La mort immigrée ou l'âge mûr de l'immigration

Atmane AGGOUN, Université de Picardie (AMIENS)

Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers. Préactes du colloque d'octobre 2003


L'immigration a toujours été une donnée constante de la France, et cela pour des raisons liées à la fois à l'histoire, à la géographie ou plus tardivement encore à des contraintes économiques et sociales. La France a reçu des vagues successives de travailleurs migrants de l'Espagne, la Pologne, le Portugal, des pays de l'Afrique noire, du Maghreb. Des gens sont venus, poussés par la nécessité pour subvenir aux besoins de leur famille, qui était dépendante des mandats des travailleurs immigrés. Ils sont venus à la demande des industriels français. Pendant longtemps la vie d'un immigré en France fut considérée comme «provisoire » (Sayad : 1980). Ainsi, une des caractéristiques essentielles de l'immigration en France est de s'être longtemps perçue comme une quasi migration saisonnière, alors même que l'installation des familles, avec le regroupement familial, modifiait les conditions du projet initial. Venus seuls dans la majorité des cas, des hommes ne prévoyaient pas une installation durable, et moins encore définitive (Zahraoui : 1976) ; d'ailleurs cette modification du projet migratoire est visible à travers une série d'étapes qui sont souvent autant de moments d'hésitations sur son propre avenir, du mariage un été au pays, à la venue de sa femme quelques années plus tard, puis enfin au moment où le choix de l'installation ne peut plus être éludé, lors de la retraite puis de la mort. C'est à partir de cette dernière qu'on peut décrire la trajectoire de l'immigré. La première séquence a été celle d'émigré mandaté par la famille, souvent d'origine rurale pour réaliser un projet collectif. L'intérêt de cette communauté rurale est d'ordre financier. La seconde séquence est celle de l'autonomie des émigrés ainsi que la prise de distance par rapport à la communauté d'origine. La troisième est celle qui complète la seconde c'est la fin de la reproduction de l'immigration, c'est-à-dire l'arrivée des familles, puis des enfants au sein de l'immigration. Enfin, il faut ajouter l'émergence des personnes âgées (hommes et femmes), (Aggoun : 2001, 2002, 2003) venues de pays différents et dont on ne peut admettre la présence parce que les motivations de cette immigration était de travailler quelques années puis retourner au pays d'origine. La retraite, la mort sont deux nouvelles donnes de l'immigration, elles résument le cheminement de l'émigré-immigré. Ce dernier a atteint son «âge mûr ».


Si la bibliographie sur l'islam en particulier et les immigrés en général est volumineuse, la mort immigrée en France tient en quelques pages et reste rare. Après un dépouillement des différents programmes de recherches informatiques, nous n'avons trouvé que deux thèses de Doctorat (Chaib[1] Y. : 2001 et Petit A. : 2002) en langue française. Les deux thèses sont centrées sur le rapatriement des corps respectivement des maghrébins et des immigrés du Sénégal. On pourrait s'attendre à ce que les musulmans eux-mêmes, imams ou responsables des mosquées, aient traité le sujet de l'inhumation musulmane en terre non-musulmane. Aucun travail ne nous a été signalé qui fasse autorité sur le plan européen et/ou français. Nous avons d'ailleurs constaté que la plupart des ouvrages écrits par des musulmans, par exemple sur ce sujet de la mort, sont des rappels des règles islamiques, (Haja Fawzia : 1991) et non des réflexions sur la vie religieuse en contexte laïc[2].
Le rapatriement des corps demeure la règle générale. Cette pratique représente un certain coût, rendu possible par la force des liens communautaires unissant les migrants originaires du même «douar » (ensemble de villages). On se cotisait pour faire face à la dépense. Cette habitude s'est perpétuée jusqu'à maintenant en empruntant des formes diverses puisque les familles continuent à cotiser à des sortes de tontines qui reposent sur l'engagement et le respect de la parole donnée. Cette participation permet en outre une reconnaissance de «l'être » maghrébin dans sa communauté d'origine. Il y a eut à partir des années cinquante une «forme de «politisation » des collectes puisque les mouvements nationalistes investirent ce système de solidarité villageoise. Ce système a dominé au cours des années qui suivirent l'Indépendance puisque ce fut l'Amicale des Algériens en Europe qui assura ce service ainsi que des associations «culturelles » liées aux mosquées en immigration. Depuis le début des années 90, on constate l'émergence d'entreprises ethniques de la mort. En effet, après les boucheries «halal », les épiceries et les entreprises de textiles, le temps est venu de s'occuper de la mort de l'émigré-immigré. Ainsi la question se pose, peut-on faire du profit sur la mort de son prochain ou de son compatriote en situation d'immigration ? Cette entreprise implique le passage d'une économie sacrée de la mort musulmane à une économie profane de cette mort, où l'éthique du juste prix des funérailles est un tâtonnement socio-économique entre une offre et une demande.
Il faut s'interroger sur le fait ethnique dans la constitution des commerces maghrébins, et notamment sur l'intégration économique. Peut-on considérer le fait de faire du commerce des funérailles des personnes de sa propre communauté comme une enclave commerciale d'intégration des migrants sur le marché du travail ? La mort immigrée constitue-t-elle une enclave ethnique pour une population musulmane ?
L'émergence d'une économie de pompes funèbres islamiques est soumise à la morale économique de la religion musulmane. Le fait de s'enrichir sur le malheur des siens prouve une émancipation face à l'obstacle ethnique et une séparation entre les intérêts économiques et les intérêts moraux.
A partir de matériaux recueillis chez les entrepreneurs des pompes funèbres musulmanes[3], cette communication se propose de montrer comment l'ambivalence du rapport à l'éthique et l'ethnique (argent –mort) se négocie ? Qui sont ces entrepreneurs ? Comment justifient-ils leurs pratiques ?

I Vers un capitalisme funéraire dans l'immigration maghrébine



L'évolution de la législation dans le domaine funéraire illustre la tendance actuelle des pouvoirs publics à se décharger au profit de secteur privé de certaines missions de services publics qu'ils assuraient traditionnellement (Trompette P. ; Boissin O. : 2000). En effet, la loi dite Sueur n° «93-23 du 8 janvier 1993 » modifiant le titre IV du livre III du code des communes est relative à la législation dans le domaine funéraire, et réforme profondément le régime légal des pompes funèbres établi par la loi du 28 décembre 1904, codifié aux articles L 362- 1S du code des communes, en mettant fin au monopole communal en matière de pompes funèbres. La loi de 1904 attribuait aux communes le monopole de service extérieur des pompes funèbres, à l'exclusion du service intérieur, droit exclusif des églises, et du service libre exercé par la famille du défunt. Ce monopole exclusif, mais facultatif permettait aux communes d'assurer directement sous forme de régies municipales ou indirectement et par délégation, c'est-à-dire par l'intermédiaire d'entreprises concessionnaires, le service des pompes funèbres. Les communes ne souhaitant pas exercer leur monopole laissaient cette activité à des entreprises privées qui pouvaient intervenir sur le territoire de la commune en toute liberté.
Le système ainsi mis en place reçut de vives critiques : absences de transparence et faiblesse des contrôles exercés par les collectivités locales, tarifs dispersés, manque d'information pour les familles... Devant l'inertie des communes, des dérogations au principe d'exclusivité du monopole communal ont été apportées. Ainsi selon la loi du 9 janvier 1986, quand la commune de mise en bière est différente de la commune d'inhumation ou de crémation ou de celle du domicile du défunt, les familles peuvent s'adresser au service organisé, la régie ou l'entreprise concessionnaire, ou en absence d'organisation du service extérieur des pompes funèbres, à toute entreprise privée de l'une de ces trois communes. Cette technique fut cependant contestée à cause du manque de contrôle de la compétence et de la moralité des professionnels concernés, aussi la loi du 8 janvier 1993 est venue pour réformer le régime des pompes funèbres afin d'améliorer le service public tant sur le plan de la qualité que sur le plan de la moralité des prestations, dans un souci de protection des familles. Dans ce but, le législateur, d'une part pose et détermine le principe d'un abandon du monopole communal en matière des pompes funèbres, d'autre part jette des bases d'un nouvel ordre réglementaire dans le domaine funéraire. Par conséquent, le maire perd une grande partie de ces compétences communales en la matière.
Légalisant une situation de fait, la loi de 8 janvier 1993 consacre ainsi l'ouverture du service extérieur des pompes funèbres à l'initiative privée et à la concurrence. Dorénavant, les régies, entreprises et associations sont habilitées à exercer en tant que personne privée ou morale des prestations de service extérieur des pompes funèbres. La loi de janvier 1993 ne fait pas que défaire le monopole, elle s'emploie à définir un espace économique qui corresponde aux conditions du libre jeu de l'offre et de la demande. Au lendemain de cette ouverture officielle du marché libre quelques petits indépendants font alliance sur le mode de la franchise (Roc-Eclerc), du réseau (le choix funéraire), ou de la fédération (Funéris, Vœu funéraire). Les entrepreneurs immigrés avec d'autres «petits nouveaux » se lancent aussi dans la bataille, et sèment la confusion, jusqu'à lors demeurés à la périphérie du marché, ces petits commerçants complètent leur activité de base (marbre, fleur, transport..) avec les pompes funèbres.

Un des traits caractéristiques de toutes les immigrations est la constitution de secteurs économiques et professionnels dans lesquels un groupe exerce un quasi monopole. Il s'agit de ce que la sociologie américaine appelle l'ethnic-business qui peut désigner à la fois des activités légales de commerce et d'artisanat et des activités plus officieuses. Les relations entre les commerçants maghrébins et leurs compatriotes revêtent des formes commerciales variées. L'une des caractéristiques principales de ces commerces est leur rôle d'économie «ethnicisée » (Emmanuel Ma Mung : 1992). Les stratégies des entrepreneurs maghrébins ne reflètent pas le caractère effectif des ressources sociales, culturelles et économiques de la communauté. Après les boucheries islamiques, les épiceries et le secteur textile, il restait à s'occuper de la mort réelle de l'immigré. Avec la mort de son prochain, le business plie au code culturel de la communauté. Pour cela, la création récente des pompes funèbres musulmanes avec l'ouverture du marché de ce secteur a été l'occasion de la désocialisation de la mort dans l'Islam. En effet, ces sociétés privées ouvrent le débat sur le coût des funérailles et le capitalisme thanatique dans la communauté musulmane en immigration. Peut-on faire du profit sur la mort de son prochain dans une société musulmane ou bien en situation d'immigration ? Ces entreprises impliquent un passage d'une économie sacrée de la mort musulmane à une économie profane de cette dernière où l'éthique religieuse du «prix » des funérailles est un tâtonnement socio-économétrique entre une offre et une demande. En effet, il faut s'interroger sur le fait ethnique dans la constitution des commerces maghrébins, et notamment sur la question du mode d'intégration économique à travers la notion d'enclave ethnique. La réussite économique de la plupart des autres activités des commerçants maghrébins a eu pour résultat un processus d'acculturation rapide. La réussite de l'enclave ethnique dans le secteur de la «viande halal » est le secteur original du commerce maghrébin en France. (Kepel G. 1987 : 356-360) Ce phénomène s'explique par le fait que l'intention initiale est de satisfaire les préceptes alimentaires spécifiques de la communauté islamique de France.

L'émergence d'une économie de pompes funèbres islamiques est soumise à une morale économique de la religion musulmane. Max Weber, dans son étude de «l'éthique des grandes religions mondiales » a laissé d'innombrables notes sur l'éthique dans l'Islam dans une approche comparative : «le caractère propre de la rationalité occidentale est la calculabilité, ou plus généralement, la prévisibilité : les pratiques qu'elle informe, ainsi que les structures et institutions que ces pratiques sécrètent sont telles qu'elles peuvent être exactement anticipées. C'est selon cette norme, par conséquent, que l'Islam est jugé, qu'il s'agisse de son éthique, aussi bien des formes de domination politique ou de régulation juridique qu'il a favorisées : norme relative, répétons-le une fois encore, à la question centrale qui oriente son intérêt pour les civilisations non occidentales, et en fixe les limites. » (Collit-Thelene C. 1990 : 11-12).
En effet, la nouvelle organisation administrative des funérailles en France rend possible la création de pompes funèbres. En effet, chaque municipalité peut concéder le monopole des pompes funèbres à une seule société ou bien laisser le marché libre. Le créneau des pompes funèbres musulmanes est trop spécialisé et réductionniste dans la qualification du défunt. Malgré l'étroitesse de ce marché funéraire musulman du funéraire toutes les tentatives ne sont pas vouées à l'échec. Beaucoup de maghrébins ont essayé de créer un tel projet. Les réticences morales et les difficultés matérielles sont des révélateurs de l'état âme de l'intégration économique des immigrés d'origine maghrébine. Le scrupule ou le cynisme est la preuve d'un «inconscient collectif » qui détermine la conduite morale à tenir au sein d'une enclave ethnique.
Les tergiversations à constituer une entreprise liée à la mort posent la question de l'individualisme économique et l'économie du sacré dans l'immigration. La prévisibilité de la mort dans le projet de migration et la calculabilité d'une probabilité était au départ inexistantes. Le mythe du retour justifiait l'absence de cette rationalité. Depuis, l'enclenchement du processus d'intégration, la probabilité de la mort immigrée s'est accrue ; sans pour autant constater une multiplication de projets d'entreprises dans ce secteur par rapport au foisonnement des boucheries islamiques.

La conduite économique des entreprises maghrébines en France est-elle en rupture avec la rationalité économique ? En effet, l'ethnic-business arabe est une riche enclave commerçante cantonnée dans le secteur du textile et des équipements ménagers. Les services fortement marqués par la religion sont aussi exploités mais toujours sous l'égide d'un consentement tacite ou explicite d'une représentation religieuse (personne morale ou physique). La mort immigrée fait partie des interdits religieux et de la superstition migratoire.
D'une part, l'environnement «impie » oblige les musulmans à une solidarité et non à un individualisme économique... Les bars et les commerces maghrébins sont des lieux privilégiés de la collecte de la somme pour le rapatriement du corps. D'autre part, dans le projet de migration, le départ du futur immigré ressemble en tout point au départ du mort... Mort et migration ont la même face de l'absence. Déjà quelques jours auparavant on assiste dans son entourage aux mêmes préparatifs que pour l'enterrement prochain d'un moribond. Dans la sollicitation de tous les membres de la famille proches et éloignés, l'attention est portée sur le partant qui de son coté sollicite la bénédiction des parents et demande pardon à tous ceux qu'il aurait pu offenser.

Tout appareil ou organisation d'enterrement dans le monde arabo - musulman est une activité gratuite prise en charge par les municipalités ou par la caisse des villages. Ce n'est pas une activité lucrative dans le sens d'une rémunération du service rendu. La peur et les sentiments de la mort ont fait place à la qualité d'un service funéraire. Enterrer proprement un défunt pour une famille est une synchronisation d'un faste et des égards qu'on doit à la mémoire du disparu... En situation d'immigration, c'est le luxe du rapatriement de la dépouille mortelle vers une terre d'Islam c'est pourquoi on fait appel à une société privée de pompes funèbres musulmanes pour toutes les questions d'intendances administratives et matérielles.

Le caractère des rapports purement commerciaux dans une économie de mort immigrée d'origine musulmane est rationnel du point de vue économique et irrationnel du point de vue éthique. L'économie de la mort est une rationalisation économique contre l'éthique religieuse, contre «le système éthique garanti par le tabou », interdits alimentaires, interdiction de travailler certains jours «néfastes », prohibition du mariage à l'intérieur de certains groupes. Théoriquement, selon Max Weber, les prescriptions du tabou auraient presque pu rendre le capitalisme impossible. C'est une entreprise sans âme profitant du denier du culte des morts. Le retour post mortem des dépouilles mortelles vers le pays d'origine est une question vitale pour la poursuite du projet migratoire, et institue un «péage obligatoire » sous l'artifice de la question ethnique. La solidarité et les collectes spontanées de la somme nécessaire pour le transfert priment sur l'affairisme tout azimut des entrepreneurs ethniques.

Dans la mort de l'immigré, le rapatriement de la dépouille mortelle est une affaire commerciale et un indice de l'intégration des immigrés à la société française. L'inhumation sur place est l'établissement définitif du cycle migratoire. Le fait de s'enrichir sur le «malheur des siens » prouve une émancipation face à l'obstacle ethnique et une séparation entre les intérêts économiques et les intérêts moraux et spirituels.
La bourgeoisie maghrébine en immigration est constituée par des petits commerçants de détaillants, des maisons de pompes funèbres qui ne travaillent que pour les maghrébins (et les reconvertis) et sont établies dans des quartiers de couleur : le quartier de Barbès, celui de la gare du Nord au centre de Paris, Aubervilliers en Seine-Saint-Denis, rue de Marseille ou place du pont à Lyon, et au centre de la France à Orléans ...

Il existe une vingtaine d'entreprises de pompes funèbres musulmanes en France, installées principalement dans des grandes villes. Ces entreprises puisent dans le vocabulaire du Coran leurs noms commerciaux. Ils sont attirants et connus par tous les musulmans, ce sont des termes du langage courant, quotidien de la culture musulmane : Al-Adjel (le moment est venu), El-Ouma (la communauté des croyants), Amana (la croyance), El-Mizan (la balance, le jugement dernier ), Essallam (la paix), Nahdj-El-Istikbal (la voix et la rencontre avec son Dieu), El-Djena (le Paradis), Rahma (la paix), Al-miaraj (l'Ascenssion vers Dieu)...
Toutes ces entreprises proposent des services divers : l'organisation des obsèques (formalités administratives auprès de la mairie, l'hôpital, la police, le consulat du pays d'origine en France, la préfecture, achat de concession en carrée musulman dans des cimetières communaux,) la fourniture du cercueil musulman, du linceul, des plaques et accessoires funéraires, la mobilisation de toiletteurs et toiletteuses musulman(e)s, et des personnes aptes à conduire la prière sur le défunt et la veillée funèbre (lecture du Coran) ainsi que l'obtention d'une réservation du billet aller et retour de l'accompagnateur du défunt lorsqu'il y a un rapatriement.

Pratiquement, tous les entrepreneurs sont membres d'associations culturelles ou sociales, militants d'un islam dit «laïque »[4]. Ainsi leurs carnets d'adresse est bien rempli (réseaux associatifs, cercles d'amis intellectuels des deux rives, responsables de mosquées, consulats, maires, et d'autres commerces surtout les hôtels, les bars des membres de la communauté musulmane). Ce sont des «courroies de transmission » pour la publicité qui se passe de bouche à oreille. Au sein de cette économie, la publicité s'organise, s'effectue à partir d'un point d'ancrage : celui du réseau diasporique[5], bien intégré en France. D'ailleurs, la majorité des entreprises domicilie des associations à caractère religieux.


II Les entrepreneurs des pompes funèbres musulmanes : Qui sont-ils ?



A coté des figures classiques de l'immigration, (Sayad A. : 1977) observées par de nombreux sociologues, de nouvelles figures de l'immigré apparaissent. On sait que l'immigration temporaire a cédé à l'immigration de peuplement, d'installation, qui s'enracine dans le pays d'accueil. Parmi ces nouvelles figures, celles des migrants intellectuels, scientifiques maghrébins a commencé à apparaître de manière importante dans le milieu des années 80, à la suite de conditions de vie économiques et sociales de plus en plus difficiles dans les pays d'origine. Dans le même temps l'internationalisation de la science et l'apparition d'un marché mondial de compétences incitent un nombre croissant d'intellectuels maghrébins et surtout algériens à émigrer vers des pays plus riches et offrant des moyens de travail plus importants. Ce phénomène est préoccupant pour les pays qui perdent ainsi leurs éléments les plus dynamiques, même s'il ne s'agit pas d'une hémorragie comparable à celles de certains pays. Les premiers départs avaient été constitués par des étudiants, boursiers dans le cadre des accords de coopération entre les pays du Maghreb et la France, ou non boursiers, accueillis par des réseaux familiaux ou amicaux de solidarité ou par des enseignants venus compléter leur formation à la faveur d'échanges interuniversitaires.
Or depuis les années 80, ces départs sont en grande partie constitués d'intellectuels confirmés : journalistes, hommes de théâtre, techniciens scientifiques... qui ont fuit le terrorisme, ainsi que les conditions de vie et de travail de plus en plus insoutenables. Fait nouveau, ce flux de migrants maghrébins est constitué de migrants hautement qualifiées. Diverses professions du tertiaire sont concernées : des médecins, des ingénieurs, des avocats, des enseignants, des chercheurs, des cadres supérieurs... Ces personnes sont disséminées à travers les différentes régions de France et ont une grande mobilité géographique et professionnelle. Quelques exemples permettront de donner une vue plus concrète du parcours de ces nouveaux immigrés caractérisés par leur haute qualification.

Badis (45 ans) était comédien et scénariste algérien. Ayant reçu des menaces de mort , il s'est réfugié tout d'abord dans l'un des pays limitrophes d'Algérie puis après une tentative d'insertion plutôt difficile, il arrive en France grâce à des réseaux amicaux. Issu d'une famille d'intellectuels (de père producteur de théâtre et de mère comédienne dans une radio pendant les années 50), le fils suivra naturellement le chemin tracé et créera une troupe théâtrale à la fin des années 70 et commencera à côtoyer des artistes, dont le groupe DEBZA dirigé par l'écrivain Kateb Yacine, avec qui il collaborera. Il travaille en même temps à la chaîne «une » arabophone comme animateur d'une émission et invite Yacine et Mustapha Kateb. Mais cela ne durera pas, et viendra le temps de la disette de la décennie 80-90. Arrivé un temps où les artistes ne pouvaient plus respirer, il ne pouvait plus créer ou se perfectionner et comme il le dit «il n'y avait pas d'ambiance de travail et la liberté nécessaire au corps et à l'esprit ». Et c'est cet esprit d'art sans frontière qui le poussera à chercher ailleurs le cadre nécessaire à son travail. En 1994, il quitte l'Algérie et travaille en France dans la continuité de ce qu'il est en Algérie. Pour ce faire, il se rapproche du centre culturel algérien et des différents cercles d'artistes. Mais l'argent faisant défaut, Badis sera amené à songer à sa  «survivance ». Pour cela, il crée une entreprise de pompes funèbres musulmanes. Un créneau commercial qui lui donne l'aisance financière de vivre honorablement et de poursuivre son parcours d'artiste. Il intègre une équipe de Radio Soleil où il anime une émission hebdomadaire sur l'Algérie et crée Zoom 2000, une jeune association culturelle qui s'occupe des familles algériennes dans le besoin.

Nadir (34 ans) était un agent de publicité en Algérie, après l'obtention d'une licence en communication à l'université d'Alger. Parallèlement à son travail il est inscrit en première année de magistère à la faculté. Il a assisté à la dégradation de ses conditions de vie et de travail et plus largement à celle de la situation générale dans le pays. Arrivé en France au début des années 90, il est inscrit en 3eme cycle à Paris 8...

Ben Abbas (51 ans) était un ingénieur dans le sud algérien et dirigeait un important service de pétrochimie pendant cinq ans. Il a quitté l'Algérie à la suite d'attentats perpétrés contre ses confrères en 1993. Originaire de l'est algérien, marié avec trois enfants, il s'exprime parfaitement en français. Dés son arrivée en France, il s'occupe des familles dans le besoin, dans le cadre d'une association culturelle. Il dit «avoir plus de 40 ans en France et être algérien ; vous imaginez... il faut bien nourrir sa famille. » Il est doté d'une double culture en arabe et en français. Il a traduit «pompes funèbres »  en arabe et accorde des entretiens à des journalistes. Après avoir rencontré des problèmes d'équivalence de diplôme et de chômage, et travaillé comme vendeur, ici et là, il décide de créer cette entreprise de pompes funèbres musulmanes. Il inscrit son entreprise dans la durée et la pérennité et insiste même, sur le fait qu'il fait travailler ces enfants pour leurs transmettre ce métier.

En une dizaine année, les sociétés maghrébines ont connu de profonds bouleversements qui n'ont pas seulement affecté les structures sociales, économiques et politiques, mais aussi les pratiques individuelles, les codes de moralité et les imaginaires sociaux. L'effondrement des autoritarismes postcoloniaux, la libéralisation des espaces publics, mais aussi l'enlisement des processus de démocratisation et la généralisation de la violence, ont indéniablement contribué à transformer les représentations du pouvoir et de l'accumulation légitime jusque-là en vigueur. La crise généralisée de l'Etat et de l'administration, la mise en œuvre des plans d'ajustement structurel et l'informalisation croissante des économies, l'effondrement des systèmes scolaires et l'explosion du chômage, le développement des conflits armés, la compétition pour l'appropriation des ressources, mais aussi la circulation accélérée des individus et des marchandises dans un contexte de globalisation culturelle, sont autant de facteurs qui ont dévalué l'image de certaines figures sociales du pouvoir et de la réussite, en particulier celle du fonctionnaire, ou de l'enseignant qui occupait une place centrale dans les imaginaires populaires du succès. La figure de l'intellectuel diplômé, a vu sa valeur sociale se dégrader à mesure que se fermaient les opportunités d'embauche dans la fonction publique et que s'aggravait la crises des filières universitaires. Jusque dans les années 1980, en effet, le recrutement automatique des nouveaux diplômés dans les rangs de l'administration conférait aux détenteurs de capital culturel une position sociale privilégiée et enviée.

Comme on le voit, contrairement aux premières vagues de migrants, souvent analphabètes et ne disposant que de leur force de travail physique, les nouvelles vagues migratoires ont d'autres caractéristiques. Ce sont des personnes d'origine urbaine, détentrices de capitaux scolaires et culturels importants, ayant du abandonner une activité professionnelle intellectuelle et scientifique. A ces personnes ayant subi des conditions de travail difficiles et/ou des menaces de mort, s'ajoutent des maghrébins ayant choisi, à l'issue de leurs études en France et au regard des événement prévalant dans leurs pays, de rester en France et de s'y installer pour une période durable.

On peut affirmer qu'il s'agit d'une nouvelle génération de chefs d'entreprise dynamiques qui se différencie de la classe traditionnelle d'entrepreneurs par au moins trois aspects : celui de la formation et de la façon d'accéder à l'activité de chef d'entreprise, celui de son «esprit d'entreprise » et celui de son identité sociale. Les attributs du nouvel entrepreneur des pompes funèbres musulmanes en France sont les suivants : un parcours plus professionnel que patrimonial, un esprit d'entreprise dont manquait les autres entrepreneurs immigrés dans d'autres activités, une conception plus pragmatique de l'entreprise et moins idéologique ou paternaliste, une identité sociale autonome et cosmopolite.
La formation d'un nouveau type de chef d'entreprise peut se concevoir d'un point de vue libéral comme le chemin parcouru par quelques individus qui, sans compter sur d'abondantes ressources, se forment eux-mêmes sur un marché libre et réussissent dans leurs projets. D'après cette approche, dans une société où se dégagent des opportunités, s'épanouissent les self made man, tout un chacun peut, s'il se le propose, partir de zéro et faire fortune. D'un autre point de vue, celui de la théorie de la reproduction, l'accès au pouvoir économique est réservé aux membres d'une classe traditionnelle, ceux qui, en prenant la relève de l'entreprise familiale, développent de nouvelles stratégies en réponse aux nouvelles conditions du marché (ce type d'approche est notamment développée par P. Bourdieu, J-C. Passeron et L. Boltansky). Les données disponibles sur les entrepreneurs des pompes funèbres musulmanes nous insistent à repousser ces deux approches et à penser plutôt à une catégorie de chefs d'entreprise professionnels issue d'une classe moyenne. Les carrières des nouveaux chefs d'entreprise ne s'expliquent ni en termes de ce que l'on entend habituellement par self made man, ni comme une simple reproduction de la bourgeoisie traditionnelle.
Pour situer le contexte dans lequel se développe ce segment des chefs d'entreprise, rappelons que les conditions structurelles ont obligés les membres de la classe moyenne à réorienter leurs carrières. Les politiques de recrutement et du marché de l'emploi en France ont réduit les opportunités qui s'ouvraient traditionnellement à la classe moyenne (carrière académique, enseignement, fonction publique...). Les diplômés des universités, les artistes qui s'orientent pour la plupart vers un emploi dans le secteur public ont du chercher d'autres débouchés. Aux obstacles rencontrés sur le marché du travail.

En effet, le niveau de scolarité suggère aussi un parcours plus professionnel que patrimonial. Dans le secteur de la mort, le niveau de scolarité des chefs d'entreprise est supérieur à celui du reste des autres commerces (textiles, boutiques exotiques, bars - restaurants et hôtels...). Cette tendance est confirmée dans nos entretiens avec les chefs d'entreprise auxquels on a posé la question : Comment devient-on chef d'entreprise ? Les parcours professionnels démontrent que la plupart des interrogés sont des cadres de haut niveau ou des membres de professions libérales qui ont pris à un moment donné la décision de créer ou d'acheter une entreprise.
Pour ce qui est de leur origine professionnelle, on remarque l'importance des professions d'universitaire, des ingénieurs civil et d'industries ou des comptables. Ces cursus se caractérisent par une vision du monde fondée sur l'idée de la gestion technique de situations complexes. L'étudiant ou l'universitaire définit toutes les situations selon des variables qui doivent être résolues pour obtenir un résultat. Ce sont ces compétences qu'il utilisera plus tard en tant que chef d'entreprise pour gérer des situations incertaines qui lui confèrent l'assurance nécessaire pour prendre des décisions stratégiques.
Ces chefs d'entreprises possèdent un capital social (auprès d'associations, des consulats, des mosquées, on les appelle même «Sidi » (grandes personnes dans leurs quartiers), ils rendent service, ils sont à l'écoute et investissent tout le mouvement social immigré...). Ce capital social leur facilite l'accès à l'information et leur permet de faire de la publicité pour leur entreprise... Par conséquent, l'origine sociale des chefs d'entreprise de pompes funèbres musulmanes permet de comprendre comment s'obtiennent les moyens de mener à bien ce projet et de repousser l'idée du self made man. Outre les caractéristiques objectives mentionnées, ce secteur à parfaitement conscience de faire partie d'une génération de transition, plus professionnelle, plus tournée vers le marché et par la suite, plus compétitive.

Ainsi la capacité à entreprendre est cette qualité des individus capables de fournir des services nouveaux. Il s'agit d'une compétence qui adopte divers contenus selon les défis conjoncturels propres à chaque économie. On a l'habitude d'opposer la compétence technique à une orientation plus commerciale. On reconnaît pourtant que dans l'esprit d'entreprise sont mêlées les qualités mercantiles, la formation technique et l'habilité administrative. Lorsqu'ils expliquent les raisons de leur succès, les entrepreneurs interrogés présentent une liste des qualités que doit avoir, à leur avis, le chef d'entreprise contemporain. Les qualités les plus fréquentes sont les suivantes : «le désir de faire des choses nouvelles... de créer », «savoir saisir une opportunité et saisir l'occasion... et surtout ne pas laisser passer le train.. ».

Il est frappant de voir à quel point la dimension pionnière du chef d'entreprise, le coup de chance, le fait d'avoir découvert un bon filon, et d'avoir su partir à l'aventure, sont des expressions courantes chez ces chefs d'entreprises des pompes funèbres musulmanes. Le nouvel entrepreneur attribue son succès à ces facteurs, à cette capacité de ne pas laisser passer une occasion, de démarrer un projet que d'autres considèrent comme «tabou ». Les qualités les plus valorisées seraient donc composées, d'une part de certains attributs individuels comme l'imagination, la créativité, l'aptitude à démarrer des projets et à en assumer les risques et d'autre part, de qualités qui peuvent s'acquérir comme par exemple, une meilleure connaissance des besoins et des tendances du marché. De là on peut déduire, en guise d'hypothèse à vérifier, que ce type de chefs d'entreprises a des compétences plus mercantiles qu'administratives.

Intellectuels isolés, «déclassés »[6] ou marginalisés, ceux qui arrivent en France ou ceux qui décident d'y rester après leur études rejoignent le flot de ceux qui avaient envisagé l'émigration comme solution incontournable à l'amélioration de leur situation matérielle, culturelle et morale. Ils amènent avec eux des pans entiers de savoirs. En quête de reconnaissance, ils cherchent la possibilité de mettre leurs connaissances à la disposition d'équipes et d'un cadre collectif dont ils ont été longtemps privés. Il vont bientôt être confrontés aux difficultés de l'insertion et aux dures lois du marché du travail. Par rapport aux années 80, le marché du travail et des structures de l'emploi en France a considérablement changé. Aujourd'hui, les contraintes liées au marché du travail sont de plus en plus pesantes. La perspective d'obtenir un emploi stable devient de plus en plus hypothétique. Ces nouveaux migrants possèdent de hautes qualifications mais sont limités dans le marché du travail. De ce fait, soit ils s'orientent vers des emplois précaires tels des «petits contrats », des emplois intérimaires, soit ils vont grossirent les rangs de l'immigration et du travail clandestin. «Etant donné la crise actuelle du monde du travail et de ses organisations, le chômage, la précarité de l'emploi, la bureaucratie des organisations politiques, l'enjeu est peut-être d'inventer... de nouveaux lieux intermédiaires permettant aux enfants d'immigrés, et aux autres, d'avoir des raisons d'espérer ». (Noiriel G. 1988 : 356)
La notion de «lieux intermédiaires » exprime bien le rôle que les communautés sont appelées à jouer dans l'intégration. Informelles ou organisées, ces communautés visent d'abord à répondre à des besoins conviviaux, éducatifs, culturels, sociaux, religieux, identitaires de leurs membres. Certaines plus que d'autres veulent rester à part et peuvent être tentés de se constituer en enclaves réclamant un statut particulier. L'immense majorité des communautés existant, y compris chez les migrants musulmans, aident leurs membres, non seulement à vivre, mais aussi à découvrir qu'ils sont également membres d'une société globale à l'égard de laquelle ils ont des droits et des obligations. Elles (les pompes funèbres musulmanes) jouent vraiment un rôle de «lieux intermédiaires ».

III Négocier la norme sociale



Par norme, nous n'entendons pas seulement la norme juridique, mais, d'une façon bien large, l'ensemble des modèles pour l'action s'exprimant à l'aide d'un devoir – être justifié en des termes généraux. Dans ce contexte, la norme juridique n'est qu'une norme parmi d'autres. L'interaction entre des systèmes normatifs différents et la pratique sont articulés à partir des dires des entrepreneurs des pompes funèbres musulmanes, et porte sur le rapport à la norme islamique. En effet l'anthropologie classique considère la relation d'obédience à la norme comme quasi absolue (Hoebel E-A. : 1954). La norme, telle qu'elle était conçue, était aussi bien ce qu'à présent nous nommerons une norme religieuse, éthique, morale... Elle soumettait tout à la fois l'homme à Dieu et à la communauté. La réserve individuelle, la manipulation, la prévalante de choix personnels comme les incertitudes de l'interprétation n'étaient pas prise en compte. Pourtant, Malinowski B. : 1933) s'était attaché à montrer que la soumission à la norme était aléatoire, dépendante des cas de figure et de la mise en jeu d'intérêts personnels, de sorte que l'obédience n'allait jamais de soi. Ces situations sont aujourd'hui l'objet reconnue de l'anthropologie juridique. (Rouland N. : 1988). Les références personnelles passent pour s'effacer devant la morale collective. L'individualisme en tant que «souci- de soi » et autonomie ne paraît pas ainsi étranger à l'être social qui se caractériserait par la soumission à la force de la norme. Ici, la norme sera appréhender à travers la façon dont est imaginée la relation à la norme chez les entrepreneurs immigrés, principalement, en ce qui concerne le fait d'avoir un intérêt commercial sur la mort de son prochain.

La norme est ce qui est prescrit pour obliger. En islam, cette norme est donnée comme sacrée, puisqu'elle est la parole du Créateur, créatrice du droit. Là se situe le fondement de la norme. Qarâfi, dans ses «fusul » (cités par Yadh Ben Achour : 1992) définit la norme shariaïque comme suit : «C'est la parole de Dieu, préexistante relativement aux actes des obligés, à titre impératif ou permissif ». Cette norme est soit directement révélée par le Coran, parole incréée et donc intemporelle de Dieu, soit posée par la Sunnah (paroles ou actions du prophète) soit tirée des écritures par Consensus (Ijma') selon des principes de méthodes variables et conformément aux ultimités du Shar', c'est – à – dire à ses fins dernières (le respect des Maqasid) ou ses causes premières. Si les théologiens des sources du droit (Usulistes) ne sont d'accord ni sur les sources de la normativité (Ibn Hazm réfutera l'Ijma'), ni sur les principes de méthode (les Schafiites nieront l'istihsan et l'istislah – le premier est la prise en considération de l'équité, le second est la prise en considération de ce qui est convenable du point de vue de l'intérêt général).
L'homogénéité de la norme ne fait pas de doute. Elle est comprise à la fois comme norme de croyance (ce qu'il faut croire : «on est souple avec l'argent, on s'adapte à chaque situation, et on demande jamais l'argent par avance, ça reste comme même un tabou dans la mort. »), de soumission symbolique par son corps (ce qu'il faut faire, dire, comme acte de foi), de moralité (le bien penser et le bel agir : «Je prends de l'argent sur les démarches administratives mais pas sur le défunt ainsi je ne facture pas la veillée funèbre et c'est moi-même qui mobilise les religieux de la mosquée pour réciter le Coran toute la nuit » ), de comportement extérieur «civil » (l'agir civil ou politique, conforme à la loi «Je facture les démarches qui ne concernent pas le défunt. Le paradoxe c'est de prendre de l'argent sur le lavage du corps. On ne fait d'argent, on vit, ce que je facture ce n'est pas le soutien psychologique, c'est administratif : les taxes de la ville, le transitaire, la campagne aérienne, les formalités douanières, ce que je gagne c'est mon essence et mes charges patronales, je couvre les frais de fonctionnement, le cercueil je l'achète »). L'homogénéité de la norme n'empêche pas une certaine séparabilité. Tout d'abord, celle de la croyance et des dogmes, ensuite, celle des Akhlâq (éthique), de l'Ibâdât (culte) et des Mu'âmalat (commerce juridique), comportement à l'occasion différenciés (mais simplement à titre didactique). Cette séparabilité doit être cependant tenue pour très relative. Car les normes sont unifiés par leurs fins, par leurs sources, leur philosophie, leur méthodologie et souvent par leur caractère, leur contenu et leur sanction. C'est par le respect scrupuleux de cette normativité que le musulman espère gagner la félicité éternelle, c'est-à-dire en s'obligeant à croire et à en témoigner, à prier, jeûner, à aller une fois au pèlerinage dans la mesure du possible, à bien agir dans l'ordre de l'éthique et du politique. Le manquement à l'impérativité du devoir moral sera sanctionné, sur terre par le déshonneur et dans l'au-delà par l'enfer.

La conception que l'on se fait assez souvent du droit musulman est assez caricaturale car dans ce droit (Sharia), morale sociale et morale personnelle seraient confondues. Or, il n'en est rien. D'abord, ainsi que l'a indiqué Geertz C. (1992) dans les sociétés complexes, soumises à de plusieurs références, l'Islam comme idiome culturel de l'ordre tend à s'idéologiser, donc à s'éloigner de la réglementation efficace des choses pour ne parler que du monde en général et de la spiritualité. Ensuite, les domaines confondus (droit, morale sociale, morale personnelle) n'existent pas. L'entrepreneur des pompes funèbres musulmanes vit en situation de pluralisme, entre le droit de son pays d'origine dont il est toujours ressortissant, les stipulations non entrées dans le droit positif du droit musulman classique et le droit français. A cela s'ajoutent les distinctions, faites du point de vue individuel, entre les prescriptions qu'il importe de suivre, celles que l'on peut négliger visiblement et celles que l'on doit feindre de respecter. Il semble que ces entrepreneurs soumis à des prescriptions nombreuses, contradictoires et contraignantes aient tendance à se référer à des principes de justice supérieurs pour y échapper («les hommes me jugent mais pas Dieu »), («c'est mon droit de vendre un service et de prendre de l'argent »). Ces principes servent à soutenir leur action à l'encontre de la norme sociale et de la norme islamique. Une sorte de négociation existe alors entre les principes subjectifs de justice et les discours de justification (Boltanski L. , Thévenot L. : 1990). S'intéresser à l'argent dans la mort dans la communauté musulmane se dissimule par une parodie de discours comme «je vends un service et par ailleurs, on travaille 24/24, la mort n'a pas d'heure... et puis, il faut courir après à Air-Algérie en cas de rapatriement, au responsable du service social de Paris pour demander un «laveur (se) », ainsi qu'un notaire, les services consulaires, la mairie, la police...  Au fait, il faut mobiliser tout notre réseau. Et enfin pourquoi la compagnie Air Algérie taxe les corps à 200% et pourtant c'est une compagnie nationale, c'est un service public et pourquoi aussi quand on demande des papiers à notre consulat d'Algérie en France, on paye toujours un timbre fiscal”. C'est une manière d'accéder aux conceptions morales comme aux évaluations personnelles (la rationalité individuelle) qui visent à maintenir les normes et à les manipuler. Le plus intéressant, c'est que le rapport à la norme – que ce soit pour s'y soumettre ou pour s'y soustraire – passe par le souci de sa situation et de son intérêt ainsi que par la justification de ceux-ci en terme de conformité à la nature des choses. «Les taleb : ceux qui récitent le Coran pendant la veillée funèbre au Maghreb, on leur donne à manger... mais 300 euros qu'on gagne c'est pour manger ».
L'étude de la forme de justification des entrepreneurs des pompes funèbres musulmanes en France vis-à-vis de l'argent dans la mort (interdit par la norme religieuse et sociale communautaire) permet de repérer des arguments de justification se fondant sur un rapport direct à Dieu («Dieu me pardonnera »). Dans tous les cas les motifs personnels sont considérés comme des justifications pertinentes au regard de Dieu, même, si l'on sait que la religion musulmane et la morale collective réprouve de se faire de l'argent dans le malheur d'autrui.


Le commerce ethnique de la mort pratiqué par des entrepreneurs migrants d'origine maghrébine, nouveaux arrivants, en direction de leurs propres communautés est différent des autres commerces ethniques bars, hôtels, textiles, boutiques exotiques... Les entrepreneurs des pompes funèbres musulmanes ne s'appuient pas sur des réseaux de solidarité ethnique sur le plan du financement, ou sur le plan de l'approvisionnement ou sur celui du recrutement du personnel. L'émergence des activités indépendantes au sein de certains groupes d'immigration conduit à de maintes interprétations. L'accès au travail indépendant est un moyen de contourner les obstacles à l'insertion sur le marché du travail. Pour d'autres auteurs, il s'agit surtout d'une forme de détournement de la «prolétarisation » et la formation d'une «bourgeoisie ». En effet, la pratique du commerce ethnique de la mort musulmane en France s'inscrit dans une logique individuelle d'autonomie et de mobilité sociale.

Les entrepreneurs de pompes funèbres, ou pour reprendre des termes employés par Max Weber «l'intelligentsia prolétoroides » (1971 : 521) a quitté son pays d'origine pour des causes évoquées plus haut (condition de travail et de vie, menaces...). Ainsi à son arrivée en pays d'immigration, elle est déçue par un marché du travail et une politique de déclassement social et symbolique. Et les mécanismes à produire le déclassement sont multiples. Toutes les structures ou institutions qui déplacent et classent les individus pour distinguer selon un ordre hiérarchique (l'école, administration publique) en fonction de leur mérite réel ou supposé et à travers des procédés de sélection et de tri, font œuvre de déclassement.  

Les entrepreneurs de pompes funèbres musulmanes adoptent le registre de l'intérêt qui ne s'avouent pas et de l'honneur qui se proclame, ils essaient d'instaurer un sentiment d'obligation et de dette réciproque d'un système d'échange sur le mode de don et du contre –don. On peut définir le don, que certains comme Alain Caillé n'hésitent pas à ériger en paradigme pertinent pour comprendre tant les sociétés traditionnelles que modernes- comme «toute prestation de biens ou de services effectuée, sans garantie de retour, en vue de créer, entretenir ou régénérer le lien social. Dans la relation de don, le lien importe plus que le bien. Ou encore, la valeur de lien y a plus d'importance que la valeur d'usage et que la valeur d'échange » (Caillé 1997 : 27 et Godbout 1992). Le don a alors un but, «un intérêt ». L'homme moderne, en effet, se doit tantôt d'agir rationnellement et efficacement en calculant individuellement son intérêt, ses profits, tantôt d'agir en donnant de son temps, de sa personne, pour contribuer à entretenir des relations de solidarités. Les entrepreneurs de pompes funèbres musulmanes sont ainsi calculateurs et non philanthropes, intéressés et désintéressés, invoquant la gratuité de la mort dans une société où tout se paye. Mais comme ils le justifient «on fait payer l'administratif mais pas le défunt » «On n'est pas philanthrope, je suis un opérateur je vends un service ». Les entrepreneurs de pompes funèbres musulmanes se comportent comme des patrons modèles par intérêt bien compris, qui est de se taire, et de ne jamais parler d'argent, quand on «reçoit une famille ». Suivant une autre interprétation plus stratégique, les entrepreneurs attendraient une contrepartie aux efforts fournis, ceci dans la discrétion et la malléabilité au travail avec l'objectif d'être récompensés à terme.

Ces entrepreneurs viennent tous hors du champs religieux et nous pouvons parler de la naissance d'une nouvelle génération en immigration parce que les entrepreneurs des pompes funèbres musulmanes sont des «individus amenés à agir et à réagir de manière semblable en raison de la condition sociale qu'ils partagent en commun ; ces individus engendrés par une condition et engendrent eux-mêmes une riposte à la condition (...) forment une même génération ». (Sayad A : 1994)


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Notes

[1] ) La thèse de Chaib a été publiée et comble un vide de l'historiographie de l'immigration maghrébine de confession musulmane en France. Cette question est peu étudiée même par les spécialistes des rites funéraires comme Louis-Vincent Thomas.

[2] ) Quelques exceptions quand même, dont l'ouvrage de Tarik Ramdan (1994), dans lequel il n'est fait allusion que de manière très rapide à la question du cimetière.
[3] )Notre étude se fonde sur une méthode qualitative et plus précisément sur des entretiens individuels semi-directifs menés auprès d'entrepreneurs de pompes funèbres musulmanes en France. Pour des raisons tenant moins à la méthodologie qu'à l'objet lui même, la majeure partie de notre échantillon fut "repérée" grâce à nos relations personnelles, puis "par ricochet", nous avons pu rencontrer d'autres personnes. Les entretiens portent sur des grands thèmes : le parcours migratoire, la trajectoire professionnelle, les réseaux de sociabilité.
Deux objectifs majeurs ont présidé à la constitution du guide d'entretien : d'une part il s'agissait de laisser le plus possible aux personnes interrogées l'opportunité de s'exprimer librement sur les sujets abordés. Dans ce but, chaque grand thème était présenté sous forme d'une question générale par exemple, " Quelles ont été vos premières motivations pour exercer ce métier ? ". D'autre part, il était nécessaire, pour favoriser une parole idéalement sans contrainte, de privilégier une entrée à petit pas prenant d'emblée en considération la dimension éthique introduite par l'objet lui même c'est à dire l'économie de la mort.
Finalement, notre ambition principale était de favoriser le déroulement de l'entretien sous la forme d'une conversation, dans laquelle d'ailleurs il s'agissait moins d'obtenir de façon exhaustive toutes les informations sollicitées par le guide d'entretien que d'installer une relation propice au récit d'une expérience dont on devait accepter qu'il puisse être ambivalent.
[4] ) Nombreux sont les entrepreneurs et militants aux cotés des élus, des représentants des collectivités locales dans un tracte signé par les membres du collectif Droits et Devoirs à Lyon dont le fondateur est entrepreneur de pompes funèbres musulmanes, à dénoncer le vide juridique et structurel qui demeure un obstacle et oblige le musulman à trouver des réponses souvent inadaptées et coûteuses telles que le rapatriement qui de surcroît ne permet pas bien le deuil des proches. En ce sens, d'autres entrepreneurs militent pour une intégration réelle, c'est –à – dire l'enterrement sur place comme l'exprime un entrepreneur de la région parisienne : «Pour s'intégrer dans un pays donné, il y a la naissance, le pays où l'on nait, l'instruction et l'éducation que l'on acquiert et puis la mort car on s'attache à un pays, on s'enracine sous terre, les racines sont dans la terre, elles ne sont pas au dessus de la terre ». Ainsi d'autres entrepreneurs de pompes funèbres musulmans rejoignent le “ Mouvement des musulmans laïcs de France » opposés à la légitimation du voile. Dans un appel signé et publié par ce mouvement dans le quotidien le Figaro du 12 mai 2003 on peut lire : «Face à la tentative de ceux qui veulent imposer un fondamentalisme musulman et qui souhaite instrumentaliser l'Islam et les musulmans à des fins politiques, notre devoir est de nous mobiliser et d'agir. Nous mobiliser et agir pour défendre une conception moderne de l'Islam en phase avec son époque et les lois et les valeurs de la République, en particulier la laïcité et l'égalité...Nous mobiliser et agir pour défendre, auprès des citoyens de confession musulmane, pratiquant ou non, les valeurs de l'effort et de responsabilité. »

[5] ) Alain Tarrius (1995) aborde les nouvelles formes migratoires en Europe par l'étude des «fourmis », ses «petits migrants » ici, «notables » là-bas, actifs dans les activités commerciales transnationales de produits licites et illicites. Il abandonne dans ses analyses la notion de «Diaspora » et la dimension communautaire, et il met en avant comment l'institution de ses «petits migrants » en nœud de réseaux est bâtie avant tout sur un capital relationnel fortement personnalisé.
[6] Sayad. A. (en collab avec Belbah. M., 1999 : 23) écrit à propos du déclassement ceci : «émigrer, aller chez les autres, c'est s'exposer au déclassement. Une immigration n'est pas une conquête, être chez les autres, c'est rompre une allégeance et devenir faible... L'émigration est toujours un déclassement, que cela soit ressenti comme tel ou que ce soit refoulé, censuré ou sublimé. Il y a là au moins deux manières de composer avec son émigration, manières socialement déterminées par une diversité externe qui va au-delà de l'opposition forte  ‘'travail/étude'' ; il y a toujours un déclassement sous quelque rapport et le déclassement masqué de manière ‘'culturelle'' ou symbolique est sans doute pire que le déclassement qu'on peut dire ‘'matériel''”. Plus loin, à la page suivante, ils ajoutent «...le passage d'une condition sociale à une autre est toujours vécu comme déclassement : un paysan sans terre, aussi pauvre soit-il, dès qu'il rompt avec l'illusion du travail pour lui même, en tant que indépendant, du travail comme occupation sociale... vit sa nouvelle condition de prolétaire, qui n'a que la force de ses bras à vendre... Ce déclassement est une rupture, un reniement...c'est là l'histoire de tous les paysans dépaysannés, rendus «vacants », «mobiles », disponibles pour la prolétarisation. Celle-ci étant impossible sur le lieu localement et nationalement..., il faut aller la chercher ailleurs au prix d'une émigration ‘'extra-nationale'' ».

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