Petites entreprises et petits entrepreneurs anglo-calaisiens
dans le marché français des tulles et dentelles mécaniques
de la première moitié du XIXème siècle.
Benoît Noël
Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers.
Préactes du colloque d'octobre 2003
Images de la BD
Les Calaisiens aiment les mythes et les belles histoires. Il
en est une par exemple que tous les petits Français connaissent aussi,
l'héroïsme des Six Bourgeois. Il en est une autre moins
célèbre, quoique reprise dans les plus sérieuses
synthèses
[1] : trois Anglais,
Bonnington, Clarck et Webster, qui au péril de leur vie, ont
débarqué le premier métier à tulle, un beau matin de
1816, donnant ainsi naissance à l'industrie qui fera la fortune de
la ville, la
Dentelle de Calais.
Or l'historien n'aime pas les mythes et les
éconoclastes moins encore. Aussi dans le cadre d'une
thèse en voie
d'achèvement
[2], sensiblement
influencée par le renouvellement des problématiques sur
l'industrialisation de Patrick Verley
[3],
ai-je été amené à m'interroger sur ces hommes,
ces trois Anglais et bien d'autres, et leurs motivations à franchir
The Channel. Ont –ils été les seuls à tenter
l'aventure ? Sont ils parvenus à faire fortune ? Et dans
le champ de recherche plus spécifique qui est le mien, celui de
l'histoire économique : quelles furent les structures
d'entreprises adoptées ? Correspondaient-elles à une
stratégie d'entreprise ? Peut-on les considérer comme
des entrepreneurs à part entière ?
Pour répondre à toutes ces questions, j'ai
concentré ici ma réflexion sur les
Outsiders
qu'étaient les petites entreprises et les petits entrepreneurs
anglo- calaisiens dans le marché français des tulles et dentelles
mécaniques de 1817 à 1855. Le terme d'
Outsiders a
été choisi pour son ambivalence définissant assez bien le
cas de ces anglo- calaisiens : en français ce sont ceux qui ne
partent pas favoris ; en anglais, ce sont ceux qui sont en marge de
l'entreprise, qui viennent de l'extérieur. Si
l'année 1817, point de départ de l'industrie des
tulles calaisiens s'impose comme une évidence ; la borne du
milieu des années 1850 peut sembler plus arbitraire : il
s'agit en fait du moment où la
Fabrique calaisienne entame
sa reconversion du coton à la soie et se lance à la conquête
de marchés internationaux, réorganisant par la même occasion
ses structures d'entreprises.
La première partie se bornera à décrire
et caractériser les entreprises anglo- calaisiennes et leurs
créateurs. Ensuite, seront évoquées les conditions de leur
émigration en insistant plus particulièrement sur le choix
stratégique de leur localisation calaisienne. Enfin j'essaierai de
démontrer en quoi les PME anglo- calaisiennes étaient
peut-être alors les structures les mieux adaptées pour produire
les tulles et dentelles mécaniques dans le marché
français.
I Calais, plus pépinière que jardin anglais.
The more, the merrier...
S'il est délicat de connaître le mouvement
général des entreprises en
France
[4], il est cependant envisageable de le
préciser dans le cadre d'études locales, comme le montre
l'exemple calaisien (cf. Annexe 1). Le recoupement de sources
diverses
[5] permet en effet de suivre, avec une
quasi exhaustivité, le nombre des premières entreprises
liées à l'industrie des tulles entre 1816 et 1829, non
seulement pour les sociétés mais également, et c'est
assez exceptionnel, pour les entreprises individuelles. Si de 1829 à
1841, les sources sont plus lacunaires, nous disposons à nouveau des
mêmes renseignements pour les années courant de 1841 à 1854
et au delà
[6]. La constitution d'un
fichier d'entreprises, à partir de ces données,
intégrant un critère de nationalité pour les dirigeants,
permet d'observer l'évolution de la part des entreprises
anglaises. Ainsi, une chronologie en trois temps se dégage :
jusqu'en 1824, les établissements anglais constituent la
quasi-exclusivité des effectifs, par ailleurs réduits. Le
quadruplement du nombre jusqu'en 1829, ramène la proportion des
entreprises anglo- calaisienne à la moitié avec tout de même
une cinquantaine d'établissements. L'absence de sources
fiables ne permet pas d'analyser précisément la part des
britanniques, mais leur localisation rurale laisse entendre une francisation de
l'industrie. Pour autant, les établissements d'origine
anglaise ne désertent pas le Calaisis puisqu'à partir de
1841, la part des anglo- calaisiens se stabilise autour de 30%, ce qui
représente toujours une cinquantaine
d'établissements.
Mais ce nombre relativement élevé, est encore
plus impressionnant lorsqu'on cumule la totalité des
établissements anglais qui se sont à un moment ou à un
autre, implantés dans le Calaisis. Au total ce ne sont pas moins de 270
Anglais qui se sont établis à la tête de plus de 230
entreprises différentes. En décomposant notre champ
d'étude en périodes égales correspondant plus ou
moins à l'évolution du marché des tulles, il est
possible d'observer des vagues successives, plusieurs
marées, d'implantation d'entreprises
anglo-calaisiennes (cf. Annexe 2 et 3). Ainsi, après une timide
première vague dans sillage de Webster, on assiste à une
véritable marée d'équinoxe de créations
anglaises, entre 1824 et 1829 au cours de la
Tull fever sensible outre
Manche
[7]. Les années 1830 sont une
première décrue alors que le nombre de fabricants français
continue de croître. Au début des années 1840, une
troisième vague de créations anglaises renouvelle les effectifs
pour le fixer autour d'un tiers. Au total les vagues de créations
les entreprises anglo-calaisiennes sont décalées de quelques
années par rapport aux françaises.
Avec un total de 230 entreprises, alors qu'il n'y
en a pas plus d'une cinquantaine simultanément, la contribution
d'une approche démographique peut se révéler
pertinente. A commencer par la détermination de la durée de vie
moyenne. Elle a été calculée en distinguant deux
générations d'entreprises. D'un côté,
pour les 101 entreprises créées avant 1829, la moyenne
d'âge s'élève à près de huit ans
tandis que pour celles créées après 1841, la durée
de vie n'excède pas 7 ans. Les lacunes de nos sources entre 1830 et
1840 ne permettent pas de suivre la courbe démographique de ces
entreprises ; on constate seulement que ces années ont
été particulièrement mortifères à travers le
tableau ci dessous. Sur les 55 fabriques recensées en 1829, il n'en
reste que 14 survivantes en 1844 ! Aussi les crises affectant le
marché des tulles et dentelles mécaniques sensibles dans les
années 30 et 1846-48 expliquent en partie ces disparitions
d'entreprises. Mais les dossiers de faillite déposés au
Tribunal de Commerce sont rares : aucun avant 1829, 3 pour les
années 40
[8]. Il semble donc qu'une
partie de ces cessations d'activité n'aient été
que locales, pour cause de déménagement. Ici deux cas
possibles : quelques uns de nos Anglais ont poursuivi leur
tour de
France en s'installant dans d'autres centres tulliers comme St
Quentin, Lyon ou Lille : sur les 41 cessations d'activité
avant 1829, 7 d'entre eux sont concernés. Mais il semble que la
plupart de nos anglo-calaisiens s'en soient retourner en Angleterre ainsi
que le laisse supposer le témoignage de Gravener Hanson, en 1824 :
«Tous ceux avec qui j'ai conversé, à
l'exception de trois, ont exprimé un désir de
revenir. »[9]. A l'appui de
cette volonté de repartir, le faible nombre de demandes de domiciliation
en France
[10] : 58 demandes seulement pour
l'ensemble de notre période, soit moins d'un quart de nos
chefs d'entreprises et seulement deux demandes de naturalisation :
James Wragg et le fils de Webster en 1843. son père Robert ne la
demandera jamais bien qu'il meurt à Calais en 1855.
Document
Survivance des entreprises anglo- calaisiennes entre 1821 et
1854.
Source : Fichier de synthèse.
Sur les entreprises anglaises au nombre de
|
Il n'en reste en
|
1825
|
1829
|
1844
|
1854
|
11 en 1821
|
8
|
8
|
4
|
2
|
29 en 1825
|
|
21
|
9
|
4
|
55 en 1829
|
|
|
14
|
9
|
59 en 1844
|
|
|
|
26
|
«Ma petite entreprise ».
Notre cohorte statistique déterminée, tentons
maintenant de caractériser la nature et la structure ces
entreprises.
En s'intéressant dans un premier temps à
l'objet de leur
industrie. Bien qu'elles soient toutes
liées aux tulles et dentelles mécaniques, une industrie de tissage
textile, il est possible de distinguer l'évolution de plusieurs
profils d'entreprises (Annexe 4). Dans un premier temps, jusqu'au
début des années 1824
[11], on
distingue deux types d'entreprises anglo-calaisiennes : d'un
côté des
tisseurs-brodeurs, minoritaires ; de
l'autre des constructeurs mécaniciens-tisseurs majoritaires :
8 fabriques sur 11 exclusivement anglaises construisent l'extérieur
de leurs métiers. Seul Webster construit ses métiers, tisse le
tulle et le fait broder. Au cours des années 20, la broderie
disparaît et les mécaniciens ne tissent plus ; les fabricants
sont désormais des tisseurs de tulle. Cette spécialisation se
confirme au cours des années 40 puisque la part des entreprises de
mécanique augmente à nouveau, des dessinateurs metteurs en carte
font leur apparition, des régleurs de métiers, des importateurs de
filés de coton, mais les fabricants-
tisseurs anglo-calaisiens ont
quasiment disparu. Ainsi, les entreprises anglo-calaisiennes se sont tout
d'abord spécialisées principalement dans les
activités les plus techniques et innovantes.
Du fait de leur spécialisation et de leur
renouvellement, la taille de ces entreprises anglo- calaisiennes est et reste
modeste, les faisant appartenir au monde des petites et moyennes entreprises
(PME). Un premier critère traditionnel, celui du nombre de
salariés employés, sans être le plus pertinent au
début du XIXème, le confirme. Pour ne prendre que la situation en
juin 1854, le nombre des employés chez les fabricants
s'établit autour d'une dizaine de salariés dans chaque
établissement
[12]. La structure des
entreprises anglaises est à cette date plus réduite que celle des
Français : la proportion de ces derniers augmente avec la
taille ; c'est ainsi qu'il n'y a aucune fabrique anglaise
de plus de 50 salariés. La seule exception est la fabrique Webster
dirigée à l'époque par le fils de Robert,
naturalisé en 1842. Un autre critère propre à
l'industrie des tulles permet de mieux rendre compte de
l'évolution de la taille des entreprises françaises et
anglo-calaisiennes : le nombre de métiers par établissement .
Ainsi alors que le nombre moyen de métiers passe de 2,5 à 3,2 pour
les fabriques anglo-calaisiennes, l'augmentation est bien
supérieure pour les fabriques françaises passant de 2 à 5
métiers ( Annexe 5). La petite taille semble donc une condition de la
petite entreprise étrangère.
Document
Nombre d'employés par fabrique de tulle en juin
1854
Source : CCC VIII-90 recensement du CdP'h de
Calais, juin 1854.
|
Total
|
Anglais
|
Français
|
Fabricant n'ayant aucun employé
|
7
|
4
|
3
|
Fabricant ayant de 1 à 9 employés
|
66
|
19
|
47
|
Fabricant ayant de 10 à 49 employés
|
52
|
17
|
35
|
Fabricants ayant de 50 à 99 employés
|
9
|
0
|
9
|
Fabricant ayant plus de 100 employés
|
2
|
(1)
|
1
|
TOTAL
|
136
|
40+1
|
95
|
Jean Baptiste Say distinguait dès 1820 un dernier
critère pour mesurer la taille des entreprises, les
capitaux
fixes, ou
engagés[13]. Or,
dans la fabrique des tulles calaisienne, ces capitaux fixes sont principalement
composés des métiers mus à bras dans de petits ateliers
généralement loués. En effet, le dépouillement des
archives notariales permet de constater que les
fabriques sont, pendant
longtemps installées dans des maisons louées à des
particuliers ne nécessitant pas d'aménagements
spécifiques : ainsi, le 27 septembre 1823, William Austin,
possédant deux
mécaniques signe un
bail de loyer de
200 francs par an pour occuper
«un rez de chaussée et une
chambre au dessus faisant partie d'une maison [...] pour la fabrication
des tulles et dentelles [...] le preneur ne pourra ... travailler...avant 5
heures du matin et après 10 heures du
soir »[14]. La première
usine à tulle mue à la vapeur ne sera construite qu'en 1840,
mais en 1854, la majorité des métiers utilisent encore la force
humaine. L'essentiel du capital fixe est donc constitué par
l'acquisition des métiers dont les prix varient peu, autour de 8
000 francs, moins encore pour les mécaniciens anglo-calaisiens. A ce
capital fixe, il faut cependant ajouter le fond de roulement nécessaire
pour se procurer la matière première, le coton, et à payer
les premiers salaires. Ainsi, au cours des années 1820, on peut estimer
le capital nécessaire pour créer une fabrique de tulle ne
dépasse pas 10 000 francs par métier. Ce que confirment les rares
contrats d'association retrouvés parmi les actes
notariés : ainsi la société Pain & Cie
possédant 4 métiers en novembre 1824 est formée avec un
capital de 40 000 francs en juillet
1822
[15].
Self made men ?
Une mise de départ relativement modeste et la
perspective de gains considérables ont donc persuadé 270 Anglais
de venir s'établir à Calais, mais qui sont-ils ? Quel
portrait robot les sources nous permettent-elles de dresser ?
En fait de portrait robot, ce sont plutôt trois profils
qui se distinguent. Dans une première catégorie, se trouvent les
entrepreneurs déjà installés en Angleterre dans
l'industrie des tulles et qui ont transféré leur
siège en France. Ils sont minoritaires, quatre ou cinq avant 1824, parmi
lesquels Robert Webster. Pour les autres, il semble qu'ils aient
été quelques années ouvriers mécaniciens à
Calais avant de se mettre à leur compte. Nous disposons à cet
égard d'une source exceptionnelle, le témoignage de Samuel
Fergusson
[16] qui a retrouvé et
recueilli les confidences d'une partie de ces pionniers, Cliff, West,
Maxton, Austin etc..... : tous furent ouvriers chez Webster dans un premier
temps. L'enquête parlementaire britannique de 1824 confirme en effet
que les migrants se déplaçaient par bandes et qu'ils
étaient payé le double : un mécanicien anglais pouvait
gagner jusqu'à 10 voire 15 000 francs par
an
[17]. François Crouzet confirme en
effet que «
les industries mécaniques et de la
céramique sont des cas spéciaux. [...] l'entrée y
était facile et les chances de succès bonnes pour des hommes de
très peu de capital, mais ayant une grande habileté, un talent
inventif »
[18] Enfin, la carte
des origines géographiques de nos anglo-calaisiens remet en cause le
schéma des ouvriers devenus patrons (Annexe 6, carte d'Angleterre).
Des 56 Anglais sur lesquels nous disposons de données
généalogiques
[19], une petite
majorité d'entre eux est bien née dans les Midlands autour
de Nottingham comme on s'y attendait, mais une forte proportion, 18, soit
un tiers viennent du sud-est de l'Angleterre, du Kent et plus
particulièrement des villes côtières de Deal, Dover,
Folkestone ou Sandwich. Qualifiés de
capitalistes par
l'enquête britannique, cette origine géographique laisse
cependant planer des doutes sur la véritable nature de leur entreprise,
sachant que ces petits ports de pêche anglais étaient les
repères des contrebandiers.
L'âge moyen de ces créateurs de PME
s'établit autour de 35 ans avant 1829, confirmant
l'hypothèse d'une longue acquisition
d'expérience professionnelle et d'un capital. Car
l'implantation anglo-calaisienne se détache du schéma
traditionnel de transfert de technologies où les ouvriers anglais
étaient débauchés par des
capitalistes
français. Il semble bien que les anglo-calaisiens, avant 1829, soient
venus en France de leur propre initiative, contrairement à leurs
compatriotes de Rouen ou de Douai débauchés par des
capitalistes Français. La plupart d'entre eux ne sont pas
des innovateurs, des inventeurs à proprement parler ; ces derniers
ont plutôt tendance à fuir Calais : ainsi John Lever,
inventeur du système le plus rapide s'établit à Rouen
en 1821 ; Samuel Fergusson l'adaptateur du Jacquard au métier
à tulle, système circulaire, vers 1837 ira s'établir
à Douai
[20]. Aussi dans la typologie de
la création et de l'innovation qu'a établi
François Caron, ces entreprises anglo-calaisiennes appartiendraient
plutôt à la deuxième catégorie qui comprend non pas
les entreprises innovantes mais les entreprises qui assurent la diffusion des
innovations par imitation, et généralement sans l'accord des
inventeurs
[21]. On a ainsi l'exemple de
John Derbysheare qui arrive à Calais alors qu'il est en
procès avec Heathcoat
[22].
La capacité de s'établir à moindre
coût explique en partie le faible nombre de sociétés qui se
constituent dans le Calaisis. Au total moins d'une quarantaine
d'associations ont été recensées au cours de notre
période. Quelques contrats ont cependant été
retrouvés chez les notaires, mais ce sont les archives du Tribunal de
Commerce qui sont les plus intéressantes faisant état de plaintes
entre des associés qui ne respectent pas les engagements passés
oralement par exemple. Ainsi, la quasi totalité de ces associations se
font exclusivement entre Anglais. Des ouvriers anglais trouvant sur place des
investisseurs, des
sleeping partnerships parmi les rentiers, les
aubergistes ou les négociants de Deal. Rares étaient les
associations entre ces ouvriers anglais et les Français : la
première a lieu entre William Austin et Jean Noël Dubout, fils
d'un serrurier en janvier 1822 ; la deuxième aura lieu en 1824
entre le même Austin et un autre serrurier, Salembier. Ce n'est plus
vrai après 1841 où cette fois les capitalistes français
vont chercher les mécaniciens anglais pour former avec eux les
entreprises. Le cas le plus célèbre est celui de
l'association de Jean Pierre Champailler et de Frédérik
Pearson pour exploiter le tulle
point d'esprit en 1837.
Une fois décrites ces PME anglo-calaisiennes, il nous
reste à nous pencher sur les raisons de l'implantation de ces
pionnières et plus particulièrement sur le choix de la
localisation calaisienne. Dans quelles circonstances ces Anglais se sont ils
installés dans le Calaisis ?
II Calais, the Frontier.
Ecumes.
Depuis des décennies, les historiens ont pris
l'habitude de définir l'Angleterre, comme le royaume de la
libre entreprise, terreau indispensable à la
Révolution
industrielle. Pourtant la migration volontaire de PME anglaises dans le
Calaisis cristallise les limites de ce modèle.
En effet, les marées de créations
anglo-calaisiennes correspondent aux aléas de la conjoncture sociale et
économique du Nottinghamshire. Ainsi les premières implantations
dans la foulée de Webster s'expliqueraient par une
«commercial panic », une crise de surproduction
liée au trop grand nombre de fabricants, qui affecta les tulles
mécaniques entre 1813 et 1817 et plus généralement
l'industrie anglaise au sortir des
French
Wars[23]. D'ailleurs Gravener
Hanson, confirme en déclarant que ceux
«qui
émigrent font seulement un effort pour sortir de la
misère »
[24]. En sus de
la crise commerciale, cette région des Midlands est le
théâtre depuis de 1811 de troubles sociaux,
célébré sous le nom de
luddisme. Des ouvriers en
manque de travail s'organisent en bandes et cassent les métiers
performants jugés responsables de leur chômage. Ainsi les ateliers
de John Heathcoat, Lacey & Boben sont ils attaqués le 28 juin
1816
[25] : 55 métiers
représentant une valeur de plus de 10 000 £ sont détruits.
Ces revendications sociales sont à nouveau perceptibles en 1825, lorsque
les ouvriers tullistes revendiquent la journée de 8 heures. Créer
son entreprise dans un tissu d'entreprises aussi concurrentiel, au coeur
de rapports sociaux aussi tendus, devait être contraignant. Aussi la
délocalisation vers des contrées plus favorables était
envisagée, et Webster n'a fait que suivre l'exemple de John
Heathcoat
[26].
Au delà du climat social et économique, la
rigidité de la législation anglaise sur les brevets
d'invention, les
patents, protégeant les inventeurs a eu ici
des effets inattendus. Entre 1808 et mars 1813, encore jeune mécanicien
John Heathcoat (1783-1861) et ses associés négociants,
déposent une série de brevets pour la
bobbin traverse net
machine, capable de reproduire le fond de dentelle, le tulle (sans le motif)
jusqu'alors exécuté à la main. Mais il ne
s'agit pas d'une invention à proprement parlé,
plutôt d'une combinaison d'innovations diverses
réalisées dans la production des bas, spécialité de
Nottingham. Ce qu'il invente c'est donc un
système : Heathcoat est au métier à tulle ce
que Gutemberg fut à l'imprimerie.
Mais le jeune Anglais et
surtout ses associés ont un sens juridique plus aiguisé que le
Rhénan : en jouant sur le manque de compétence technique des
juges, ils attaquent en justice tous ceux qui inventent un métier capable
de produire du tulle ou refusent de leur payer un droit. Or le
Old
Loughborough de John Heathcoat est perfectible et nombre de
mécaniciens habiles ne tardent pas à lui apporter des
améliorations sensibles. Aussi pour fuir les condamnations et exploiter
leur innovation avant l'expiration du brevet Heathcoat en mars 1823, une
partie des fabricants s'exilent sur le Continent, où la
législation sur les brevets d'importation est moins sourcilleuse.
C'est le cas de John Lever, l'inventeur du métier
système
Leavers, qui dès 1813 met au point une machine plus
perfectionnée que celle d'Heathcoat, il émigre à
Rouen en 1820. Il est fort probable qu'une partie des anglo-calaisiens se
soient installés dans le Calaisis pour fuir cette redevance ou la justice
avant 1824 : c'est le cas de Derbysheare qui attaqué à
Maidstone au début de l'année 1822 par Heatcoath & Lacey
se retrouve à Calais en fin d'année à construire des
méchaniques. Lors de la deuxième vague d'immigration
à la fin des années trente, le phénomène est
similaire puisque les mécaniciens ayant trouvé les
procédés pour ajouter les motifs sur le tulle émigrent
à leur tour : Pearson à Calais, Fergusson à
Cambrai.
Les nouvelles technologies sont donc parvenues à
traverser la Manche malgré l'interdiction qui pèsent sur
leurs exportation d'Angleterre. Pour autant il ne faut pas exagérer
la difficulté et les dangers de ce passage. L'enquête
parlementaire britannique de 1824 qui traite notamment de la possibilité
d'alléger les contraintes d'émigration pour les
artisans fourmillent d'exemples montrant que la loi punissant de mort tout
exportateur de machines était tombée en désuétude.
Un fabricant de tulle de Nottingham, Green interrogé à propos de
ces émigrations déclare :
“le gouvernement ne les
décourage pas [...] je pourrais dire qu'on connaissait
généralement d'avance à Nottingham la plupart des
personnes qui se disposait à quitter le
pays »[27] et de citer
précisément Webster en 1816. Il est vrai que ces candidats
à l'émigration utilisent une filière rodée par
les années de blocus et de prohibitions en tout genre. Le
commerce du
hibou entre les côtes du Kent et le littoral français fait
depuis des décennies la fortune des
smugglers de Deal et les
douaniers anglais ou français sont régulièrement
dénoncés pour leur corruption.
«Calais, clefs de la France. »
L'implantation des PME anglo-calaisiennes recherche
avant tout à se rapprocher du plus gros marché européen de
consommation, celui de la France restaurée. Lors de la commission
d'enquête de 1824, les fabricants de Nottingham ne cachent pas que
la France, malgré les prohibitions figurait au premier rang de leur
exportation de tulles de coton. En 1834, sur un marché de consommation de
tulle de coton estimée à 25 millions de francs, la moitié
provient encore de Grande
Bretagne
[28].C'est que cette
matière est de toutes les nombreuses évolutions de la mode
féminine : brodé à la main, le tulle se
métamorphose en dentelles ; simplement blanchi, il accompagne les
robes des élégantes soucieuses. Car la mode est au blanc, à
la sylphide légère : tous les tissus qui peuvent donner cette
impression sont recherchés : la mousseline, le gaze et ....le tulle,
surtout s'il est anglais. A la vogue antique héritée de la
Révolution et de l'Empire se substitue une réelle
anglophibie, pour ne pas dire anglomanie parmi les classes
supérieures :
«Tout ce qui est anglais est maintenant
en faveur à Paris et réputé romantique. »
déclare Lady Morgan en 1817
[29]. Un des
spécialistes de la mode de l'époque, Honoré de Balzac
ne déclare-t-il pas :
«La France et
l'Angleterre ont fait un échange de futilités d'autant
plus suivi qu'il échappe à la tyrannie des douanes. La mode
que nous appelons anglaise à Paris se nomme française à
Londres et réciproquement. L'inimitié des deux peuples cesse
en deux points, sur la question des mots et sur celle des
vêtements. »[30]
Le marché français est d'autant plus
juteux, c'est que les Anglais n'ont pas à craindre la
concurrence de l'industrie française dans ce domaine. En effet, le
tulle peut en effet être considéré à
l'époque comme le fils prodigue du
Roi Coton : Jean
Baptiste Say la considère dans sa démonstration sur
l'industrie du coton comme la forme la plus évoluée des
tissus. Les filatures françaises sont incapables de produire un fil
suffisamment fin, au delà du n°160. Aussi, n'existe-t-il pas
de produits similaires en France. La production des tulles français est
encore en lin très coûteux et tissée à la main par
des ouvrières domestiques qui les brodent aussi : Balzac en fait une
précieuse description dans un de ses romans les moins connus,
Une
double famille[31]. D'autres
tulles français sont en soie, produits par des mécaniques
d'un système très ancien, à
Lyon
[33]. Aussi les succès des
Expositions des produits de l'industrie française, tiennent plus
des incantations que de la réalité : ces tulles de soie sont
excessivement chers, incapables de rivaliser avec le coton anglais, qui
pénètrent sur le marché français assez
facilement.
Car la
«tyrannie des douanes »
qu'évoque Balzac n'est relative tant l'attitude du
gouvernement français est dans ce domaine équivoque.
D'ailleurs, s'il avait voulu favoriser l'implantation
d'entreprises anglaises sur le territoire français, il ne s'y
serait pas pris autrement. En effet, dès son retour au pouvoir, en avril
1814, Louis XVIII restaure le libre échange avec l'Angleterre dans
la continuité des traités de 1786. Les
Cent Jours et
surtout la pression des filateurs
français
[34] auront raison de ce
libéralisme déplacé : la loi d'avril 1816
rétablit le protectionnisme absolu ; les tulles de coton anglais
sont à nouveaux prohibés en France comme au bon vieux temps du
Blocus continental, ils le restent officiellement jusqu'en 1860. Aussi
pour pénétrer le marché français, les entrepreneurs
ont le choix entre deux stratégies : passer par les réseaux
des
smugglers en assumant les risques de confiscation ou alors,
délocaliser une partie de la production. Le plus gros fabricant anglais,
John Heathcoat l'envisage dès 1820 par le biais de
l'ambassadeur français à Londres : à charge du
ministère de l'Intérieur de lui trouver la meilleure
localisation
[35]. C'est cette même
stratégie que déploient clandestinement les petits fabricants
anglais venant s'installer à Calais.
Filés à l'anglaise.
Aux Anglais décidés à émigrer en France pour pénétrer
son marché, des localisations autrement plus avantageuses que Calais
se présentaient alors (Annexe 7). A commencer par les autres ports
de la Manche, Dunkerque et Boulogne, dont les infrastructures portuaires,
les liaisons vers l'intérieur et les capitaux étaient plus accueillants,
plusieurs fabricants anglais s'y invitent. Mais il y avait aussi des centres
de tradition textile comme le suggère l'importation du premier métier
à tulle en France réalisée par Cutts à Valenciennes
avant les
Cent Jours[36]. Les destinations
favorites furent néanmoins les sièges des premières filatures
de coton françaises ou des centres anciens de broderie et de blanchiment
telles que Douai, Lille, Rouen ou encore St Quentin. C'est d'ailleurs dans
cette dernière, qu'Heathcoat implante en 1826, une filiale, impressionnante
unité de production et «
exemple précoce d'entreprise
binationale » dira François Crouzet
[37].
St Quentin produisait alors des mousselines, tissu léger semblable
au tulle ; comptait plusieurs filatures de coton, 13 blanchisseries et
pouvait compter sur près de 100 000 brodeuses
[38].
Notre petit port de la Manche, déclassé au sortir de la Révolution
et de l'Empire faisait donc pâle figure
[39].
C'est pourtant le Calaisis qui sera la destination privilégiée
par le plus grand nombre de fabricants de tulles anglais. Parmi les raisons
se trouve peut-être l'absence de tradition manufacturière. Faisant
fi des conseils de JB Say, Robert Webster, échaudé du climat
de concurrence acharnée entre fabricants et les exigences des ouvriers,
a recherché l'isolement. Mais le choix de Calais s'est surtout imposé
par sa proximité géographique de l'Angleterre. Car les fabricants
qui espéraient pouvoir s'approvisionner en filés de coton français
en seront pour leurs frais. Les rapports des expositions de l'Industrie nationale
ont beau exalter leur finesse, les filés français sont de mauvaises
factures, impropres à l'industrie des tulles qui exige les plus fins
réguliers. La filature française ne sera capable d'en produire
de satisfaisants qu'à l'orée des années 1840. Aussi en
attendant la fin de la prohibition sur les filés fins anglais en 1834,
faut-il les importer d'Angleterre et par contrebande. Calais est donc géographiquement
la mieux placée, d'autant qu'aux filés s'ajoutent la fourniture
de l'intérieur des métiers, chariots et bobines. Moins éloignée,
les
primes d'assurance des contrebandiers sont moins chères
à Calais : à moins de 15% en 1824
[40],
alors qu'elle s'élevait encore à 30% à St Quentin en
1832
[41]. Les PME anglo-calaisiennes bénéficiaient
ainsi d'un coût de production inférieur par rapport à
leurs rivales de l'intérieur, sans compter les marges qu'elles s'octroyaient
lorsqu'elles revendaient sous leur estampille des tulles qu'elles faisaient
venir d'Angleterre.
Last but not least, la forte présence britannique à Calais
fut un atout majeur. En ces temps troublés de rivalités franco-anglaises
et de méfiances réciproques entretenues par plus de vingt ans
de guerre, le port de Calais est un havre sécurisant pour les sujets
britanniques. Les tuniques rouges rembarquent par Calais après l'occupation
de la France en 1818. Calais est moins un
«refuge des bourses vides
et des passions usées »[42],
Lady Hamilton et George Brummel, qu'un lieu de sociabilité anglais ;
on y parle anglais tout autant qu'on s'y distrait : des hôtels
sont tenus par des Anglais ; les auberges sont en fait des pubs, tenus
par des Anglais ; il existe même un théâtre et un
journal,
The Pas de Calais, en langue anglaise ! En 1825, le
Journal
de Calais est cette fois publié en français mais une partie
de ses annonces sont en anglais. Les liaisons maritimes régulières
[43]
permettent d'être rapidement informé des nouvelles venues d'Angleterre,
y compris dans le domaine des nouveautés technologiques. Cette proximité
rassure également les petits chefs d'entreprise qui à tout moment
peuvent rejoindre la mère patrie en cas de conflit avec ces irascibles
Français, ....filer à l'anglaise en quelque sorte.
Un des principaux facteurs de réussite des PME anglo-calaisiennes réside
donc dans le choix d'une
«merveilleuse situation géographique
»[44] : Calais est
en effet ce que nos amis géographes nomment dans leur jargon, le synapse
d'une interface. Mais cela vaut seulement jusqu'en 1834, jusqu'au moment où
la prohibition sur les filés de coton fins est levée et admis
en France contre un tarif permettant de supprimer la fraude (8,80fr par kg).
Dès lors, tous les centres tulliers français peuvent lutter
à armes égales, Calais perdant ses avantages contrebandiers.
Pour autant son succès se poursuit, mieux encore, ses concurrents nationaux
sont déclassés irrémédiablement. Les petites structures
de production qui faisaient alors sa spécificité sont elles
à l'origine de sa réussite ?
III Calais, it's a small world.
Bigger is not better...
La plupart des entreprises de tulles installées en
dehors de Calais reposaient sur des structures plus importantes.
Localisées à Douai, Rouen, Lille ou encore St Quentin, ces
entreprises s'appuyaient sur un capital fixe plus solide comprenant des
métiers, des locaux et des personnels en plus grand nombre. Ainsi
à Douai, dès 1821 Corbitt & Cie possède
déjà plus de 11 métiers et emploient 400
salariés
[45]. En 1830, les 22
métiers de Widdowson ou encore les 7 métiers de Doblaing sont
déjà mus à la vapeur. Doblaing employait à cette
date 55 ouvriers et 900 brodeuses
[46] !.
Mais l'exemple le plus imposant est celui de John Heathcoat, le principal
fabricant anglais de tulle qui fait installer à St Quentin, nous
l'avons vu, plus de 150 métiers également mus à la
vapeur depuis 1826
[47], faisant travailler plus
d'un millier de personnes, ouvriers et brodeuses et intégrant la
seule filature en France capable de filer les numéros fins
nécessaires
[48]. Les entreprises
extra-calaisiennes présentaient donc une structure intégrant en
amont, la construction mécanique et la filature, et en aval la broderie
et confection.
Or le développement de ces entreprises aux structures
intégrées est compromis au milieu du siècle. La plupart
d'entre elles survivent difficilement à la crise des années
30 puis à celle de la fin des années 40 : toutes ont
pratiquement disparu en 1860
[49]. A cette date,
il ne reste que deux régions où le tulle se fabrique concurremment
au Calaisis : à Lyon et dans le Cambrésis. Mais les
structures de production ont radicalement évolué : aux lieux
et places d'usines urbaines, nous trouvons des métiers
éparpillés dans la campagne autour de
Caudry
[50]. Il semble en effet que les
fabricants de St Quentin aient délocalisé leurs outils de
production vers la campagne de Caudry. Serge Chassagne observe un
phénomène de
«proto-industrialisation
inversée » comparable à celui de l'industrie
lyonnaise aux lendemains des émeutes de
1830
[51]. Patrick Verley en s'appuyant
sur les exemples industriel du Lancashire et de Philadelphie émet
l'hypothèse que l'intégration, ne serait qu'une
«structure compensatoire des insuffisances de
l'économie »[52].
Les entreprises optaient pour une stratégie de concentration
verticale lorsqu'elles rencontraient des difficultés
d'approvisionnement ou d'écoulement. Mais la gestion
était si lourde que les inconvénients surpassaient les avantages
dès lors que la circulation de l'information sur les marchés
fonctionnaient mieux.
Dans le Calaisis aussi les tentatives d'entreprises
intégrées ont, sinon échoué du moins
été abandonnées. Parmi les quelques familles
d'entrepreneurs Anglais qui s'inscrivent dans la durée,
aucune ne poursuit dans la voie de l'intégration : toutes les
entreprises se sont spécialisées dans la fabrication textile ou la
construction mécanique. Revenons sur l'exemple de Webster qui se
sépare progressivement de la broderie au début des années
20, de la commercialisation au cours des années 30 et de la construction
mécanique au début des années 40, au moment où la GB
libéralise ses exportations de machines, en 1843. Aucun n'a
tenté d'investir en amont dans la filature, ou en aval dans le
blanchiment et l'apprêt : il n'y a toujours que deux
malheureuses blanchisseries sur Calais en 1854. Bref les entreprises anglo-
calaisiennes n'ont fait que renforcer leur spécialisation, sans
toutefois augmenter considérablement leur taille ainsi que nous
l'avions constaté dans notre première partie (Annexe 3).
Mais cette stratégie est-elle subie ou initiée ?
Des conditions de marché défavorables à l'expansion
des PME.
L'évolution du marché français des
tulles et dentelles mécaniques ne semble pas favorable au
développement des entreprises au cours de cette première
moitié du XIXè siècle et les contraint à conserver
une petite et moyenne structure.
Première raison majeure de la faible extension des
entreprises, l'inachèvement technologique de cette industrie. En
effet lorsqu'elle arrive en France, cette technologie n'est pas
encore au point : elle ne cesse d'évoluer durant un
demi-siècle pour tendre progressivement à produire une imitation
mécanique de toutes les dentelles faites à la
main
[53]. L'un des avantages comparatifs
de la Fabrique calaisienne fut de renouveler régulièrement ses
métiers au fur et à mesure des progrès techniques
réalisés en Angleterre (Annexe 7). Au milieu des années 20,
le système
Circular Bolt, bientôt décliné en
Circulaire fantaisie, s'impose lors de la deuxième vague
d'Anglais
. Ce système bien qu'ayant un rendement
inférieur au
Leavers lui est préféré car il a
au moins l'avantage de pouvoir être mû à la main et
donc d'éviter les investissements lourds de la vapeur. Ce
n'est qu'au début des années 1840, que le
métier
Leavers s'impose. Ces progrès constants
obligeaient les fabricants les plus avisés à rester
prudents : à limiter leur investissement à quelques machines,
donc à conserver une petite structure.
Une deuxième raison du faible développement de
la taille des entreprises se trouve dans la chute spectaculaire des prix des
tulles. (Annexe 8). De 45 francs au m_ en 1815, le tulle uni de coton est
tombé à moins de 50 cts en 1850 : des prix divisé par
100 en une génération !
[54]
Bien sûr les rendements ont augmenté, les salaires ont
baissé
[55], mais les profits des
entrepreneurs se sont retrouvés réduits à la portion
congrue. En octobre 1831, le Conseil des Prud'hommes de Calais
mobilisé pour alerter le gouvernement de
«la
détresse des fabriques de tulle de Calais et StP ... parvenue à
son comble. »[56] utilise
parmi ses arguments les prix de revient pour la production de 100 racks qui
correspondait à la production hebdomadaire d'un métier (35
m_). Même si le prix de vente est certainement sous-évalué,
on a une vague estimation des marges bénéficiaires des fabricants
en temps de crise. Difficile dans ces conditions pour des petits entrepreneurs
étrangers de trouver les fonds nécessaires pour investir dans
l'achat de nouvelles machines à la technologie non encore
décisive.
Document
Prix coûtant pour 100 rack de tulle (30
aunes)
Source :
Observation présentées au
gouvernement par les délégués du Conseil des
prud'hommes de Calais.p. 13
Matière première 3 livres de coton n° 170
et 180
|
59 fr
|
Main d''oeuvre comprenant
le dévidage et la confection, raccomodage compris
|
43 fr
|
Total des déboursés
|
92fr
|
Prix de vente au cours actuel de la place de Calais à
raison de 86,5% d'escompte sur le prix établi pour 100 racks de
tulle écru.
|
106r65
|
Profit brut pour payer le prix du métier, ses
réparations d'entretien, le renouvellement de
l'intérieur, les loyers et assurances, la patente et frais
imprévus.
|
4fr65
|
Un dernier élément du marché explique la
modeste taille et le faible développement de ces entreprises : la
double concurrence qu'elles subissent sur le marché
français. Il s'agit d'une part du tulle anglais :
importé clandestinement dans des proportions
considérables
[57], il est principalement
à l'origine de la baisse des prix en partie liée au
coût de la matière première bien plus faible.
D'ailleurs, la Fabrique calaisienne ne contournera ce problème
qu'en remplaçant le coton par la soie à partir des
années 1850. Par contre l'autre concurrent, plus inattendu
celui-là, est la résistance de la dentelle à la main. Car
la dentelle mécanique, loin d'écraser le travail à la
main, le réveille au contraire. Après avoir accusé le coup
dans les années 20, la dentelle à la main, à
l'initiative d'habiles négociants du Puy et de Normandie, se
redresse en s'appuyant sur le travail domestique de plus de 200 000
dentellières, payées une
misère
[58]. Le marché parisien,
approvisionné par ces «fabricants » de
dentelle-main, impose une certaine exigence sur la qualité de la
dentelle ; une distinction s'opère entre dentelles
véritable et dentelles mécanique. Ce n'est qu'à
partir des années 1870 que la dentelle mécanique se substitue
à la dentelle main par l'intermédiaire des grands magasins
qui jouent la confusion entre les deux produits.
Une division du travail poussée
Dans les conditions d'un marché français
si concurrentiel, une division du travail s'organise à
différentes échelles dans laquelle la PME anglo-calaisienne occupe
une place de choix.
Déchargée en amont de l'approvisionnement
des matières premières et des mécaniques fournies par le
Royaume Uni, la PME calaisienne est également favorisée par la
prise en charge de la commercialisation de ses produits par des entreprises
spécialisées, généralement extérieures au
Calaisis. Après quelques tentatives de ventes directes sur
Paris
[59], la plupart des fabricants de St
Pierre expédient leur production vers St
Quentin
[60]. Dans les années 40, les
Almanachs font état de l'installation d'une quinzaine de
maisons d'achat de St Quentin et de Paris. Celles-ci ne sont guère
appréciées par les quelques négociants locaux, tel
Liévin Delahaye qui accuse :
«la moindre des maisons
de blanc a plus d'importance pour le pays que celle de M. Pailleux qui en
envoyant finir ses écrus à St Quentin, le prive de toutes les main
d'œuvre de l'apprêt. Tout le système protecteur de
ce négociant qui n'a qu'un seul employé consiste
à acheter l'écru le moins cher
possible. »[61] Le Calaisis est
donc devenu un centre spécialisé dans la fabrication du tulle
écru, l'unité de production dans un réseau
commercial établi à l'échelle de la France dont le
marché de consommation était Paris et le centre de décision
St Quentin. C'est dans cette ville que se réalisait une grande
partie de la valeur ajoutée : l'apprêt, le blanchiment
et encore la broderie.
Sur place, le maintien de la production s'explique, non
seulement par la position géographique, mais également par la
présence d'une nuée de petites d'entreprises
spécialisées, capables de pousser aussi loin que possible la
division du travail pour en réduire les coûts. En effet,
l'arrivée massive de petits chefs d'entreprises
anglo-calaisiens dans les années 20, a permis la formation d'une
main d'œuvre indigène moins exigeante. Ces derniers ont pu
à leur tour se mettre à leur compte, francisant ainsi le tissage.
Les PME anglo-calaisiennes conservait par contre un poids notable dans la
construction mécanique et l'approvisionnement en filés de
coton. La baisse des prix prononcée dans au début des
années 30, impose une réduction des salaires dans le tissage qui
s'exprime par la ruralisation d'une partie des plus vieux
métiers, la fameuse «proto-industrialisation
inversée ». Mais les PME anglo-calaisiennes maintiennent leur
activité dans des domaines plus techniques : montages
réglages réparations. Si bien qu' au cours de la
deuxième vague d'immigration et de création de PME
anglo-calaisiennes à la fin des années 30 l'installation
dans le Calaisis permettait à tous ceux désireux de faire fortune
rapidement, de trouver dans ce foyer localisé tous les services attendus
pour leur industrie.
En guise de conclusion, il est nécessaire de
revenir sur les principaux apports de cette contribution sous la forme de trois
paradoxes. Le premier porte sur le caractère temporaire et limité
de cette immigration anglaise, à quelques rares exceptions très
peu d'intégration, pourtant les effets furent durables dans
l'organisation de la Fabrique et peut-être des
mentalités patronales : les patrons calaisiens sont parmi les seuls
en France à réclamer le libre –échange dès le
milieu des années 50. Le deuxième paradoxe concerne la
définition de l'entrepreneur qui selon les canons libéraux
de Say sied bien mal à ces petits chefs d'entreprises plus proches
de l'artisan mais qui, en définitive se révèlent
avoir adopter une stratégie plus efficace à long terme que celle
d'un véritable entrepreneur comme Heathcoat par exemple qui
échoua dans sa conquête du marché français.
Enfin la dernière est plus anecdotique et porte sur
l'ingratitude des Calaisiens envers les Anglais. Vers 1885 lorsque les
deux communes de St Pierre et de Calais se réunissent, les conseils
municipaux décident d'ériger pour chacune un monument
rappelant son identité : à Calais se sont bien sur les Six
Bourgeois qu'érigera Rodin, tandis que St Pierre
choisira.......Jacquard dont le plus grand mérite fut de ne pas
être Anglais !
Notes
[1] - CROUZET François, «La première
révolution industrielle » in LEVY-LEBOYER Maurice (dir.),
Histoire de la France industrielle, Paris : Larousse, 1996, p.
41.
[2] -.Entreprises et entrepreneurs calaisiens
dans le marché des tulles et dentelles mécaniques de 1817 à
1914, sous la direction du Professeur Eric BUSSIERE, Paris IV. Soutenance
prévue en septembre 2004.
[3] - VERLEY Patrick, L'échelle du
Monde. Essai sur l'industrialisation de l'Occident, Paris : Gallimard,1997.
[4] - VERLEY Patrick, «La création
d'entreprises au XIXè siècle : une approche démographique.
», in MARSEILLE Jacques, Créateurs et créations d'entreprises,
Paris : ADHE, 2000, pp. 51-85.
[5] - Jusqu'à l'installation du Conseil
des Prud'hommes de Calais en 1829, les établissements de tulle ont
fait l'objet d'un suivi administratif rigoureux : il s'agissait pour
les autorités locales de démontrer la nécessité
de l'institution judiciaire par le dénombrement de la Fabrique tandis
que les autorités centrales tenaient à apprécier les
progrès des transferts de technologies anglaises. Ces sources de statistiques
nominatives ont été principalement complétées
par le dépouillement des registres des patentes, des archives du Tribunal
de Commerce de Calais, en place depuis 1809 celui des minutes de deux des
quatre notaires présents sur Calais, ainsi que les journaux locaux.
[6]- Nous nous appuyons ici principalement
sur les Annuaires de Calais imprimés presque sans interruption de 1843
à 1855, tout en ayant soin de confronter ces informations aux autres
sources précédemment sollicitées.
[7] FELKIN William, A history of the machine-wrought.
Hosiery and lace manufactures, Cambridge: Metcalfe, 1867, pp. 331-355.
[8] - AD 62 6 U 3/4
[9] - Déposition du 23 mars 1824 de
Gravener Hanson, fabricant de tulle à Nottingham qui s'est rendu en
France en novembre et décembre 1823 Enquête faite par ordre
du Parlement d'Angleterre pour constater les progrès de l'industrie
en France et dans les autres pays du continent, Paris : Baudouin
Frères, 1825, p. 170
[10] - La Base Nat des Archives nationales
est consultable en ligne. Bien que sommaire elle permet d'identifier rapidement
les étrangers ayant demandé leur domiciliation ou leur naturalisation
entre 1815 et 1853.
[11] - Les recensements de septembre et octobre
1821 nous servent ici de référence. CCCalais VIII-90.
[12] - Au total les anglo calaisiens emploient
535 personnes dont 190 ouvriers tullistes, 27 employés divers, 46 tourneurs,
104 femmes et 178 enfants.
[13] - SAY Jean Baptiste, Cours complet
d'économie politique. Tome I. Osnabrück : Zeller, 1966
[fac similé de l'édition de 1852], pp. 138-143.
[14] - AD 62 4 E 52/115
[15] - AD 62 4 E 52/114
[16] - FERGUSON Samuel, Histoire du Tulle
et des dentelles mécaniques en Angleterre et en France, Paris :
E. Lacroix, 1862.
[17] - Déclaration de Greenwood, Enquête
faite par ordre du Parlement d'Angleterre pour constater les progrès
de l'industrie en France et dans les autres pays du continent, Paris :
Baudouin Frères, 1825, p. 264.
[18] - CROUZET François, 2000, p.
470
[19] la base Nat
[20] FERGUSON Samuel, 1862, p. 142.
[21] - CARON François, «Création
d'entreprise et innovation », in MARSEILLE Jacques (dir.), Créateurs
et créations d'entreprises, Paris : ADHE, 2000,
[22] - Enquête parlementaire, 1824,
p. 272.
[23] - CROUZET François, L'économie
britannique et le Blocus continental, 1808-1813, Paris : Economica,
1997.
[24] - Enquête faite par ordre du
Parlement d'Angleterre pour constater les progrès de l'industrie en
France et dans les autres pays du continent, Paris : Baudouin Frères,
1825, p. 172
[25] - Soit quelques mois avant l'arrivée
de Webster àCalais.
[26] - Heathcoat s'installe à Tiverton
dans le Devonshire durant l'été 1816.
[27] - Enquête faite par ordre du
Parlement d'Angleterre pour constater les progrès de l'industrie en
France et dans les autres pays du continent, Paris : Baudouin Frères,
1825, p. 253
[28] - DUPIN Charles, Exposition publique
des produits de l'industrie française. Tome II, 2ème
partie, Paris : Imprimerie Royale, 1836, p. 170.
[29]- Lady MORGAN, La France, Paris :
Treutel, 1817, cité par François BOUCHER, 1983, p. 362.
[30] - BALZAC Honoré de, Albert
Savarus, Paris, 1842, p. 15.
[31]32 - BALZAC Honoré,
Une double famille, Paris :
[33] - A ce propos le témoignage d'un
tulliste lyonnais a été publié récemment :
Histoire de ma vie. Au cœur de l'industrialisation alsacienne et jurassienne.
François-Xavier Gressot : artisan, contremaître et négociant
(1783-1868). Introduction, notes et édition par Alain Cortat, Neuchâtel,
Editions Alphil, Collection Histoire, 2002, 574pHistoire de ma vie. Au cœur
de l'industrialisation alsacienne et jurassienne. François-Xavier Gressot
: artisan, contremaître et négociant (1783-1868). Introduction,
notes et édition par Alain Cortat, Neuchâtel, Editions Alphil,
Collection Histoire, 2002, 574p
[34] - CHASSAGNE, Les patrons du coton
en France,
[35] - AD 62 M 1293.
[36] - FERGUSSON Samuel, 1862
[37] CROUZET François, 1996, p. 67
[38] - PICART Charles, St Quentin :
de son commerce et de ses industries, St Quentin, 1867. TERRIER Didier,
Les deux âges de la proto-industrie. Les tisserands à domicile
dans les villages du Cambrésis et du St Quentinois, 1720-1880, Paris :
EHSS, 1996.
[39] - BORDE Christian, Calais et la mer,
Lille : Presse universitaire du Septentrion, 1997, p. 34.
[40] Enquête faite par ordre du
Parlement d'Angleterre pour constater les progrès de l'industrie en
France et dans les autres pays du continent, Paris : Baudouin Frères,
1825, p. 176.
[41] AM St Quentin 1 G 10.
[42] Lady MORGAN, La France, Paris :
Treutel, 1817, cité par BORDE Christian, 1992, p. 160.
[43] - BORDE Christian, 1997.
[44] - GUILLAUME Jacques, «Le port
de commerce de Calais et ses modes d'insertion géographiques »,
Homme et Terre du Nord, 1981, IV, pp. 1 cité par BORDE Christian,
1997, p. 19.
[45] AM Douai F 2-15.
[46] - AM Douai F 2 16. La première
machine à vapeur destinée à faire mouvoir les métiers
à tulle ne sera installée à Calais qu'en 1840.
[47] - FELKIN William, 1867, p. 251.
[48] - Pétition des fabricants
de tulle de Calais, St Pierre et environs, janvier 1834, p. 4.
[49] - MINISTERE DE L AGRICULTURE DU COMMERCE
ET DES TRAVAUX PUBLICS, Enquête. Traité de commerce avec l'Angleterre.
Tome IV Industrie Textile. Coton, Paris : Imprimerie Impériale,
1861, p. 627
[50] - GUIGNET Philippe, «Adaptation,
mutations et survivance proto-industrielle dans le textile du Cambrésis
et du Valenciennois du XVIIIème au début du XIXème siècle.
», Revue du Nord, janvier-mars 1979, pp. 27-60.
[51] - CHASSAGNE Serge, «La diffusion
rurale de l'industrie cotonière en France 1750-1850 », Revue
du Nord, janvier-mars 1979, p. 78
[52] - VERLEY Patrick, Entreprises et
Entrepreneurs, 1994, p. 58-60.
[53] - Général PONCELET, «Les
machines outils spécialement employés à la fabrication
des matières textiles » in Exposition universelle de 1851,
Travaux de la commission française sur l'industrie des nations. Tome
III. Première partie, Paris : Imprimerie impériale,
1857, pp. 471-504.
[54] - FERGUSON Samuel, 1862, p. 102 confirmé
par ailleurs par d'autres sources.
[55] - Louis René VILLERME de passage
à St Quentin affirme «aucune classe d'ouvriers n'a vu réduire
autant ses salaires depuis 15 ou 16 ans » , Tableau de l'état
physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton,
laine et soie, Tome I, Paris : J. Renouard, 1840, p. 132--134
[56] - Observations présentées
au gouvernement par les délégués du CdP'h de Calais dans
l'intérêt des Fabriques de tulles de coton. Calais :
Bellemain, 1831, p. 3.
[57] - En 1834, pour un marché estimé
à 25 millions nous avons vu qu'il représentait encore la moitié
du tulle vendu en France.
[58] - AUBRY Félix, 1851ACHART, 1892,
manuscrit sur l'histoire des dentellière du Puy, Bibliothèque
Municipale du Puy en Velay, salle Patrimoine MS 130
[59] - Jusqu'en 1824, les anglo-calaisiens
ont tenté de maîtriser eux mêmes la commercialisation de
leurs produits. Selon un témoignage familial, Mme Webster aurait elle
même prit la diligence pour prospecter la clientèle à
Paris, en tout cas les traces des premières expéditions conservées
sont bien adressées à l'adresse parisienne de Mme Webster.
[60] - AM Calais 2 F SP 6
[61] - Le Journal de Calais, 4 janvier
1843
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