurs
politiques pour rendre compte de ces différentes exceptions
vis-à-vis du suffrage universel, ce qui ne peut que contribuer à
mieux faire ressortir les spécificités de chacune de ces
situations différentes.
[5] Les Juifs
d'Algérie s'étaient vus accorder un statut
équivalent dans le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 :
Français non citoyens, ils conservaient leur statut personnel
mosaïque. Cependant, en 1870, le fameux décret Crémieux leur
accorda la citoyenneté française "moyennant" la perte de leur
statut personnel particulier et leur soumission au Code Civil.
[6] Dans le cadre d'un
travail de maîtrise en sociologie politique sur la syndicalisation des
immigrés italiens du bâtiment après 1945.
[7] De ce point de vue, les
travaux les plus récents sur les pratiques administratives à
l'égard des étrangers échappent à cette
critique et font la part belle aux statuts particuliers, et souvent
dérogatoires des immigrés coloniaux. Voir en particulier les
travaux décisifs d'Alexis SPIRE
Sociologie historique des
pratiques administratives à l'égard des étrangers en
France (1945-1975), thèse de sociologie, Nantes, mars 2003, ou la
thèse en cours d'Anne-Sophie BRUNO sur les travailleurs tunisiens
en France.
[8] NOIRIEL Gérard,
Le creuset français, op. cit., pp. 45-46.
[9] Pour reprendre
l'expression de Georges Balandier dans un article éponyme des
Cahiers internationaux de Sociologie, XI, 1951, repris dans le volume CX
(2001) de la même revue. Balandier souhaitait ainsi renouveler
radicalement la façon dont les anthropologues étudiaient les
sociétés lointaines, les peuples "primitifs", en faisant
totalement abstraction du fait que ces sociétés avaient
été colonisées et étaient administrées par
les colonisateurs. L'objectif dès lors est de tenir ensemble
l'analyse de la société colonisée et celle de la
société colonisatrice, dans leurs interactions comme dans leurs
conflits, de façon à "saisir la situation coloniale dans son
ensemble et en tant que système". BALANDIER Georges, "La situation
coloniale",
Cahiers internationaux de Sociologie, CX, 2001 (1951), p. 26.
Voir aussi BALANDIER Georges, "La situation coloniale : ancien concept, nouvelle
réalité",
French Politics, Culture and Society, 20: 2,
2002.
[10] Le constat ne vaut plus
pour les trois dernières années qui ont vu se multiplier en France
les travaux de recherche ou de réflexion, centrée sur la
colonisation française, ou l'évoquant dans un ou deux
chapitres. Pour en juger, dans le seul domaine des ouvrages sur la France et la
définition de la citoyenneté française : COLAS Dominique,
Citoyenneté et nationalité, Paris, Gallimard, 2004 ; SAADA
Emmanuelle,
La question des métis dans les colonies
françaises : Socio-histoire d'une catégorie
juridique, thèse pour le doctorat de sciences sociales, Paris, EHESS,
2001 ; WEIL Patrick,
Qu'est-ce qu'un Français ? Histoire
de la nationalité française depuis la Révolution,
Paris, Grasset, 2002.
[11] ROSANVALLON Pierre,
Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris,
Gallimard, 1992 ; SCHNAPPER Dominique,
La communauté des
citoyens. Sur l'idée moderne de nation, Paris, Gallimard,
1994.
[12] Patrick Weil a
montré à quel point ce modèle, qui ferait de la France
républicaine une nation civique par excellence, ouverte à
l'intégration des immigrés et de leurs enfants grâce
à l'application du
jus soli, par opposition au modèle
allemand de la nation ethnique, est trompeur et ne résiste pas à
l'analyse précise des droits de la nationalité dans les deux
pays et aux modalités de leur élaboration. Cf. WEIL Patrick,
Qu'est-ce qu'un Français? op. cit., pp. 187 et
suivantes.
[13] ROSANVALLON Pierre,
op. cit., p. 560.
[14] SCHNAPPER Dominique,
op. cit., p. 152.
[15] BANCEL Nicolas,
BLANCHARD Pascal et VERGES Françoise,
La République coloniale.
Essai sur une utopie, Paris, Albin Michel, 2003, p. 16.
[16] Le droit est même
l'une des meilleures "fenêtre" pour observer la période
coloniale pour Richard Roberts and Kristin Mann : "[Law is] an excellent window
through which to view the colonial period". MANN Kristin et ROBERTS Richard
(eds),
Law in Colonial Africa, Portsmouth, Heinemann Educational Books,
1991, introduction, p. 4.
[17] BOURDIEU Pierre,
Esquisse d'une théorie de la pratique.
Précédé de trois études d'ethnologie
kabyle, Paris, Seuil, 2000 (1972), p. 250.
[18] Pour reprendre les
termes de la réflexion de HUSSAIN Nasser, "Towards a jurisprudence of
emergency : colonialism and the rule of law",
Law and Critique, Vol X,
1999, p. 102 : "In between primitivism and despotism, the construct of a
colonial lawful rule emerges as a median category. It is a form of sovereignty
and governmentality : a rule that is lawful, as it lays claim to legitimacy
through law, but also one that is literally full of law, full of rules that
hierachize, bureaucratize, mediate and channel power".
[19] HOOKER M.B.,
Legal
Pluralism: An introduction to Colonial and Neo-Colonial Laws, Oxford,
Clarendon Press 1975.
[20] VAUCHEZ Antoine, "Entre
droit et sciences sociales. Retour sur l'histoire du mouvement
Law and
Society",
Genèses,n°45, 2002.
[21] MOORE Sally Falk,
Social facts and fabrications: “Customary” law on Kilimanjaro
1880-1980, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ; MERRY Sally Engle,
"Law and Colonialism",
Law and Society Review, Vol 25, Number 4, 1991.
Sur le recueil en Algérie des coutumes kabyles par A. Hanoteau etA.
Letourneux, voir leur étude, qui vient d'être
republiée, et surtout l'introduction d'Alain MAHE, "Entre les
mœurs et le droit : les coutumes. Remarques introductives à
La
Kabylie et les coutumes Kabyles", à HANOTEAU Alphonse et LETOURNEUX
Aristide,
La Kabylie et les coutumes kabyles, Paris, Bouchène,
2003 (tome 1). Pour la question de la codification du droit musulman, on
consultera BONTEMS Claude, "Les tentatives de codification du droit musulman
dans l'Algérie coloniale",
in FLORY Maurice et HENRY
Jean-Robert,
L'enseignement du droit musulman, Paris, Ed. du CNRS,
1989, pp. 113-131.
[22] BENTON Lauren,
Law
and Colonial Cultures. Legal Regimes in World History, 1400-1900, Cambridge,
Cambridge University Press, 2002.
[23] MAHÉ Alain,
Histoire de la Grande Kabylie XIXe-XXe siècles.
Antrhopologie historique du lien social dans les communautés
villageoises, Paris, Éditions Bouchène, 2001, p.
261.
[24] Bien qu'ils
s'en défendent, c'est, selon nous, la thèse soutenue
par N.Bancel, P.Blanchard et F.Vergès, dans
La République
coloniale. Essai sur une utopie, Paris, Albin Michel, 2003 : "Le droit
colonial est le parfait exemple de cette dissymétrie. Il codifie
l'injuste et veut faire oublier qu'il fonde la loi sur la tromperie
et le meurtre. Non seulement le droit autorise la spoliation de
l'indigène (...), mais il autorise sa punition s'il
résiste à cette spoliation. (...) L'héritage
républicain de 1789 a imposé aux Français
l'obligation de sauver les opprimés et de protéger les
droits de l'homme partout où ils sont menacés. Cet
héritage est approprié sans qu'aucune analyse de ce
qu'il contient d'ambiguïtés et d'équivoques
ne soit faite", (pp. 54-55).
[25] L'avocat oranais
J.Sartor, qui publia en 1869 une petite brochure sur
La condition juridique
des étrangers, des musulmans et des israélites en
Algérie, qualifiait ainsi la nationalité française des
indigènes algériens telle qu'elle avait été
reconnue par le sénatus-consulte de 1865 de "nationalité
spéciale" (p. 29). Cette constatation était aussi le fait des
agents de l'administration coloniale. A titre d'exemple, on pourrait
évoquer le rapport secret présenté par le Gouverneur
Général Catroux, Commissaire d'Etat aux Affaires musulmanes,
au CFLN début 1944 (non daté) sur les réformes à
accomplir en faveur des "indigènes algériens", dans lequel il
préconisait comme première mesure "l'abolition du
régime d'exception". AN BB30/1724.
[26] LARCHER Emile,
Traité Elémentaire de Législation Algérienne,
Paris-Alger, Ed. Arthur Rousseau 1911 (1
ère éd 1903),
tome 2, p. 451.
[27] Cf l'intervention
de Frédéric AUDREN et Dominique LINHARDT "La difficulté de
juger, ou le droit au risque de ses mécréants", colloque
Sur la
portée sociale du droit. Usages et légitimité du registre
juridique, CURAPP, 14-15 novembre 2002. A partir d'une analyse
détaillée des procès de la Fraction Armée Rouge
(objet propre de la thèse de D.Linhardt), les auteurs montrent aussi que
face à de tels procès, il est facile d'adopter la
perspective de la sociologie critique et de dénoncer, avec les
accusés, le caractère politique du système judiciaire
où "tout est joué d'avance". "Convaincantes pour le
sociologue, ces approches sociologiques du droit soulèvent
néanmoins également une difficulté majeure : elles font
dans une très large mesure fi du droit en lui-même.
S'intéressant uniquement aux “usages sociaux” qui en
sont fait, le droit reste une boite noire opaque". Au contraire, en
s'attachant aux difficultés rencontrées par l'Etat
allemand pour mener à bien ce procès, suite aux provocations et
aux déstabilisations des accusés, les auteurs soulignent à
quel point le passage du droit et de la justice est aussi une
nécessité pour l'Etat : "l'Etat a vécu dans la
hantise d'une impasse de la justice, dans la crainte de ne pouvoir rendre
une décision de justice".
[28] ROSANVALLON Pierre,
Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris,
Gallimard, 1992.
[29] GARRIGOU Alain,
Histoire sociale du suffrage universel, Paris, Seuil, 2002.
[30] OFFERLE Michel,
"L'électeur et ses papiers. Enquête sur les cartes et les
listes électorales (1848-1939)",
Genèses, n°13, 1993 ;
IHL Olivier, "L'urne électorale. Formes et usages d'une
technique de vote",
Revue française de science politique,
1993.
[31] Socio-histoire ou
sociologie historique ? Les deux expressions sont ici considérées
comme synonymes afin de ne pas entrer dans les querelles (sans fin ?) visant
à disqualifier l'une ou l'autre des approches en exacerbant
des différences fondées sur l'usage ou non des archives, ou
sur la production de synthèses macro-historiques à partir
d'une relecture d'ouvrages d'historiens spécialistes.
Quoi qu'il en soit, il n'y a pas véritablement
d'école socio-historique (de nombreux chercheurs se
référant tantôt à l'une, tantôt à
l'autre des deux labelisations), le point commun des différentes
approches étant de partir d'un questionnement (classique) des
sciences sociales qui est travaillé et mis à
l'épreuve sur un terrain historique dont la dimension historique
est prise au sérieux.
[32] Notamment avec les
différents travaux de Gérard Noiriel et plus récemment avec
le livre de Patrick Weil,
Qu'est-ce qu'un Français .
Histoire de la nationalité française depuis la
Révolution, Paris, Grasset, 2002.
[33] Depuis une vingtaine
d'années, les études coloniales (
colonial ou
postcolonial studies) ont connu un développement très
important et productif dans les universités anglo-saxonnes, en
particulier au sein des départements d'histoire,
d'anthropologie et de littérature. En France, hors mis
l'exception notable des premiers travaux de Pierre Bourdieu et Abdelmalek
Sayad (
Le déracinement. La crise de l'agriculture traditionnelle
en Algérie, Paris, Editions de Minuit, 1964),
l'expérience coloniale a longtemps été ignorée
de la production des sciences sociales "généralistes", mises
à part les recherches sur les "aires culturelles" où les colonies
pouvaient apparaître de façon marginale. ). Seuls les historiens
(Charles-Robert Ageron, Benjamin Stora, Gilbert Meynier, Daniel Rivet pour ne
citer que les plus connus) et certains historiens du droit (par exemple Jean
Bastier, Claude Bontems, Christian Bruschi, Bernard Durand et Jacques Lafon)
n'ont eu de cesse de mettre au travail la question des colonies, avec
parfois le souci de "décoloniser l'histoire", d'autant que
plusieurs d'entre eux ont été coopérants dans les
anciennes colonies désormais indépendantes. Leurs travaux,
s'ils étaient reconnus et respectés, n'en paraissaient
pas moins marginaux, périphériques par rapport au cœur de
leur discipline (l'histoire contemporaine de la France dans le premier
cas).
Cependant depuis quelques années, de nouvelles
thèses ont été soutenues sur ces mêmes terrains
aussie bien en science politique (DESCHAMPS Damien,
La République aux
Colonies : le citoyen, l'indigène et le fonctionnaire.
Citoyenneté, cens civique et représentation des personnes, le cas
des Etablissements français de l'Inde et la genèse de la
politique d'association (vers 1848, vers 1900), Thèse en
Sciences Politiques, Université Pierre Mendès-France, Grenoble,
1998 ; DIMIER Véronique,
Le gouvernement des colonies : regards
croisés franco-britanniques, Bruxelles, Editions de
l'Université de Bruxelles, 2004 ; BERTRAND Romain,
La Tradition
parfaite. Etat colonial, noblesse et nationalisme à Java
(17ème-20ème siècle), à paraître fin 2004)
qu'en sociologie (SAADA Emmanuelle,
La "question des métis", op.
cit., 2001) ou en anthropologie (L'ESTOILE Benoît de,
L'Afrique comme laboratoire. Expériences réformatrices et
révolution anthropologique dans l'empire colonial britannique.
(1920-1950), thèse en anthropologie sociale et historique, Paris,
EHESS, 2004), sans oublier bien entendu l'histoire (avant tout sur la
guerre d'Algérie avec BRANCHE Raphaëlle,
La torture et
l'armée pendant la guerre d'Algérie, 1954-1962,
Paris, Gallimard, 2001 ; ou THENAULT Sylvie,
Une drôle de justice,
Paris, La Découverte, 2001 ; ou encore : MERLE Isabelle,
Expériences coloniales : la Nouvelle-Calédonie 1853-1920,
Paris, Belin, 1995 ; TARAUD Christelle,
La prostitution coloniale :
Algérie, Tunisie, Maroc, 1930-1962, Paris, Payot, 2003 ; SIBEUD
Emmanuelle,
Une science impériale pour l'Afrique : la
construction des savoirs africanistes en France 1878-1930, Paris, Editions
de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2002).
[34] Cf l'introduction
de DESCHAMPS Damien et CAILLE Frédéric au dossier "citoyens
inachevés ou citoyens supérieurs: exemples et questions sur
l'instrumentation de la citoyenneté républicaine",
Revue
française de science politique, vol. 47, février 1997, p.
48.
[35] Ibid.
[36] Perspective
initiée en France, pour l'étude de l'immigration par
Gérard Noiriel. Voir entre autres NOIRIEL Gérard,
"L'identification des citoyens. Naissance de l'état civil
républicain",
Genèses, 13, Automne 1993 ; NOIRIEL
Gérard, "Représentation Nationale et catégories sociales.
L'exemple des réfugiés politiques",
Genèses,
n°26, avril 1997, pp. 25-54.
[37] Les catégories de
la colonisation ont déjà été l'objet
d'importants travaux qui ont fortement inspiré cette thèse
et ont orienté son élaboration. Outre la thèse
d'Emmanuelle Saada, les travaux d'Ann L. Stoler se sont
révélés essentiels pour dépasser
l'évidence du caractère racial et raciste des
catégorisations coloniales, en mettant l'accent sur
l'hybridité et l'ambiguïté de catégories
comme celle d'Européen. Voir en particulier STOLER Ann L.,
"Rethinking Colonial Categories : European Communities and the Bounderies of
Rule",
Comparative Studies of Society and History, 1989, pp. 134-161. Sur
le cas spécifique de l'Algérie, Jean-Robert HENRY a
été l'un des premiers à s'intéresser
à la question des catégories construites par le droit colonial,
insistant non seulement sur leur ambivalence, mais aussi sur
l'héritage symbolique de ces catégorisations. HENRY
Jean-Robert, "L'identité imaginée par le droit. De
l'Algérie coloniale à la construction européenne",
in MARTIN Denis-Constant (dir.),
Cartes d'identité.
Comment dit-on "nous" en politique ?, Presses de la Fondation Nationale de
Sciences Politiques, Paris, 1994, pp. 41-63.
[38] Et le sont toujours
aujourd'hui. D'où la difficulté pour le chercheur de
réfléchir en permanence sur les mots qu'il emploie. Cf.
infra.
[39] ROSANVALLON Pierre,
"Pour une histoire conceptuelle du politique",
Revue de synthèse,
1986, p 99.
[40] ROSANVALLON Pierre,
Le sacre du citoyen, op. cit., p 560.
[41] Cf. BOURDIEU Pierre, "La
force du droit. Eléments pour une sociologie du champ juridique",
Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986. Bourdieu souligne,
dans ce livre, l'importance de la coupure entre profanes et professionnels
du droit : "la concurrence pour le monopole de l'accès aux
ressources juridiques héritées du passé contribue à
fonder la coupure sociale entre les profanes et les professionnels en favorisant
un travail continu de rationalisation propre à accroître toujours
davantage l'écart entre les verdicts armés du droit et les
intuitions naïves de l'équité (...)" (p. 4).
[42] Que l'on songe au
colloque qui s'est tenu en novembre 2002 sur la "portée sociale du
droit" au CURAPP, ou à l'importance de la revue
Droit et
Société. La multiplication des dossiers sur le droit dans des
revues de sciences sociales comme
Enquêtes ( en 2000),
Genèses (en 2001), ou
Politix (2003), par exemple,
témoigne aussi de la vivacité de la sociologie du droit, devenue
une sous-discipline reconnue et institutionnalisée.
[43] Ce constat un peu abrupt
n'est plus totalement justifié depuis la thèse
d'Emmanuelle Saada (
La question des métis dans les colonies
françaises, op. cit.) qui fait une large part à la doctrine
juridique sur la colonisation.
[44] Il ne s'agit pas
de nier ni de minimiser l'ampleur des discriminations coloniales qui
utilisaient le canal du droit, mais de s'attacher à montrer que
celles-ci ne pouvaient s'apprécier qu'en les
réinscrivant dans un processus complexe et ambivalent de constitution et
de maintien du gouvernement français dans les colonies.
[45] En fait, moins vrai
qu'il n'y paraît, car les archives du Ministère de la
Justice ainsi que de nombreux fonds du Centre des Archives d'Outre-Mer
à Aix-en-Provence ont fait l'objet d'inventaires très
récents (novembre 2002 pour les derniers!).
[46] SIMIAND François,
"Méthode historique et science sociale",
Revue de Synthèse
historique , 1903.
[47] HAMILTON Gary G. et
WALTON John, "History in Sociology", in BORGATTA Edgar F. et COOK Karen S.,
The Future of Sociology, Sage Publication, Newbury Park, 1988, p. 185.
Traduction personnelle (L.Blévis).
[48] Ibid.
[49] Omar Carlier, par
exemple, fait partie de ces chercheurs qui essayent de faire tenir ensemble, sur
le terrain algérien, la rigueur et le sens du détail de
l'historien et l'exigence de distanciation et de
généralisation théorique du sociologue. CARLIER Omar,
Entre nation et jihad. Histoire sociale des radicalismes
algériens, Paris, Presses de Sciences Po, 1995.
[50] Soulignons que des
problèmes identiques peuvent avoir lieu, et ont parfois lieu, dans des
séminaires organisés par des sociologues ou des politistes
toujours réticents devant des exposés qui feraient la part trop
belle à la chronologie, à la forme narrative ou même
à l'érudition.
[51] GINZBURG Carlo, "Signes,
traces, pistes : racines d'un paradigme de l'indice",
Le
Débat, 6, 1980, pp 3-44.
[52] C'est une critique
qu'ont aussi rencontrée d'autres jeunes historiens sur la
guerre d'Algérie (T.Quemeneur sur les réfractaires ou
R.Branche sur la torture).
[53] PASSERON Jean-Claude,
Le raisonnement sociologique. L'espace non-poppérien du
raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p 78.
[54] Pour reprendre
l'oxymoron célèbre forgé par Edoardo GRENDI dans son
article "Micro-analisi e storia sociale",
Quaderni storici, 35, 1977.
J.Revel a montré l'ambiguïté de l'expression de
Grendi (les marges sont-elles porteuses d'une vérité du
sociale, ou ce qui apparaît comme une exception n'est-il
qu'une modalité de l'ensemble des possibles, aussi normale
que les autres) dans son article "Micro-analyse et construction du social",
in REVEL Jacques (dir.),
Jeux d'échelles. La
micro-analyse de l'expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1996,
p 30.
[55] Cf. chapitre
8.
[56] C'est aussi ce que
souligne Nicolas MARIOT dans son point critique sur l'historiographie des
violences de guerre (développée par S. Audoin-Rouzeau et
A.Becker), lorsqu'il rappelle que si la logique marginaliste est
invoquée par ces travaux pour justifier la focalisation sur les
brutalités interpersonnelles indépendamment du fait qu'elles
sont numériquement marginales, les mêmes auteurs disqualifient
l'importance des mutineries de 1917 (contre-argument à la
description du consentement majoritaire des soldats) en raison, justement, de
leur caractère limité. MARIOT Nicolas, "Faut-il être
motivé pour tuer ? Sur quelques explications aux violences de guerre",
Genèses, 53, décembre 2003, p 156-158.
[57] LAHIRE Bernard, "Risquer
l'interprétation. Pertinences interprétatives et
surinterprétations en sciences sociales",
Enquête,
1996.
[58] Pour une
présentation du courant des
Colonial Studies, on pourra consulter
l'excellente introduction de COOPER Frederick, "Decolonizing Situations.
The Rise, Fall, and Rise of Colonial Studies, 1951-2001",
French Politics,
Culture and Society, 20: 2, 2002, pp. 47-76.
[59] Il ne s'agit pas
ici de présenter de façon exhaustive ce courant mais d'en
dégager quelques remarques qui ont semblé pertinentes dans ce
travail. Cf POUCHEPADASS Jacques, "Les
Subaltern Studies, ou la critique
postcoloniale de la modernité",
L'Homme, 156, 2000, ainsi
que l'article à paraître sur la question d'Isabelle
MERLE, "Les
Subaltern Studies. Retour sur les principes fondateurs". Des
articles des principaux auteurs du courant ont été traduit en
français dans DIOUF Mamadou (dir.),
L'historiographie indienne
en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés
postcoloniales, Paris, Karthala, 1999.
[60] Dipesh Chakrabarty
affirme ainsi : "Que l'Europe fonctionne comme référent
silencieux dans la connaissance historique elle-même devient
évident, d'une manière tout à fait ordinaire. Il
existe au moins deux symptômes quotidiens de la subalternité des
histoires non occidentales, du Tiers Monde. Les historiens du Tiers Monde se
sentent dans l'obligation de faire référence à
l'histoire de l'Europe, alors que les historiens de l'Europe
ne se sentent point obligés de leur rendre la pareille", dans son article
traduit en français "Postcolonialité et artifice de
l'histoire. Qui parle au nom du passé “indien” ?", in
DIOUF Mamadou,
op. cit. Il propose aussi un projet alternatif, qui donne
toute sa place aux histoires "subalternes", projet qu'il intitule
"provincialiser l'Europe".
[61] Cette tentation de
l'histoire "héroïque" n'est cependant pas
l'apanage de l'historiographie nationaliste. Elle peut aussi se
retrouver dans des milieux sociaux a priori moins portés aux engagements
passionnels. Cf. GAITI Brigitte, "Les modernisateurs dans l'administration
d'après-guerre. L'écriture d'une histoire
héroïque",
Revue française d'administration
publique, n°102, 2002, pp. 285-306.
[62] Des chercheurs
français n'échappent pas à ce travers, si l'on
en juge par les articles rassemblés dans
Manière de voir
"Polémiques sur l'histoire coloniale, n°58, juillet-Août
2001. Sur la critique de ce courant, voir la communication
présentée par Isabelle MERLE et Emmanuelle SIBEUD "Histoire en
marge ou histoire en marche ? La colonisation entre repentance et
patrimonialisation", dans le colloque
La politique du passé :
construction, usages et mobilisation de l'histoire dans la France des
années 1970 à nos jours (25 et 26 septembre 2003).
[63] Sur la critique du
découpage de la recherche historique en aires culturelles et la
dissolution de la colonisation comme objet d'étude
spécifique qui en découle, voir RIVET Daniel, "Le fait colonial et
nous. Histoire d'un éloignement",
Vingtième
Siècle, n°33, janvier-mars 1992, p 127. Voir aussi la
contribution d'I.Merle et E.Sibeud mentionnée ci-dessus.
[64] CONKLIN Alice,
"Boundaries unbound : Teaching French History as Colonial History and Colonial
History as French History",
French Historical Studies, n°23,
2000.
[65] COOPER Frederick &
STOLER Ann L.,
Tensions of Empire, op. cit, p 1 : "Europe was made
by its imperial projects, as much as colonial encounters were shaped by
conflicts within Europe itself".
[66] Par exemple pour le
fichage des populations. Cf la thèse de Clifford ROSENBERG "Republican
Surveillance: Immigration, Citizenship, and the Police of Interwar Paris"
(Princeton, 2000).
[67] Il est
intéressant de noter que des ouvrages récents sur la sociologie et
l'histoire de l'Etat et des fonctionnaires intègrent
désormais un ou deux chapitres sur les colonies. Cf en autres, sous la
direction de BARUCH Marc-Olivier et DUCLERT Vincent,
Serviteurs de
l'Etat. Une histoire politique de l'admnistration française,
1875-1945, La Découverte, 2000.
[68] LIAUZU Claude,
"Interrogations sur l'histoire française de la colonisation",
Genèses n°46, mars 2002.
[69] Il ne m'a pas
été possible, dans le cadre de cette thèse, de consulter
les archives restées en Algérie. Cependant la grande
majorité des archives concernant le statut politique des personnes ont
été rapatriées en France et sont entreposées au
Centre des Archives d'Outremer (CAOM) à Aix-en-Provence, dans la
mesure où elles font partie de ces archives "de souveraineté"
vieil objet du contentieux entre la France et l'Algérie. En fait,
le problème s'est posé surtout pour une source
d'archives qui s'est avérée introuvable : il
s'agit des archives de la procédure de naturalisation par jugement
(loi du 4 février 1919) qui sont introuvables en France. Les archives
nationales françaises (ainsi que la sous-direction à la
naturalisation affirment que ces archives sont conservées en
Algérie. Les archivistes algériens interrogées
répondent qu'elles sont en France. Cette question est
d'importance, non pas seulement pour la recherche présente, mais
surtout pour un très grand nombre d'Algériens qui aimeraient
apporter la preuve qu'un de leurs ancêtres avait été
naturalisé citoyen français, sans y parvenir.'Pour un
aperçu des archives coloniales conservées en Algérie, on
pourra consulter l'article de KUDO Akihito, BADER Raëd et GUIGNARD
Didier, "Des lieux pour la recherche en Algérie",
Bulletin de
l'Institut d'Histoire du Temps Présent, n°83,
dossier "Répression, contrôle et encadrement dans le monde colonial
au XXème siècle", juin 2004, pp. 158-168.
[70] THéNAULT Sylvie,
"Travailler sur la guerre d'Algérie. Bilan d'une
expérience d'historienne",
Afrique et Histoire, n°2,
octobre 2004, pp. 193-209.
[71] Voir la contribution de
Guy PERVILLé, "Les historiens de la guerre d'Algérie et ses
enjeux politiques en France" au colloque
La politique du passé :
construction, usages et mobilisation de l'histoire dans la France des
années 1970 à nos jours (25 et 26 septembre 2003).
L'auteur y présente de façon assez précise la
confusion permanente qui règne dans l'historiographie de la guerre
d'Algérie en histoire et mémoire, entre analyse scientifique
et prise de position politique. Il faut noter tout de même que quoi
qu'il en dise, l'auteur n'échappe aux travers
qu'il dénonce, et n'est pas exempt de prises de positions
normatives, voire politiques, comme en témoigne, par exemple, la
conclusion de son papier.
[72] Jacques Berque avait
déjà analysé en 1961 cette pression à laquelle est
soumis l'historien de l'Algérie pour qu'il cède
à la tentation des jugements normatifs rétrospectifs :
"l'historien est tenté de reporter sur le passé les
simplifications polémiques qui agitent son propre temps. Non seulement,
à l'époque considérée, la
décolonisation n'était pas en voie, ni même en vue,
mais la colonisation dominait tout. Seuls alors quelques audacieux la bravaient,
quelques précurseurs savaient sa fragilité. Comment s'en
étonner . Ces analyses difficiles, ces distinctions, il nous est
aisé de les faire aujourd'hui. Après coup ! Sur le moment,
il n'y a guerre de vision de choses aussi ténues, encore que
décisives", BERQUE Jacques,
Le Maghreb entre deux guerres, Paris,
Seuil, 1961 (réédition 1969), p. 108.
[73] La logique
classificatoire, dénoncée par M.Dobry dans l'historiographie
des droites radicales de l'entre-deux-guerres, me semble
particulièrement forte dans celle de l'Algérie coloniale et
de la guerre d'Algérie. Cf DOBRY Michel, "La thèse
immunitaire face aux fascismes. Pour une critique de la logique
classificatoire",
in DOBRY Michel
(dir.),
Le mythe de
l'allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, p.
32.
Cette logique classificatoire n'est pas propre à
l'historiographie française sur l'Algérie, elle est
aussi très forte dans les recherches menées de l'autre
côté de la Méditerranée d'autant que
l'autonomisation de la recherche historique vis-à-vis du pouvoir
politique y est plus aléatoire. Cependant, pour nuancer un peu le sombre
tableau qui vient d'être dressé, il est nécessaire
d'évoquer également les efforts qui ont été
faits, en France comme en Algérie, pour essayer d'entretenir des
collaborations de recherche, afin de parvenir à une histoire, sinon
dépolitisée, du moins apaisée, de l'Algérie
pendant la colonisation ; une histoire qui soit à la fois celle de
l'Algérie et celle de la France. Un colloque comme celui
organisé en 2000 en l'honneur de Charles-Robert Ageron est aussi le
signe de ce travail en commun, avec plusieurs interventions de chercheurs et
d'historiens algériens qui, tout en reconnaissant leur dette
vis-à-vis de l'œuvre de l'historien français,
proposent des réflexions très intéressantes sur la
façon dont l'histoire coloniale est comprise et travaillée
par les Algériens. Voir entre autres, dans
La guerre
d'Algérie au miroir des décolonisations
françaises (Paris, Société Française
d'Histoire d'Outre-Mer, 2000) les communications d'Hassan
REMAOUN, "La politique coloniale française et la structuration du projet
nationalitaire en Algérie : à propos de l'idéologie
du FLN, puis de l'Etat national" ; Daho DJERBAL, "La guerre
d'Algérie au miroir des écritures. Texte écrit et
texte oral" ; Fouad SOUFI, "Oran, 28 février 1962- 5 juillet 1962. Deux
événements pour l'histoire, deux événements
pour la mémoire". Voir aussi du dernier auteur : SOUFI Fouad,
"L'archive et la quête d'histoire",
Cahiers du CRASC,
2001, pp. 57-68.
[74] Quiconque s'attelle
à l'étude de l'Algérie coloniale fait vite
l'expérience des enjeux souvent passionnels, encore vivaces, qui sont
attachés à l'emploi par le chercheur de telle ou telle
catégorie pour dénommer les populations : doit-on parler des
"Algériens" au mépris du fait que, pendant la domination
française, les Algériens étaient Français et que les
Français d'Algérie s'auto-désignaient "Algériens" ;
doit-on dire au contraire "indigène musulman" pour être conforme
aux textes juridiques ; ou doit-on faire le choix, comme le fit l'historien
C-R.Ageron, de forger une expression qui n'avait pas cours à
l'époque coloniale (ni même aujourd'hui), à savoir celle
d'"Algériens musulmans". La recherche du bon mot, de l'expression juste,
reste vaine. Dans cette thèse, les termes "Algérien" et
"indigène" ont été utilisés tous les deux, sans
connotation particulière, du moins on l'espère, le
deuxième étant en particulier privilégié
lorsqu'il s'est agi de restituer les pratiques administratives, et
donc les catégories administratives afférentes.
L'écrit autorisant les guillemets pour mettre une distance entre
l'auteur et les mots employés, ce sont surtout les interventions
orales qui se sont révélées problématiques, et ont
été ponctuées de digressions et de précautions
oratoires en tout genre, en raison des malentendus récurrents survenus
lors des premières restitutions (peut-être alors naïves) de ma
recherche.