Socio-histoire de la citoyenneté en Algérie coloniale : enjeux et difficultés des études sur l'Etat colonial

Laure Blévis

 

Texte présenté dans le cadre du séminaire d'histoire sociale de l'immigration, décembre 2004. Ce texte appartient à la famille des working papers

Sommaire

Droit colonial, état d’exception et République
Une sociologie historique de la citoyenneté en situation coloniale : problèmes de méthode et enjeux historiographiques
Notes

Au départ de cette thèse, il y a la découverte un peu fortuite, au cours de la lecture d'un essai autobiographique de Jacques Derrida[1] de l'extraordinaire situation des Algériens pendant la colonisation française à qui avait été reconnue la nationalité française, à défaut de la nationalité algérienne, mais sans son corollaire habituel, pour ainsi dire automatique, qu'est la citoyenneté française.. La majorité des habitants de l'Algérie, ceux qu'on appelait les "indigènes musulmans", restaient écartés, cantonnés dans une situation inférieure, politiquement et socialement, alors même qu'ils ne pouvaient se prévaloir de leur nationalité propre, de la protection de leur Etat d'origine, puisqu'ils étaient français... Plus étonnant encore, cette construction étrange, bizarre même, d'une nationalité française irréductiblement séparée de la citoyenneté a été institutionnalisée, solidifiée et légitimée par la Troisième République, même si elle lui était antérieure, c'est-à-dire précisément au moment où se met en place le "compromis républicain"[2], qui, par l'établissement définitif du suffrage universel (masculin) et l'introduction des premières lois sociales, fit de l'appartenance à la nation française le critère absolu de l'accession aux droits politiques mais aussi aux droits sociaux[3].


Extraordinaire, vraiment ? Certainement pas d'un point de vue historique ou même géographique puisque cette déconnexion entre nationalité et exercice des droits civiques a organisé et structuré le rapport de la France aux populations colonisées dans tout l'Empire français, aussi longtemps que celui-ci aura duré. L'étude des exclusions du suffrage universel n'est sans doute pas totalement nouvelle non plus dans le champ des études historiques ou de la science politique. En France même, les femmes ont été, elles aussi, mises à l'écart de toute participation électorale pendant près de deux siècles de citoyenneté "moderne". Les ressorts de l'exclusion des "indigènes" coloniaux sont pourtant sensiblement différents[4]. En effet, si l'on prend le cas de l'Algérie sous domination française, terrain spécifique de cette recherche, il apparaît que les "indigènes" algériens, investis de la nationalité française en vertu d'un texte de loi (le sénatus-consulte du 14 juillet 1865), se sont vus dénier la qualité de citoyen jusqu'au statut de l'Algérie en 1947, en raison du maintien de leur statut civil particulier fondé sur le droit musulman[5]. Au sein de l'Empire colonial français, la colonie algérienne a joué tout à la fois un rôle de matrice et de laboratoire pour toute la politique concernant la réglementation française de la nationalité dans les "nouvelles colonies". Les différentes expériences initiées en Algérie étant en effet ensuite fréquemment exportées dans les autres territoires de l'Empire. Dans toutes les colonies, la "civilité" devint donc explicitement le critère essentiel et la règle pour l'obtention de la citoyenneté, en lieu et place de la nationalité. Cette exclusion de la citoyenneté n'était pas que formelle ni même limitée à la sphère de la participation électorale. Elle avait des effets pratiques qui affectaient la vie quotidienne des populations colonisées : les Algériens se voyaient opposer, en raison de leur statut, outre la relégation économique impliquée par la dépossession de leurs terres par la colonisation, la fermeture de la plupart des emplois publics, une fiscalité spéciale, et surtout l'application de mesures répressives exorbitantes au regard des principes fondamentaux du droit pénal français (la législation sur l'indigénat, indûment appelée "code de l'indigénat", qui sanctionne des infractions qui n'existent pas dans le droit pénal français, ou qui ne sont pas sanctionnées aussi sévèrement - nombreuses peines d'internement ou de séquestres).

Au regard de la sociologie de l'immigration qui avait été l'objet de mes premiers travaux[6], l'expérience coloniale m'est apparue radicalement différente et fort singulière en ce qu'elle mettait en lumière le caractère circonstanciel et somme toute limité de la distinction centrale entre nationaux et étrangers, qui fonde, non sans raison, tous les travaux sur les politiques d'immigration et sur les dispositifs étatiques d'encadrement des étrangers en France. En effet, les études sociologiques sur l'immigration participent à l'élaboration d'une sociologie historique de l'Etat et, trait spécifique, dans ses études, l'origine coloniale (d'une partie) des immigrés présents sur le sol français n'est jamais véritablement intégrée en tant que variable pertinente dans les analyses, comme pour mieux souligner l'unicité des pratiques de l'Etat vis-à-vis de la main-d'œuvre immigrée, indépendamment de l'origine des travailleurs en question[7]. Sans doute, serait-il exagéré de dire que les travaux sur l'immigration ont toujours négligé la dimension coloniale : juste après la période des indépendances, les travailleurs maghrébins, surtout Algériens, furent fréquemment l'objet de l'attention des sociologues qui ont mené nombre d'études sur leurs conditions de vie et de travail[8]. L'expérience migratoire y était alors interprétée comme la réactualisation de l'exploitation coloniale, selon une perspective tiers-mondiste assumée et revendiquée. Cependant la spécificité concrète de cette origine coloniale, telle qu'elle est traduite par un statut spécifique ou des droits spéciaux (en termes de conditions d'entrée et de séjour ou d'accès aux prestations sociales), n'a jamais été prise en compte dans ces analyses. Seuls les effets subjectifs et symboliques, de l'installation de l'immigré dans le pays anciennement colonisateur ont été étudiés. La situation coloniale[9], dans toute sa complexité et son ambiguïté vis-à-vis de la métropole, se trouvait alors évincée du champ de la sociologie des pratiques étatiques à l'égard des immigrés issus de l'Empire français.

Les seules recherches qui intégrèrent[10], dans leurs réflexions sur l'Etat et la nation française, l'expérience singulière du gouvernement français des colonies, relèvent de l'histoire des idées politiques, et précisément de l'histoire de la citoyenneté française[11]. Rien d'étonnant à cela. La figure du sujet colonial (un national non citoyen) n'est pas sans effet dévastateur sur la représentation conventionnelle d'une citoyenneté républicaine idéalisée, présentée comme un modèle politique susceptible d'"intégrer" tous les étrangers, que ce soit par la vertu de la naturalisation, répondant à la demande active "d'appartenir à la nation", ou encore par le seul bénéfice du lieu de naissance sur le sol français. Par son statut hybride, le "sujet" colonial interroge la pertinence des débats classiques sur la nationalité en France (focalisés sur les questions de jus sanguinis et de jus solis) ou celle des controverses rituelles opposant un modèle allemand de la nation comme héritage à un modèle français de la nation comme plébiscite[12]. En Algérie, les "sujets" colonisés ne pouvaient bénéficier du droit du sol, contrairement aux étrangers européens, nombreux à avoir immigré dans la colonie et dont les enfants devenaient français à leur majorité ; par un curieux retour des choses en effet, les "indigènes" étant déjà Français, la naissance de leurs enfants sur le sol algérien/français ne leur donnait aucun droit et ne changeait en rien leur situation du point de vue des droits civiques et politiques. Tout à coup, le détour par les colonies fait exploser les représentations stabilisées sur l'identité nationale républicaine et française en faisant entrer explicitement dans ce modèle des notions jusque là sinon tabou, du moins considérées comme largement antinomique avec ses prémisses : la race et la religion.

C'est pourquoi les historiens des idées se sont employés à montrer en quoi la situation coloniale impose une approche nouvelle des études sur la citoyenneté. Ainsi pour Pierre Rosanvallon, "tout est clair juridiquement et philosophiquement, : les Français votent, et pas les étrangers, la distinction des uns et des autres s'opérant selon des critères évidents et incontestables —le dedans et le dehors de la cité sont nettement séparés. Mais cette claire ordonnance des concepts et des réalités est complètement bouleversée par les situations créées par le fait colonial. Celui-ci a induit des rapports inédits entre la nationalité, la civilité et la citoyenneté"[13]. Dominique Schnapper est allée plus loin dans l'exposition du paradoxe colonial : "En Algérie, partie intégrante de la France, on a pu voir naître cette monstruosité juridique, par rapport aux principes de la démocratie moderne : la nationalité sans la citoyenneté. (...) La société coloniale était fondée sur l'inégalité de statut juridique et politique des membres qui la composaient, alors que la légitimité de la démocratie moderne consiste à accorder l'égalité à tous. L'échec du projet de construire une “Algérie française” comme partie intégrante de la nation française, montre que la nation ne pouvait réunir en même temps des citoyens et des sujets"[14]. Si l'on suit son raisonnement, la situation coloniale se donne à voir comme une pure exception, un moment, ou plutôt un lieu où la "norme", la conjonction entre citoyenneté et nationalité, est suspendue. Ce n'est qu'une "monstruosité juridique", le contre-exemple absolu, mais en même temps, ainsi que le prouve la fin de la citation, elle n'est pensée que comme exception qui confirme la règle (la nation comme communauté de citoyens égaux).

A l'opposé de ces premiers travaux qui évoquent l'expérience de la colonisation française pour immédiatement s'en détacher, au nom de son irréductible exceptionnalité (comme si elle n'était qu'une une anomalie statistique !), d'autres auteurs ont voulu faire de la situation coloniale la vérité de la République, non seulement de la République colonisatrice qui constitua l'Empire colonial et prit en charge l'administration de territoires éloignés, mais aussi, et peut-être d'abord, de la République actuelle et contemporaine, définie encore et toujours comme une "République coloniale": "les questions récurrentes qui agitent le corps social et sur lesquelles les intellectuels interviennent —la torture en Algérie, la francophonie, l'islam dans la République, le mouvement des sans-papiers, l'intégration, la relation des Outre-mers à la France continentale, la Françafrique—, et qui en sont pratiquement jamais appréciées dans leur profondeur historique, ont partie liée avec le passé colonial de la République. Il s'agit de comprendre comment, souvent de manière indirecte, la thématique coloniale a modelé les affects, les mentalités, les politiques, les pratiques"[15].

Quelle que soit la perspective adoptée dans ces deux types d'approche, il est fait peu de cas de la réalité pratique et concrète de l'exception coloniale, qui était tout à la fois donnée comme "naturelle", tant l'application continue et quasi immuable de mesures discriminatoires apparaissait normalisée et banalisée par la bureaucratie coloniale, mais dont, paradoxalement, le caractère"spécial" et d'exception était perçu comme tel par les acteurs. L'objectif de ce travail ne saurait se contenter du récit des exactions de la colonisation française en matière de statut politique des personnes, ni se satisfaire de relever tous les écarts entre les principes (contemporains) de la République (l'égalité, la laïcité, le refus de la stigmatisation des origines) et les pratiques radicalement opposées menées au sein de l'administration républicaine aux colonies. Au contraire, en se proposant de prendre au sérieux la nature de ce régime, en mesurant la complexité des contraintes qu'impliquait le maintien (relatif) d'un espace public (du moins en métropole) dans lequel ont pu être questionnées et soumises à la critique les dispositions particulières de l'administration française des colonies, on tentera de réfléchir sur la place de l'exception dans la république, de façon non plus normative, mais sociologique.

Droit colonial, état d'exception et République


Travailler sur les exceptions coloniales en matière de citoyenneté et de nationalité française, telle était la raison d'être dès l'origine de cette recherche. A cette fin, une porte d'entrée[16] s'est immédiatement imposée, celle du droit, et plus précisément celle de l'appareillage juridique qui, dans les colonies, institua la citoyenneté en critère primordial de distinction sociale et dessina une nouvelle ligne de démarcation érigée entre les castes supérieures de la société coloniale (les citoyens français) et les couches irréductiblement inférieures et dominées (les sujets musulmans), sans compter toutes les strates intermédiaires et fluctuantes (les étrangers européens, les Juifs, les immigrés musulmans venus d'autres pays du Maghreb). Adopter une telle entrée n'implique en aucune façon que l'on ne puisse saisir la réalité de la société coloniale qu'à travers le prisme juridique, ni même que la domination ou la violence coloniale ne prenait que la forme du droit. Il suffit d'observer l'exploitation économique des terres algériennes par les colons ou les mesures continues de contrôle, de surveillance ou de répression des "indigènes" par la police française, pour s'en convaincre : de larges pans de la colonisation échappent complètement au droit.
Si l'on a choisi de prendre le droit colonial comme objet privilégié de ce travail, ce n'est pas en raison d'un quelconque juridisme "qui tient les pratiques pour le produit de l'obéissance à des normes"[17], mais parce que à y regarder de plus près, l'aspect le plus remarquable de la colonisation est qu'elle est traversée par le droit ; elle est même "pleine de droit"[18], de règles en tous genres, de textes réglementaires, de circulaires encadrant et codifiant les pratiques des colonisés comme des colonisateurs, des sujets comme des agents de l'administration coloniale. Bien plus, elle semble offrir le plus pur exemple de "pluralisme juridique"[19] puisqu'elle autorise que coexistent ensemble, au sein d'un même territoire, des systèmes de droits et de juridictions antagonistes (le droit du colonisateur et le droit "coutumier" du colonisé). C'est pour cette raison que la colonisation a également fasciné nombre de chercheurs se réclamant du mouvement Law and Society, cette tradition de recherche d'origine anglosaxone qui essaye d'importer les problématiques des sciences sociales dans le domaine juridique[20]. Sur le terrain colonial, il leur est en effet possible de tester la pertinence du concept de pluralisme juridique, et plus encore d'étudier comment des formes hybrides de droits se mettent en place, non seulement parce que le "droit coutumier" a souvent été codifié et retranscrit par le colonisateur[21], voire parfois appliqué par le juge ou l'administrateur colonial, mais aussi parce que le droit du colonisateur a pu, soit être réinvesti de façon stratégique par les colonisés eux-mêmes[22], soit altérer les formes traditionnelles de règlement des litiges[23].

Dans la perspective de cette recherche, ce qui nous a paru fascinant dès le premier abord, c'est que l'exception coloniale a été inscrite dans le droit lui-même. Le régime juridique mis en place en Algérie (et plus généralement dans les colonies) semble avoir été traversé, de part en part, par la question de l'exception ; exception par rapport aux principes républicains de la nationalité/citoyenneté, exception par rapport à la laïcité du droit français, exception par rapport aux fondements de l'organisation judiciaire française et de la séparation des pouvoirs. Pour le lecteur contemporain, il est difficile de comprendre comment de telles entorses aux impératifs du droit positif français ont pu coexister et perdurer sans contestation excessive dans un régime qui, peu ou prou, était républicain durant toute la période (sauf sous le régime de Vichy qui n'a eu qu'un impact modéré sur l'organisation juridique de la colonie —avec la réserve majeure des mesures antisémites prises contre les Juifs d'Algérie). L'explication qui s'imposerait à l'esprit serait alors celle de l'efficacité redoutable d'un double discours républicain, de son ambivalence délibérée, voire de sa volonté invétérée de tromperie[24]. Sans aucun doute, la colonisation était-elle caractérisée par un usage continu du double langage ; les chantres de l'empire français présentaient et justifiaient le projet colonial en jouant de l'ambiguïté et de la polysémie de la rhétorique républicaine de l'émancipation et de la mission civilisatrice. Mais en s'en tenant à cette constatation de simple bon sens, ne passe-t-on pas à côté de la compréhension véritable du phénomène, de la nature profondément paradoxale des exceptions coloniales au regard de la République ?

Premier paradoxe : le caractère exceptionnel du régime juridique colonial n'était pas dissimulé et le terme d'exception apparaissait régulièrement de façon explicite sous la plume des agents de l'administration coloniale ou des juristes[25]. La désignation du droit colonial en terme de "monstruosité juridique" n'a non plus rien de nouveau. Dès 1903, le juriste Emile Larcher, dans son Traité élémentaire de législation algérienne, affirmait de façon identique que le régime de l'indigénat était une "monstruosité juridique"[26]. Bien entendu, seules la législation sur l'indigénat et les juridictions répressives étaient unanimement décrites comme relevant d'un régime d'exception, que ce soit pour le dénoncer (Larcher), ou pour justifier son existence en évoquant le caractère tout aussi exceptionnel de la situation algérienne. Ce qui complique encore davantage l'appréciation de la place du droit colonial dans le droit républicain, c'est précisément que le régime de l'indigénat avait été posé dès le départ comme un régime exceptionnel et transitoire (une législation spéciale), voté pour une période de sept ans. En le renouvelant de façon continue jusqu'en 1944, moyennant quelques modifications dans son application, les parlementaires français ont signifié qu'ils avaient adhéré au discours de l'administration coloniale (et des colons) selon lequel des mesures répressives spéciales étaient nécessaires pour maintenir en place tant l'autorité et la grandeur de la nation colonisatrice que l'ordre dans les campagnes algériennes. Mais en continuant à présenter ce régime comme une solution provisoire et exceptionnelle, il était aussi souligné implicitement que seul l'indigénat était contraire au droit "normal". L'exception coloniale n'était donc reconnue que partiellement. Seules ses manifestations les plus extrêmes, et par conséquent, les plus incontestables (les mesures répressives) recevaient le qualificatif "spécial", comme pour couper court, dès le départ, aux contestations. Selon cette logique, le reste de la législation ou de la réglementation coloniale (statut politique, statut personnel, droit foncier, impôts, etc...) était censé participer du droit français.

Par ailleurs, le caractère exceptionnel de la législation française en Algérie, et plus généralement dans les colonies, ayant été amplement démontré, il peut sembler naturel et de simple bon sens de négliger, au nom de ces exceptions, la dimension juridique de la colonisation française. Une fois que l'on a souligné l'écart entre les règles élaborées en territoire colonial et les principes fondamentaux du droit républicain appliqués en métropole, que peut-on dire de plus ? Le fait même que la domination française ait pris aussi la forme du droit ne serait-il qu'un simple artefact, une ruse de la raison coloniale ? La tentation est grande, en effet, de ne lire le droit colonial que comme une scorie des différentes techniques de domination des populations colonisées, d'autant qu'il n'est pas meilleur laboratoire d'expérimentation des formes de domination que celui constitué par la situation coloniale. A trop mettre l'accent sur cette domination —même s'il est hors de question de la nier, ni même de la minimiser— le risque est grand de ne plus s'interroger sur l'existence même d'un droit colonial, sur sa forme spécifique et les contraintes propres au "passage du droit"[27]. Comment rendre compte du constat que l'état d'exception lui-même ne peut s'exonérer à bon compte du droit ?

Cette question renvoie à des problèmes très concrets du gouvernement des colonies. Non seulement les formes de violence politique et de répression étatique étaient exercées de façon continue, quoiqu'avec plus ou moins d'intensité, par les autorités françaises, ainsi que l'a démontré l'application de la législation sur l'indigénat qui symbolisa, mais surtout matérialisa, pendant toute la période, le régime de l'exception coloniale, mais cette tension constitutive du régime colonial, entre autorité et démocratie, entre exception et droit, a pesé sur les pratiques concrètes des acteurs de la colonie. En premier lieu, les agents de l'administration française en Algérie et les légistes oeuvrant dans les ministères de tutelle, aidés par les juristes coloniaux, se sont efforcés de fabriquer un droit colonial (le droit de l'exception coloniale) comme un droit "normal", une branche du droit comme les autres, intrinsèquement cohérent, mais surtout cohérent vis-à-vis du droit positif républicain. Cette construction n'avait rien d'assuré ; elle fut difficile, instable, et inachevée. Elle ne fut pas sans faille. C'est pourquoi il est aussi crucial que passionnant, d'interroger les modalités de mise en pratique du droit colonial et de son effectivité. On pourra repérer d'une part, la façon dont le droit colonial (en l'occurrence les dispositions sur le statut politique des indigènes) était appliqué par les agents de l'administration coloniale (à tous les niveaux que ce soit), et d'autre part les usages que pouvaient faire les Algériens, les sujets coloniaux, des ouvertures du droit colonial, comme de ses failles. En focalisant mon attention sur les pratiques très situées et très précises des acteurs, il sera possible de saisir comment ces tensions rendaient le jeu politique ou social dans la colonie parfois imprévisible, du moins comment il échappait à la volonté de contrôle total de l'administration coloniale. Des élus locaux, des administrateurs pouvaient en effet s'emparer des ambiguïtés de la législation coloniale pour exclure une partie de l'électorat (en l'occurrence les Juifs algériens), y compris contre la volonté du gouvernement général de l'Algérie qui pouvait apparaître dès lors bien impuissant. D'autres fois, ce sont les sujets eux-mêmes, les "indigènes" qui profiteront d'un silence ou d'une incohérence du droit colonial pour obtenir un bénéfice politique considéré comme usurpé par les autorités françaises. Ce faisant, il s'agira d'élargir l'étude désormais classique des "usages sociaux du droit", en réintroduisant les modalités selon lesquelles le contenu même des prescriptions juridiques (les droits offerts comme les fermetures et les discriminations) encadrent, organisent et rendent possible leur réappropriation par les acteurs dans un sens qui n'est pas toujours celui désiré par les autorités coloniales. C'est en essayant de tenir ensemble ces deux perspectives (étude de la construction du droit de la citoyenneté coloniale comme normalisation inaboutie de l'exception et celle des usages et interprétation de ce droit) que ce travail contribue à une sociologie historique de la citoyenneté en situation coloniale.

Une sociologie historique de la citoyenneté en situation coloniale : problèmes de méthode et enjeux historiographiques


L'étude de la citoyenneté française et du droit de vote a constitué l'un des objets privilégiés du renouveau de la sociologie historique du politique en France, que ce soit dans sa forme d'histoire conceptuelle du politique[28] ou d'histoire sociale du suffrage universel[29]. De sorte que le projet qui a sous-tendu cette recherche s'est inscrit dès l'origine dans un courant désormais classique de la science politique, laquelle allie le travail historique à une réflexion sociologique portant à la fois sur les représentations associées à la citoyenneté et sur les formes pratiques et concrètes du rituel électoral dans toutes ses dimensions[30]. L'idée était aussi d'intégrer cette socio-histoire de la citoyenneté[31] à l'histoire de la construction du droit de la nationalité française au XIXème et XXème siècle, discipline qui a aussi connu un développement important depuis le milieu des années quatre-vingts[32].
Participant à la fois d'un champ d'études important et classique de la science politique tout en explorant un terrain et un objet (les colonies) longtemps ignorés de la sociologie politique ou de l'histoire sociale[33], cette recherche se devait d'associer des modes d'approches et de pensées concurrents, mais propres aux différentes disciplines empruntées ou explorées, tout en essayant de maintenir le cap initial, celui d'une sociologie politique de la citoyenneté, dans ses dimensions situées et pratiques. Ce pari n'était pas sans risque. Pour un jeune chercheur en science/sociologie politique, il y avait un danger inhérent au projet lui-même, à vouloir s'aventurer sur de nouveaux terrains (ici historique et juridique) mais ces difficultés initiales se sont trouvées accentuées lorsqu'il a été nécessaire de s'avancer sur le terrain des colonies, terrain sensible qui suscite si souvent, et non sans passion, tant de polémiques dans la discipline qui lui est considérée comme "naturelle", l'histoire.

Histoire des idées ou histoire des pratiques : utilité et dépassement d'une opposition consacrée


A l'origine, le choix de mon sujet de thèse correspondait au désir de déconstruire la notion de citoyenneté, notion souvent promue en modèle naturel, à partir de l'étude d'un "cas limite" au sein de la situation française, à savoir celui de l'Algérie sous domination française (1830-1962). Aussi le projet a-t-il développé un certain nombre de pistes ouvertes par des recherches antérieures qui se sont concentrées sur les "failles"[34] du "modèle républicain", de façon non seulement à découvrir la manière dont la citoyenneté a pu être constituée en un modèle normatif de vertu républicaine, mais aussi, comment à travers des "aménagements singulièrement antinomiques avec les valeurs fondatrices de la République"[35], une norme juridique de citoyenneté s'est élaborée qui tentait d'affirmer l'évidence de sa propre cohérence.

L'autre perspective importante dans laquelle ma thèse s'est inscrit est la sociologie des processus de construction des catégories sociales et des mécanismes étatiques d'identification des populations[36], en s'attachant en particulier aux nouvelles catégories construites par le droit colonial[37]. Comme les catégories statistiques officielles, les catégories du droit relèvent de la "pensée d'Etat" et traduisent la façon dont l'administration ou les services de l'Etat construisent une représentation des populations (de leur population) à partir de laquelle sont élaborés les dispositifs de contrôle ainsi que les différentes actions publiques. Mais la spécificité des catégories juridiques repose précisément sur l'existence de conséquences juridiques, d'application immédiate, attachées à chaque catégorie. Par exemple, dans le cas de l'Algérie coloniale, la catégorie "indigène" a des implications quant au type de juridiction et de réglementation auquel est soumis l'individu ainsi catégorisé, allant des emplois publics qui lui sont ouverts,jusqu'aux diverses soumissions au régime répressif de l'indigénat. L'analyse de l'identification des populations algériennes peut être déclinée selon les trois significations de la notion d'"identification" : il s'agit à la fois de travailler sur la façon dont l'Etat colonial (plus précisément les agents de l'administration coloniale et les légistes des ministères métropolitains) a identifié les populations de l'Algérie et lui a attribué des statuts juridiques différents (la catégorisation par et dans le droit colonial), et d'enquêter de façon symétrique sur l'identification administrative, soit l'ensemble des dispositifs et modalités par lesquels les administrations coloniales ont identifié les individus, ont vérifié leurs statuts ou ont joué sur l'ambiguïté de la définition de ces mêmes catégories. La troisième signification du terme "identification", à savoir l'identification des individus à la catégorie construite par l'Etat est aussi d'une grande importance. S'il est toujours difficile de mesurer rigoureusement la réalité de l'appropriation subjective des catégories coloniales par les populations, surtout lorsque ces catégories sont stigmatisées, il n'empêche que les questions de dénomination demeureront toujours hautement politiques en Algérie[38]. En effet, lorsqu'après 1945, l'administration française s'efforcera de bannir de ses circulaires et textes administratifs la catégorie d'"indigène" au profit de celle de "Français musulman", elle entendra ainsi affirmer et rendre publique l'attention nouvelle qu'elle porte à la susceptibilité des colonisés, c'est-à-dire sa volonté de réduire l'écart entre les catégories profanes d'identification des colonisés et celles de l'administration, mais elle n'ira pas bien sûr jusqu'à les dénommer simplement "Algériens". A contrario, pour un Algérien, s'identifier à une catégorie coloniale ne signifie pas seulement adhérer subjectivement aux principes de catégorisation élaborés par et pour la colonisation. Cela peut correspondre aussi bien au souhait de se faire reconnaître comme appartenant à une certaine catégorie (celle de propriétaire par exemple) pour réclamer un certain nombre de droits. S'identifier signifie alors ainsi "entrer en catégorie" pour changer de catégorie. Le processus de catégorisation n'est donc pas entier résumé dans les pratiques de l'Etat, il peut aussi relever des actions de ceux qui sont censés être passivement identifiés

La voie qui semblerait s'imposer naturellement pour étudier la citoyenneté, est celle de l'histoire des idées politiques, ou plus précisément de l'"histoire conceptuelle du politique" telle que l'a définie P.Rosanvallon : "L'objet de l'histoire conceptuelle du politique est de comprendre la formation et l'évolution des rationalités politiques, c'est-à-dire des systèmes de représentations qui commandent la façon dont une époque, un pays ou des groupes sociaux conduisent leur action et envisagent leur avenir"[39]. L'idée y est alors d'examiner comment la situation coloniale altère ou modifie les discours et les représentations sur la citoyenneté ayant eu cours au XIXème siècle et au XXème siècle en France (métropolitaine).
L'histoire des idées a suscité nombre de critiques de la part des tenants de l'histoire sociale ou de la socio-histoire, en raison de la relégation, dans les analyses qui s'en prévalent, des aspects sociaux ou matériels à l'intérieur desquels les systèmes de représentations sont ancrés. Critique plus décisive encore, l'histoire des idées tendrait à négliger l'écart qui peut exister entre des discours qui participent aux systèmes de représentation et les pratiques concrètes dont ils sont censés et tentent de rendre compte. Or cet écart n'a jamais été aussi grand qu'entre les débats qui ont construit la représentation de la citoyenneté française et les pratiques politiques qui ont eu cours tout au long de la période coloniale. Cette divergence questionne l'édifice républicain dans sa prétention universaliste : "comment justifier que des individus puissent être juridiquement des sujets français, possédant tous les attributs de la nationalité, sans pouvoir devenir des citoyens? La notion même d'universalité du suffrage se trouve interrogée là de manière radicale"[40].
Il est alors tentant d'abandonner complètement la perspective des représentations pour ne s'attacher qu'aux pratiques et aux usages, en se concentrant uniquement sur l'application en Algérie de l'appareil juridique ségrégationniste. Mais en ne retenant que le constat de l'écart considérable entre les mots et les faits dans la colonie, on ne fait que conforter la vision simplement dichotomique des sociétés coloniales, où les représentants des administrations coloniales, nécessairement cyniques et hypocrites, font usage de la rhétorique républicaine dans le seul but d'asseoir leur domination. Il est plus intéressant de réinscrire leur discours dans le contexte propre de la colonisation afin de montrer comment cet écart entre les discours et les pratiques est aussi le reflet d'une distance, et même parfois d'une coupure, entre la colonie et la métropole. Bien plus, il ne faut pas non plus négliger le fait que le discours républicain, qui vante les principes de l'égalité et de l'Etat de droit, a pesé aussi sur les représentants de l'administration centrale de la colonie qui devaient rendre des comptes (et des comptes différents selon qu'ils s'adressaient aux Français d'Algérie ou à la tutelle métropolitaine). Ils n'ont eu de cesse de développer toutes sortes de stratégies, discursives notamment, pour réduire les dissonances entre les discours et les pratiques, ou contenir ceux (administrateurs locaux, agents de l'administration ou élus) qui s'écartaient trop des pratiques jugées convenables dans l'administration des "indigènes".
L'objectif n'est donc pas d'abandonner totalement la perspective adoptée par l'histoire des idées, mais au contraire de dépasser l'opposition discours/pratiques afin de montrer comment ces discours ne prennent sens que dans et par rapport aux pratiques (y compris dans leur écart).

Pour répondre à cet objectif de tenir ensemble l'étude des discours et des pratiques, l'entrée par le droit est apparue ici aussi très féconde. Elle n'a pour autant pas été sans difficulté dans la mesure où le droit, comme discipline et comme objet, tend à exclure les néophytes de l'investigation, au motif que sa technicité exigerait une longue formation et une pratique quotidiennement exercée[41]. Le champ de la sociologie du droit, déjà ancien, connaît depuis quelques années un fort développement qui se traduit par la production de thèses et l'organisation de colloques[42] de qualité qui n'ont pu que conforter la légitimité des études sur le droit sous l'angle de la sociologie ou de la science politique, indépendamment de la formation juridique initiale de ses auteurs. Il est donc nécessaire de "prendre le droit au sérieux", surtout lorsque cette discipline se trouve au cœur de l'objet d'étude. L'orientation juridique de cette thèse a également été choisie pour répondre à une insatisfaction récurrente face à de nombreux travaux historiques français sur les colonies qui n'interrogeaient jamais la dimension proprement juridique de la domination coloniale[43]. En effet, si l'histoire de l'Algérie sous la domination française semble se résumer, dans les ouvrages classiques sur la colonie française, en une succession de lois et de décrets, rédigés en métropole et publiés au Journal Officiel de l'Algérie, (lois et décrets qui visent à réglementer les activités sociales, économiques et politiques sur le territoire algérien) l'historien s'attache avant tout à souligner les échecs des réformes présentées ou simplement soumises à débat devant la Chambre des députés ou le Sénat, surtout lorsque celles-ci ont trait au statut politique des Algériens musulmans (comme, par exemple, avec le projet de loi de 1936 dit "projet Blum-Viollette"). Dans ces approches, le droit colonial n'est jamais directement un objet d'étude. Il s'y trouve plutôt approché et utilisé comme un instrument fort efficace mis au service de la pure domination politique de l'administration coloniale et des colons vis-à-vis des populations conquises et comme le lieu spécifique de l'exercice du pouvoir des Français sur les "indigènes musulmans" de l'Algérie.

L'objectif de la thèse aura donc été de rompre avec cette vision purement instrumentale d'un droit colonial, qui le réduirait à être un simple relais de la domination coloniale[44]. Il s'agit de ne plus considérer le texte juridique comme une donnée de départ intouchable de l'analyse ou comme un support écrit, fixé et légitime de la représentation dont on entend justement rendre compte de manière beaucoup plus complexe. Dans l'analyse, j'ai essayé de faire ressortir à la fois les hésitations et les incohérences qui ont prévalu, tant à la production du droit colonial lui-même, qu'aux usages multiples qui en étaient faits. Prendre le droit colonial au sérieux implique aussi d'aller au-delà de ce que permet habituellement l'appréhension circonscrite et externe du sociologue vis-à-vis d'un droit discriminatoire. Dans cette perspective, une attention renouvelée sera accordée à la production de la norme de citoyenneté en Algérie coloniale, en repérant le jeu des tensions qui orientaient et tendaient, tout à la fois, les débats qui ont encadré l'établissement de la législation et des différentes réglementations. Cela ne pouvait s'envisager qu'en identifiant les différents acteurs et institutions engagés dans des rapports de force complexes, hétérogènes, cherchant à afin d'imposer leurs vues jusqu'à obtenir leur traduction dans les textes juridiques eux-mêmes, adoptés et votés par le parlement  (ministère de la Justice, gouvernement général d'Algérie, etc...). Il est nécessaire de travailler sur des données discursives, comme pour l'histoire des idées, mais en ancrant ces discours dans une réalité sociale complexe, celle de la situation algérienne coloniale. Il ne l'est pas moins de comprendre comment ce droit si particulier avait été construit et quels en étaient les ressorts internes. Certes le droit colonial a bien été un droit particulier au regard de la grande tradition juridique. C'est un droit un peu désuet, en tout cas oublié. S'il ne s'agit pas d'une branche du droit caractérisée par une grande technicité, du moins les juristes coloniaux (d'Algérie ou de métropole) se sont-ils efforcés de le constituer en une branche du droit comme les autres, qui puisse faire preuve du respect des critères de rigueur juridique traditionnels, empruntant en particulier ses raisonnements et ses concepts au droit international privé. Ce n'est qu'en croisant les sources traditionnelles du juriste (textes législatifs et réglementaires, jurisprudence, doctrine) avec des approches plus directement historiennes ou politologiques (analyse des archives ministérielles et administratives, des débats parlementaires, etc...), qu'il devient possible de rendre compte du droit colonial algérien de façon dynamique, en mettant en valeur tant sa cohérence que ses incohérences, sa force et ses limites intrinsèques, mais aussi son efficace propre, ainsi que la multiplicité de ses effets.

Faire avancer l'analyse de ces multiples discours, antagonistes, et, en tout cas, concurrents, (des juristes, et pas seulement des grands, et des hommes politiques...) sur la citoyenneté en Algérie, m'a conduit à les réinscrire dans une histoire sociale fine des pratiques administratives coloniales, et à appréhender dialectiquement les usages faits, par les algériens musulmans eux-mêmes, du droit français de la citoyenneté. Cette perspective a impliqué, en conséquence, de me plonger dans divers centres d'archives (Ministère de la Justice, Archives Nationales, Centre des Archives d'Outre-Mer, sous-direction des naturalisations à Nantes, etc...), et, par la même occasion de me confronter aux historiens sur leur propre terrain et à leur savoir-faire spécialisé.
Dans ces archives, j'ai cherché à nourrir l'étude de l'administration coloniale qui avait la charge d'appliquer (et d'interpréter) l'appareil juridique tel qu'il avait été mis en place. Les archives des correspondances entre le gouvernement général de l'Algérie, les ministères de l'Intérieur et de la Justice et les différentes préfectures algériennes ont fait l'objet d'une étude minutieuse pour repérer les différentes négociations et les ajustements particuliers quant à l'application de la législation et à la mise au point de la réglementation (en repérant, dans la mesure du possible, les circulaires d'application). Mais il aurait été trop restrictif de s'en tenir aux seuls principes d'application expressément énoncés par les correspondances ou les circulaires. Il était intéressant (quoiqu'assez aléatoire) d'éclairer, après coup, les effets en retour des pratiques le plus ordinaires et les plus quotidiennes sur les principes généraux d'interprétation des textes qui étaient retenus à partir du corpus des lois et des réglementations en vigueur. L'une des voies adoptée a consisté, on l'a évoqué, à examiner précisément comment l'administration coloniale avait pu aussi participer à la catégorisation des individus en développant des techniques d'identification des populations, en particulier des "indigènes musulmans", de façon à distinguer les "ayant droit" (les citoyens français) de ceux qui étaient dépourvus (ou limités) en droit. Dans cette optique, la constitution de l'état civil des Algériens, l'établissement (et les critères afférents) des listes électorales, ou le traitement administratif des demandes de "naturalisation" (ou plutôt de "citoyennisation") des Algériens ont fait l'objet d'enquêtes systématiques.
Plus difficile, car plus lacunaire, est l'étude des usages que les Algériens ont pu faire, eux-mêmes et par eux-mêmes du droit colonial et des réglementations administratives, de façon à rompre avec la vision d'une domination française toute puissante par là si totalement implacable qu'elle condamnerait ceux qu'elle domine à une totale passivité. Cette perspective a été la plus difficile à mener à bien car les archives sont, par définition, produites par les administrations et ne laissent que difficilement la parole aux "indigènes musulmans". Néanmoins pour pallier cette lacune structurelle, l'étude en a été entreprise, à l'aide d'indices et d'éléments parcellaires, portant sur les contestations qui ont pu être portées devant les tribunaux ou auprès des différentes administrations coloniales. Et il n'y a pas que les contestations qui méritaient de retenir mon attention. Moins spectaculaire, mais tout aussi significative, a été l'utilisation faite, par les "sujets" coloniaux, des failles nombreuses qui existaient nécessairement à l'intérieur de l'appareil juridique colonial concernant le statut politique des "indigènes". Dans cette perspective, la recension de tous "indigènes" algériens qui ont demandé leur accession à la citoyenneté française s'est avérée très féconde. Ils n'ont été que quelques milliers entre 1865 et 1944. A l'échelle de l'Algérie, ils n'ont pas représenté grand chose. Mais il est justement intéressant de se pencher sur ces cas limites afin de saisir dans quelles circonstances des Algériens ont décidé de s'emparer des ouvertures d'un droit colonial discriminatoire pour se rapprocher du groupe dominant, au risque d'être désignés comme traîtres ou renégats. Ce faisant, l'image, longtemps univoque, de la société coloniale prend une couleur moins uniforme, les groupes et leurs frontières deviennent plus ambivalents.

Pratique des archives et limites de l'étude des limites


La confrontation avec la discipline historique a parfois été difficile. Plus précisément, la présentation de la recherche et de ses premiers résultats devant des historiens professionnels, spécialistes de l'Algérie coloniale, a pu, à l'occasion, susciter chez ces derniers des questionnements quant à la pertinence du sujet, voire une remise en cause fondamentale du projet même de la recherche. L'étude du statut politique des Algériens sous administration française relève en effet d'une histoire qui, selon les critères d'une histoire positive un peu étroite, aurait pu sembler déjà connue. La thèse de Charles-Robert Ageron publiée en 1968 Les Algériens musulmans et la France, ainsi que son livre majeur, Histoire de l'Algérie contemporaine (1979), véritables bibles pour tout historien de la période, font état des principaux textes qui ont organisé le statut des "indigènes". D'une certaine manière, les "faits" sont connus, et, croyait-on, les archives déjà très étudiées[45]. Dans ces conditions, quelle peut-être la légitimité d'un retour sur l'Algérie coloniale ? Comment faire valoir qu'au-delà de la simple description de la législation, il est intéressant d'examiner non seulement le travail de production de cette législation, mais aussi ses effets, et les interprétations concurrentes qui ont pu en être faites ? Ne touche-t-on pas ici à l'un des derniers points de divergence entre la sociologie (ou la science politique) et l'histoire ? C'est en tout cas l'argument développé par G.Hamilton et J.Walton dans un article sur l'usage de l'histoire par les sociologues. Il n'est plus guère possible aujourd'hui de continuer à distinguer l'histoire et la sociologie par leur objet, puisque la coexistence de la sociologie historique et de l'histoire du temps présent a fait éclater la dichotomie entre l'étude des objets passés et déjà lointains, dévolue à l'histoire et l'analyse des faits sociaux présents qui seraient le privilège de la sociologie ou de la science politique. Histoire et sociologie ne peuvent davantage être différenciées par leur ambition théorique, l'émergence de l'Ecole des Annales ayant rendu quelque peu obsolète la critique de l'histoire positive développée par Simiand[46]. Par contre, selon G.Hamilton et J.Walton, la sociologie et l'histoire divergent, non seulement dans leur inscription institutionnelle, mais aussi dans les critères de légitimité auxquels se réfère tout chercheur pour appuyer la valeur et l'intérêt de son travail. Selon eux, l'historien tente de fonder la validité de ses recherches avant tout sur la qualité, la complétude et l'originalité de ses sources ; "parmi les historiens, la collecte des données repose sur la découverte et la maîtrise d'un corps de sources primaires autour d'un sujet clairement délimité. (...) Pour les historiens, l'originalité réside dans l'analyse et la présentation de ces sources"[47]. Au contraire, ajoutent-ils, le sociologue va mettre l'accent sur la pertinence de son cadre théorique et de son analyse : "la collecte des données en sociologie insiste sur le processus de la collecte et non sur les matériaux effectivement rassemblés. (...) Les sociologues présentent leur recherche de façon à mettre en avant leurs interprétations théoriques"[48]. Cette présentation des différences entre les deux disciplines est sans doute un peu caricaturale, et il ne s'agit pas d'en accuser le trait, d'autant que de très nombreux historiens "professionnels" ont soutenu le projet de ma thèse dès son origine[49], et nombre de séminaires d'histoire se sont fait l'écho de préoccupations similaires aux miennes sur le terrain des études coloniales. Il n'en reste pas moins que l'intérêt de l'argument des deux auteurs est de souligner la diversité des critères de légitimité et celle des langages propres à chaque discipline, sources constantes de malentendus et d'incompréhensions auxquels est confronté le socio-historien dans l'exposé de ses recherches[50].

Etudier les pratiques des administrations coloniales comme celles de leurs "usagers" suppose de faire le pari d'un travail approfondi sur les archives coloniales ou ministérielles, dans la mesure où les ouvrages déjà publiés sur la question s'en tenaient à un degré de généralité très large et avaient délaissé, comme non pertinents, tous les éléments nourrissant une étude des failles, des limites ou des exceptions. Les travaux et monographies disponibles sur l'Algérie coloniale ne pouvaient fournir qu'un apport contextuel et un éclairage des matériaux archivistiques relevés, mais en aucun cas ils ne pouvaient représenter une source première d'exploitation. De ce fait, le problème de la cohérence et de la rigueur du corpus devenait crucial.

Dans un premier travail d'exploration, je me suis centrée sur les débats parlementaires, ainsi que sur les différents rapports et enquêtes produits au sein du Parlement, ayant concerné les questions de statut politique des Algériens (complétés, marginalement, par quelques archives des travaux préparatoires). Cette première phase a été complétée par l'étude relativement complète de la doctrine juridique coloniale (traités de droit colonial et thèses). Ce matériau, relativement classique dans le cadre d'une histoire politique de la citoyenneté, constituait un corpus large, cohérent et quasiment exhaustif qui autorisait l'étude, avec un minimum de rigueur, du travail de catégorisation et de légitimation de la souveraineté française dans la colonie à l'œuvre dans ces différentes productions discursives.
Tout autre est le corpus constitué par les archives administratives ou ministérielles. L'idéal de cohérence et d'exhaustivité n'y est plus mise afin de ne pas se laisser enfermer dans les catégories imposées par le classement des archives et les divisions des différents services et administrations. Au contraire, l'enquête exige de dépouiller les archives au-delà de ce que les inventaires spécifient, à la recherche de ces indices[51] des usages variés et concurrents du droit colonial. La difficulté désormais vient du fait que le corpus potentiel est immense, étant donné que tous les rapports entre administrations coloniales et "sujets" algériens ont été structurés et encadrés par le statut spécifique de l'indigène. Comment éviter dès lors la dispersion ? Ou pire, le risque de découragement...
Pour surmonter ces écueils, l'idée a été de repérer les points de cristallisation des conflits d'interprétations de la législation sur le statut politique des Algériens (l'inscription sur les listes électorales, les radiations antisémites de Juifs d'Algérie, etc...), ainsi que, de façon exhaustive, les cartons rassemblant les interventions des administrations algériennes sur les réformes législatives et réglementaires dans lesquels sont souvent conservés des éléments sur l'application de la législation en vigueur. Cette méthode faite de bricolages et d'interventions dispersées, qui laisse aussi la part belle à la chance, n'a pas été sans provoquer à nouveau les critiques de certains spécialistes de la période coloniale en Algérie, au motif que les comportements mis à jour (inscriptions frauduleuses d'Algériens sur les listes électorales, demandes de naturalisation, etc...) avaient été marginaux, négligeables, en tout cas non représentatifs[52]. L'exhortation à la représentativité est pourtant habituellement l'apanage des sociologues, hantés par la visée finale d'une généralisation des résultats et leur prétention nomothétique[53]. Les micro-historiens ont offert une solution théorique à l'aporie de l'irréductible singularité, voire de la place à donner à la marginalité des comportements déviants et des pratiques contestées, avec le concept d'"exceptionnel normal"[54]. Face à l'accusation portée sur le caractère marginal des éléments étudiés, la présente recherche a eu comme souci constant de faire la démonstration que l'étude des marges et des limites (du système colonial comme du "modèle" français de citoyenneté) loin d'être négligeable, participe elle-même d'une étude de la norme, l'éclaire et révèle sa signification profonde. Cette perspective est aussi confortée par le fait que les archives administratives semblent témoigner de l'importance que pouvaient avoir eu des pratiques numériquement marginales pour les différentes administrations coloniales en raison de leur caractère subversif ou incontrôlable. Par exemple ce n'est pas tant le nombre d'Algériens qui se sont inscrits illégalement sur les listes électorales de métropole qui a provoqué la panique des services du gouvernement général de l'Algérie pendant l'entre-deux-guerres, que le dévoilement de l'ignorance des municipalités de la métropole à l'endroit de la législation algérienne et des failles de cette dernière.[55].
Cependant, à pousser trop loin la logique marginaliste, le risque serait grand de perdre de vue la signification effective des éléments observés au regard de la réalité coloniale algérienne[56]. En d'autres termes, comment éviter le risque de surinterprétation, risque lancinant de toute recherche en sciences sociales[57] ? L'une de mes réponses à cette objection a été d'appliquer les règles de base de la méthode historique : croisement des sources (ce qui n'est pas toujours aisé), réflexion sur la production des matériaux archivistiques, réinscription des données dans un contexte spécifique (la situation coloniale). Plus précisément, il s'est agi de faire une analyse du document au plus près du texte et de le réinsérer dans une configuration plus large de documents d'origines variées, configuration qui, dans son ensemble, a donné sens au document isolé. Par ailleurs la confrontation des documents étudiés aux enseignements tirés des ouvrages "classiques" sur l'histoire de l'Algérie coloniale permet d'apporter un éclairage sur le caractère marginal ou au contraire prévisible des éléments relevés. Bien loin de s'exclure, l'histoire générale et l'histoire des marges collaborent souvent dans la pratique de la recherche. En outre, une autre stratégie a pu être mise en œuvre pour limiter au maximum le risque de surinterprétation et de focalisation excessive sur des faits numériquement marginaux. Ainsi ai-je été amenée à confronter, dans la mesure du possible, les pratiques relevées avec des données agrégées (trouvées dans la production scientifique ou construites par nos soins) susceptibles de soutenir des comparaisons et de fonder une évaluation statistique, au moins partielle, du corpus et des populations étudiées. Ce fut en particulier le cas pour les naturalisations d'Algériens dont a été reconstitué l'ensemble de la population, avec ses caractéristiques sociologiques, pour la période 1870-1920.

Neutralité ou engagement : dialectique difficile des recherches sur l'Algérie coloniale


A ces écueils communs à de nombreuses recherches socio-historiques, se sont ajoutés des problèmes propres à l'étude des situations coloniales et de l'Algérie en particulier.
Les études sur les colonies ont fait l'objet depuis maintenant une vingtaine d'années de réflexions critiques et épistémologiques, importantes en nombre et en qualités, dans les pays anglo-saxons (Etats-Unis, Australie, etc...) ou dans d'anciennes colonies (Inde), réflexions qui sont demeurées largement inconnues en France, jusqu'il y a peu[58]. Certains de ces travaux, rassemblés sous le label des Subaltern Studies[59], ont fait le procès de l'histoire coloniale traditionnelle, arguant que celle-ci est restée trop longtemps le domaine réservé des historiens du "centre", issus de l'Europe. Mais leur propos va plus loin : ces historiens, souvent d'origine indienne, dénoncent le fait que cette histoire, y compris dans sa version nationaliste soutenue par des historiens indépendantistes (et donc souvent issus des pays ex-coloniaux), n'a pas rompu avec le schème de pensée européen, ses problématiques et ses références[60]. D'où la critique virulente d'une historiographie nationaliste, d'une histoire "héroïque"[61] centrée sur les élites indépendantistes, dont les problématiques ne s'énonçaient qu'en termes d'émancipation et de libération nationale. Au cœur du projet des Subaltern Studies, la tentative de constituer une histoire des "subalternes", de restituer la conscience des populations coloniales dominées, leur autonomie, leur résistance à la domination coloniale et leur culture propre (à l'opposé d'une histoire nationaliste d'inspiration marxiste qui dénonçait l'exploitation des masses pour mieux les cantonner dans un rôle passif[62]).
Ce mouvement, ici grossièrement résumé et homogénéisé, n'est pas sans limites, ni sans limitations : comment éviter une essentialisation de la "conscience des subalternes" ? Ou encore une dérive postmoderniste... ? Il ne peut certainement pas servir de modèle homogène à une socio-histoire des colonies. Cependant, la lecture des études subalternistes invite à quelques interrogations et oblige à des clarifications et des mises au point. En particulier, la question de la parole laissée aux "subalternes", ou de l'absence assourdissante de cette parole, s'est révélée essentielle, dans la mesure où l'on peut reprocher à ma thèse de la minorer. Le problème n'est certainement pas absent de la conception de ma recherche ni de l'étude des moyens par lesquels les Algériens ont pu se saisir ou contester le droit colonial qui participe ainsi d'une attention renouvelée aux pratiques multiples et variées des colonisés. Pourtant il est indiscutable que la perspective des "Français" de la métropole est toujours présente dans l'analyse, au minimum à travers son reflet dans le miroir juridique. Aussi en vient-on à une autre question : à la fabrique de quelle histoire cette étude apporte-t-elle sa contribution ? A celle de l'histoire algérienne certainement, mais aussi (et surtout ?) à celle de l'histoire française, de l'histoire métropolitaine. Il ne s'agirait pas tant d'une histoire qui aurait importé sur le terrain colonial des concepts essentiellement européens, ainsi que le reprochent les subalternistes, que d'une histoire portée par un questionnement français sur la France. Par certains aspects, les enjeux proprement algériens restent secondaires. Cela constitue peut-être une limite, mais c'est une limite assumée comme telle.
D'un autre point de vue, le refus de penser de façon séparée l'histoire de la métropole de celle de ses colonies peut aussi être interprété de façon positive, comme une prise de position digne d'être défendue. Il est possible de rompre avec l'ancienne "histoire de la France coloniale" comme avec le paradigme nationaliste sans pour autant se cantonner à une histoire centrée sur le territoire colonial, qui ne chercherait qu'à rendre compte dans la durée (avant comme après le moment colonial) de l'histoire propre, c'est-à-dire "pure", des populations colonisées, selon la logique développée par la perspective des "aires culturelles"[63]. C'est en tout cas le pari proposé par un historien et une anthropologue américains F.Cooper et A.Stoler, dans l'ouvrage qu'ils ont dirigé en 1997 Tensions of Empire : Colonial Cultures in a Bourgeois World. Au lieu de toujours opposer histoire des Européens et histoire des subalternes, l'étude du fait colonial devrait prendre pour objet les interactions entre les sociétés colonisatrices et les sociétés colonisées, aussi bien à l'intérieur du territoire colonial (l'Algérie dans la présente étude) qu'entre la métropole et la colonie. En d'autres termes, il s'agirait de réintégrer dans l'histoire de la métropole sa dimension coloniale, et cesser de considérer cette dernière comme un chapitre à part et indépendant de l'histoire nationale[64]. Dans leur introduction, Cooper et Stoler affirment en effet que "l'Europe a été fabriquée par ses projets coloniaux tout autant que les situations coloniales ont été façonnées par les conflits à l'intérieur de l'Europe elle-même"[65]. De façon identique, l'utilisation dans le cours du travail de l'expression "Etat colonial" (expression absente pendant toute la période coloniale) suggère que la dimension coloniale est constitutive de l'histoire de l'Etat en France, non seulement parce qu'elle a pu être un terrain d'expérimentation de pratiques administratives[66], mais aussi parce que ce sont souvent les mêmes hommes qui ont administré les deux territoires[67].
Pour rendre compte de façon complète et précise de l'ensemble des écueils et des difficultés qui guette le socio-historien travaillant sur les colonies, il est nécessaire d'évoquer, quoique brièvement, les problèmes propres aux études sur l'Algérie. L'un des clichés les plus tenaces à propos de l'histoire de l'Algérie coloniale offre l'image d'archives fermées, sinon censurées, en tout cas soustraites à l'analyse des chercheurs, signe pour beaucoup que le sujet demeure "tabou" en France[68]. Sans doute, aujourd'hui, le travail sur les archives de l'Algérie est-il compliqué en raison de la dispersion des centres d'archives concernés (Paris, Aix-en-Provence, Fontainebleau, Vincennes, voire l'Algérie[69]...) et du retard pris dans la constitution des inventaires, y compris pour des archives du XIXème siècle. Il est pourtant bien exagéré de prétendre que les archives (de la colonisation comme de la guerre) sont maintenues fermées ; en témoigne le nombre de recherches publiées ou de thèses soutenues sur la question depuis une dizaine d'années (seules les archives de la préfecture de police de Paris demeurent d'un accès problématique, indépendamment des recherches sur la guerre d'Algérie)[70]. Il est beaucoup plus problématique encore au jeune chercheur qui s'intéresse à l'Algérie, de se trouver apostrophé, sommé de répondre à des polémiques qui lui échappent, ou qui lui sont étrangères. L'Algérie est en effet au cœur de débats passionnels, le plus souvent hérités de la période de la guerre d'indépendance, dans lesquels nombre de chercheurs actuels sont encore pris quand ils n'en sont pas des acteurs toujours virulents[71]. Que ce soient les tenants de l'indépendance algérienne (qui présentent toutes les caractéristiques de l'historiographie nationaliste dénoncée par les Subaltern Studies), ou les partisans de l'Algérie française, sans compter les historiens "réformistes" à la recherche des "occasions manquées" de la France, les classements issus de la guerre d'indépendance sont toujours prégnants[72] pour catégoriser, à leur corps défendant, les travaux des jeunes chercheurs sur l'Algérie[73]. Or, comme le souligne Sylvie Thénault, ces nouveaux chercheurs appartiennent à une génération qui a toujours connu l'Algérie indépendante, et pour lesquels la question de la légitimité en soi du fait colonial n'a plus de sens, si ce n'est comme question de recherche à travers le concept de légitimation. Pourtant il n'est guère facile d'échapper aux postures normatives, ou du moins aux réinterprétations polémiques, d'autant que même le vocabulaire employé est chargé de significations et connotations différentes selon les "camps"[74].

Notes

[1] DERRIDA Jacques, Le monolinguisme de l'autre, ou la prothèse d'origine, Paris, Galilée, 1996, p. 71.
[2] NOIRIEL Gérard, Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette Littératures, 1999, p. 45.
[3] Ibid, p. 60-62.
[4] Bien entendu, une telle remarque ne présuppose pas de hiérarchisation implicite entre les exclus du suffrage. Bien au contraire, il n'est pas inintéressant de lire de façon parallèle les différentes justifications qui ont pu être développées par les juristes ou les acteurs politiques pour rendre compte de ces différentes exceptions vis-à-vis du suffrage universel, ce qui ne peut que contribuer à mieux faire ressortir les spécificités de chacune de ces situations différentes.
[5] Les Juifs d'Algérie s'étaient vus accorder un statut équivalent dans le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 : Français non citoyens, ils conservaient leur statut personnel mosaïque. Cependant, en 1870, le fameux décret Crémieux leur accorda la citoyenneté française "moyennant" la perte de leur statut personnel particulier et leur soumission au Code Civil.
[6] Dans le cadre d'un travail de maîtrise en sociologie politique sur la syndicalisation des immigrés italiens du bâtiment après 1945.
[7] De ce point de vue, les travaux les plus récents sur les pratiques administratives à l'égard des étrangers échappent à cette critique et font la part belle aux statuts particuliers, et souvent dérogatoires des immigrés coloniaux. Voir en particulier les travaux décisifs d'Alexis SPIRE Sociologie historique des pratiques administratives à l'égard des étrangers en France (1945-1975), thèse de sociologie, Nantes, mars 2003, ou la thèse en cours d'Anne-Sophie BRUNO sur les travailleurs tunisiens en France.
[8] NOIRIEL Gérard, Le creuset français, op. cit., pp. 45-46.
[9] Pour reprendre l'expression de Georges Balandier dans un article éponyme des Cahiers internationaux de Sociologie, XI, 1951, repris dans le volume CX (2001) de la même revue. Balandier souhaitait ainsi renouveler radicalement la façon dont les anthropologues étudiaient les sociétés lointaines, les peuples "primitifs", en faisant totalement abstraction du fait que ces sociétés avaient été colonisées et étaient administrées par les colonisateurs. L'objectif dès lors est de tenir ensemble l'analyse de la société colonisée et celle de la société colonisatrice, dans leurs interactions comme dans leurs conflits, de façon à "saisir la situation coloniale dans son ensemble et en tant que système". BALANDIER Georges, "La situation coloniale", Cahiers internationaux de Sociologie, CX, 2001 (1951), p. 26. Voir aussi BALANDIER Georges, "La situation coloniale : ancien concept, nouvelle réalité", French Politics, Culture and Society, 20: 2, 2002.
[10] Le constat ne vaut plus pour les trois dernières années qui ont vu se multiplier en France les travaux de recherche ou de réflexion, centrée sur la colonisation française, ou l'évoquant dans un ou deux chapitres. Pour en juger, dans le seul domaine des ouvrages sur la France et la définition de la citoyenneté française : COLAS Dominique, Citoyenneté et nationalité, Paris, Gallimard, 2004 ; SAADA Emmanuelle, La question des métis dans les colonies françaises : Socio-histoire d'une catégorie juridique, thèse pour le doctorat de sciences sociales, Paris, EHESS, 2001 ; WEIL Patrick, Qu'est-ce qu'un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Grasset, 2002.
[11] ROSANVALLON Pierre, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992 ; SCHNAPPER Dominique, La communauté des citoyens. Sur l'idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994.
[12] Patrick Weil a montré à quel point ce modèle, qui ferait de la France républicaine une nation civique par excellence, ouverte à l'intégration des immigrés et de leurs enfants grâce à l'application du jus soli, par opposition au modèle allemand de la nation ethnique, est trompeur et ne résiste pas à l'analyse précise des droits de la nationalité dans les deux pays et aux modalités de leur élaboration. Cf. WEIL Patrick, Qu'est-ce qu'un Français? op. cit., pp. 187 et suivantes.
[13] ROSANVALLON Pierre, op. cit., p. 560.
[14] SCHNAPPER Dominique, op. cit., p. 152.
[15] BANCEL Nicolas, BLANCHARD Pascal et VERGES Françoise, La République coloniale. Essai sur une utopie, Paris, Albin Michel, 2003, p. 16.
[16] Le droit est même l'une des meilleures "fenêtre" pour observer la période coloniale pour Richard Roberts and Kristin Mann : "[Law is] an excellent window through which to view the colonial period". MANN Kristin et ROBERTS Richard (eds), Law in Colonial Africa, Portsmouth, Heinemann Educational Books, 1991, introduction, p. 4.
[17] BOURDIEU Pierre, Esquisse d'une théorie de la pratique. Précédé de trois études d'ethnologie kabyle, Paris, Seuil, 2000 (1972), p. 250.
[18] Pour reprendre les termes de la réflexion de HUSSAIN Nasser, "Towards a jurisprudence of emergency : colonialism and the rule of law", Law and Critique, Vol X, 1999, p. 102 : "In between primitivism and despotism, the construct of a colonial lawful rule emerges as a median category. It is a form of sovereignty and governmentality : a rule that is lawful, as it lays claim to legitimacy through law, but also one that is literally full of law, full of rules that hierachize, bureaucratize, mediate and channel power".
[19] HOOKER M.B., Legal Pluralism: An introduction to Colonial and Neo-Colonial Laws, Oxford, Clarendon Press 1975.
[20] VAUCHEZ Antoine, "Entre droit et sciences sociales. Retour sur l'histoire du mouvement Law and Society", Genèses,n°45, 2002.
[21] MOORE Sally Falk, Social facts and fabrications: “Customary” law on Kilimanjaro 1880-1980, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ; MERRY Sally Engle, "Law and Colonialism", Law and Society Review, Vol 25, Number 4, 1991. Sur le recueil en Algérie des coutumes kabyles par A. Hanoteau etA. Letourneux, voir leur étude, qui vient d'être republiée, et surtout l'introduction d'Alain MAHE, "Entre les mœurs et le droit : les coutumes. Remarques introductives à La Kabylie et les coutumes Kabyles", à HANOTEAU Alphonse et LETOURNEUX Aristide, La Kabylie et les coutumes kabyles, Paris, Bouchène, 2003 (tome 1). Pour la question de la codification du droit musulman, on consultera BONTEMS Claude, "Les tentatives de codification du droit musulman dans l'Algérie coloniale", in FLORY Maurice et HENRY Jean-Robert, L'enseignement du droit musulman, Paris, Ed. du CNRS, 1989, pp. 113-131.
[22] BENTON Lauren, Law and Colonial Cultures. Legal Regimes in World History, 1400-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
[23] MAHÉ Alain, Histoire de la Grande Kabylie XIXe-XXe siècles. Antrhopologie historique du lien social dans les communautés villageoises, Paris, Éditions Bouchène, 2001, p. 261.
[24] Bien qu'ils s'en défendent, c'est, selon nous, la thèse soutenue par N.Bancel, P.Blanchard et F.Vergès, dans La République coloniale. Essai sur une utopie, Paris, Albin Michel, 2003 : "Le droit colonial est le parfait exemple de cette dissymétrie. Il codifie l'injuste et veut faire oublier qu'il fonde la loi sur la tromperie et le meurtre. Non seulement le droit autorise la spoliation de l'indigène (...), mais il autorise sa punition s'il résiste à cette spoliation. (...) L'héritage républicain de 1789 a imposé aux Français l'obligation de sauver les opprimés et de protéger les droits de l'homme partout où ils sont menacés. Cet héritage est approprié sans qu'aucune analyse de ce qu'il contient d'ambiguïtés et d'équivoques ne soit faite", (pp. 54-55).
[25] L'avocat oranais J.Sartor, qui publia en 1869 une petite brochure sur La condition juridique des étrangers, des musulmans et des israélites en Algérie, qualifiait ainsi la nationalité française des indigènes algériens telle qu'elle avait été reconnue par le sénatus-consulte de 1865 de "nationalité spéciale" (p. 29). Cette constatation était aussi le fait des agents de l'administration coloniale. A titre d'exemple, on pourrait évoquer le rapport secret présenté par le Gouverneur Général Catroux, Commissaire d'Etat aux Affaires musulmanes, au CFLN début 1944 (non daté) sur les réformes à accomplir en faveur des "indigènes algériens", dans lequel il préconisait comme première mesure "l'abolition du régime d'exception". AN BB30/1724.
[26] LARCHER Emile, Traité Elémentaire de Législation Algérienne, Paris-Alger, Ed. Arthur Rousseau 1911 (1ère éd 1903), tome 2, p. 451.
[27] Cf l'intervention de Frédéric AUDREN et Dominique LINHARDT "La difficulté de juger, ou le droit au risque de ses mécréants", colloque Sur la portée sociale du droit. Usages et légitimité du registre juridique, CURAPP, 14-15 novembre 2002. A partir d'une analyse détaillée des procès de la Fraction Armée Rouge (objet propre de la thèse de D.Linhardt), les auteurs montrent aussi que face à de tels procès, il est facile d'adopter la perspective de la sociologie critique et de dénoncer, avec les accusés, le caractère politique du système judiciaire où "tout est joué d'avance". "Convaincantes pour le sociologue, ces approches sociologiques du droit soulèvent néanmoins également une difficulté majeure : elles font dans une très large mesure fi du droit en lui-même. S'intéressant uniquement aux “usages sociaux” qui en sont fait, le droit reste une boite noire opaque". Au contraire, en s'attachant aux difficultés rencontrées par l'Etat allemand pour mener à bien ce procès, suite aux provocations et aux déstabilisations des accusés, les auteurs soulignent à quel point le passage du droit et de la justice est aussi une nécessité pour l'Etat : "l'Etat a vécu dans la hantise d'une impasse de la justice, dans la crainte de ne pouvoir rendre une décision de justice".
[28] ROSANVALLON Pierre, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992.
[29] GARRIGOU Alain, Histoire sociale du suffrage universel, Paris, Seuil, 2002.
[30] OFFERLE Michel, "L'électeur et ses papiers. Enquête sur les cartes et les listes électorales (1848-1939)", Genèses, n°13, 1993 ; IHL Olivier, "L'urne électorale. Formes et usages d'une technique de vote", Revue française de science politique, 1993.
[31] Socio-histoire ou sociologie historique ? Les deux expressions sont ici considérées comme synonymes afin de ne pas entrer dans les querelles (sans fin ?) visant à disqualifier l'une ou l'autre des approches en exacerbant des différences fondées sur l'usage ou non des archives, ou sur la production de synthèses macro-historiques à partir d'une relecture d'ouvrages d'historiens spécialistes. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas véritablement d'école socio-historique (de nombreux chercheurs se référant tantôt à l'une, tantôt à l'autre des deux labelisations), le point commun des différentes approches étant de partir d'un questionnement (classique) des sciences sociales qui est travaillé et mis à l'épreuve sur un terrain historique dont la dimension historique est prise au sérieux.
[32] Notamment avec les différents travaux de Gérard Noiriel et plus récemment avec le livre de Patrick Weil, Qu'est-ce qu'un Français . Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Grasset, 2002.
[33] Depuis une vingtaine d'années, les études coloniales (colonial ou postcolonial studies) ont connu un développement très important et productif dans les universités anglo-saxonnes, en particulier au sein des départements d'histoire, d'anthropologie et de littérature. En France, hors mis l'exception notable des premiers travaux de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad (Le déracinement. La crise de l'agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Editions de Minuit, 1964), l'expérience coloniale a longtemps été ignorée de la production des sciences sociales "généralistes", mises à part les recherches sur les "aires culturelles" où les colonies pouvaient apparaître de façon marginale. ). Seuls les historiens (Charles-Robert Ageron, Benjamin Stora, Gilbert Meynier, Daniel Rivet pour ne citer que les plus connus) et certains historiens du droit (par exemple Jean Bastier, Claude Bontems, Christian Bruschi, Bernard Durand et Jacques Lafon) n'ont eu de cesse de mettre au travail la question des colonies, avec parfois le souci de "décoloniser l'histoire", d'autant que plusieurs d'entre eux ont été coopérants dans les anciennes colonies désormais indépendantes. Leurs travaux, s'ils étaient reconnus et respectés, n'en paraissaient pas moins marginaux, périphériques par rapport au cœur de leur discipline (l'histoire contemporaine de la France dans le premier cas).
Cependant depuis quelques années, de nouvelles thèses ont été soutenues sur ces mêmes terrains aussie bien en science politique (DESCHAMPS Damien, La République aux Colonies : le citoyen, l'indigène et le fonctionnaire. Citoyenneté, cens civique et représentation des personnes, le cas des Etablissements français de l'Inde et la genèse de la politique d'association (vers 1848, vers 1900), Thèse en Sciences Politiques, Université Pierre Mendès-France, Grenoble, 1998 ; DIMIER Véronique, Le gouvernement des colonies : regards croisés franco-britanniques, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 2004 ; BERTRAND Romain, La Tradition parfaite. Etat colonial, noblesse et nationalisme à Java (17ème-20ème siècle), à paraître fin 2004) qu'en sociologie (SAADA Emmanuelle, La "question des métis", op. cit., 2001) ou en anthropologie (L'ESTOILE Benoît de, L'Afrique comme laboratoire. Expériences réformatrices et révolution anthropologique dans l'empire colonial britannique. (1920-1950), thèse en anthropologie sociale et historique, Paris, EHESS, 2004), sans oublier bien entendu l'histoire (avant tout sur la guerre d'Algérie avec BRANCHE Raphaëlle, La torture et l'armée pendant la guerre d'Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001 ; ou THENAULT Sylvie, Une drôle de justice, Paris, La Découverte, 2001 ; ou encore : MERLE Isabelle, Expériences coloniales : la Nouvelle-Calédonie 1853-1920, Paris, Belin, 1995 ; TARAUD Christelle, La prostitution coloniale : Algérie, Tunisie, Maroc, 1930-1962, Paris, Payot, 2003 ; SIBEUD Emmanuelle, Une science impériale pour l'Afrique : la construction des savoirs africanistes en France 1878-1930, Paris, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2002).
[34] Cf l'introduction de DESCHAMPS Damien et CAILLE Frédéric au dossier "citoyens inachevés ou citoyens supérieurs: exemples et questions sur l'instrumentation de la citoyenneté républicaine", Revue française de science politique, vol. 47, février 1997, p. 48.
[35] Ibid.
[36] Perspective initiée en France, pour l'étude de l'immigration par Gérard Noiriel. Voir entre autres NOIRIEL Gérard, "L'identification des citoyens. Naissance de l'état civil républicain", Genèses, 13, Automne 1993 ; NOIRIEL Gérard, "Représentation Nationale et catégories sociales. L'exemple des réfugiés politiques", Genèses, n°26, avril 1997, pp. 25-54.
[37] Les catégories de la colonisation ont déjà été l'objet d'importants travaux qui ont fortement inspiré cette thèse et ont orienté son élaboration. Outre la thèse d'Emmanuelle Saada, les travaux d'Ann L. Stoler se sont révélés essentiels pour dépasser l'évidence du caractère racial et raciste des catégorisations coloniales, en mettant l'accent sur l'hybridité et l'ambiguïté de catégories comme celle d'Européen. Voir en particulier STOLER Ann L., "Rethinking Colonial Categories : European Communities and the Bounderies of Rule", Comparative Studies of Society and History, 1989, pp. 134-161. Sur le cas spécifique de l'Algérie, Jean-Robert HENRY a été l'un des premiers à s'intéresser à la question des catégories construites par le droit colonial, insistant non seulement sur leur ambivalence, mais aussi sur l'héritage symbolique de ces catégorisations. HENRY Jean-Robert, "L'identité imaginée par le droit. De l'Algérie coloniale à la construction européenne", in MARTIN Denis-Constant (dir.), Cartes d'identité. Comment dit-on "nous" en politique ?, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, Paris, 1994, pp. 41-63.
[38] Et le sont toujours aujourd'hui. D'où la difficulté pour le chercheur de réfléchir en permanence sur les mots qu'il emploie. Cf. infra.
[39] ROSANVALLON Pierre, "Pour une histoire conceptuelle du politique", Revue de synthèse, 1986, p 99.
[40] ROSANVALLON Pierre, Le sacre du citoyen, op. cit., p 560.
[41] Cf. BOURDIEU Pierre, "La force du droit. Eléments pour une sociologie du champ juridique", Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986. Bourdieu souligne, dans ce livre, l'importance de la coupure entre profanes et professionnels du droit : "la concurrence pour le monopole de l'accès aux ressources juridiques héritées du passé contribue à fonder la coupure sociale entre les profanes et les professionnels en favorisant un travail continu de rationalisation propre à accroître toujours davantage l'écart entre les verdicts armés du droit et les intuitions naïves de l'équité (...)" (p. 4).
[42] Que l'on songe au colloque qui s'est tenu en novembre 2002 sur la "portée sociale du droit" au CURAPP, ou à l'importance de la revue Droit et Société. La multiplication des dossiers sur le droit dans des revues de sciences sociales comme Enquêtes ( en 2000), Genèses (en 2001), ou Politix (2003), par exemple, témoigne aussi de la vivacité de la sociologie du droit, devenue une sous-discipline reconnue et institutionnalisée.
[43] Ce constat un peu abrupt n'est plus totalement justifié depuis la thèse d'Emmanuelle Saada (La question des métis dans les colonies françaises, op. cit.) qui fait une large part à la doctrine juridique sur la colonisation.
[44] Il ne s'agit pas de nier ni de minimiser l'ampleur des discriminations coloniales qui utilisaient le canal du droit, mais de s'attacher à montrer que celles-ci ne pouvaient s'apprécier qu'en les réinscrivant dans un processus complexe et ambivalent de constitution et de maintien du gouvernement français dans les colonies.
[45] En fait, moins vrai qu'il n'y paraît, car les archives du Ministère de la Justice ainsi que de nombreux fonds du Centre des Archives d'Outre-Mer à Aix-en-Provence ont fait l'objet d'inventaires très récents (novembre 2002 pour les derniers!).
[46] SIMIAND François, "Méthode historique et science sociale", Revue de Synthèse historique , 1903.
[47] HAMILTON Gary G. et WALTON John, "History in Sociology", in BORGATTA Edgar F. et COOK Karen S., The Future of Sociology, Sage Publication, Newbury Park, 1988, p. 185. Traduction personnelle (L.Blévis).
[48] Ibid.
[49] Omar Carlier, par exemple, fait partie de ces chercheurs qui essayent de faire tenir ensemble, sur le terrain algérien, la rigueur et le sens du détail de l'historien et l'exigence de distanciation et de généralisation théorique du sociologue. CARLIER Omar, Entre nation et jihad. Histoire sociale des radicalismes algériens, Paris, Presses de Sciences Po, 1995.
[50] Soulignons que des problèmes identiques peuvent avoir lieu, et ont parfois lieu, dans des séminaires organisés par des sociologues ou des politistes toujours réticents devant des exposés qui feraient la part trop belle à la chronologie, à la forme narrative ou même à l'érudition.
[51] GINZBURG Carlo, "Signes, traces, pistes : racines d'un paradigme de l'indice", Le Débat, 6, 1980, pp 3-44.
[52] C'est une critique qu'ont aussi rencontrée d'autres jeunes historiens sur la guerre d'Algérie (T.Quemeneur sur les réfractaires ou R.Branche sur la torture).
[53] PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. L'espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p 78.
[54] Pour reprendre l'oxymoron célèbre forgé par Edoardo GRENDI dans son article "Micro-analisi e storia sociale", Quaderni storici, 35, 1977. J.Revel a montré l'ambiguïté de l'expression de Grendi (les marges sont-elles porteuses d'une vérité du sociale, ou ce qui apparaît comme une exception n'est-il qu'une modalité de l'ensemble des possibles, aussi normale que les autres) dans son article "Micro-analyse et construction du social", in REVEL Jacques (dir.), Jeux d'échelles. La micro-analyse de l'expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1996, p 30.
[55] Cf. chapitre 8.
[56] C'est aussi ce que souligne Nicolas MARIOT dans son point critique sur l'historiographie des violences de guerre (développée par S. Audoin-Rouzeau et A.Becker), lorsqu'il rappelle que si la logique marginaliste est invoquée par ces travaux pour justifier la focalisation sur les brutalités interpersonnelles indépendamment du fait qu'elles sont numériquement marginales, les mêmes auteurs disqualifient l'importance des mutineries de 1917 (contre-argument à la description du consentement majoritaire des soldats) en raison, justement, de leur caractère limité. MARIOT Nicolas, "Faut-il être motivé pour tuer ? Sur quelques explications aux violences de guerre", Genèses, 53, décembre 2003, p 156-158.
[57] LAHIRE Bernard, "Risquer l'interprétation. Pertinences interprétatives et surinterprétations en sciences sociales", Enquête, 1996.
[58] Pour une présentation du courant des Colonial Studies, on pourra consulter l'excellente introduction de COOPER Frederick, "Decolonizing Situations. The Rise, Fall, and Rise of Colonial Studies, 1951-2001", French Politics, Culture and Society, 20: 2, 2002, pp. 47-76.
[59] Il ne s'agit pas ici de présenter de façon exhaustive ce courant mais d'en dégager quelques remarques qui ont semblé pertinentes dans ce travail. Cf POUCHEPADASS Jacques, "Les Subaltern Studies, ou la critique postcoloniale de la modernité", L'Homme, 156, 2000, ainsi que l'article à paraître sur la question d'Isabelle MERLE, "Les Subaltern Studies. Retour sur les principes fondateurs". Des articles des principaux auteurs du courant ont été traduit en français dans DIOUF Mamadou (dir.), L'historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales, Paris, Karthala, 1999.
[60] Dipesh Chakrabarty affirme ainsi : "Que l'Europe fonctionne comme référent silencieux dans la connaissance historique elle-même devient évident, d'une manière tout à fait ordinaire. Il existe au moins deux symptômes quotidiens de la subalternité des histoires non occidentales, du Tiers Monde. Les historiens du Tiers Monde se sentent dans l'obligation de faire référence à l'histoire de l'Europe, alors que les historiens de l'Europe ne se sentent point obligés de leur rendre la pareille", dans son article traduit en français "Postcolonialité et artifice de l'histoire. Qui parle au nom du passé “indien” ?", in DIOUF Mamadou, op. cit. Il propose aussi un projet alternatif, qui donne toute sa place aux histoires "subalternes", projet qu'il intitule "provincialiser l'Europe".
[61] Cette tentation de l'histoire "héroïque" n'est cependant pas l'apanage de l'historiographie nationaliste. Elle peut aussi se retrouver dans des milieux sociaux a priori moins portés aux engagements passionnels. Cf. GAITI Brigitte, "Les modernisateurs dans l'administration d'après-guerre. L'écriture d'une histoire héroïque", Revue française d'administration publique, n°102, 2002, pp. 285-306.
[62] Des chercheurs français n'échappent pas à ce travers, si l'on en juge par les articles rassemblés dans Manière de voir "Polémiques sur l'histoire coloniale, n°58, juillet-Août 2001. Sur la critique de ce courant, voir la communication présentée par Isabelle MERLE et Emmanuelle SIBEUD "Histoire en marge ou histoire en marche ? La colonisation entre repentance et patrimonialisation", dans le colloque La politique du passé : construction, usages et mobilisation de l'histoire dans la France des années 1970 à nos jours (25 et 26 septembre 2003).
[63] Sur la critique du découpage de la recherche historique en aires culturelles et la dissolution de la colonisation comme objet d'étude spécifique qui en découle, voir RIVET Daniel, "Le fait colonial et nous. Histoire d'un éloignement", Vingtième Siècle, n°33, janvier-mars 1992, p 127. Voir aussi la contribution d'I.Merle et E.Sibeud mentionnée ci-dessus.
[64] CONKLIN Alice, "Boundaries unbound : Teaching French History as Colonial History and Colonial History as French History", French Historical Studies, n°23, 2000.
[65] COOPER Frederick & STOLER Ann L., Tensions of Empire, op. cit, p 1 : "Europe was made by its imperial projects, as much as colonial encounters were shaped by conflicts within Europe itself".
[66] Par exemple pour le fichage des populations. Cf la thèse de Clifford ROSENBERG "Republican Surveillance: Immigration, Citizenship, and the Police of Interwar Paris" (Princeton, 2000).
[67] Il est intéressant de noter que des ouvrages récents sur la sociologie et l'histoire de l'Etat et des fonctionnaires intègrent désormais un ou deux chapitres sur les colonies. Cf en autres, sous la direction de BARUCH Marc-Olivier et DUCLERT Vincent, Serviteurs de l'Etat. Une histoire politique de l'admnistration française, 1875-1945, La Découverte, 2000.
[68] LIAUZU Claude, "Interrogations sur l'histoire française de la colonisation", Genèses n°46, mars 2002.
[69] Il ne m'a pas été possible, dans le cadre de cette thèse, de consulter les archives restées en Algérie. Cependant la grande majorité des archives concernant le statut politique des personnes ont été rapatriées en France et sont entreposées au Centre des Archives d'Outremer (CAOM) à Aix-en-Provence, dans la mesure où elles font partie de ces archives "de souveraineté" vieil objet du contentieux entre la France et l'Algérie. En fait, le problème s'est posé surtout pour une source d'archives qui s'est avérée introuvable : il s'agit des archives de la procédure de naturalisation par jugement (loi du 4 février 1919) qui sont introuvables en France. Les archives nationales françaises (ainsi que la sous-direction à la naturalisation affirment que ces archives sont conservées en Algérie. Les archivistes algériens interrogées répondent qu'elles sont en France. Cette question est d'importance, non pas seulement pour la recherche présente, mais surtout pour un très grand nombre d'Algériens qui aimeraient apporter la preuve qu'un de leurs ancêtres avait été naturalisé citoyen français, sans y parvenir.'Pour un aperçu des archives coloniales conservées en Algérie, on pourra consulter l'article de KUDO Akihito, BADER Raëd et GUIGNARD Didier, "Des lieux pour la recherche en Algérie", Bulletin de l'Institut d'Histoire du Temps Présent, n°83, dossier "Répression, contrôle et encadrement dans le monde colonial au XXème siècle", juin 2004, pp. 158-168.
[70] THéNAULT Sylvie, "Travailler sur la guerre d'Algérie. Bilan d'une expérience d'historienne", Afrique et Histoire, n°2, octobre 2004, pp. 193-209.
[71] Voir la contribution de Guy PERVILLé, "Les historiens de la guerre d'Algérie et ses enjeux politiques en France" au colloque La politique du passé : construction, usages et mobilisation de l'histoire dans la France des années 1970 à nos jours (25 et 26 septembre 2003). L'auteur y présente de façon assez précise la confusion permanente qui règne dans l'historiographie de la guerre d'Algérie en histoire et mémoire, entre analyse scientifique et prise de position politique. Il faut noter tout de même que quoi qu'il en dise, l'auteur n'échappe aux travers qu'il dénonce, et n'est pas exempt de prises de positions normatives, voire politiques, comme en témoigne, par exemple, la conclusion de son papier.
[72] Jacques Berque avait déjà analysé en 1961 cette pression à laquelle est soumis l'historien de l'Algérie pour qu'il cède à la tentation des jugements normatifs rétrospectifs : "l'historien est tenté de reporter sur le passé les simplifications polémiques qui agitent son propre temps. Non seulement, à l'époque considérée, la décolonisation n'était pas en voie, ni même en vue, mais la colonisation dominait tout. Seuls alors quelques audacieux la bravaient, quelques précurseurs savaient sa fragilité. Comment s'en étonner . Ces analyses difficiles, ces distinctions, il nous est aisé de les faire aujourd'hui. Après coup ! Sur le moment, il n'y a guerre de vision de choses aussi ténues, encore que décisives", BERQUE Jacques, Le Maghreb entre deux guerres, Paris, Seuil, 1961 (réédition 1969), p. 108.
[73] La logique classificatoire, dénoncée par M.Dobry dans l'historiographie des droites radicales de l'entre-deux-guerres, me semble particulièrement forte dans celle de l'Algérie coloniale et de la guerre d'Algérie. Cf DOBRY Michel, "La thèse immunitaire face aux fascismes. Pour une critique de la logique classificatoire", in DOBRY Michel (dir.), Le mythe de l'allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, p. 32.
Cette logique classificatoire n'est pas propre à l'historiographie française sur l'Algérie, elle est aussi très forte dans les recherches menées de l'autre côté de la Méditerranée d'autant que l'autonomisation de la recherche historique vis-à-vis du pouvoir politique y est plus aléatoire. Cependant, pour nuancer un peu le sombre tableau qui vient d'être dressé, il est nécessaire d'évoquer également les efforts qui ont été faits, en France comme en Algérie, pour essayer d'entretenir des collaborations de recherche, afin de parvenir à une histoire, sinon dépolitisée, du moins apaisée, de l'Algérie pendant la colonisation ; une histoire qui soit à la fois celle de l'Algérie et celle de la France. Un colloque comme celui organisé en 2000 en l'honneur de Charles-Robert Ageron est aussi le signe de ce travail en commun, avec plusieurs interventions de chercheurs et d'historiens algériens qui, tout en reconnaissant leur dette vis-à-vis de l'œuvre de l'historien français, proposent des réflexions très intéressantes sur la façon dont l'histoire coloniale est comprise et travaillée par les Algériens. Voir entre autres, dans La guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises (Paris, Société Française d'Histoire d'Outre-Mer, 2000) les communications d'Hassan REMAOUN, "La politique coloniale française et la structuration du projet nationalitaire en Algérie : à propos de l'idéologie du FLN, puis de l'Etat national" ; Daho DJERBAL, "La guerre d'Algérie au miroir des écritures. Texte écrit et texte oral" ; Fouad SOUFI, "Oran, 28 février 1962- 5 juillet 1962. Deux événements pour l'histoire, deux événements pour la mémoire". Voir aussi du dernier auteur : SOUFI Fouad, "L'archive et la quête d'histoire", Cahiers du CRASC, 2001, pp. 57-68.
[74] Quiconque s'attelle à l'étude de l'Algérie coloniale fait vite l'expérience des enjeux souvent passionnels, encore vivaces, qui sont attachés à l'emploi par le chercheur de telle ou telle catégorie pour dénommer les populations : doit-on parler des "Algériens" au mépris du fait que, pendant la domination française, les Algériens étaient Français et que les Français d'Algérie s'auto-désignaient "Algériens" ; doit-on dire au contraire "indigène musulman" pour être conforme aux textes juridiques ; ou doit-on faire le choix, comme le fit l'historien C-R.Ageron, de forger une expression qui n'avait pas cours à l'époque coloniale (ni même aujourd'hui), à savoir celle d'"Algériens musulmans". La recherche du bon mot, de l'expression juste, reste vaine. Dans cette thèse, les termes "Algérien" et "indigène" ont été utilisés tous les deux, sans connotation particulière, du moins on l'espère, le deuxième étant en particulier privilégié lorsqu'il s'est agi de restituer les pratiques administratives, et donc les catégories administratives afférentes. L'écrit autorisant les guillemets pour mettre une distance entre l'auteur et les mots employés, ce sont surtout les interventions orales qui se sont révélées problématiques, et ont été ponctuées de digressions et de précautions oratoires en tout genre, en raison des malentendus récurrents survenus lors des premières restitutions (peut-être alors naïves) de ma recherche.

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