La mort immigrée ou l'âge mûr de l'immigration
Atmane AGGOUN, Université de Picardie (AMIENS)
Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers.
Préactes du colloque d'octobre 2003
L'immigration a toujours été une
donnée constante de la France, et cela pour des raisons liées
à la fois à l'histoire, à la géographie ou
plus tardivement encore à des contraintes économiques et sociales.
La France a reçu des vagues successives de travailleurs migrants de
l'Espagne, la Pologne, le Portugal, des pays de l'Afrique noire, du
Maghreb. Des gens sont venus, poussés par la nécessité pour
subvenir aux besoins de leur famille, qui était dépendante des
mandats des travailleurs immigrés. Ils sont venus à la
demande des industriels français. Pendant longtemps la vie d'un
immigré en France fut considérée comme
«provisoire » (Sayad : 1980). Ainsi, une des
caractéristiques essentielles de l'immigration en France est de
s'être longtemps perçue comme une quasi migration
saisonnière, alors même que l'installation des familles, avec
le regroupement familial, modifiait les conditions du projet initial. Venus
seuls dans la majorité des cas, des hommes ne prévoyaient pas une
installation durable, et moins encore définitive (Zahraoui :
1976) ; d'ailleurs cette modification du projet migratoire est
visible à travers une série d'étapes qui sont souvent
autant de moments d'hésitations sur son propre avenir, du mariage
un été au pays, à la venue de sa femme quelques
années plus tard, puis enfin au moment où le choix de
l'installation ne peut plus être éludé, lors de la
retraite puis de la mort. C'est à partir de cette dernière
qu'on peut décrire la trajectoire de l'immigré. La
première séquence a été celle
d'émigré mandaté par la famille, souvent
d'origine rurale pour réaliser un projet collectif.
L'intérêt de cette communauté rurale est d'ordre
financier. La seconde séquence est celle de l'autonomie des
émigrés ainsi que la prise de distance par rapport
à la communauté d'origine. La troisième est
celle qui complète la seconde c'est la fin de la reproduction de
l'immigration, c'est-à-dire l'arrivée des
familles, puis des enfants au sein de l'immigration. Enfin, il faut
ajouter l'émergence des personnes âgées (hommes et
femmes), (Aggoun : 2001, 2002, 2003) venues de pays différents et
dont on ne peut admettre la présence parce que les motivations de cette
immigration était de travailler quelques années puis retourner au
pays d'origine. La retraite, la mort sont deux nouvelles donnes de
l'immigration, elles résument le cheminement de
l'émigré-immigré. Ce dernier a atteint son
«âge mûr ».
Si la bibliographie sur l'islam en particulier et les
immigrés en général est volumineuse, la mort
immigrée en France tient en quelques pages et reste rare. Après un
dépouillement des différents programmes de recherches
informatiques, nous n'avons trouvé que deux thèses de
Doctorat (Chaib
[1] Y. : 2001 et Petit
A. : 2002) en langue française. Les deux thèses sont
centrées sur le rapatriement des corps respectivement des
maghrébins et des immigrés du Sénégal. On pourrait
s'attendre à ce que les musulmans eux-mêmes, imams ou
responsables des mosquées, aient traité le sujet de
l'inhumation musulmane en terre non-musulmane. Aucun travail ne nous a
été signalé qui fasse autorité sur le plan
européen et/ou français. Nous avons d'ailleurs
constaté que la plupart des ouvrages écrits par des musulmans,
par exemple sur ce sujet de la mort, sont des rappels des règles
islamiques, (Haja Fawzia : 1991) et non des réflexions sur la vie
religieuse en contexte laïc
[2].
Le rapatriement des corps demeure la règle
générale. Cette pratique représente un certain coût,
rendu possible par la force des liens communautaires unissant les migrants
originaires du même «douar » (ensemble de
villages). On se cotisait pour faire face à la dépense. Cette
habitude s'est perpétuée jusqu'à maintenant en
empruntant des formes diverses puisque les familles continuent à cotiser
à des sortes de tontines qui reposent sur l'engagement et le
respect de la parole donnée. Cette participation permet en outre une
reconnaissance de «l'être » maghrébin
dans sa communauté d'origine. Il y a eut à partir des
années cinquante une «forme de
«politisation » des collectes puisque les mouvements
nationalistes investirent ce système de solidarité villageoise.
Ce système a dominé au cours des années qui suivirent
l'Indépendance puisque ce fut l'Amicale des Algériens
en Europe qui assura ce service ainsi que des associations
«culturelles » liées aux mosquées en
immigration. Depuis le début des années 90, on constate
l'émergence d'entreprises ethniques de la mort. En effet,
après les boucheries «halal », les
épiceries et les entreprises de textiles, le temps est venu de
s'occuper de la mort de l'émigré-immigré. Ainsi
la question se pose, peut-on faire du profit sur la mort de son prochain ou de
son compatriote en situation d'immigration ? Cette entreprise
implique le passage d'une économie sacrée de la mort
musulmane à une économie profane de cette mort, où
l'éthique du juste prix des funérailles est un
tâtonnement socio-économique entre une offre et une demande.
Il faut s'interroger sur le fait ethnique dans la
constitution des commerces maghrébins, et notamment sur
l'intégration économique. Peut-on considérer le fait
de faire du commerce des funérailles des personnes de sa propre
communauté comme une enclave commerciale d'intégration des
migrants sur le marché du travail ? La mort immigrée
constitue-t-elle une enclave ethnique pour une population
musulmane ?
L'émergence d'une économie de pompes
funèbres islamiques est soumise à la morale économique de
la religion musulmane. Le fait de s'enrichir sur le malheur des siens
prouve une émancipation face à l'obstacle ethnique et une
séparation entre les intérêts économiques et les
intérêts moraux.
A partir de matériaux recueillis chez les entrepreneurs
des pompes funèbres musulmanes
[3], cette
communication se propose de montrer comment l'ambivalence du rapport
à l'éthique et l'ethnique (argent –mort) se
négocie ? Qui sont ces entrepreneurs ? Comment justifient-ils
leurs pratiques ?
I Vers un capitalisme funéraire dans
l'immigration maghrébine
L'évolution de la législation dans le
domaine funéraire illustre la tendance actuelle des pouvoirs publics
à se décharger au profit de secteur privé de certaines
missions de services publics qu'ils assuraient traditionnellement
(Trompette P. ; Boissin O. : 2000). En effet, la loi dite Sueur
n° «93-23 du 8 janvier 1993 » modifiant le titre IV
du livre III du code des communes est relative à la législation
dans le domaine funéraire, et réforme profondément le
régime légal des pompes funèbres établi par la loi
du 28 décembre 1904, codifié aux articles L 362- 1S du code des
communes, en mettant fin au monopole communal en matière de pompes
funèbres. La loi de 1904 attribuait aux communes le monopole de service
extérieur des pompes funèbres, à l'exclusion du
service intérieur, droit exclusif des églises, et du service libre
exercé par la famille du défunt. Ce monopole exclusif, mais
facultatif permettait aux communes d'assurer directement sous forme de
régies municipales ou indirectement et par délégation,
c'est-à-dire par l'intermédiaire d'entreprises
concessionnaires, le service des pompes funèbres. Les communes ne
souhaitant pas exercer leur monopole laissaient cette activité à
des entreprises privées qui pouvaient intervenir sur le territoire de la
commune en toute liberté.
Le système ainsi mis en place reçut de vives
critiques : absences de transparence et faiblesse des contrôles
exercés par les collectivités locales, tarifs dispersés,
manque d'information pour les familles... Devant l'inertie des
communes, des dérogations au principe d'exclusivité du
monopole communal ont été apportées. Ainsi selon la loi du
9 janvier 1986, quand la commune de mise en bière est différente
de la commune d'inhumation ou de crémation ou de celle du domicile
du défunt, les familles peuvent s'adresser au service
organisé, la régie ou l'entreprise concessionnaire, ou en
absence d'organisation du service extérieur des pompes
funèbres, à toute entreprise privée de l'une de ces
trois communes. Cette technique fut cependant contestée à cause du
manque de contrôle de la compétence et de la moralité des
professionnels concernés, aussi la loi du 8 janvier 1993 est venue pour
réformer le régime des pompes funèbres afin
d'améliorer le service public tant sur le plan de la qualité
que sur le plan de la moralité des prestations, dans un souci de
protection des familles. Dans ce but, le législateur, d'une part
pose et détermine le principe d'un abandon du monopole communal en
matière des pompes funèbres, d'autre part jette des bases
d'un nouvel ordre réglementaire dans le domaine funéraire.
Par conséquent, le maire perd une grande partie de ces compétences
communales en la matière.
Légalisant une situation de fait, la loi de 8 janvier
1993 consacre ainsi l'ouverture du service extérieur des pompes
funèbres à l'initiative privée et à la
concurrence. Dorénavant, les régies, entreprises et associations
sont habilitées à exercer en tant que personne privée ou
morale des prestations de service extérieur des pompes funèbres.
La loi de janvier 1993 ne fait pas que défaire le monopole, elle
s'emploie à définir un espace économique qui
corresponde aux conditions du libre jeu de l'offre et de la demande. Au
lendemain de cette ouverture officielle du marché libre quelques petits
indépendants font alliance sur le mode de la franchise (Roc-Eclerc), du
réseau (le choix funéraire), ou de la fédération
(Funéris, Vœu funéraire). Les entrepreneurs immigrés
avec d'autres «petits nouveaux » se lancent aussi
dans la bataille, et sèment la confusion, jusqu'à lors
demeurés à la périphérie du marché, ces
petits commerçants complètent leur activité de base
(marbre, fleur, transport..) avec les pompes funèbres.
Un des traits caractéristiques de toutes les
immigrations est la constitution de secteurs économiques et
professionnels dans lesquels un groupe exerce un quasi monopole. Il s'agit
de ce que la sociologie américaine appelle l'ethnic-business qui
peut désigner à la fois des activités légales de
commerce et d'artisanat et des activités plus officieuses. Les
relations entre les commerçants maghrébins et leurs compatriotes
revêtent des formes commerciales variées. L'une des
caractéristiques principales de ces commerces est leur rôle
d'économie «ethnicisée » (Emmanuel Ma
Mung : 1992). Les stratégies des entrepreneurs maghrébins ne
reflètent pas le caractère effectif des ressources sociales,
culturelles et économiques de la communauté. Après les
boucheries islamiques, les épiceries et le secteur textile, il restait
à s'occuper de la mort réelle de l'immigré.
Avec la mort de son prochain, le business plie au code culturel de la
communauté. Pour cela, la création récente des pompes
funèbres musulmanes avec l'ouverture du marché de ce secteur
a été l'occasion de la désocialisation de la mort
dans l'Islam. En effet, ces sociétés privées ouvrent
le débat sur le coût des funérailles et le capitalisme
thanatique dans la communauté musulmane en immigration. Peut-on faire du
profit sur la mort de son prochain dans une société musulmane ou
bien en situation d'immigration ? Ces entreprises impliquent un
passage d'une économie sacrée de la mort musulmane à
une économie profane de cette dernière où
l'éthique religieuse du «prix » des
funérailles est un tâtonnement socio-économétrique
entre une offre et une demande. En effet, il faut s'interroger sur le fait
ethnique dans la constitution des commerces maghrébins, et notamment sur
la question du mode d'intégration économique à
travers la notion d'enclave ethnique. La réussite économique
de la plupart des autres activités des commerçants
maghrébins a eu pour résultat un processus d'acculturation
rapide. La réussite de l'enclave ethnique dans le secteur de la
«viande halal » est le secteur original du commerce
maghrébin en France. (Kepel G. 1987 : 356-360) Ce
phénomène s'explique par le fait que l'intention
initiale est de satisfaire les préceptes alimentaires spécifiques
de la communauté islamique de France.
L'émergence d'une économie de pompes
funèbres islamiques est soumise à une morale économique de
la religion musulmane. Max Weber, dans son étude de
«l'éthique des grandes religions mondiales »
a laissé d'innombrables notes sur l'éthique dans
l'Islam dans une approche comparative : «le
caractère propre de la rationalité occidentale est la
calculabilité, ou plus généralement, la
prévisibilité : les pratiques qu'elle informe, ainsi
que les structures et institutions que ces pratiques sécrètent
sont telles qu'elles peuvent être exactement anticipées.
C'est selon cette norme, par conséquent, que l'Islam est
jugé, qu'il s'agisse de son éthique, aussi bien des
formes de domination politique ou de régulation juridique qu'il a
favorisées : norme relative, répétons-le une fois
encore, à la question centrale qui oriente son intérêt pour
les civilisations non occidentales, et en fixe les limites. »
(Collit-Thelene C. 1990 : 11-12).
En effet, la nouvelle organisation administrative des
funérailles en France rend possible la création de pompes
funèbres. En effet, chaque municipalité peut concéder le
monopole des pompes funèbres à une seule société ou
bien laisser le marché libre. Le créneau des pompes
funèbres musulmanes est trop spécialisé et
réductionniste dans la qualification du défunt. Malgré
l'étroitesse de ce marché funéraire musulman du
funéraire toutes les tentatives ne sont pas vouées à
l'échec. Beaucoup de maghrébins ont essayé de
créer un tel projet. Les réticences morales et les
difficultés matérielles sont des révélateurs de
l'état âme de l'intégration économique
des immigrés d'origine maghrébine. Le scrupule ou le cynisme
est la preuve d'un «inconscient collectif » qui
détermine la conduite morale à tenir au sein d'une enclave
ethnique.
Les tergiversations à constituer une entreprise
liée à la mort posent la question de l'individualisme
économique et l'économie du sacré dans
l'immigration. La prévisibilité de la mort dans le projet de
migration et la calculabilité d'une probabilité était
au départ inexistantes. Le mythe du retour justifiait l'absence de
cette rationalité. Depuis, l'enclenchement du processus
d'intégration, la probabilité de la mort immigrée
s'est accrue ; sans pour autant constater une multiplication de
projets d'entreprises dans ce secteur par rapport au foisonnement des
boucheries islamiques.
La conduite économique des entreprises
maghrébines en France est-elle en rupture avec la rationalité
économique ? En effet, l'ethnic-business arabe est une riche
enclave commerçante cantonnée dans le secteur du textile et des
équipements ménagers. Les services fortement marqués par la
religion sont aussi exploités mais toujours sous l'égide
d'un consentement tacite ou explicite d'une représentation
religieuse (personne morale ou physique). La mort immigrée fait partie
des interdits religieux et de la superstition migratoire.
D'une part, l'environnement
«impie » oblige les musulmans à une
solidarité et non à un individualisme économique... Les
bars et les commerces maghrébins sont des lieux privilégiés
de la collecte de la somme pour le rapatriement du corps. D'autre part,
dans le projet de migration, le départ du futur immigré ressemble
en tout point au départ du mort... Mort et migration ont la même
face de l'absence. Déjà quelques jours auparavant on assiste
dans son entourage aux mêmes préparatifs que pour
l'enterrement prochain d'un moribond. Dans la sollicitation de tous
les membres de la famille proches et éloignés, l'attention
est portée sur le partant qui de son coté sollicite la
bénédiction des parents et demande pardon à tous ceux
qu'il aurait pu offenser.
Tout appareil ou organisation d'enterrement dans le
monde arabo - musulman est une activité gratuite prise en charge par les
municipalités ou par la caisse des villages. Ce n'est pas une
activité lucrative dans le sens d'une rémunération du
service rendu. La peur et les sentiments de la mort ont fait place à la
qualité d'un service funéraire. Enterrer proprement un
défunt pour une famille est une synchronisation d'un faste et des
égards qu'on doit à la mémoire du disparu... En
situation d'immigration, c'est le luxe du rapatriement de la
dépouille mortelle vers une terre d'Islam c'est pourquoi on
fait appel à une société privée de pompes
funèbres musulmanes pour toutes les questions d'intendances
administratives et matérielles.
Le caractère des rapports purement commerciaux dans une
économie de mort immigrée d'origine musulmane est rationnel
du point de vue économique et irrationnel du point de vue éthique.
L'économie de la mort est une rationalisation économique
contre l'éthique religieuse, contre «le système
éthique garanti par le tabou », interdits alimentaires,
interdiction de travailler certains jours
«néfastes », prohibition du mariage à
l'intérieur de certains groupes. Théoriquement, selon Max
Weber, les prescriptions du tabou auraient presque pu rendre le capitalisme
impossible. C'est une entreprise sans âme profitant du denier du
culte des morts. Le retour post mortem des dépouilles mortelles vers le
pays d'origine est une question vitale pour la poursuite du projet
migratoire, et institue un «péage obligatoire »
sous l'artifice de la question ethnique. La solidarité et les
collectes spontanées de la somme nécessaire pour le transfert
priment sur l'affairisme tout azimut des entrepreneurs ethniques.
Dans la mort de l'immigré, le rapatriement de la
dépouille mortelle est une affaire commerciale et un indice de
l'intégration des immigrés à la société
française. L'inhumation sur place est l'établissement
définitif du cycle migratoire. Le fait de s'enrichir sur le
«malheur des siens » prouve une émancipation face
à l'obstacle ethnique et une séparation entre les
intérêts économiques et les intérêts moraux et
spirituels.
La bourgeoisie maghrébine en immigration est
constituée par des petits commerçants de détaillants, des
maisons de pompes funèbres qui ne travaillent que pour les
maghrébins (et les reconvertis) et sont établies dans des
quartiers de couleur : le quartier de Barbès, celui de la gare du
Nord au centre de Paris, Aubervilliers en Seine-Saint-Denis, rue de Marseille ou
place du pont à Lyon, et au centre de la France à Orléans
...
Il existe une vingtaine d'entreprises de pompes
funèbres musulmanes en France, installées principalement dans des
grandes villes. Ces entreprises puisent dans le vocabulaire du Coran leurs noms
commerciaux. Ils sont attirants et connus par tous les musulmans, ce sont des
termes du langage courant, quotidien de la culture musulmane : Al-Adjel (le
moment est venu), El-Ouma (la communauté des croyants), Amana (la
croyance), El-Mizan (la balance, le jugement dernier ), Essallam (la paix),
Nahdj-El-Istikbal (la voix et la rencontre avec son Dieu), El-Djena (le
Paradis), Rahma (la paix), Al-miaraj (l'Ascenssion vers Dieu)...
Toutes ces entreprises proposent des services divers :
l'organisation des obsèques (formalités administratives
auprès de la mairie, l'hôpital, la police, le consulat du
pays d'origine en France, la préfecture, achat de concession en
carrée musulman dans des cimetières communaux,) la fourniture du
cercueil musulman, du linceul, des plaques et accessoires funéraires, la
mobilisation de toiletteurs et toiletteuses musulman(e)s, et des personnes aptes
à conduire la prière sur le défunt et la veillée
funèbre (lecture du Coran) ainsi que l'obtention d'une
réservation du billet aller et retour de l'accompagnateur du
défunt lorsqu'il y a un rapatriement.
Pratiquement, tous les entrepreneurs sont membres
d'associations culturelles ou sociales, militants d'un islam dit
«laïque »
[4]. Ainsi
leurs carnets d'adresse est bien rempli (réseaux associatifs,
cercles d'amis intellectuels des deux rives, responsables de
mosquées, consulats, maires, et d'autres commerces surtout les
hôtels, les bars des membres de la communauté musulmane). Ce sont
des «courroies de transmission » pour la publicité
qui se passe de bouche à oreille. Au sein de cette économie, la
publicité s'organise, s'effectue à partir d'un
point d'ancrage : celui du réseau
diasporique
[5], bien intégré en
France. D'ailleurs, la majorité des entreprises domicilie des
associations à caractère religieux.
II Les entrepreneurs des pompes funèbres
musulmanes : Qui sont-ils ?
A coté des figures classiques de l'immigration,
(Sayad A. : 1977) observées par de nombreux sociologues, de
nouvelles figures de l'immigré apparaissent. On sait que
l'immigration temporaire a cédé à l'immigration
de peuplement, d'installation, qui s'enracine dans le pays
d'accueil. Parmi ces nouvelles figures, celles des migrants intellectuels,
scientifiques maghrébins a commencé à apparaître de
manière importante dans le milieu des années 80, à la suite
de conditions de vie économiques et sociales de plus en plus difficiles
dans les pays d'origine. Dans le même temps
l'internationalisation de la science et l'apparition d'un
marché mondial de compétences incitent un nombre croissant
d'intellectuels maghrébins et surtout algériens à
émigrer vers des pays plus riches et offrant des moyens de travail plus
importants. Ce phénomène est préoccupant pour les pays qui
perdent ainsi leurs éléments les plus dynamiques, même
s'il ne s'agit pas d'une hémorragie comparable à
celles de certains pays. Les premiers départs avaient été
constitués par des étudiants, boursiers dans le cadre des accords
de coopération entre les pays du Maghreb et la France, ou non boursiers,
accueillis par des réseaux familiaux ou amicaux de solidarité ou
par des enseignants venus compléter leur formation à la faveur
d'échanges interuniversitaires.
Or depuis les années 80, ces départs sont en
grande partie constitués d'intellectuels confirmés :
journalistes, hommes de théâtre, techniciens scientifiques... qui
ont fuit le terrorisme, ainsi que les conditions de vie et de travail de plus en
plus insoutenables. Fait nouveau, ce flux de migrants maghrébins est
constitué de migrants hautement qualifiées. Diverses professions
du tertiaire sont concernées : des médecins, des
ingénieurs, des avocats, des enseignants, des chercheurs, des cadres
supérieurs... Ces personnes sont disséminées à
travers les différentes régions de France et ont une grande
mobilité géographique et professionnelle. Quelques exemples
permettront de donner une vue plus concrète du parcours de ces nouveaux
immigrés caractérisés par leur haute qualification.
Badis (45 ans) était comédien et
scénariste algérien. Ayant reçu des menaces de mort ,
il s'est réfugié tout d'abord dans l'un des pays
limitrophes d'Algérie puis après une tentative
d'insertion plutôt difficile, il arrive en France grâce
à des réseaux amicaux. Issu d'une famille
d'intellectuels (de père producteur de théâtre et de
mère comédienne dans une radio pendant les années 50), le
fils suivra naturellement le chemin tracé et créera une troupe
théâtrale à la fin des années 70 et commencera
à côtoyer des artistes, dont le groupe DEBZA dirigé par
l'écrivain Kateb Yacine, avec qui il collaborera. Il travaille en
même temps à la chaîne «une »
arabophone comme animateur d'une émission et invite Yacine et
Mustapha Kateb. Mais cela ne durera pas, et viendra le temps de la disette de
la décennie 80-90. Arrivé un temps où les artistes ne
pouvaient plus respirer, il ne pouvait plus créer ou se perfectionner et
comme il le dit «il n'y avait pas d'ambiance de travail
et la liberté nécessaire au corps et à
l'esprit ». Et c'est cet esprit d'art sans
frontière qui le poussera à chercher ailleurs le cadre
nécessaire à son travail. En 1994, il quitte
l'Algérie et travaille en France dans la continuité de ce
qu'il est en Algérie. Pour ce faire, il se rapproche du centre
culturel algérien et des différents cercles d'artistes. Mais
l'argent faisant défaut, Badis sera amené à songer
à sa «survivance ». Pour cela, il
crée une entreprise de pompes funèbres musulmanes. Un
créneau commercial qui lui donne l'aisance financière de
vivre honorablement et de poursuivre son parcours d'artiste. Il
intègre une équipe de Radio Soleil où il anime une
émission hebdomadaire sur l'Algérie et crée Zoom
2000, une jeune association culturelle qui s'occupe des familles
algériennes dans le besoin.
Nadir (34 ans) était un agent de publicité en
Algérie, après l'obtention d'une licence en
communication à l'université d'Alger.
Parallèlement à son travail il est inscrit en première
année de magistère à la faculté. Il a assisté
à la dégradation de ses conditions de vie et de travail et plus
largement à celle de la situation générale dans le pays.
Arrivé en France au début des années 90, il est inscrit en
3
eme cycle à Paris 8...
Ben Abbas (51 ans) était un ingénieur dans le
sud algérien et dirigeait un important service de pétrochimie
pendant cinq ans. Il a quitté l'Algérie à la suite
d'attentats perpétrés contre ses confrères en 1993.
Originaire de l'est algérien, marié avec trois enfants, il
s'exprime parfaitement en français. Dés son arrivée
en France, il s'occupe des familles dans le besoin, dans le cadre
d'une association culturelle. Il dit «avoir plus de 40 ans en
France et être algérien ; vous imaginez... il faut bien
nourrir sa famille. » Il est doté d'une double culture
en arabe et en français. Il a traduit «pompes
funèbres » en arabe et accorde des entretiens à
des journalistes. Après avoir rencontré des problèmes
d'équivalence de diplôme et de chômage, et
travaillé comme vendeur, ici et là, il décide de
créer cette entreprise de pompes funèbres musulmanes. Il inscrit
son entreprise dans la durée et la pérennité et insiste
même, sur le fait qu'il fait travailler ces enfants pour leurs
transmettre ce métier.
En une dizaine année, les sociétés
maghrébines ont connu de profonds bouleversements qui n'ont pas
seulement affecté les structures sociales, économiques et
politiques, mais aussi les pratiques individuelles, les codes de moralité
et les imaginaires sociaux. L'effondrement des autoritarismes
postcoloniaux, la libéralisation des espaces publics, mais aussi
l'enlisement des processus de démocratisation et la
généralisation de la violence, ont indéniablement
contribué à transformer les représentations du pouvoir et
de l'accumulation légitime jusque-là en vigueur. La crise
généralisée de l'Etat et de l'administration,
la mise en œuvre des plans d'ajustement structurel et
l'informalisation croissante des économies, l'effondrement
des systèmes scolaires et l'explosion du chômage, le
développement des conflits armés, la compétition pour
l'appropriation des ressources, mais aussi la circulation
accélérée des individus et des marchandises dans un
contexte de globalisation culturelle, sont autant de facteurs qui ont
dévalué l'image de certaines figures sociales du pouvoir et
de la réussite, en particulier celle du fonctionnaire, ou de
l'enseignant qui occupait une place centrale dans les imaginaires
populaires du succès. La figure de l'intellectuel
diplômé, a vu sa valeur sociale se dégrader à mesure
que se fermaient les opportunités d'embauche dans la fonction
publique et que s'aggravait la crises des filières universitaires.
Jusque dans les années 1980, en effet, le recrutement automatique des
nouveaux diplômés dans les rangs de l'administration
conférait aux détenteurs de capital culturel une position sociale
privilégiée et enviée.
Comme on le voit, contrairement aux premières vagues de
migrants, souvent analphabètes et ne disposant que de leur force de
travail physique, les nouvelles vagues migratoires ont d'autres
caractéristiques. Ce sont des personnes d'origine urbaine,
détentrices de capitaux scolaires et culturels importants, ayant du
abandonner une activité professionnelle intellectuelle et scientifique. A
ces personnes ayant subi des conditions de travail difficiles et/ou des menaces
de mort, s'ajoutent des maghrébins ayant choisi, à
l'issue de leurs études en France et au regard des
événement prévalant dans leurs pays, de rester en France et
de s'y installer pour une période durable.
On peut affirmer qu'il s'agit d'une nouvelle
génération de chefs d'entreprise dynamiques qui se
différencie de la classe traditionnelle d'entrepreneurs par au
moins trois aspects : celui de la formation et de la façon
d'accéder à l'activité de chef
d'entreprise, celui de son «esprit
d'entreprise » et celui de son identité sociale. Les
attributs du nouvel entrepreneur des pompes funèbres musulmanes en France
sont les suivants : un parcours plus professionnel que patrimonial, un
esprit d'entreprise dont manquait les autres entrepreneurs immigrés
dans d'autres activités, une conception plus pragmatique de
l'entreprise et moins idéologique ou paternaliste, une
identité sociale autonome et cosmopolite.
La formation d'un nouveau type de chef
d'entreprise peut se concevoir d'un point de vue libéral
comme le chemin parcouru par quelques individus qui, sans compter sur
d'abondantes ressources, se forment eux-mêmes sur un marché
libre et réussissent dans leurs projets. D'après cette
approche, dans une société où se dégagent des
opportunités, s'épanouissent les self made man, tout un
chacun peut, s'il se le propose, partir de zéro et faire fortune.
D'un autre point de vue, celui de la théorie de la reproduction,
l'accès au pouvoir économique est réservé aux
membres d'une classe traditionnelle, ceux qui, en prenant la relève
de l'entreprise familiale, développent de nouvelles
stratégies en réponse aux nouvelles conditions du marché
(ce type d'approche est notamment développée par P.
Bourdieu, J-C. Passeron et L. Boltansky). Les données disponibles sur les
entrepreneurs des pompes funèbres musulmanes nous insistent à
repousser ces deux approches et à penser plutôt à une
catégorie de chefs d'entreprise professionnels issue d'une
classe moyenne. Les carrières des nouveaux chefs d'entreprise ne
s'expliquent ni en termes de ce que l'on entend habituellement par
self made man, ni comme une simple reproduction de la bourgeoisie
traditionnelle.
Pour situer le contexte dans lequel se développe ce
segment des chefs d'entreprise, rappelons que les conditions
structurelles ont obligés les membres de la classe moyenne à
réorienter leurs carrières. Les politiques de recrutement et du
marché de l'emploi en France ont réduit les
opportunités qui s'ouvraient traditionnellement à la classe
moyenne (carrière académique, enseignement, fonction publique...).
Les diplômés des universités, les artistes qui
s'orientent pour la plupart vers un emploi dans le secteur public ont du
chercher d'autres débouchés. Aux obstacles rencontrés
sur le marché du travail.
En effet, le niveau de scolarité suggère aussi
un parcours plus professionnel que patrimonial. Dans le secteur de la mort, le
niveau de scolarité des chefs d'entreprise est supérieur
à celui du reste des autres commerces (textiles, boutiques exotiques,
bars - restaurants et hôtels...). Cette tendance est confirmée dans
nos entretiens avec les chefs d'entreprise auxquels on a posé la
question : Comment devient-on chef d'entreprise ? Les parcours
professionnels démontrent que la plupart des interrogés sont des
cadres de haut niveau ou des membres de professions libérales qui ont
pris à un moment donné la décision de créer ou
d'acheter une entreprise.
Pour ce qui est de leur origine professionnelle, on remarque
l'importance des professions d'universitaire, des ingénieurs
civil et d'industries ou des comptables. Ces cursus se
caractérisent par une vision du monde fondée sur
l'idée de la gestion technique de situations complexes.
L'étudiant ou l'universitaire définit toutes les
situations selon des variables qui doivent être résolues pour
obtenir un résultat. Ce sont ces compétences qu'il utilisera
plus tard en tant que chef d'entreprise pour gérer des situations
incertaines qui lui confèrent l'assurance nécessaire pour
prendre des décisions stratégiques.
Ces chefs d'entreprises possèdent un capital
social (auprès d'associations, des consulats, des mosquées,
on les appelle même «Sidi » (grandes personnes dans
leurs quartiers), ils rendent service, ils sont à l'écoute
et investissent tout le mouvement social immigré...). Ce capital social
leur facilite l'accès à l'information et leur permet
de faire de la publicité pour leur entreprise... Par conséquent,
l'origine sociale des chefs d'entreprise de pompes funèbres
musulmanes permet de comprendre comment s'obtiennent les moyens de mener
à bien ce projet et de repousser l'idée du self made man.
Outre les caractéristiques objectives mentionnées, ce secteur
à parfaitement conscience de faire partie d'une
génération de transition, plus professionnelle, plus
tournée vers le marché et par la suite, plus
compétitive.
Ainsi la capacité à entreprendre est cette
qualité des individus capables de fournir des services nouveaux. Il
s'agit d'une compétence qui adopte divers contenus selon les
défis conjoncturels propres à chaque économie. On a
l'habitude d'opposer la compétence technique à une
orientation plus commerciale. On reconnaît pourtant que dans
l'esprit d'entreprise sont mêlées les qualités
mercantiles, la formation technique et l'habilité administrative.
Lorsqu'ils expliquent les raisons de leur succès, les entrepreneurs
interrogés présentent une liste des qualités que doit
avoir, à leur avis, le chef d'entreprise contemporain. Les
qualités les plus fréquentes sont les suivantes :
«le désir de faire des choses nouvelles... de
créer », «savoir saisir une opportunité et
saisir l'occasion... et surtout ne pas laisser passer le
train.. ».
Il est frappant de voir à quel point la dimension
pionnière du chef d'entreprise, le coup de chance, le fait
d'avoir découvert un bon filon, et d'avoir su partir à
l'aventure, sont des expressions courantes chez ces chefs
d'entreprises des pompes funèbres musulmanes. Le nouvel
entrepreneur attribue son succès à ces facteurs, à cette
capacité de ne pas laisser passer une occasion, de démarrer un
projet que d'autres considèrent comme
«tabou ». Les qualités les plus valorisées
seraient donc composées, d'une part de certains attributs
individuels comme l'imagination, la créativité,
l'aptitude à démarrer des projets et à en assumer les
risques et d'autre part, de qualités qui peuvent
s'acquérir comme par exemple, une meilleure connaissance des
besoins et des tendances du marché. De là on peut déduire,
en guise d'hypothèse à vérifier, que ce type de chefs
d'entreprises a des compétences plus mercantiles
qu'administratives.
Intellectuels isolés,
«déclassés »
[6]
ou marginalisés, ceux qui arrivent en France ou ceux qui décident
d'y rester après leur études rejoignent le flot de ceux qui
avaient envisagé l'émigration comme solution incontournable
à l'amélioration de leur situation matérielle,
culturelle et morale. Ils amènent avec eux des pans entiers de savoirs.
En quête de reconnaissance, ils cherchent la possibilité de mettre
leurs connaissances à la disposition d'équipes et d'un
cadre collectif dont ils ont été longtemps privés. Il vont
bientôt être confrontés aux difficultés de
l'insertion et aux dures lois du marché du travail. Par rapport aux
années 80, le marché du travail et des structures de
l'emploi en France a considérablement changé.
Aujourd'hui, les contraintes liées au marché du travail sont
de plus en plus pesantes. La perspective d'obtenir un emploi stable
devient de plus en plus hypothétique. Ces nouveaux migrants
possèdent de hautes qualifications mais sont limités dans le
marché du travail. De ce fait, soit ils s'orientent vers des
emplois précaires tels des «petits contrats », des
emplois intérimaires, soit ils vont grossirent les rangs de
l'immigration et du travail clandestin. «Etant donné la
crise actuelle du monde du travail et de ses organisations, le chômage, la
précarité de l'emploi, la bureaucratie des organisations
politiques, l'enjeu est peut-être d'inventer... de nouveaux
lieux intermédiaires permettant aux enfants d'immigrés, et
aux autres, d'avoir des raisons d'espérer ».
(Noiriel G. 1988 : 356)
La notion de «lieux
intermédiaires » exprime bien le rôle que les
communautés sont appelées à jouer dans
l'intégration. Informelles ou organisées, ces
communautés visent d'abord à répondre à des
besoins conviviaux, éducatifs, culturels, sociaux, religieux,
identitaires de leurs membres. Certaines plus que d'autres veulent rester
à part et peuvent être tentés de se constituer en enclaves
réclamant un statut particulier. L'immense majorité des
communautés existant, y compris chez les migrants musulmans, aident leurs
membres, non seulement à vivre, mais aussi à découvrir
qu'ils sont également membres d'une société
globale à l'égard de laquelle ils ont des droits et des
obligations. Elles (les pompes funèbres musulmanes) jouent vraiment un
rôle de «lieux intermédiaires ».
III Négocier la norme
sociale
Par norme, nous n'entendons pas seulement la norme
juridique, mais, d'une façon bien large, l'ensemble des
modèles pour l'action s'exprimant à l'aide
d'un devoir – être justifié en des termes
généraux. Dans ce contexte, la norme juridique n'est
qu'une norme parmi d'autres. L'interaction entre des
systèmes normatifs différents et la pratique sont articulés
à partir des dires des entrepreneurs des pompes funèbres
musulmanes, et porte sur le rapport à la norme islamique. En effet
l'anthropologie classique considère la relation
d'obédience à la norme comme quasi absolue (Hoebel
E-A. : 1954). La norme, telle qu'elle était conçue,
était aussi bien ce qu'à présent nous nommerons une
norme religieuse, éthique, morale... Elle soumettait tout à la
fois l'homme à Dieu et à la communauté. La
réserve individuelle, la manipulation, la prévalante de choix
personnels comme les incertitudes de l'interprétation
n'étaient pas prise en compte. Pourtant, Malinowski B. : 1933)
s'était attaché à montrer que la soumission à
la norme était aléatoire, dépendante des cas de figure et
de la mise en jeu d'intérêts personnels, de sorte que
l'obédience n'allait jamais de soi. Ces situations sont
aujourd'hui l'objet reconnue de l'anthropologie juridique.
(Rouland N. : 1988). Les références personnelles passent pour
s'effacer devant la morale collective. L'individualisme en tant que
«souci- de soi » et autonomie ne paraît pas ainsi
étranger à l'être social qui se caractériserait
par la soumission à la force de la norme. Ici, la norme sera
appréhender à travers la façon dont est imaginée la
relation à la norme chez les entrepreneurs immigrés,
principalement, en ce qui concerne le fait d'avoir un intérêt
commercial sur la mort de son prochain.
La norme est ce qui est prescrit pour obliger. En islam, cette
norme est donnée comme sacrée, puisqu'elle est la parole du
Créateur, créatrice du droit. Là se situe le fondement de
la norme. Qarâfi, dans ses «fusul » (cités
par Yadh Ben Achour : 1992) définit la norme shariaïque comme
suit : «C'est la parole de Dieu, préexistante
relativement aux actes des obligés, à titre impératif ou
permissif ». Cette norme est soit directement
révélée par le Coran, parole incréée et donc
intemporelle de Dieu, soit posée par la Sunnah (paroles ou actions du
prophète) soit tirée des écritures par Consensus
(Ijma') selon des principes de méthodes variables et
conformément aux ultimités du Shar', c'est –
à – dire à ses fins dernières (le respect des
Maqasid) ou ses causes premières. Si les théologiens des sources
du droit (Usulistes) ne sont d'accord ni sur les sources de la
normativité (Ibn Hazm réfutera l'Ijma'), ni sur les
principes de méthode (les Schafiites nieront l'istihsan et
l'istislah – le premier est la prise en considération de
l'équité, le second est la prise en considération de
ce qui est convenable du point de vue de l'intérêt
général).
L'homogénéité de la norme ne fait
pas de doute. Elle est comprise à la fois comme norme de croyance (ce
qu'il faut croire : «on est souple avec l'argent,
on s'adapte à chaque situation, et on demande jamais l'argent
par avance, ça reste comme même un tabou dans la
mort. »), de soumission symbolique par son corps (ce qu'il faut
faire, dire, comme acte de foi), de moralité (le bien penser et le bel
agir : «Je prends de l'argent sur les démarches
administratives mais pas sur le défunt ainsi je ne facture pas la
veillée funèbre et c'est moi-même qui mobilise les
religieux de la mosquée pour réciter le Coran toute la
nuit » ), de comportement extérieur
«civil » (l'agir civil ou politique, conforme
à la loi «Je facture les démarches qui ne concernent
pas le défunt. Le paradoxe c'est de prendre de l'argent sur
le lavage du corps. On ne fait d'argent, on vit, ce que je facture ce
n'est pas le soutien psychologique, c'est administratif : les
taxes de la ville, le transitaire, la campagne aérienne, les
formalités douanières, ce que je gagne c'est mon essence et
mes charges patronales, je couvre les frais de fonctionnement, le cercueil je
l'achète »). L'homogénéité de
la norme n'empêche pas une certaine séparabilité. Tout
d'abord, celle de la croyance et des dogmes, ensuite, celle des
Akhlâq (éthique), de l'Ibâdât (culte) et des
Mu'âmalat (commerce juridique), comportement à
l'occasion différenciés (mais simplement à titre
didactique). Cette séparabilité doit être cependant tenue
pour très relative. Car les normes sont unifiés par leurs fins,
par leurs sources, leur philosophie, leur méthodologie et souvent par
leur caractère, leur contenu et leur sanction. C'est par le respect
scrupuleux de cette normativité que le musulman espère gagner la
félicité éternelle, c'est-à-dire en
s'obligeant à croire et à en témoigner, à
prier, jeûner, à aller une fois au pèlerinage dans la mesure
du possible, à bien agir dans l'ordre de l'éthique et
du politique. Le manquement à l'impérativité du
devoir moral sera sanctionné, sur terre par le déshonneur et dans
l'au-delà par l'enfer.
La conception que l'on se fait assez souvent du droit
musulman est assez caricaturale car dans ce droit (Sharia), morale sociale et
morale personnelle seraient confondues. Or, il n'en est rien.
D'abord, ainsi que l'a indiqué Geertz C. (1992) dans les
sociétés complexes, soumises à de plusieurs
références, l'Islam comme idiome culturel de l'ordre
tend à s'idéologiser, donc à s'éloigner
de la réglementation efficace des choses pour ne parler que du monde en
général et de la spiritualité. Ensuite, les domaines
confondus (droit, morale sociale, morale personnelle) n'existent pas.
L'entrepreneur des pompes funèbres musulmanes vit en situation de
pluralisme, entre le droit de son pays d'origine dont il est toujours
ressortissant, les stipulations non entrées dans le droit positif du
droit musulman classique et le droit français. A cela s'ajoutent
les distinctions, faites du point de vue individuel, entre les prescriptions
qu'il importe de suivre, celles que l'on peut négliger
visiblement et celles que l'on doit feindre de respecter. Il semble que
ces entrepreneurs soumis à des prescriptions nombreuses, contradictoires
et contraignantes aient tendance à se référer à des
principes de justice supérieurs pour y échapper («les
hommes me jugent mais pas Dieu »), («c'est mon
droit de vendre un service et de prendre de l'argent »). Ces
principes servent à soutenir leur action à l'encontre de la
norme sociale et de la norme islamique. Une sorte de négociation existe
alors entre les principes subjectifs de justice et les discours de justification
(Boltanski L. , Thévenot L. : 1990). S'intéresser
à l'argent dans la mort dans la communauté musulmane se
dissimule par une parodie de discours comme «je vends un service et
par ailleurs, on travaille 24/24, la mort n'a pas d'heure... et
puis, il faut courir après à Air-Algérie en cas de
rapatriement, au responsable du service social de Paris pour demander un
«laveur (se) », ainsi qu'un notaire, les services
consulaires, la mairie, la police... Au fait, il faut mobiliser tout notre
réseau. Et enfin pourquoi la compagnie Air Algérie taxe les corps
à 200% et pourtant c'est une compagnie nationale, c'est un
service public et pourquoi aussi quand on demande des papiers à notre
consulat d'Algérie en France, on paye toujours un timbre
fiscal”. C'est une manière d'accéder aux
conceptions morales comme aux évaluations personnelles (la
rationalité individuelle) qui visent à maintenir les normes et
à les manipuler. Le plus intéressant, c'est que le rapport
à la norme – que ce soit pour s'y soumettre ou pour s'y
soustraire – passe par le souci de sa situation et de son
intérêt ainsi que par la justification de ceux-ci en terme de
conformité à la nature des choses. «Les taleb :
ceux qui récitent le Coran pendant la veillée funèbre au
Maghreb, on leur donne à manger... mais 300 euros qu'on gagne
c'est pour manger ».
L'étude de la forme de justification des
entrepreneurs des pompes funèbres musulmanes en France vis-à-vis
de l'argent dans la mort (interdit par la norme religieuse et sociale
communautaire) permet de repérer des arguments de justification se
fondant sur un rapport direct à Dieu («Dieu me
pardonnera »). Dans tous les cas les motifs personnels sont
considérés comme des justifications pertinentes au regard de Dieu,
même, si l'on sait que la religion musulmane et la morale collective
réprouve de se faire de l'argent dans le malheur d'autrui.
Le commerce ethnique de la mort pratiqué par des
entrepreneurs migrants d'origine maghrébine, nouveaux arrivants, en
direction de leurs propres communautés est différent des autres
commerces ethniques bars, hôtels, textiles, boutiques exotiques... Les
entrepreneurs des pompes funèbres musulmanes ne s'appuient pas sur
des réseaux de solidarité ethnique sur le plan du financement, ou
sur le plan de l'approvisionnement ou sur celui du recrutement du
personnel. L'émergence des activités indépendantes au
sein de certains groupes d'immigration conduit à de maintes
interprétations. L'accès au travail indépendant est
un moyen de contourner les obstacles à l'insertion sur le
marché du travail. Pour d'autres auteurs, il s'agit surtout
d'une forme de détournement de la
«prolétarisation » et la formation d'une
«bourgeoisie ». En effet, la pratique du commerce
ethnique de la mort musulmane en France s'inscrit dans une logique
individuelle d'autonomie et de mobilité sociale.
Les entrepreneurs de pompes funèbres, ou pour reprendre
des termes employés par Max Weber «l'intelligentsia
prolétoroides » (1971 : 521) a quitté son pays
d'origine pour des causes évoquées plus haut (condition de
travail et de vie, menaces...). Ainsi à son arrivée en pays
d'immigration, elle est déçue par un marché du
travail et une politique de déclassement social et symbolique. Et les
mécanismes à produire le déclassement sont multiples.
Toutes les structures ou institutions qui déplacent et classent les
individus pour distinguer selon un ordre hiérarchique
(l'école, administration publique) en fonction de leur
mérite réel ou supposé et à travers des
procédés de sélection et de tri, font œuvre de
déclassement.
Les entrepreneurs de pompes funèbres musulmanes
adoptent le registre de l'intérêt qui ne s'avouent pas
et de l'honneur qui se proclame, ils essaient d'instaurer un
sentiment d'obligation et de dette réciproque d'un
système d'échange sur le mode de don et du contre
–don. On peut définir le don, que certains comme Alain
Caillé n'hésitent pas à ériger en paradigme
pertinent pour comprendre tant les sociétés traditionnelles que
modernes- comme «toute prestation de biens ou de services
effectuée, sans garantie de retour, en vue de créer, entretenir ou
régénérer le lien social. Dans la relation de don, le lien
importe plus que le bien. Ou encore, la valeur de lien y a plus
d'importance que la valeur d'usage et que la valeur
d'échange » (Caillé 1997 : 27 et Godbout
1992). Le don a alors un but, «un intérêt ».
L'homme moderne, en effet, se doit tantôt d'agir
rationnellement et efficacement en calculant individuellement son
intérêt, ses profits, tantôt d'agir en donnant de son
temps, de sa personne, pour contribuer à entretenir des relations de
solidarités. Les entrepreneurs de pompes funèbres musulmanes sont
ainsi calculateurs et non philanthropes, intéressés et
désintéressés, invoquant la gratuité de la mort dans
une société où tout se paye. Mais comme ils le justifient
«on fait payer l'administratif mais pas le
défunt » «On n'est pas philanthrope, je suis
un opérateur je vends un service ». Les entrepreneurs de
pompes funèbres musulmanes se comportent comme des patrons modèles
par intérêt bien compris, qui est de se taire, et de ne jamais
parler d'argent, quand on «reçoit une
famille ». Suivant une autre interprétation plus
stratégique, les entrepreneurs attendraient une contrepartie aux efforts
fournis, ceci dans la discrétion et la malléabilité au
travail avec l'objectif d'être récompensés
à terme.
Ces entrepreneurs viennent tous hors du champs religieux et
nous pouvons parler de la naissance d'une nouvelle
génération en immigration parce que les entrepreneurs des pompes
funèbres musulmanes sont des «individus amenés
à agir et à réagir de manière semblable en raison de
la condition sociale qu'ils partagent en commun ; ces individus
engendrés par une condition et engendrent eux-mêmes une riposte
à la condition (...) forment une même
génération ». (Sayad A : 1994)
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Notes
[1] ) La thèse de Chaib
a été publiée et comble un vide de l'historiographie
de l'immigration maghrébine de confession musulmane en France.
Cette question est peu étudiée même par les
spécialistes des rites funéraires comme Louis-Vincent Thomas.
[2] ) Quelques exceptions quand
même, dont l'ouvrage de Tarik Ramdan (1994), dans lequel il
n'est fait allusion que de manière très rapide à la
question du cimetière.
[3] )Notre étude se
fonde sur une méthode qualitative et plus précisément sur
des entretiens individuels semi-directifs menés auprès
d'entrepreneurs de pompes funèbres musulmanes en France. Pour des
raisons tenant moins à la méthodologie qu'à l'objet lui
même, la majeure partie de notre échantillon fut
"repérée" grâce à nos relations personnelles, puis
"par ricochet", nous avons pu rencontrer d'autres personnes. Les entretiens
portent sur des grands thèmes : le parcours migratoire, la trajectoire
professionnelle, les réseaux de sociabilité.
Deux objectifs majeurs ont présidé à la
constitution du guide d'entretien : d'une part il s'agissait de laisser le plus
possible aux personnes interrogées l'opportunité de s'exprimer
librement sur les sujets abordés. Dans ce but, chaque grand thème
était présenté sous forme d'une question
générale par exemple, " Quelles ont été vos
premières motivations pour exercer ce métier ? ". D'autre part, il
était nécessaire, pour favoriser une parole idéalement sans
contrainte, de privilégier une entrée à petit pas prenant
d'emblée en considération la dimension éthique
introduite par l'objet lui même c'est à dire
l'économie de la mort.
Finalement, notre ambition principale était de
favoriser le déroulement de l'entretien sous la forme d'une conversation,
dans laquelle d'ailleurs il s'agissait moins d'obtenir de façon
exhaustive toutes les informations sollicitées par le guide d'entretien
que d'installer une relation propice au récit d'une expérience
dont on devait accepter qu'il puisse être ambivalent.
[4] ) Nombreux sont les
entrepreneurs et militants aux cotés des élus, des
représentants des collectivités locales dans un tracte
signé par les membres du collectif Droits et Devoirs à Lyon dont
le fondateur est entrepreneur de pompes funèbres musulmanes, à
dénoncer le vide juridique et structurel qui demeure un obstacle et
oblige le musulman à trouver des réponses souvent
inadaptées et coûteuses telles que le rapatriement qui de
surcroît ne permet pas bien le deuil des proches. En ce sens,
d'autres entrepreneurs militent pour une intégration réelle,
c'est –à – dire l'enterrement sur place comme
l'exprime un entrepreneur de la région parisienne :
«Pour s'intégrer dans un pays donné, il y a la
naissance, le pays où l'on nait, l'instruction et
l'éducation que l'on acquiert et puis la mort car on
s'attache à un pays, on s'enracine sous terre, les racines
sont dans la terre, elles ne sont pas au dessus de la terre ». Ainsi
d'autres entrepreneurs de pompes funèbres musulmans rejoignent le
“ Mouvement des musulmans laïcs de France » opposés
à la légitimation du voile. Dans un appel signé et
publié par ce mouvement dans le quotidien le Figaro du 12 mai 2003 on
peut lire : «Face à la tentative de ceux qui veulent
imposer un fondamentalisme musulman et qui souhaite instrumentaliser
l'Islam et les musulmans à des fins politiques, notre devoir est de
nous mobiliser et d'agir. Nous mobiliser et agir pour défendre une
conception moderne de l'Islam en phase avec son époque et les lois
et les valeurs de la République, en particulier la laïcité et
l'égalité...Nous mobiliser et agir pour défendre,
auprès des citoyens de confession musulmane, pratiquant ou non, les
valeurs de l'effort et de responsabilité. »
[5] ) Alain Tarrius (1995)
aborde les nouvelles formes migratoires en Europe par l'étude des
«fourmis », ses «petits migrants »
ici, «notables » là-bas, actifs dans les
activités commerciales transnationales de produits licites et illicites.
Il abandonne dans ses analyses la notion de «Diaspora »
et la dimension communautaire, et il met en avant comment l'institution de
ses «petits migrants » en nœud de réseaux est
bâtie avant tout sur un capital relationnel fortement personnalisé.
[6] Sayad. A. (en collab avec
Belbah. M., 1999 : 23) écrit à propos du déclassement
ceci : «émigrer, aller chez les autres, c'est
s'exposer au déclassement. Une immigration n'est pas une
conquête, être chez les autres, c'est rompre une
allégeance et devenir faible... L'émigration est toujours un
déclassement, que cela soit ressenti comme tel ou que ce soit
refoulé, censuré ou sublimé. Il y a là au moins
deux manières de composer avec son émigration, manières
socialement déterminées par une diversité externe qui va
au-delà de l'opposition forte
‘'travail/étude'' ; il y a toujours un
déclassement sous quelque rapport et le déclassement masqué
de manière ‘'culturelle'' ou symbolique est sans
doute pire que le déclassement qu'on peut dire
‘'matériel''”. Plus loin, à la page
suivante, ils ajoutent «...le passage d'une condition sociale
à une autre est toujours vécu comme déclassement : un
paysan sans terre, aussi pauvre soit-il, dès qu'il rompt avec
l'illusion du travail pour lui même, en tant que indépendant,
du travail comme occupation sociale... vit sa nouvelle condition de
prolétaire, qui n'a que la force de ses bras à vendre... Ce
déclassement est une rupture, un reniement...c'est là
l'histoire de tous les paysans dépaysannés, rendus
«vacants », «mobiles »,
disponibles pour la prolétarisation. Celle-ci étant impossible sur
le lieu localement et nationalement..., il faut aller la chercher ailleurs au
prix d'une émigration
‘'extra-nationale'' ».
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