Les liens sociaux dans la fête. Le partage d'un repas dans des bars kabyles parisiens

Aurélie CATTELOIN, ,Pascal HUG, Cécile NIORT, Lucile RIVERA, Alyssia SCHWARZ, Aurélie THEPAUT,Université Paris V - Faculté des sciences humaines et sociales - Sorbonne

Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers. Préactes du colloque d'octobre 2003

Au cours de cette enquête dans le cadre du Magistère de Paris 5 - Sorbonne, nous avons choisi d'étudier cinq bars parisiens tenus par des personnes d'origine kabyle et qui ont pour particularité d'offrir un repas gratuit (couscous ou moules-frites) à leurs clients certains soirs de la semaine. Ce phénomène crée une ambiance festive autour de laquelle se retrouve une population spécifique et se tissent des liens sociaux que nous allons mettre en évidence.
L'enquête s'est déroulée sur trois mois, d'octobre à décembre 2002, dans plusieurs arrondissements de Paris (XVIIIème, XVIIème, XIème et Xème). Nous avons rassemblé des données de différents types. Vingt-deux entretiens semi-directifs ont été menés auprès des clients et des commerçants concernés. Nous avons par ailleurs participé de différentes manières à ces soirées : observations, observations semi-participatives, prise de photographies et d'images vidéo. Nous avons suivi une démarche inductive qui considère les informateurs comme des théoriciens du social. Accorder ainsi la priorité à la parole des enquêtés comme source de connaissance signifie que nous faisons usage d'un petit nombre d'expressions du langage courant des acteurs, pour l'analyse et la construction théorique. Nous les conceptualisons. Il s'agit aussi de partir des pratiques en suivant la logique des acteurs et de dégager et d'élucider ainsi les représentations.
Notre étude se propose d'aborder les différents sens de la notion de repas offert (gratuité) dans un contexte à la fois festif, commercial et urbain, et ce qu'elle déclenche en termes de communication et de construction de réseaux sociaux.
Plus particulièrement, nous explorons ce que peut révéler la distribution gratuite et festive en termes de gestion de la distance et de la proximité dans la communication entre différents groupes socioculturels dans des espaces urbains parisiens.
Notre objectif est de repérer les différentes fonctions et dimensions de ce phénomène de générosité et d'hospitalité publiques. En quoi la «générosité publique » dans le domaine de l'alimentaire et dans un cadre festif peut-elle être un régulateur des tensions entre les différents clivages sociaux, ou au contraire en être à l'origine ? Comment s'organisent autour du don les différents réseaux en présence ?
Le don peut-il être considéré comme un indicateur d'une volonté de création de lien social (au sein du quartier ou entre les groupes sociaux culturels de la clientèle) ? Quelles sont ses fonctions marchandes et non marchandes ? S'agit-il de stratégies explicites ou implicites et comment les différents acteurs (commerçants, clients) les théorisent-elles ?
La fête n'est que la partie visible de l'iceberg. Il convient donc d'en étudier la partie cachée pour comprendre comment la fête est engendrée. Pour que la fête existe, avant qu'elle ne puisse avoir lieu, il y a toute «une logistique sociale ». Notre travail cherche aussi à contextualiser ces bars dans leur quartier au point de vue d'une mise en scène scénographique et comprendre comment ces bars impulsent la création de liens sociaux à travers ces repas festifs. Lieu semi-public, semi-privé, le bar recouvre un ensemble de fonctions sociales et parallèlement une organisation informelle, à la fois commerciale et familiale.
Nous allons vous faire vivre dans un premier temps une soirée couscous offert dans un de ces bars. Puis, nous analyserons la dynamique identitaire kabyle pour mettre en évidence les stratégies de cette «minorité ethnique » pour se faire connaître, se définir et se différencier. Il s'agit de faire émerger les logiques de ces acteurs de la fête. Nous démontrerons que la fête peut être aussi un marché où s'échangent et circulent des mots, des personnes, des marchandises mais aussi des souvenirs et des clichés culturels.
Après avoir repéré les stratégies et les représentations et des acteurs kabyles, nous nous intéresserons à celles des clients. Nous cernerons leurs logiques de fréquentation, entre la recherche d'une ambiance et d'une authenticité. Par ailleurs, quelles sont les dynamiques de la clientèle, comment se structure-t-elle et comment cette structure impulse un certain type de communication ? Plus particulièrement, nous étudierons ce qui se produit entre les différents acteurs en termes de sociabilité.
Etant donné que les réseaux kabyles et ceux qui se tissent au sein de la clientèle viennent se rencontrer dans l'espace du bar, nous tâcherons d'analyser le rôle du don et de ses représentations symboliques dans la recherche d'un espace privé au sein d'un système marchand. En quoi ce don a-t-il une influence sur la qualité des liens sociaux ? Et comment intervient-il dans la construction des réseaux ? De quelle façon participe-t-il du système marchand ?
Puis, nous nous pencherons sur les aspects plus spécifiques à la fête, dans le cas de ces bars, lieux d'inversion qui concourent à une explosion collective. Nous essaierons de nuancer ce sentiment d'explosion et de montrer que derrière le désordre apparent, un système de règles sous-jacent existe bel et bien.

I- La soirée couscous offert


La préparation d'un événement festif entraîne un minimum d'organisation surtout lorsqu'il s'agit d'offrir un repas gratuit aux clients. Cette organisation n'est de manière générale pas perçue par les bénéficiaires qui ne voient en général que les aboutissements. Cependant, nous avons pu remarquer la présence de main d'œuvre supplémentaire lors des soirées repas offert. Ces «extra » forment un réseau particulier dans la mesure ou il est composé de la famille ou des amis.
Les premiers clients arrivés, attendent et commencent à boire l'apéritif en attendant d'être servis ainsi que leurs amis retardataires. A ce moment, la salle ne désemplira plus. L'agitation monte dans le bar. Debout au comptoir, des gens attendent en sirotant une bière ou un verre de vin, en attendant de trouver une place. Malgré l'apparent désordre que cela provoque, on ne peut pas s'asseoir librement. Les serveurs prennent en charge le placement des clients afin d'optimiser au mieux l'espace festif. Alors, on aménage au mieux, on se fait de la place. A l'inverse de restaurant ordinaire, il n'y a pas de «mise en place », car on ne sait jamais à l'avance combien de personnes sont susceptibles de venir. L'organisation et la gestion se font sur l'instant et il arrive fréquemment que le personnel après avoir installé des personnes à une table leur demande de se déplacer pour accueillir un groupe de personnes plus nombreux. Alors au fur et à mesure de l'arrivée des clients, le personnel restructure la configuration de l'espace jusqu'à ce que tout le monde ait trouvé un siège et une table pour manger. La salle est de plus en plus enfumée, et les voix s'élèvent de plus en plus, recouvrant la musique.
A partir de 20h, le bar est à son comble, il y a maintenant plus de personnes debout au comptoir, dehors à la terrasse qu'assises en salle. Les gens peinent à se déplacer et essaient de se frayer un chemin pour arriver au comptoir ou aller aux toilettes. La soirée commence à battre son plein, les serveurs s'agitent, déplacent les dernières chaises à occuper. Les autres clients qui n'ont pas trouvé de place attendront la deuxième tournée. Le premier service peut alors commencer :
Vers 21h30, les plats commencent à arriver, un homme circule entre les rangées de tables, les bras chargés d'assiettes, fourchettes et cuillères à soupe qu'il dépose sur chaque table. Puis, quelques instants plus tard, le second serveur entre dans la salle et place de la même manière une grande assiette de semoule, de la sauce, les légumes et la viande. Chacun se sert ou se fait servir dans la bonne humeur. Peu de temps après un serveur arrive en proposant du vin du Maghreb tel que le Mascara, le Boulaouane pour accompagner ce repas. Le couscous est apprécié par toutes les personnes à table, suffisamment copieux pour que tout le monde puisse se resservir en légumes et semoule. Le repas peut donc se dérouler en toute joie et bonne humeur.
Mais ce qu'il y a de particulier, c'est que le client ne se situe pas comme simple spectateur pendant la fête. Au contraire, devant les efforts mis en œuvre par les serveurs, les clients participent à leur manière au déroulement de la fête :

Les clients deviennent acteurs dans la fête et contribuent à leur manière au déroulement de la fête, en déchargeant les serveurs de tâches qu'ils pourraient réaliser eux-mêmes, comme aller commander leurs boissons au comptoir, ou aller chercher des couverts supplémentaires.
Dans ce sens, nous avons remarqué un comportement presque constant du «client-acteur » durant le déroulement de la fête. Au fur et à mesure les clients acceptent un rôle qu'on leur impose dans la fête. Cette attitude ne se fait pas naturellement et induit les personnes qui participent pour la première fois à la fête à imiter le comportement des habitués. Ce sont eux qui montrent aux novices les lignes de conduites à adopter par des gestes qu'ils ont si bien incorporés que cela leur semble aller de soi. Débarrasser sa table après mangé montre que l'on a intégré les normes du groupe auquel on appartient durant le repas.

Après cette description des soirées couscous offert, nous allons maintenant analyser les différents réseaux qui s'entrecroisent dans l'espace de ces bars.

II- La construction dynamique d'une identité kabyle

Les tenanciers sont tous Kabyles, nous nous sommes donc intéressées à la spécificité de ce groupe. La migration kabyle en France peut se repérer depuis le début du XXème siècle. Nous nous sommes aperçus, au gré de nos recherches, qu'ils occupaient le rôle de tenanciers de bar dès le début du siècle à Paris, dans une logique de succession ethnique (après les Auvergnats tenanciers des cafés bois charbons). Parallèlement, l'histoire de cette migration fait appel à un rapport particulier et complexe propre à la France. Les explications de l'existence d'un mythe berbère ou kabyle en seraient peut-être un «révélateur ». En effet, il existe «un mythe kabyle » reposant sur l'opposition supposée entre Arabes et Berbères. Par ce mythe, les Kabyles sont définis dans une logique d'opposition à la mentalité des Arabes et se différencient par leur esprit d'ouverture et de modernité. Plus précisément ces différences portent sur la langue berbère, la condition féminine, mais aussi sur le rapport spécifique à l'islam, ainsi que la longue tradition de délibérations, qui fait la fierté des Kabyles.
En France, les répertoires culturels mobilisés par les Kabyles représentent un espace de liberté conquise face à «l'arabo-islamisme ». Des Kabyles auraient trouvé sur le territoire français un «refuge », une «chaumière », qui correspond d'ailleurs au nom d'un des bars : c'est une transposition du phénomène de refuge de l'espace de départ à l'espace d'arrivée.
L'analyse met en avant comment les migrants Kabyles négocient et théâtralisent au quotidien leur «identité », notamment dans l'organisation de ces liens sociaux festifs. L'exil leur aurait permis d'imposer sur la scène nationale française une représentation plus positive d'eux-mêmes par rapport à celle qu'ils ont en Algérie face à la répression du pouvoir central. A ce titre, comme le dit Denys Cuche[1], la culture n'est pas un bagage que l'on transporte mais que c'est bien les individus qui voyagent.
Cette négociation identitaire s'articule autour d'une volonté d'intégration à la société française et du renversement d'un stigmate oppressant. La solution adoptée réside en l'occurrence dans la création du concept du repas offert. Cette visée marketing de séduction d'une clientèle «jeune, branchée et sympa », à laquelle on donne pédagogiquement «des leçons d'hospitalité », participe donc aussi d'une stratégie de positionnement identitaire.
Ces soirées révèlent également l'attachement symbolique à la communauté ethnocommunautaire kabyle et mettent en jeu la mémoire collective de chaque individu. Le couscous et la «tradition d'hospitalité » kabyles sont à la fois des bannières de ralliement pour cette minorité ethnique et un attrait pour une clientèle en recherche d' «authenticité ».
Pour finir, ce «bricolage culturel »[2] inventif, selon le terme de Dominique Schnapper, des soirées de repas offert, révèle que la fête est aussi un marché où s'échangent à la fois des mots, des marchandises, mais aussi des clichés culturels et des souvenirs. Pour certains client(e)s, ces soirées constituent un marché matrimonial. Tous les acteurs en présence semblent se regrouper autour d'un certain type de «commerce ethnique » d'où se dégage la nostalgie d'un passé empreint de sociabilité populaire.

III- Des clients en recherche de sociabilités amicales, leurs logiques et stratégies

En premier lieu, une caractéristique de notre clientèle est la recherche d'une sociabilité amicale, qui s'explique par le profil de cette clientèle. En effet, les lieux observés correspondent particulièrement aux attentes et aux besoins des jeunes, des chômeurs, des célibataires, des artistes interviewés... en matière de sociabilité amicale.
L'étude des représentations que les acteurs ont de cette sociabilité permet de dégager trois traits qui caractérisent le mieux ce lien social : la «camaraderie », la «convivialité » et le côté «familial. » Ces «notions d'acteur » synthétisent ce que les clients viennent chercher dans les bars étudiés. En effet, la «camaraderie » se rapporte à la solidarité et au partage entre différents acteurs ; quant à l'aspect familial, il fait référence à l'introduction d'une sphère domestique dans le domaine public. Cela montre aujourd'hui l'extensibilité de la notion de «famille » chez les acteurs. Les repères familiaux «traditionnels » sont recherchés au sein du groupe des pairs. Dans le contexte du commerce, qui est le nôtre l'aspect financier est mis en retrait par rapport au lien de famille substitutive qui se crée.
Une dialectique de l'ouverture et de l'exclusion peut être observée. Comme nous l'avons vu, les clients déclarent rechercher la mixité et la tolérance. Ils se cantonnent cependant à un petit groupe d'amis, qui prend la forme d'un «cercle » et dont le moyen de communication privilégié est le bouche-à-oreille. Le bouche-à-oreille sert ici à restreindre l'information au petit groupe. En effet, par ce type de communication informelle, les acteurs préservent leurs «bons plans ». Nous avons ainsi affaire à une logique d'exclusion : tout le monde n'est finalement pas convié à la fête. L'ouverture et l'élargissement de la clientèle engendrée par l'utilisation de moyens de communication plus formels (journaux, TV, radio, Internet...) sont ressentis comme un danger. La sociabilité des ces bars fédère des micro-groupes qui demeurent néanmoins fragiles : les bars pourraient être victimes de leur succès, en faisant fuir une clientèle à la recherche d'intimité et de diversité.
Finalement, l'homogénéisation est réellement perçue comme une menace pour les clients qui recherchent le local dans une évolution globalisante de la société. En conséquence, ils auraient tendance à se réfugier dans un groupe de pairs qui leur ressemblent. Ainsi, la volonté exprimée de rechercher la mixité en fréquentant ce type de bars se trouve remise en question.

IV-Le commerce ethnique. Entre revendication identitaire et sociabilité populaire

La façade de tout commerce mais surtout le nom que le propriétaire donne à son bar est un élément stratégique entre le «dehors » et le «dedans », entre ce qui fait que l'on va passer devant sans y prêter attention ou au contraire que l'on va oser y pénétrer. En effet, le nom d'un bar souligne la communication mise en œuvre par le commerçant ainsi que le type de clientèle visée : ethnocommunautaire, autochtone ou mixte. Forme d'expression urbaine, l'enseigne révèle l'identité du bar.
L'image que veut donner un tenancier de son bar ne se réalise pas seulement à travers l'enseigne, mais aussi à travers les éléments du décor. La valorisation d'éléments scénographiques d'origine kabyle met en évidence la volonté de s'enraciner dans un passé commun et de montrer une identité propre aux clients autochtones. Mais la décoration de ces bars n'est pas toujours orientée vers un style «franco-orientaliste ». Certains de ces lieux comme La Bock ou le Babylone se rapprochent davantage d'une décoration de bistrots parisiens. En effet, rien ne laisse supposer en apparence que nous nous trouvons dans un lieu tenu par des commerçants algériens. Rien n'y est kabyle sauf parfois un objet fondu au milieu d'un décor occidental, comme un «signe d'authenticité ».
En ce qui concerne le recrutement des employés, dans la plupart des établissements, il semble que les patrons ont conservé un schéma issu d'une des plus anciennes immigrations ouvrières algériennes[3]. Sont ainsi recrutées des personnes appartenant au même «bled » ou à la même région. Par exemple, la main d'œuvre supplémentaire, mobilisée à l'occasion des repas offerts est composée de membres de la famille ou d'amis qui viennent donner un coup de main pour la cuisine ou le service. Le bar constitue ainsi un point d'ancrage, un point de chute, permettant aux primo-arrivants de trouver un «job » et favorisant ainsi une première insertion professionnelle et sociale.
Le bar joue un rôle essentiel dans la dynamique urbaine. Il a le pouvoir de régénérer les liens sociaux dans un quartier. Devant l'anonymat des grandes villes, le bar reste-t-il encore un lieu qui permette de faire émerger dans les représentations sociales une image fédératrice de la vie du quartier ? Le bar serait-il la parole de la rue, le «balcon » imaginaire ou encore une nouvelle forme de place publique qui réintroduit le privé, le familier ?

V- Le don dans la sphère marchande, conséquences sur les pratiques et les représentations des acteurs

L'ambiance «naturelle », définie souvent comme «marrante » ou «bon enfant », de ce repas partagé fait appel aux souvenirs, parfois intimes, des enquêtés. L'absence apparente de règles structurantes et «d'ordre établi » peut jouer comme un écho à des moments de convivialité partagés dans des cadres divers. Les clients évoquent un «esprit cantine », des repas entre amis ou des repas familiaux. C'est bien la volonté d'injecter du privé et du singulier dans une sphère marchande qui fait du bar un espace mi-public mi-privé.
Ici, le don se présente comme l'un des mécanismes fondamentaux de ce lien social festif. Intriguant, séduisant, le don de nourriture doit être expliqué. Les clients construisent eux-mêmes des théories explicatives lorsqu'ils mettent en évidence que donner à manger dans un bar est un acte commercial visant à faire venir, faire rester, fidéliser ou faire consommer. Mais pour la plupart, s'ils ne sont pas dupes, ils ne peuvent y voir qu'un pur geste marchand. Si la logique commerciale devenait la simple et unique explication au couscous offert, si patrons et clients ne se considéraient que dans une relation marchande classique où se quantifient le don et le retour, sous forme de bénéfice, si disparaissaient ces représentations liées à la générosité et au plaisir, la recherche d'un univers plus privé n'aurait plus beaucoup de sens en ce lieu.
En effet, le régime du plaisir, souvent invoqué par les patrons ou les serveurs, est sous-jacent à l'acte de don. Le don purement instrumental n'est en aucun cas efficace dans la sphère marchande[4]. L'offre doit s'accompagner d'un sincère «mouvement vers l'Autre ». Et c'est semble-t-il ce mouvement vers l'Autre que les clients veulent avant tout déceler dans le don des patrons.
La particularité de cet échange marchand est qu'il prend certaines apparences d'un don propre à la sphère privée. Il se charge de représentations relatives au respect, à l'honneur, il connote parfois la générosité ou la gentillesse. L'échange marchand traditionnel se caractérise par la possibilité et la facilité de sortir du rapport marchand dès lors que l'un des agents n'est pas satisfait. Mais ici, soulignons que certains enquêtés baissent leur niveau d'exigence puisqu'ils se refusent de ne prendre en compte qu'un pur geste commercial. Par ailleurs, le retour ne prend pas non plus les formes classiques du retour marchand. Il n'est pas toujours quantifié, c'est plutôt un contre-don qui s'espace dans le temps et fait intervenir des sentiments tels que la gratitude ou la reconnaissance. Le contre-don s'exprime en sourires échangés ou en marques de reconnaissance : se dire bonjour, se faire la bise, remercier, et éventuellement se confier, et, naturellement, aider à débarrasser ou laisser sa table à ceux qui attendent pour manger.
C'est en ce sens que le rapport marchand que nous étudions dans notre terrain s'entremêle subtilement avec une logique de don / contre-don. Ne pouvant se comprendre ni en termes d'achat, ni en termes de sacrifice ou d'abnégation, le repas offert contient en son cœur une valeur toute particulière, une valeur de lien : comme le souligne Alain Caillé[5], «dans le rapport de don, le lien importe plus que le bien. » Il doit ici être considéré comme un mode de circulation des biens au service du lien social ». En même temps, ce lien social rend le rapport marchand plus acceptable, voire même plus légitime et souhaité. Si la dette est créatrice de lien social, le fait de laisser un pourboire conséquent, de rembourser la dette, peut relever d'une volonté de réintroduire une distance.
Ces bars et les réseaux qu'ils nouent constituent des systèmes d'actions concrets, qui répondent à des demandes et permettent de résoudre des problèmes propres à chaque groupe : gagner sa vie, tenir un commerce rentable, trouver une copine ou une épouse, manger à sa faim, sortir de la solitude pour se fondre dans un groupe.


VI- Phénomènes d'inversion dans une fête contrôlée. Le don régulateur du lien social

L'espace des bars peut être perçu comme le théâtre d'une mise en scène favorisant la fête. Les enquêtés nous ont en effet expliqué se sentir dans ces bars un peu comme dans une maison substitutive. Ces bars sont donc des lieux perçus comme favorisant les rapports familiers. Nous verrons que s'ils contribuent à faire exploser la fête en leur sein et que s'ils créent par ce biais un sentiment d'humanité, d'égalité entre les individus, ce sont des espaces dans lesquels, tout au contraire, une régulation des rapports sociaux existe.
Les enquêtés se rendent dans les bars à repas gratuits le plus souvent la nuit et en fin de semaine. Le fait de s'y rendre de façon impromptue contribue à casser le rythme quotidien lié à la routine. L'espace du bar est un «ailleurs » dans lequel les clients se coupent d'une réalité quotidienne. Afin de mieux partir dans cet ailleurs, de s'oublier et d'être les uns avec les autres les clients du bar se mettent sous les pouvoirs de «lubrifiants sociaux » [6] comme l'alcool et la musique.
Ainsi, les personnes rencontrées nous ont décrit la fête comme une explosion joyeuse où l'être ensemble, l'inversion des rôles habituels a lieu. Qu'en est il de la fête dans le contexte d'un bar qui offre des repas ? Nous avons donc vu que si les logiques de désordre, d'inversion du temps et du rapport à l'argent existent toujours, cette création d'effervescence festive dans un cadre entre le public et le privé impose un contrôle, un ordre sous-jacent très important. Cet ordre qui permet de faire perdurer la fête ne mène-t-il pas à la création d'un folklore ?
Les clients se trouvent dans une position de «demi hôte » qui induit un rapport particulier. Les patrons et barmans restent les gardiens des dernières barrières à ne pas dépasser. Un cadre existe donc derrière le flou apparent et c'est ce qui délimite les frontières et les règles de bonne conduite invisibles de la fête.
De plus, par cet apprentissage implicite des règles, les individus se sentent des acteurs de la fête. Cette participation et cette prise de responsabilité sont en effet souhaités par les clients qui se présentent comme recherchant une rencontre de l'Autre «authentique ».
Cependant, nous avons observé l'utilisation du terme «branché ». D'une part, pour certains enquêtés, ce «concept d'acteur » signifie être à la mode et est connoté positivement . Il peut s'inscrire dans une logique commerciale valorisante, dans une logique d'intégration culturelle et urbaine où la popularité est mise en valeur. D'autre part, il peut aussi correspondre à une perte d' «authenticité », dans une logique de nostalgie de rapports humains privilégiés ou dans une logique de différenciation à la «masse ». Ici, nous abordons les notions d'hétérogénéisation - homogénéisation, dialectique de la société occidentale actuelle.

Nous avons travaillé sur une minorité commerçante issue d'une immigration de main d'œuvre reconvertie dans une «entreprise ethnique », selon une expression empruntée à Anne Raulin[7]. Ces commerçants kabyles, de plein pied dans la culture urbaine contemporaine, deviennent acteurs dans la production et la consommation de biens matériels qui apparaissent aujourd'hui comme le «lien dominant » de l'activité symbolique propre aux activités occidentales. C'est à ce titre que nous considérons cette enquête comme un sujet d'anthropologie. En effet, la consommation permet l'observation de l'usage stratégique de différents répertoires culturels orientaux, occidentaux et syncrétiques. C'est ce que nous avons recueilli durant cette enquête.
Il nous est apparu à l'écoute des acteurs qu'il existe un besoin d'ancrage ethnique et de rattachement à l'authentique, au singulier. Nous pouvons évoquer à ce titre la conception de la recherche de l'authentique chez un nouveau type de consommateur comme l'explique Jean-Pierre Warnier[8]. Selon lui, ces consommateurs «bénéficient de toutes les ressources de la consommation de masse, mais ils sont en quête d'autre chose »[9]. Leur quête tourne autour de l'objet singulier, de ce qui vient d'ailleurs, de ce qui relève d'une tradition millénaire. Pour cet auteur, le seul moyen de l'acquérir, c'est l'argent.
Ainsi, nous sommes allés à la rencontre d'un nouveau marché culturel singulier qui s'organise autour du repas gratuit. Ici le couscous apparaît comme un «signe d'authenticité ». L'objet authentique porte le statut d'objet singulier qui ne peut s'échanger sur le marché contre de la monnaie. D'autre part, et ce n'est pas le moindre paradoxe, il engendre un créneau commercial, bien que singulier et atypique, du moins à première vue.
Les bars offrant des repas gratuits se situent plus dans le créneau de la brocante, vers la recherche d'un article singulier et chargé d'histoire. Ce phénomène est d'autant plus complexe que l'objet en question est ici offert. Les bars que nous avons étudiés seraient alors comparables à des brocantes festives où les tensions marchandes s'apaisent par le biais d'un don de nourriture et d'une ambiance festive où naissent les sentiments de liberté, de sociabilité populaire, de convivialité et d'humanité.
Il est évident qu'aujourd'hui, les interactions globales se caractérisent par une tension entre l'homogénéisation et l'hétérogénéisation culturelles. Ce mécanisme s'inscrirait alors aussi, dans un contexte nouveau de montée des mouvements de revendication des minorités ethniques dans les Etats-nations contemporains comme le souligne Denys Cuche[10].
Notre étude met en valeur des comportements qui participent à la fois d'une négociation identitaire, d'une exploitation commerciale et d'une reproduction stratégique du rêve des clients, rêve qui semble favoriser la cohésion ethno-communautaire des migrants kabyles.



Notes

[1] Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, Coll. Repères, 1996.
[2] Dominique Schnapper, La relation à l'autre, au cœur de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1998.
[3] Début XXème siècle (cf partie II)
[4] Voir le «paradoxe de Carnegie » : le marchand doit être sincère en faisant son cadeau s'il veut que cela rapporte par la suite. Lire GODBOUT J. T., L'esprit du don, Paris, La Découverte, 2000 [1992], p.115 et 116.
[5] Alain Caillé, «Sciences sociales et lien social », in Correspondances, bulletin scientifique de l'IRMC.
[6] Claude Fischler, L'homnivore, Paris, Editions Odile Jacob, 1990.
[7] Anne Raulin, L'ethnique est quotidien, Paris, L'Harmattan, 2000.
[8] Jean-Pierre Warnier (sous la dir. de), Le paradoxe de la marchandise authentique, Imaginaire et consommation de masse, Paris, L'Harmattan, 1994.
[9] Anne Raulin, L'ethnique est quotidien, op. cit., p. 22.
[10] Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 1996.


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