Les liens sociaux dans la fête. Le partage d'un repas
dans des bars kabyles parisiens
Aurélie CATTELOIN,
,Pascal HUG, Cécile NIORT, Lucile RIVERA, Alyssia SCHWARZ, Aurélie THEPAUT,Université Paris V - Faculté des sciences
humaines et sociales - Sorbonne
Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers.
Préactes du colloque d'octobre 2003
Au cours de cette enquête dans le cadre du
Magistère de Paris 5 - Sorbonne, nous avons choisi d'étudier
cinq bars parisiens tenus par des personnes d'origine kabyle et qui ont
pour particularité d'offrir un repas gratuit (couscous ou
moules-frites) à leurs clients certains soirs de la semaine. Ce
phénomène crée une ambiance festive autour de laquelle se
retrouve une population spécifique et se tissent des liens sociaux que
nous allons mettre en évidence.
L'enquête s'est déroulée sur
trois mois, d'octobre à décembre 2002, dans plusieurs
arrondissements de Paris (XVIIIème, XVIIème, XIème et
Xème). Nous avons rassemblé des données de
différents types. Vingt-deux entretiens semi-directifs ont
été menés auprès des clients et des
commerçants concernés. Nous avons par ailleurs participé de
différentes manières à ces soirées :
observations, observations semi-participatives, prise de photographies et
d'images vidéo. Nous avons suivi une démarche inductive qui
considère les informateurs comme des théoriciens du social.
Accorder ainsi la priorité à la parole des enquêtés
comme source de connaissance signifie que nous faisons usage d'un petit
nombre d'expressions du langage courant des acteurs, pour l'analyse
et la construction théorique. Nous les conceptualisons. Il s'agit
aussi de partir des pratiques en suivant la logique des acteurs et de
dégager et d'élucider ainsi les représentations.
Notre étude se propose d'aborder les
différents sens de la notion de repas offert (gratuité) dans un
contexte à la fois festif, commercial et urbain, et ce qu'elle
déclenche en termes de communication et de construction de réseaux
sociaux.
Plus particulièrement, nous explorons ce que peut
révéler la distribution gratuite et festive en termes de gestion
de la distance et de la proximité dans la communication entre
différents groupes socioculturels dans des espaces urbains
parisiens.
Notre objectif est de repérer les différentes
fonctions et dimensions de ce phénomène de
générosité et d'hospitalité publiques. En quoi
la «générosité publique » dans le
domaine de l'alimentaire et dans un cadre festif peut-elle être un
régulateur des tensions entre les différents clivages sociaux, ou
au contraire en être à l'origine ? Comment
s'organisent autour du don les différents réseaux en
présence ?
Le don peut-il être considéré comme un
indicateur d'une volonté de création de lien social (au sein
du quartier ou entre les groupes sociaux culturels de la
clientèle) ? Quelles sont ses fonctions marchandes et non
marchandes ? S'agit-il de stratégies explicites ou implicites
et comment les différents acteurs (commerçants, clients) les
théorisent-elles ?
La fête n'est que la partie visible de
l'iceberg. Il convient donc d'en étudier la partie
cachée pour comprendre comment la fête est engendrée. Pour
que la fête existe, avant qu'elle ne puisse avoir lieu, il y a toute
«une logistique sociale ». Notre travail cherche aussi
à contextualiser ces bars dans leur quartier au point de vue d'une
mise en scène scénographique et comprendre comment ces bars
impulsent la création de liens sociaux à travers ces repas
festifs. Lieu semi-public, semi-privé, le bar recouvre un ensemble de
fonctions sociales et parallèlement une organisation informelle, à
la fois commerciale et familiale.
Nous allons vous faire vivre dans un premier temps une
soirée couscous offert dans un de ces bars. Puis, nous analyserons la
dynamique identitaire kabyle pour mettre en évidence les
stratégies de cette «minorité ethnique »
pour se faire connaître, se définir et se différencier. Il
s'agit de faire émerger les logiques de ces acteurs de la
fête. Nous démontrerons que la fête peut être aussi un
marché où s'échangent et circulent des mots, des
personnes, des marchandises mais aussi des souvenirs et des clichés
culturels.
Après avoir repéré les stratégies
et les représentations et des acteurs kabyles, nous nous
intéresserons à celles des clients. Nous cernerons leurs logiques
de fréquentation, entre la recherche d'une ambiance et d'une
authenticité. Par ailleurs, quelles sont les dynamiques de la
clientèle, comment se structure-t-elle et comment cette structure impulse
un certain type de communication ? Plus particulièrement, nous
étudierons ce qui se produit entre les différents acteurs en
termes de sociabilité.
Etant donné que les réseaux kabyles et ceux qui
se tissent au sein de la clientèle viennent se rencontrer dans
l'espace du bar, nous tâcherons d'analyser le rôle du
don et de ses représentations symboliques dans la recherche d'un
espace privé au sein d'un système marchand. En quoi ce don
a-t-il une influence sur la qualité des liens sociaux ? Et comment
intervient-il dans la construction des réseaux ? De quelle
façon participe-t-il du système marchand ?
Puis, nous nous pencherons sur les aspects plus
spécifiques à la fête, dans le cas de ces bars, lieux
d'inversion qui concourent à une explosion collective. Nous
essaierons de nuancer ce sentiment d'explosion et de montrer que
derrière le désordre apparent, un système de règles
sous-jacent existe bel et bien.
I- La soirée couscous offert
La préparation d'un événement
festif entraîne un minimum d'organisation surtout lorsqu'il
s'agit d'offrir un repas gratuit aux clients. Cette organisation
n'est de manière générale pas perçue par les
bénéficiaires qui ne voient en général que les
aboutissements. Cependant, nous avons pu remarquer la présence de main
d'œuvre supplémentaire lors des soirées repas offert.
Ces «extra » forment un réseau particulier dans la
mesure ou il est composé de la famille ou des amis.
Les premiers clients arrivés, attendent et commencent
à boire l'apéritif en attendant d'être servis
ainsi que leurs amis retardataires. A ce moment, la salle ne désemplira
plus. L'agitation monte dans le bar. Debout au comptoir, des gens
attendent en sirotant une bière ou un verre de vin, en attendant de
trouver une place. Malgré l'apparent désordre que cela
provoque, on ne peut pas s'asseoir librement. Les serveurs prennent en
charge le placement des clients afin d'optimiser au mieux l'espace
festif. Alors, on aménage au mieux, on se fait de la place. A
l'inverse de restaurant ordinaire, il n'y a pas de «mise
en place », car on ne sait jamais à l'avance combien de
personnes sont susceptibles de venir. L'organisation et la gestion se font
sur l'instant et il arrive fréquemment que le personnel
après avoir installé des personnes à une table leur demande
de se déplacer pour accueillir un groupe de personnes plus nombreux.
Alors au fur et à mesure de l'arrivée des clients, le
personnel restructure la configuration de l'espace jusqu'à ce
que tout le monde ait trouvé un siège et une table pour manger. La
salle est de plus en plus enfumée, et les voix
s'élèvent de plus en plus, recouvrant la musique.
A partir de 20h, le bar est à son comble, il y a
maintenant plus de personnes debout au comptoir, dehors à la terrasse
qu'assises en salle. Les gens peinent à se déplacer et
essaient de se frayer un chemin pour arriver au comptoir ou aller aux toilettes.
La soirée commence à battre son plein, les serveurs
s'agitent, déplacent les dernières chaises à occuper.
Les autres clients qui n'ont pas trouvé de place attendront la
deuxième tournée. Le premier service peut alors
commencer :
Vers 21h30, les plats commencent à arriver, un homme
circule entre les rangées de tables, les bras chargés
d'assiettes, fourchettes et cuillères à soupe qu'il
dépose sur chaque table. Puis, quelques instants plus tard, le second
serveur entre dans la salle et place de la même manière une grande
assiette de semoule, de la sauce, les légumes et la viande. Chacun se
sert ou se fait servir dans la bonne humeur. Peu de temps après un
serveur arrive en proposant du vin du Maghreb tel que le Mascara, le Boulaouane
pour accompagner ce repas. Le couscous est apprécié par toutes les
personnes à table, suffisamment copieux pour que tout le monde puisse se
resservir en légumes et semoule. Le repas peut donc se dérouler en
toute joie et bonne humeur.
Mais ce qu'il y a de particulier, c'est que le
client ne se situe pas comme simple spectateur pendant la fête. Au
contraire, devant les efforts mis en œuvre par les serveurs, les clients
participent à leur manière au déroulement de la
fête :
Les clients deviennent acteurs dans la fête et
contribuent à leur manière au déroulement de la fête,
en déchargeant les serveurs de tâches qu'ils pourraient
réaliser eux-mêmes, comme aller commander leurs boissons au
comptoir, ou aller chercher des couverts supplémentaires.
Dans ce sens, nous avons remarqué un comportement
presque constant du «client-acteur » durant le
déroulement de la fête. Au fur et à mesure les clients
acceptent un rôle qu'on leur impose dans la fête. Cette
attitude ne se fait pas naturellement et induit les personnes qui participent
pour la première fois à la fête à imiter le
comportement des habitués. Ce sont eux qui montrent aux novices les
lignes de conduites à adopter par des gestes qu'ils ont si bien
incorporés que cela leur semble aller de soi. Débarrasser sa table
après mangé montre que l'on a intégré les
normes du groupe auquel on appartient durant le repas.
Après cette description des soirées couscous
offert, nous allons maintenant analyser les différents réseaux qui
s'entrecroisent dans l'espace de ces bars.
II- La construction dynamique d'une identité
kabyle
Les tenanciers sont tous Kabyles, nous nous sommes donc
intéressées à la spécificité de ce groupe. La
migration kabyle en France peut se repérer depuis le début du
XXème siècle. Nous nous sommes aperçus, au gré de
nos recherches, qu'ils occupaient le rôle de tenanciers de bar
dès le début du siècle à Paris, dans une logique de
succession ethnique (après les Auvergnats tenanciers des cafés
bois charbons). Parallèlement, l'histoire de cette migration fait
appel à un rapport particulier et complexe propre à la France. Les
explications de l'existence d'un mythe berbère ou kabyle en
seraient peut-être un «révélateur ».
En effet, il existe «un mythe kabyle » reposant sur
l'opposition supposée entre Arabes et Berbères. Par ce
mythe, les Kabyles sont définis dans une logique d'opposition
à la mentalité des Arabes et se différencient par leur
esprit d'ouverture et de modernité. Plus précisément
ces différences portent sur la langue berbère, la condition
féminine, mais aussi sur le rapport spécifique à
l'islam, ainsi que la longue tradition de délibérations, qui
fait la fierté des Kabyles.
En France, les répertoires culturels mobilisés
par les Kabyles représentent un espace de liberté conquise face
à «l'arabo-islamisme ». Des Kabyles auraient
trouvé sur le territoire français un
«refuge », une
«chaumière », qui correspond d'ailleurs au
nom d'un des bars : c'est une transposition du
phénomène de refuge de l'espace de départ à
l'espace d'arrivée.
L'analyse met en avant comment les migrants Kabyles
négocient et théâtralisent au quotidien leur
«identité », notamment dans l'organisation
de ces liens sociaux festifs. L'exil leur aurait permis d'imposer
sur la scène nationale française une représentation plus
positive d'eux-mêmes par rapport à celle qu'ils ont en
Algérie face à la répression du pouvoir central. A ce
titre, comme le dit Denys Cuche
[1], la culture
n'est pas un bagage que l'on transporte mais que c'est bien
les individus qui voyagent.
Cette négociation identitaire s'articule autour
d'une volonté d'intégration à la
société française et du renversement d'un stigmate
oppressant. La solution adoptée réside en l'occurrence dans
la création du concept du repas offert. Cette visée marketing de
séduction d'une clientèle «jeune,
branchée et sympa », à laquelle on donne
pédagogiquement «des leçons
d'hospitalité », participe donc aussi d'une
stratégie de positionnement identitaire.
Ces soirées révèlent également
l'attachement symbolique à la communauté ethnocommunautaire
kabyle et mettent en jeu la mémoire collective de chaque individu. Le
couscous et la «tradition d'hospitalité »
kabyles sont à la fois des bannières de ralliement pour cette
minorité ethnique et un attrait pour une clientèle en recherche
d' «authenticité ».
Pour finir, ce «bricolage
culturel »
[2] inventif, selon le terme
de Dominique Schnapper, des soirées de repas offert, révèle
que la fête est aussi un marché où s'échangent
à la fois des mots, des marchandises, mais aussi des clichés
culturels et des souvenirs. Pour certains client(e)s, ces soirées
constituent un marché matrimonial. Tous les acteurs en présence
semblent se regrouper autour d'un certain type de «commerce
ethnique » d'où se dégage la nostalgie d'un
passé empreint de sociabilité populaire.
III- Des clients en recherche de sociabilités
amicales, leurs logiques et stratégies
En premier lieu, une caractéristique de notre
clientèle est la recherche d'une sociabilité amicale, qui
s'explique par le profil de cette clientèle. En effet, les lieux
observés correspondent particulièrement aux attentes et aux
besoins des jeunes, des chômeurs, des célibataires, des artistes
interviewés... en matière de sociabilité amicale.
L'étude des représentations que les
acteurs ont de cette sociabilité permet de dégager trois traits
qui caractérisent le mieux ce lien social : la
«camaraderie », la
«convivialité » et le côté
«familial. » Ces «notions
d'acteur » synthétisent ce que les clients viennent
chercher dans les bars étudiés. En effet, la
«camaraderie » se rapporte à la solidarité
et au partage entre différents acteurs ; quant à
l'aspect familial, il fait référence à
l'introduction d'une sphère domestique dans le domaine
public. Cela montre aujourd'hui l'extensibilité de la notion
de «famille » chez les acteurs. Les repères
familiaux «traditionnels » sont recherchés au sein
du groupe des pairs. Dans le contexte du commerce, qui est le nôtre
l'aspect financier est mis en retrait par rapport au lien de famille
substitutive qui se crée.
Une dialectique de l'ouverture et de l'exclusion
peut être observée. Comme nous l'avons vu, les clients
déclarent rechercher la mixité et la tolérance. Ils se
cantonnent cependant à un petit groupe d'amis, qui prend la forme
d'un «cercle » et dont le moyen de communication
privilégié est le bouche-à-oreille. Le
bouche-à-oreille sert ici à restreindre l'information au
petit groupe. En effet, par ce type de communication informelle, les acteurs
préservent leurs «bons plans ». Nous avons ainsi
affaire à une logique d'exclusion : tout le monde n'est
finalement pas convié à la fête. L'ouverture et
l'élargissement de la clientèle engendrée par
l'utilisation de moyens de communication plus formels (journaux, TV,
radio, Internet...) sont ressentis comme un danger. La sociabilité des
ces bars fédère des micro-groupes qui demeurent néanmoins
fragiles : les bars pourraient être victimes de leur succès,
en faisant fuir une clientèle à la recherche
d'intimité et de diversité.
Finalement, l'homogénéisation est
réellement perçue comme une menace pour les clients qui
recherchent le local dans une évolution globalisante de la
société. En conséquence, ils auraient tendance à se
réfugier dans un groupe de pairs qui leur ressemblent. Ainsi, la
volonté exprimée de rechercher la mixité en
fréquentant ce type de bars se trouve remise en question.
IV-Le commerce ethnique. Entre revendication identitaire
et sociabilité populaire
La façade de tout commerce mais surtout le nom que le
propriétaire donne à son bar est un élément
stratégique entre le «dehors » et le
«dedans », entre ce qui fait que l'on va passer
devant sans y prêter attention ou au contraire que l'on va oser y
pénétrer. En effet, le nom d'un bar souligne la
communication mise en œuvre par le commerçant ainsi que le type de
clientèle visée : ethnocommunautaire, autochtone ou mixte.
Forme d'expression urbaine, l'enseigne révèle
l'identité du bar.
L'image que veut donner un tenancier de son bar ne se
réalise pas seulement à travers l'enseigne, mais aussi
à travers les éléments du décor. La valorisation
d'éléments scénographiques d'origine kabyle met
en évidence la volonté de s'enraciner dans un passé
commun et de montrer une identité propre aux clients autochtones. Mais la
décoration de ces bars n'est pas toujours orientée vers un
style «franco-orientaliste ». Certains de ces lieux comme
La Bock ou le Babylone se rapprochent davantage d'une décoration de
bistrots parisiens. En effet, rien ne laisse supposer en apparence que nous nous
trouvons dans un lieu tenu par des commerçants algériens. Rien
n'y est kabyle sauf parfois un objet fondu au milieu d'un
décor occidental, comme un «signe
d'authenticité ».
En ce qui concerne le recrutement des employés, dans la
plupart des établissements, il semble que les patrons ont conservé
un schéma issu d'une des plus anciennes immigrations
ouvrières algériennes
[3]. Sont
ainsi recrutées des personnes appartenant au même
«bled » ou à la même région. Par
exemple, la main d'œuvre supplémentaire, mobilisée
à l'occasion des repas offerts est composée de membres de la
famille ou d'amis qui viennent donner un coup de main pour la cuisine ou
le service. Le bar constitue ainsi un point d'ancrage, un point de chute,
permettant aux primo-arrivants de trouver un «job » et
favorisant ainsi une première insertion professionnelle et
sociale.
Le bar joue un rôle essentiel dans la dynamique urbaine.
Il a le pouvoir de régénérer les liens sociaux dans un
quartier. Devant l'anonymat des grandes villes, le bar reste-t-il encore
un lieu qui permette de faire émerger dans les représentations
sociales une image fédératrice de la vie du quartier ? Le bar
serait-il la parole de la rue, le «balcon » imaginaire ou
encore une nouvelle forme de place publique qui réintroduit le
privé, le familier ?
V- Le don dans la sphère marchande, conséquences
sur les pratiques et les représentations des acteurs
L'ambiance «naturelle »,
définie souvent comme «marrante » ou
«bon enfant », de ce repas partagé fait appel aux
souvenirs, parfois intimes, des enquêtés. L'absence apparente
de règles structurantes et «d'ordre
établi » peut jouer comme un écho à des moments
de convivialité partagés dans des cadres divers. Les clients
évoquent un «esprit cantine », des repas entre
amis ou des repas familiaux. C'est bien la volonté d'injecter
du privé et du singulier dans une sphère marchande qui fait du bar
un espace mi-public mi-privé.
Ici, le don se présente comme l'un des
mécanismes fondamentaux de ce lien social festif. Intriguant,
séduisant, le don de nourriture doit être expliqué. Les
clients construisent eux-mêmes des théories explicatives
lorsqu'ils mettent en évidence que donner à manger dans un
bar est un acte commercial visant à faire venir, faire rester,
fidéliser ou faire consommer. Mais pour la plupart, s'ils ne sont
pas dupes, ils ne peuvent y voir qu'un pur geste marchand. Si la logique
commerciale devenait la simple et unique explication au couscous offert, si
patrons et clients ne se considéraient que dans une relation marchande
classique où se quantifient le don et le retour, sous forme de
bénéfice, si disparaissaient ces représentations
liées à la générosité et au plaisir, la
recherche d'un univers plus privé n'aurait plus beaucoup de
sens en ce lieu.
En effet, le régime du plaisir, souvent invoqué
par les patrons ou les serveurs, est sous-jacent à l'acte de don.
Le don purement instrumental n'est en aucun cas efficace dans la
sphère marchande
[4]. L'offre doit
s'accompagner d'un sincère «mouvement vers
l'Autre ». Et c'est semble-t-il ce mouvement vers
l'Autre que les clients veulent avant tout déceler dans le don des
patrons.
La particularité de cet échange marchand est
qu'il prend certaines apparences d'un don propre à la
sphère privée. Il se charge de représentations relatives au
respect, à l'honneur, il connote parfois la
générosité ou la gentillesse. L'échange
marchand traditionnel se caractérise par la possibilité et la
facilité de sortir du rapport marchand dès lors que l'un des
agents n'est pas satisfait. Mais ici, soulignons que certains
enquêtés baissent leur niveau d'exigence puisqu'ils se
refusent de ne prendre en compte qu'un pur geste commercial. Par ailleurs,
le retour ne prend pas non plus les formes classiques du retour marchand. Il
n'est pas toujours quantifié, c'est plutôt un
contre-don qui s'espace dans le temps et fait intervenir des sentiments
tels que la gratitude ou la reconnaissance. Le contre-don s'exprime en
sourires échangés ou en marques de reconnaissance : se dire
bonjour, se faire la bise, remercier, et éventuellement se confier, et,
naturellement, aider à débarrasser ou laisser sa table à
ceux qui attendent pour manger.
C'est en ce sens que le rapport marchand que nous
étudions dans notre terrain s'entremêle subtilement avec une
logique de don / contre-don. Ne pouvant se comprendre ni en termes
d'achat, ni en termes de sacrifice ou d'abnégation, le repas
offert contient en son cœur une valeur toute particulière, une
valeur de lien : comme le souligne Alain
Caillé
[5], «dans le rapport de
don, le lien importe plus que le bien. » Il doit ici être
considéré comme un mode de circulation des biens au service du
lien social ». En même temps, ce lien social rend le rapport
marchand plus acceptable, voire même plus légitime et
souhaité. Si la dette est créatrice de lien social, le fait de
laisser un pourboire conséquent, de rembourser la dette, peut relever
d'une volonté de réintroduire une distance.
Ces bars et les réseaux qu'ils nouent constituent
des systèmes d'actions concrets, qui répondent à des
demandes et permettent de résoudre des problèmes propres à
chaque groupe : gagner sa vie, tenir un commerce rentable, trouver une
copine ou une épouse, manger à sa faim, sortir de la solitude pour
se fondre dans un groupe.
VI- Phénomènes d'inversion dans une
fête contrôlée. Le don régulateur du lien social
L'espace des bars peut être perçu comme le
théâtre d'une mise en scène favorisant la fête.
Les enquêtés nous ont en effet expliqué se sentir dans ces
bars un peu comme dans une maison substitutive. Ces bars sont donc des lieux
perçus comme favorisant les rapports familiers. Nous verrons que
s'ils contribuent à faire exploser la fête en leur sein et
que s'ils créent par ce biais un sentiment d'humanité,
d'égalité entre les individus, ce sont des espaces dans
lesquels, tout au contraire, une régulation des rapports sociaux
existe.
Les enquêtés se rendent dans les bars à
repas gratuits le plus souvent la nuit et en fin de semaine. Le fait de
s'y rendre de façon impromptue contribue à casser le rythme
quotidien lié à la routine. L'espace du bar est un
«ailleurs » dans lequel les clients se coupent
d'une réalité quotidienne. Afin de mieux partir dans cet
ailleurs, de s'oublier et d'être les uns avec les autres les
clients du bar se mettent sous les pouvoirs de «lubrifiants
sociaux »
[6] comme
l'alcool et la musique.
Ainsi, les personnes rencontrées nous ont décrit
la fête comme une explosion joyeuse où l'être ensemble,
l'inversion des rôles habituels a lieu. Qu'en est il de la
fête dans le contexte d'un bar qui offre des repas ? Nous avons
donc vu que si les logiques de désordre, d'inversion du temps et du
rapport à l'argent existent toujours, cette création
d'effervescence festive dans un cadre entre le public et le privé
impose un contrôle, un ordre sous-jacent très important. Cet ordre
qui permet de faire perdurer la fête ne mène-t-il pas à la
création d'un folklore ?
Les clients se trouvent dans une position de «demi
hôte » qui induit un rapport particulier. Les patrons et
barmans restent les gardiens des dernières barrières à ne
pas dépasser. Un cadre existe donc derrière le flou apparent et
c'est ce qui délimite les frontières et les règles de
bonne conduite invisibles de la fête.
De plus, par cet apprentissage implicite des règles,
les individus se sentent des acteurs de la fête. Cette participation et
cette prise de responsabilité sont en effet souhaités par les
clients qui se présentent comme recherchant une rencontre de
l'Autre «authentique ».
Cependant, nous avons observé l'utilisation du
terme «branché ». D'une part, pour certains
enquêtés, ce «concept d'acteur »
signifie être à la mode et est connoté positivement . Il
peut s'inscrire dans une logique commerciale valorisante, dans une logique
d'intégration culturelle et urbaine où la popularité
est mise en valeur. D'autre part, il peut aussi correspondre à une
perte d' «authenticité », dans une
logique de nostalgie de rapports humains privilégiés ou dans une
logique de différenciation à la «masse ».
Ici, nous abordons les notions
d'hétérogénéisation -
homogénéisation, dialectique de la société
occidentale actuelle.
Nous avons travaillé sur une minorité
commerçante issue d'une immigration de main d'œuvre
reconvertie dans une «entreprise ethnique », selon une
expression empruntée à Anne
Raulin
[7]. Ces commerçants kabyles, de
plein pied dans la culture urbaine contemporaine, deviennent acteurs dans la
production et la consommation de biens matériels qui apparaissent
aujourd'hui comme le «lien dominant » de
l'activité symbolique propre aux activités occidentales.
C'est à ce titre que nous considérons cette enquête
comme un sujet d'anthropologie. En effet, la consommation permet
l'observation de l'usage stratégique de différents
répertoires culturels orientaux, occidentaux et syncrétiques.
C'est ce que nous avons recueilli durant cette enquête.
Il nous est apparu à l'écoute des acteurs
qu'il existe un besoin d'ancrage ethnique et de rattachement
à l'authentique, au singulier. Nous pouvons évoquer à
ce titre la conception de la recherche de l'authentique chez un nouveau
type de consommateur comme l'explique Jean-Pierre
Warnier
[8]. Selon lui, ces consommateurs
«bénéficient de toutes les ressources de la
consommation de masse, mais ils sont en quête d'autre
chose »
[9]. Leur quête tourne
autour de l'objet singulier, de ce qui vient d'ailleurs, de ce qui
relève d'une tradition millénaire. Pour cet auteur, le seul
moyen de l'acquérir, c'est l'argent.
Ainsi, nous sommes allés à la rencontre
d'un nouveau marché culturel singulier qui s'organise autour
du repas gratuit. Ici le couscous apparaît comme un «signe
d'authenticité ». L'objet authentique porte le
statut d'objet singulier qui ne peut s'échanger sur le
marché contre de la monnaie. D'autre part, et ce n'est pas le
moindre paradoxe, il engendre un créneau commercial, bien que singulier
et atypique, du moins à première vue.
Les bars offrant des repas gratuits se situent plus dans le
créneau de la brocante, vers la recherche d'un article singulier et
chargé d'histoire. Ce phénomène est d'autant
plus complexe que l'objet en question est ici offert. Les bars que nous
avons étudiés seraient alors comparables à des brocantes
festives où les tensions marchandes s'apaisent par le biais
d'un don de nourriture et d'une ambiance festive où naissent
les sentiments de liberté, de sociabilité populaire, de
convivialité et d'humanité.
Il est évident qu'aujourd'hui, les
interactions globales se caractérisent par une tension entre
l'homogénéisation et
l'hétérogénéisation culturelles. Ce
mécanisme s'inscrirait alors aussi, dans un contexte nouveau de
montée des mouvements de revendication des minorités ethniques
dans les Etats-nations contemporains comme le souligne Denys
Cuche
[10].
Notre étude met en valeur des comportements qui
participent à la fois d'une négociation identitaire,
d'une exploitation commerciale et d'une reproduction
stratégique du rêve des clients, rêve qui semble favoriser la
cohésion ethno-communautaire des migrants kabyles.
Notes
[1] Denys Cuche, La notion de culture dans
les sciences sociales, Paris, La Découverte, Coll. Repères,
1996.
[2] Dominique Schnapper, La relation à
l'autre, au cœur de la pensée sociologique, Paris, Gallimard,
1998.
[3] Début XXème siècle
(cf partie II)
[4] Voir le «paradoxe de Carnegie » :
le marchand doit être sincère en faisant son cadeau s'il veut
que cela rapporte par la suite. Lire GODBOUT J. T., L'esprit du don,
Paris, La Découverte, 2000 [1992], p.115 et 116.
[5] Alain Caillé, «Sciences sociales
et lien social », in Correspondances, bulletin scientifique de
l'IRMC.
[6] Claude Fischler, L'homnivore, Paris,
Editions Odile Jacob, 1990.
[7] Anne Raulin, L'ethnique est quotidien,
Paris, L'Harmattan, 2000.
[8] Jean-Pierre Warnier (sous la dir. de),
Le paradoxe de la marchandise authentique, Imaginaire et consommation de
masse, Paris, L'Harmattan, 1994.
[9] Anne Raulin, L'ethnique est quotidien,
op. cit., p. 22.
[10] Denys Cuche, La notion de culture
dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 1996.
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