Petites entreprises et petits entrepreneurs anglo-calaisiens dans le marché français des tulles et dentelles mécaniques de la première moitié du XIXème siècle.

Benoît Noël

Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers. Préactes du colloque d'octobre 2003

Images de la BD
Les Calaisiens aiment les mythes et les belles histoires. Il en est une par exemple que tous les petits Français connaissent aussi, l'héroïsme des Six Bourgeois. Il en est une autre moins célèbre, quoique reprise dans les plus sérieuses synthèses[1] : trois Anglais, Bonnington, Clarck et Webster, qui au péril de leur vie, ont débarqué le premier métier à tulle, un beau matin de 1816, donnant ainsi naissance à l'industrie qui fera la fortune de la ville, la Dentelle de Calais.
Or l'historien n'aime pas les mythes et les éconoclastes moins encore. Aussi dans le cadre d'une thèse en voie d'achèvement[2], sensiblement influencée par le renouvellement des problématiques sur l'industrialisation de Patrick Verley[3], ai-je été amené à m'interroger sur ces hommes, ces trois Anglais et bien d'autres, et leurs motivations à franchir The Channel. Ont –ils été les seuls à tenter l'aventure ? Sont ils parvenus à faire fortune ? Et dans le champ de recherche plus spécifique qui est le mien, celui de l'histoire économique : quelles furent les structures d'entreprises adoptées ? Correspondaient-elles à une stratégie d'entreprise ? Peut-on les considérer comme des entrepreneurs à part entière ?
Pour répondre à toutes ces questions, j'ai concentré ici ma réflexion sur les Outsiders qu'étaient les petites entreprises et les petits entrepreneurs anglo- calaisiens dans le marché français des tulles et dentelles mécaniques de 1817 à 1855. Le terme d'Outsiders a été choisi pour son ambivalence définissant assez bien le cas de ces anglo- calaisiens : en français ce sont ceux qui ne partent pas favoris ; en anglais, ce sont ceux qui sont en marge de l'entreprise, qui viennent de l'extérieur. Si l'année 1817, point de départ de l'industrie des tulles calaisiens s'impose comme une évidence ; la borne du milieu des années 1850 peut sembler plus arbitraire : il s'agit en fait du moment où la Fabrique calaisienne entame sa reconversion du coton à la soie et se lance à la conquête de marchés internationaux, réorganisant par la même occasion ses structures d'entreprises.
La première partie se bornera à décrire et caractériser les entreprises anglo- calaisiennes et leurs créateurs. Ensuite, seront évoquées les conditions de leur émigration en insistant plus particulièrement sur le choix stratégique de leur localisation calaisienne. Enfin j'essaierai de démontrer en quoi les PME anglo- calaisiennes étaient peut-être alors les structures les mieux adaptées pour produire les tulles et dentelles mécaniques dans le marché français.

I Calais, plus pépinière que jardin anglais.

The more, the merrier...

S'il est délicat de connaître le mouvement général des entreprises en France[4], il est cependant envisageable de le préciser dans le cadre d'études locales, comme le montre l'exemple calaisien (cf. Annexe 1). Le recoupement de sources diverses[5] permet en effet de suivre, avec une quasi exhaustivité, le nombre des premières entreprises liées à l'industrie des tulles entre 1816 et 1829, non seulement pour les sociétés mais également, et c'est assez exceptionnel, pour les entreprises individuelles. Si de 1829 à 1841, les sources sont plus lacunaires, nous disposons à nouveau des mêmes renseignements pour les années courant de 1841 à 1854 et au delà[6]. La constitution d'un fichier d'entreprises, à partir de ces données, intégrant un critère de nationalité pour les dirigeants, permet d'observer l'évolution de la part des entreprises anglaises. Ainsi, une chronologie en trois temps se dégage : jusqu'en 1824, les établissements anglais constituent la quasi-exclusivité des effectifs, par ailleurs réduits. Le quadruplement du nombre jusqu'en 1829, ramène la proportion des entreprises anglo- calaisienne à la moitié avec tout de même une cinquantaine d'établissements. L'absence de sources fiables ne permet pas d'analyser précisément la part des britanniques, mais leur localisation rurale laisse entendre une francisation de l'industrie. Pour autant, les établissements d'origine anglaise ne désertent pas le Calaisis puisqu'à partir de 1841, la part des anglo- calaisiens se stabilise autour de 30%, ce qui représente toujours une cinquantaine d'établissements.
Mais ce nombre relativement élevé, est encore plus impressionnant lorsqu'on cumule la totalité des établissements anglais qui se sont à un moment ou à un autre, implantés dans le Calaisis. Au total ce ne sont pas moins de 270 Anglais qui se sont établis à la tête de plus de 230 entreprises différentes. En décomposant notre champ d'étude en périodes égales correspondant plus ou moins à l'évolution du marché des tulles, il est possible d'observer des vagues successives, plusieurs marées, d'implantation d'entreprises anglo-calaisiennes (cf. Annexe 2 et 3). Ainsi, après une timide première vague dans sillage de Webster, on assiste à une véritable marée d'équinoxe de créations anglaises, entre 1824 et 1829 au cours de la Tull fever sensible outre Manche[7]. Les années 1830 sont une première décrue alors que le nombre de fabricants français continue de croître. Au début des années 1840, une troisième vague de créations anglaises renouvelle les effectifs pour le fixer autour d'un tiers. Au total les vagues de créations les entreprises anglo-calaisiennes sont décalées de quelques années par rapport aux françaises.
Avec un total de 230 entreprises, alors qu'il n'y en a pas plus d'une cinquantaine simultanément, la contribution d'une approche démographique peut se révéler pertinente. A commencer par la détermination de la durée de vie moyenne. Elle a été calculée en distinguant deux générations d'entreprises. D'un côté, pour les 101 entreprises créées avant 1829, la moyenne d'âge s'élève à près de huit ans tandis que pour celles créées après 1841, la durée de vie n'excède pas 7 ans. Les lacunes de nos sources entre 1830 et 1840 ne permettent pas de suivre la courbe démographique de ces entreprises ; on constate seulement que ces années ont été particulièrement mortifères à travers le tableau ci dessous. Sur les 55 fabriques recensées en 1829, il n'en reste que 14 survivantes en 1844 ! Aussi les crises affectant le marché des tulles et dentelles mécaniques sensibles dans les années 30 et 1846-48 expliquent en partie ces disparitions d'entreprises. Mais les dossiers de faillite déposés au Tribunal de Commerce sont rares : aucun avant 1829, 3 pour les années 40[8]. Il semble donc qu'une partie de ces cessations d'activité n'aient été que locales, pour cause de déménagement. Ici deux cas possibles : quelques uns de nos Anglais ont poursuivi leur tour de France en s'installant dans d'autres centres tulliers comme St Quentin, Lyon ou Lille : sur les 41 cessations d'activité avant 1829, 7 d'entre eux sont concernés. Mais il semble que la plupart de nos anglo-calaisiens s'en soient retourner en Angleterre ainsi que le laisse supposer le témoignage de Gravener Hanson, en 1824 : «Tous ceux avec qui j'ai conversé, à l'exception de trois, ont exprimé un désir de revenir. »[9]. A l'appui de cette volonté de repartir, le faible nombre de demandes de domiciliation en France[10] : 58 demandes seulement pour l'ensemble de notre période, soit moins d'un quart de nos chefs d'entreprises et seulement deux demandes de naturalisation : James Wragg et le fils de Webster en 1843. son père Robert ne la demandera jamais bien qu'il meurt à Calais en 1855.

Document

Survivance des entreprises anglo- calaisiennes entre 1821 et 1854.
Source : Fichier de synthèse.
Sur les entreprises anglaises au nombre de
Il n'en reste en
1825
1829
1844
1854
11 en 1821
8
8
4
2
29 en 1825

21
9
4
55 en 1829


14
9
59 en 1844



26


«Ma petite entreprise ».

Notre cohorte statistique déterminée, tentons maintenant de caractériser la nature et la structure ces entreprises.
En s'intéressant dans un premier temps à l'objet de leur industrie. Bien qu'elles soient toutes liées aux tulles et dentelles mécaniques, une industrie de tissage textile, il est possible de distinguer l'évolution de plusieurs profils d'entreprises (Annexe 4). Dans un premier temps, jusqu'au début des années 1824[11], on distingue deux types d'entreprises anglo-calaisiennes : d'un côté des tisseurs-brodeurs, minoritaires ; de l'autre des constructeurs mécaniciens-tisseurs majoritaires : 8 fabriques sur 11 exclusivement anglaises construisent l'extérieur de leurs métiers. Seul Webster construit ses métiers, tisse le tulle et le fait broder. Au cours des années 20, la broderie disparaît et les mécaniciens ne tissent plus ; les fabricants sont désormais des tisseurs de tulle. Cette spécialisation se confirme au cours des années 40 puisque la part des entreprises de mécanique augmente à nouveau, des dessinateurs metteurs en carte font leur apparition, des régleurs de métiers, des importateurs de filés de coton, mais les fabricants-tisseurs anglo-calaisiens ont quasiment disparu. Ainsi, les entreprises anglo-calaisiennes se sont tout d'abord spécialisées principalement dans les activités les plus techniques et innovantes.
Du fait de leur spécialisation et de leur renouvellement, la taille de ces entreprises anglo- calaisiennes est et reste modeste, les faisant appartenir au monde des petites et moyennes entreprises (PME). Un premier critère traditionnel, celui du nombre de salariés employés, sans être le plus pertinent au début du XIXème, le confirme. Pour ne prendre que la situation en juin 1854, le nombre des employés chez les fabricants s'établit autour d'une dizaine de salariés dans chaque établissement[12]. La structure des entreprises anglaises est à cette date plus réduite que celle des Français : la proportion de ces derniers augmente avec la taille ; c'est ainsi qu'il n'y a aucune fabrique anglaise de plus de 50 salariés. La seule exception est la fabrique Webster dirigée à l'époque par le fils de Robert, naturalisé en 1842. Un autre critère propre à l'industrie des tulles permet de mieux rendre compte de l'évolution de la taille des entreprises françaises et anglo-calaisiennes : le nombre de métiers par établissement . Ainsi alors que le nombre moyen de métiers passe de 2,5 à 3,2 pour les fabriques anglo-calaisiennes, l'augmentation est bien supérieure pour les fabriques françaises passant de 2 à 5 métiers ( Annexe 5). La petite taille semble donc une condition de la petite entreprise étrangère.

Document
Nombre d'employés par fabrique de tulle en juin 1854
Source : CCC VIII-90 recensement du CdP'h de Calais, juin 1854.

Total
Anglais
Français
Fabricant n'ayant aucun employé
7
4
3
Fabricant ayant de 1 à 9 employés
66
19
47
Fabricant ayant de 10 à 49 employés
52
17
35
Fabricants ayant de 50 à 99 employés
9
0
9
Fabricant ayant plus de 100 employés
2
(1)
1
TOTAL
136
40+1
95

Jean Baptiste Say distinguait dès 1820 un dernier critère pour mesurer la taille des entreprises, les capitaux fixes, ou engagés[13]. Or, dans la fabrique des tulles calaisienne, ces capitaux fixes sont principalement composés des métiers mus à bras dans de petits ateliers généralement loués. En effet, le dépouillement des archives notariales permet de constater que les fabriques sont, pendant longtemps installées dans des maisons louées à des particuliers ne nécessitant pas d'aménagements spécifiques : ainsi, le 27 septembre 1823, William Austin, possédant deux mécaniques signe un bail de loyer de 200 francs par an pour occuper «un rez de chaussée et une chambre au dessus faisant partie d'une maison [...] pour la fabrication des tulles et dentelles [...] le preneur ne pourra ... travailler...avant 5 heures du matin et après 10 heures du soir »[14]. La première usine à tulle mue à la vapeur ne sera construite qu'en 1840, mais en 1854, la majorité des métiers utilisent encore la force humaine. L'essentiel du capital fixe est donc constitué par l'acquisition des métiers dont les prix varient peu, autour de 8 000 francs, moins encore pour les mécaniciens anglo-calaisiens. A ce capital fixe, il faut cependant ajouter le fond de roulement nécessaire pour se procurer la matière première, le coton, et à payer les premiers salaires. Ainsi, au cours des années 1820, on peut estimer le capital nécessaire pour créer une fabrique de tulle ne dépasse pas 10 000 francs par métier. Ce que confirment les rares contrats d'association retrouvés parmi les actes notariés : ainsi la société Pain & Cie possédant 4 métiers en novembre 1824 est formée avec un capital de 40 000 francs en juillet 1822[15].


Self made men ?

Une mise de départ relativement modeste et la perspective de gains considérables ont donc persuadé 270 Anglais de venir s'établir à Calais, mais qui sont-ils ? Quel portrait robot les sources nous permettent-elles de dresser ?
En fait de portrait robot, ce sont plutôt trois profils qui se distinguent. Dans une première catégorie, se trouvent les entrepreneurs déjà installés en Angleterre dans l'industrie des tulles et qui ont transféré leur siège en France. Ils sont minoritaires, quatre ou cinq avant 1824, parmi lesquels Robert Webster. Pour les autres, il semble qu'ils aient été quelques années ouvriers mécaniciens à Calais avant de se mettre à leur compte. Nous disposons à cet égard d'une source exceptionnelle, le témoignage de Samuel Fergusson[16] qui a retrouvé et recueilli les confidences d'une partie de ces pionniers, Cliff, West, Maxton, Austin etc..... : tous furent ouvriers chez Webster dans un premier temps. L'enquête parlementaire britannique de 1824 confirme en effet que les migrants se déplaçaient par bandes et qu'ils étaient payé le double : un mécanicien anglais pouvait gagner jusqu'à 10 voire 15 000 francs par an[17]. François Crouzet confirme en effet que «les industries mécaniques et de la céramique sont des cas spéciaux. [...] l'entrée y était facile et les chances de succès bonnes pour des hommes de très peu de capital, mais ayant une grande habileté, un talent inventif »[18] Enfin, la carte des origines géographiques de nos anglo-calaisiens remet en cause le schéma des ouvriers devenus patrons (Annexe 6, carte d'Angleterre). Des 56 Anglais sur lesquels nous disposons de données généalogiques[19], une petite majorité d'entre eux est bien née dans les Midlands autour de Nottingham comme on s'y attendait, mais une forte proportion, 18, soit un tiers viennent du sud-est de l'Angleterre, du Kent et plus particulièrement des villes côtières de Deal, Dover, Folkestone ou Sandwich. Qualifiés de capitalistes par l'enquête britannique, cette origine géographique laisse cependant planer des doutes sur la véritable nature de leur entreprise, sachant que ces petits ports de pêche anglais étaient les repères des contrebandiers.
L'âge moyen de ces créateurs de PME s'établit autour de 35 ans avant 1829, confirmant l'hypothèse d'une longue acquisition d'expérience professionnelle et d'un capital. Car l'implantation anglo-calaisienne se détache du schéma traditionnel de transfert de technologies où les ouvriers anglais étaient débauchés par des capitalistes français. Il semble bien que les anglo-calaisiens, avant 1829, soient venus en France de leur propre initiative, contrairement à leurs compatriotes de Rouen ou de Douai débauchés par des capitalistes Français. La plupart d'entre eux ne sont pas des innovateurs, des inventeurs à proprement parler ; ces derniers ont plutôt tendance à fuir Calais : ainsi John Lever, inventeur du système le plus rapide s'établit à Rouen en 1821 ; Samuel Fergusson l'adaptateur du Jacquard au métier à tulle, système circulaire, vers 1837 ira s'établir à Douai[20]. Aussi dans la typologie de la création et de l'innovation qu'a établi François Caron, ces entreprises anglo-calaisiennes appartiendraient plutôt à la deuxième catégorie qui comprend non pas les entreprises innovantes mais les entreprises qui assurent la diffusion des innovations par imitation, et généralement sans l'accord des inventeurs[21]. On a ainsi l'exemple de John Derbysheare qui arrive à Calais alors qu'il est en procès avec Heathcoat[22].
La capacité de s'établir à moindre coût explique en partie le faible nombre de sociétés qui se constituent dans le Calaisis. Au total moins d'une quarantaine d'associations ont été recensées au cours de notre période. Quelques contrats ont cependant été retrouvés chez les notaires, mais ce sont les archives du Tribunal de Commerce qui sont les plus intéressantes faisant état de plaintes entre des associés qui ne respectent pas les engagements passés oralement par exemple. Ainsi, la quasi totalité de ces associations se font exclusivement entre Anglais. Des ouvriers anglais trouvant sur place des investisseurs, des sleeping partnerships parmi les rentiers, les aubergistes ou les négociants de Deal. Rares étaient les associations entre ces ouvriers anglais et les Français : la première a lieu entre William Austin et Jean Noël Dubout, fils d'un serrurier en janvier 1822 ; la deuxième aura lieu en 1824 entre le même Austin et un autre serrurier, Salembier. Ce n'est plus vrai après 1841 où cette fois les capitalistes français vont chercher les mécaniciens anglais pour former avec eux les entreprises. Le cas le plus célèbre est celui de l'association de Jean Pierre Champailler et de Frédérik Pearson pour exploiter le tulle point d'esprit en 1837.


Une fois décrites ces PME anglo-calaisiennes, il nous reste à nous pencher sur les raisons de l'implantation de ces pionnières et plus particulièrement sur le choix de la localisation calaisienne. Dans quelles circonstances ces Anglais se sont ils installés dans le Calaisis ?

II Calais, the Frontier.

Ecumes.

Depuis des décennies, les historiens ont pris l'habitude de définir l'Angleterre, comme le royaume de la libre entreprise, terreau indispensable à la Révolution industrielle. Pourtant la migration volontaire de PME anglaises dans le Calaisis cristallise les limites de ce modèle.
En effet, les marées de créations anglo-calaisiennes correspondent aux aléas de la conjoncture sociale et économique du Nottinghamshire. Ainsi les premières implantations dans la foulée de Webster s'expliqueraient par une «commercial panic », une crise de surproduction liée au trop grand nombre de fabricants, qui affecta les tulles mécaniques entre 1813 et 1817 et plus généralement l'industrie anglaise au sortir des French Wars[23]. D'ailleurs Gravener Hanson, confirme en déclarant que ceux «qui émigrent font seulement un effort pour sortir de la misère »[24]. En sus de la crise commerciale, cette région des Midlands est le théâtre depuis de 1811 de troubles sociaux, célébré sous le nom de luddisme. Des ouvriers en manque de travail s'organisent en bandes et cassent les métiers performants jugés responsables de leur chômage. Ainsi les ateliers de John Heathcoat, Lacey & Boben sont ils attaqués le 28 juin 1816[25] : 55 métiers représentant une valeur de plus de 10 000 £ sont détruits. Ces revendications sociales sont à nouveau perceptibles en 1825, lorsque les ouvriers tullistes revendiquent la journée de 8 heures. Créer son entreprise dans un tissu d'entreprises aussi concurrentiel, au coeur de rapports sociaux aussi tendus, devait être contraignant. Aussi la délocalisation vers des contrées plus favorables était envisagée, et Webster n'a fait que suivre l'exemple de John Heathcoat[26].
Au delà du climat social et économique, la rigidité de la législation anglaise sur les brevets d'invention, les patents, protégeant les inventeurs a eu ici des effets inattendus. Entre 1808 et mars 1813, encore jeune mécanicien John Heathcoat (1783-1861) et ses associés négociants, déposent une série de brevets pour la bobbin traverse net machine, capable de reproduire le fond de dentelle, le tulle (sans le motif) jusqu'alors exécuté à la main. Mais il ne s'agit pas d'une invention à proprement parlé, plutôt d'une combinaison d'innovations diverses réalisées dans la production des bas, spécialité de Nottingham. Ce qu'il invente c'est donc un système : Heathcoat est au métier à tulle ce que Gutemberg fut à l'imprimerie. Mais le jeune Anglais et surtout ses associés ont un sens juridique plus aiguisé que le Rhénan : en jouant sur le manque de compétence technique des juges, ils attaquent en justice tous ceux qui inventent un métier capable de produire du tulle ou refusent de leur payer un droit. Or le Old Loughborough de John Heathcoat est perfectible et nombre de mécaniciens habiles ne tardent pas à lui apporter des améliorations sensibles. Aussi pour fuir les condamnations et exploiter leur innovation avant l'expiration du brevet Heathcoat en mars 1823, une partie des fabricants s'exilent sur le Continent, où la législation sur les brevets d'importation est moins sourcilleuse. C'est le cas de John Lever, l'inventeur du métier système Leavers, qui dès 1813 met au point une machine plus perfectionnée que celle d'Heathcoat, il émigre à Rouen en 1820. Il est fort probable qu'une partie des anglo-calaisiens se soient installés dans le Calaisis pour fuir cette redevance ou la justice avant 1824 : c'est le cas de Derbysheare qui attaqué à Maidstone au début de l'année 1822 par Heatcoath & Lacey se retrouve à Calais en fin d'année à construire des méchaniques. Lors de la deuxième vague d'immigration à la fin des années trente, le phénomène est similaire puisque les mécaniciens ayant trouvé les procédés pour ajouter les motifs sur le tulle émigrent à leur tour : Pearson à Calais, Fergusson à Cambrai.
Les nouvelles technologies sont donc parvenues à traverser la Manche malgré l'interdiction qui pèsent sur leurs exportation d'Angleterre. Pour autant il ne faut pas exagérer la difficulté et les dangers de ce passage. L'enquête parlementaire britannique de 1824 qui traite notamment de la possibilité d'alléger les contraintes d'émigration pour les artisans fourmillent d'exemples montrant que la loi punissant de mort tout exportateur de machines était tombée en désuétude. Un fabricant de tulle de Nottingham, Green interrogé à propos de ces émigrations déclare : “le gouvernement ne les décourage pas [...] je pourrais dire qu'on connaissait généralement d'avance à Nottingham la plupart des personnes qui se disposait à quitter le pays »[27] et de citer précisément Webster en 1816. Il est vrai que ces candidats à l'émigration utilisent une filière rodée par les années de blocus et de prohibitions en tout genre. Le commerce du hibou entre les côtes du Kent et le littoral français fait depuis des décennies la fortune des smugglers de Deal et les douaniers anglais ou français sont régulièrement dénoncés pour leur corruption.

«Calais, clefs de la France. »

L'implantation des PME anglo-calaisiennes recherche avant tout à se rapprocher du plus gros marché européen de consommation, celui de la France restaurée. Lors de la commission d'enquête de 1824, les fabricants de Nottingham ne cachent pas que la France, malgré les prohibitions figurait au premier rang de leur exportation de tulles de coton. En 1834, sur un marché de consommation de tulle de coton estimée à 25 millions de francs, la moitié provient encore de Grande Bretagne[28].C'est que cette matière est de toutes les nombreuses évolutions de la mode féminine : brodé à la main, le tulle se métamorphose en dentelles ; simplement blanchi, il accompagne les robes des élégantes soucieuses. Car la mode est au blanc, à la sylphide légère : tous les tissus qui peuvent donner cette impression sont recherchés : la mousseline, le gaze et ....le tulle, surtout s'il est anglais. A la vogue antique héritée de la Révolution et de l'Empire se substitue une réelle anglophibie, pour ne pas dire anglomanie parmi les classes supérieures : «Tout ce qui est anglais est maintenant en faveur à Paris et réputé romantique. » déclare Lady Morgan en 1817[29]. Un des spécialistes de la mode de l'époque, Honoré de Balzac ne déclare-t-il pas : «La France et l'Angleterre ont fait un échange de futilités d'autant plus suivi qu'il échappe à la tyrannie des douanes. La mode que nous appelons anglaise à Paris se nomme française à Londres et réciproquement. L'inimitié des deux peuples cesse en deux points, sur la question des mots et sur celle des vêtements. »[30]
Le marché français est d'autant plus juteux, c'est que les Anglais n'ont pas à craindre la concurrence de l'industrie française dans ce domaine. En effet, le tulle peut en effet être considéré à l'époque comme le fils prodigue du Roi Coton : Jean Baptiste Say la considère dans sa démonstration sur l'industrie du coton comme la forme la plus évoluée des tissus. Les filatures françaises sont incapables de produire un fil suffisamment fin, au delà du n°160. Aussi, n'existe-t-il pas de produits similaires en France. La production des tulles français est encore en lin très coûteux et tissée à la main par des ouvrières domestiques qui les brodent aussi : Balzac en fait une précieuse description dans un de ses romans les moins connus, Une double famille[31]. D'autres tulles français sont en soie, produits par des mécaniques d'un système très ancien, à Lyon[33]. Aussi les succès des Expositions des produits de l'industrie française, tiennent plus des incantations que de la réalité : ces tulles de soie sont excessivement chers, incapables de rivaliser avec le coton anglais, qui pénètrent sur le marché français assez facilement.
Car la «tyrannie des douanes » qu'évoque Balzac n'est relative tant l'attitude du gouvernement français est dans ce domaine équivoque. D'ailleurs, s'il avait voulu favoriser l'implantation d'entreprises anglaises sur le territoire français, il ne s'y serait pas pris autrement. En effet, dès son retour au pouvoir, en avril 1814, Louis XVIII restaure le libre échange avec l'Angleterre dans la continuité des traités de 1786. Les Cent Jours et surtout la pression des filateurs français[34] auront raison de ce libéralisme déplacé : la loi d'avril 1816 rétablit le protectionnisme absolu ; les tulles de coton anglais sont à nouveaux prohibés en France comme au bon vieux temps du Blocus continental, ils le restent officiellement jusqu'en 1860. Aussi pour pénétrer le marché français, les entrepreneurs ont le choix entre deux stratégies : passer par les réseaux des smugglers en assumant les risques de confiscation ou alors, délocaliser une partie de la production. Le plus gros fabricant anglais, John Heathcoat l'envisage dès 1820 par le biais de l'ambassadeur français à Londres : à charge du ministère de l'Intérieur de lui trouver la meilleure localisation[35]. C'est cette même stratégie que déploient clandestinement les petits fabricants anglais venant s'installer à Calais.


Filés à l'anglaise.

Aux Anglais décidés à émigrer en France pour pénétrer son marché, des localisations autrement plus avantageuses que Calais se présentaient alors (Annexe 7). A commencer par les autres ports de la Manche, Dunkerque et Boulogne, dont les infrastructures portuaires, les liaisons vers l'intérieur et les capitaux étaient plus accueillants, plusieurs fabricants anglais s'y invitent. Mais il y avait aussi des centres de tradition textile comme le suggère l'importation du premier métier à tulle en France réalisée par Cutts à Valenciennes avant les Cent Jours[36]. Les destinations favorites furent néanmoins les sièges des premières filatures de coton françaises ou des centres anciens de broderie et de blanchiment telles que Douai, Lille, Rouen ou encore St Quentin. C'est d'ailleurs dans cette dernière, qu'Heathcoat implante en 1826, une filiale, impressionnante unité de production et «exemple précoce d'entreprise binationale » dira François Crouzet[37]. St Quentin produisait alors des mousselines, tissu léger semblable au tulle ; comptait plusieurs filatures de coton, 13 blanchisseries et pouvait compter sur près de 100 000 brodeuses[38]. Notre petit port de la Manche, déclassé au sortir de la Révolution et de l'Empire faisait donc pâle figure[39].
C'est pourtant le Calaisis qui sera la destination privilégiée par le plus grand nombre de fabricants de tulles anglais. Parmi les raisons se trouve peut-être l'absence de tradition manufacturière. Faisant fi des conseils de JB Say, Robert Webster, échaudé du climat de concurrence acharnée entre fabricants et les exigences des ouvriers, a recherché l'isolement. Mais le choix de Calais s'est surtout imposé par sa proximité géographique de l'Angleterre. Car les fabricants qui espéraient pouvoir s'approvisionner en filés de coton français en seront pour leurs frais. Les rapports des expositions de l'Industrie nationale ont beau exalter leur finesse, les filés français sont de mauvaises factures, impropres à l'industrie des tulles qui exige les plus fins réguliers. La filature française ne sera capable d'en produire de satisfaisants qu'à l'orée des années 1840. Aussi en attendant la fin de la prohibition sur les filés fins anglais en 1834, faut-il les importer d'Angleterre et par contrebande. Calais est donc géographiquement la mieux placée, d'autant qu'aux filés s'ajoutent la fourniture de l'intérieur des métiers, chariots et bobines. Moins éloignée, les primes d'assurance des contrebandiers sont moins chères à Calais : à moins de 15% en 1824[40], alors qu'elle s'élevait encore à 30% à St Quentin en 1832[41]. Les PME anglo-calaisiennes bénéficiaient ainsi d'un coût de production inférieur par rapport à leurs rivales de l'intérieur, sans compter les marges qu'elles s'octroyaient lorsqu'elles revendaient sous leur estampille des tulles qu'elles faisaient venir d'Angleterre.
Last but not least, la forte présence britannique à Calais fut un atout majeur. En ces temps troublés de rivalités franco-anglaises et de méfiances réciproques entretenues par plus de vingt ans de guerre, le port de Calais est un havre sécurisant pour les sujets britanniques. Les tuniques rouges rembarquent par Calais après l'occupation de la France en 1818. Calais est moins un «refuge des bourses vides et des passions usées »[42], Lady Hamilton et George Brummel, qu'un lieu de sociabilité anglais ; on y parle anglais tout autant qu'on s'y distrait : des hôtels sont tenus par des Anglais ; les auberges sont en fait des pubs, tenus par des Anglais ; il existe même un théâtre et un journal, The Pas de Calais, en langue anglaise ! En 1825, le Journal de Calais est cette fois publié en français mais une partie de ses annonces sont en anglais. Les liaisons maritimes régulières[43] permettent d'être rapidement informé des nouvelles venues d'Angleterre, y compris dans le domaine des nouveautés technologiques. Cette proximité rassure également les petits chefs d'entreprise qui à tout moment peuvent rejoindre la mère patrie en cas de conflit avec ces irascibles Français, ....filer à l'anglaise en quelque sorte.


Un des principaux facteurs de réussite des PME anglo-calaisiennes réside donc dans le choix d'une «merveilleuse situation géographique »[44] : Calais est en effet ce que nos amis géographes nomment dans leur jargon, le synapse d'une interface. Mais cela vaut seulement jusqu'en 1834, jusqu'au moment où la prohibition sur les filés de coton fins est levée et admis en France contre un tarif permettant de supprimer la fraude (8,80fr par kg). Dès lors, tous les centres tulliers français peuvent lutter à armes égales, Calais perdant ses avantages contrebandiers. Pour autant son succès se poursuit, mieux encore, ses concurrents nationaux sont déclassés irrémédiablement. Les petites structures de production qui faisaient alors sa spécificité sont elles à l'origine de sa réussite ?

III Calais, it's a small world.

Bigger is not better...

La plupart des entreprises de tulles installées en dehors de Calais reposaient sur des structures plus importantes. Localisées à Douai, Rouen, Lille ou encore St Quentin, ces entreprises s'appuyaient sur un capital fixe plus solide comprenant des métiers, des locaux et des personnels en plus grand nombre. Ainsi à Douai, dès 1821 Corbitt & Cie possède déjà plus de 11 métiers et emploient 400 salariés[45]. En 1830, les 22 métiers de Widdowson ou encore les 7 métiers de Doblaing sont déjà mus à la vapeur. Doblaing employait à cette date 55 ouvriers et 900 brodeuses[46] !. Mais l'exemple le plus imposant est celui de John Heathcoat, le principal fabricant anglais de tulle qui fait installer à St Quentin, nous l'avons vu, plus de 150 métiers également mus à la vapeur depuis 1826[47], faisant travailler plus d'un millier de personnes, ouvriers et brodeuses et intégrant la seule filature en France capable de filer les numéros fins nécessaires[48]. Les entreprises extra-calaisiennes présentaient donc une structure intégrant en amont, la construction mécanique et la filature, et en aval la broderie et confection.
Or le développement de ces entreprises aux structures intégrées est compromis au milieu du siècle. La plupart d'entre elles survivent difficilement à la crise des années 30 puis à celle de la fin des années 40 : toutes ont pratiquement disparu en 1860[49]. A cette date, il ne reste que deux régions où le tulle se fabrique concurremment au Calaisis : à Lyon et dans le Cambrésis. Mais les structures de production ont radicalement évolué : aux lieux et places d'usines urbaines, nous trouvons des métiers éparpillés dans la campagne autour de Caudry[50]. Il semble en effet que les fabricants de St Quentin aient délocalisé leurs outils de production vers la campagne de Caudry. Serge Chassagne observe un phénomène de «proto-industrialisation inversée » comparable à celui de l'industrie lyonnaise aux lendemains des émeutes de 1830[51]. Patrick Verley en s'appuyant sur les exemples industriel du Lancashire et de Philadelphie émet l'hypothèse que l'intégration, ne serait qu'une «structure compensatoire des insuffisances de l'économie »[52]. Les entreprises optaient pour une stratégie de concentration verticale lorsqu'elles rencontraient des difficultés d'approvisionnement ou d'écoulement. Mais la gestion était si lourde que les inconvénients surpassaient les avantages dès lors que la circulation de l'information sur les marchés fonctionnaient mieux.
Dans le Calaisis aussi les tentatives d'entreprises intégrées ont, sinon échoué du moins été abandonnées. Parmi les quelques familles d'entrepreneurs Anglais qui s'inscrivent dans la durée, aucune ne poursuit dans la voie de l'intégration : toutes les entreprises se sont spécialisées dans la fabrication textile ou la construction mécanique. Revenons sur l'exemple de Webster qui se sépare progressivement de la broderie au début des années 20, de la commercialisation au cours des années 30 et de la construction mécanique au début des années 40, au moment où la GB libéralise ses exportations de machines, en 1843. Aucun n'a tenté d'investir en amont dans la filature, ou en aval dans le blanchiment et l'apprêt : il n'y a toujours que deux malheureuses blanchisseries sur Calais en 1854. Bref les entreprises anglo- calaisiennes n'ont fait que renforcer leur spécialisation, sans toutefois augmenter considérablement leur taille ainsi que nous l'avions constaté dans notre première partie (Annexe 3). Mais cette stratégie est-elle subie ou initiée ?

Des conditions de marché défavorables à l'expansion des PME.

L'évolution du marché français des tulles et dentelles mécaniques ne semble pas favorable au développement des entreprises au cours de cette première moitié du XIXè siècle et les contraint à conserver une petite et moyenne structure.
Première raison majeure de la faible extension des entreprises, l'inachèvement technologique de cette industrie. En effet lorsqu'elle arrive en France, cette technologie n'est pas encore au point : elle ne cesse d'évoluer durant un demi-siècle pour tendre progressivement à produire une imitation mécanique de toutes les dentelles faites à la main[53]. L'un des avantages comparatifs de la Fabrique calaisienne fut de renouveler régulièrement ses métiers au fur et à mesure des progrès techniques réalisés en Angleterre (Annexe 7). Au milieu des années 20, le système Circular Bolt, bientôt décliné en Circulaire fantaisie, s'impose lors de la deuxième vague d'Anglais. Ce système bien qu'ayant un rendement inférieur au Leavers lui est préféré car il a au moins l'avantage de pouvoir être mû à la main et donc d'éviter les investissements lourds de la vapeur. Ce n'est qu'au début des années 1840, que le métier Leavers s'impose. Ces progrès constants obligeaient les fabricants les plus avisés à rester prudents : à limiter leur investissement à quelques machines, donc à conserver une petite structure.
Une deuxième raison du faible développement de la taille des entreprises se trouve dans la chute spectaculaire des prix des tulles. (Annexe 8). De 45 francs au m_ en 1815, le tulle uni de coton est tombé à moins de 50 cts en 1850 : des prix divisé par 100 en une génération ![54] Bien sûr les rendements ont augmenté, les salaires ont baissé[55], mais les profits des entrepreneurs se sont retrouvés réduits à la portion congrue. En octobre 1831, le Conseil des Prud'hommes de Calais mobilisé pour alerter le gouvernement de «la détresse des fabriques de tulle de Calais et StP ... parvenue à son comble. »[56] utilise parmi ses arguments les prix de revient pour la production de 100 racks qui correspondait à la production hebdomadaire d'un métier (35 m_). Même si le prix de vente est certainement sous-évalué, on a une vague estimation des marges bénéficiaires des fabricants en temps de crise. Difficile dans ces conditions pour des petits entrepreneurs étrangers de trouver les fonds nécessaires pour investir dans l'achat de nouvelles machines à la technologie non encore décisive.
Document
Prix coûtant pour 100 rack de tulle (30 aunes)
Source : Observation présentées au gouvernement par les délégués du Conseil des prud'hommes de Calais.p. 13
Matière première 3 livres de coton n° 170 et 180
59 fr
Main d''oeuvre comprenant le dévidage et la confection, raccomodage compris
43 fr
Total des déboursés
92fr
Prix de vente au cours actuel de la place de Calais à raison de 86,5% d'escompte sur le prix établi pour 100 racks de tulle écru.
106r65
Profit brut pour payer le prix du métier, ses réparations d'entretien, le renouvellement de l'intérieur, les loyers et assurances, la patente et frais imprévus.
4fr65

Un dernier élément du marché explique la modeste taille et le faible développement de ces entreprises : la double concurrence qu'elles subissent sur le marché français. Il s'agit d'une part du tulle anglais : importé clandestinement dans des proportions considérables[57], il est principalement à l'origine de la baisse des prix en partie liée au coût de la matière première bien plus faible. D'ailleurs, la Fabrique calaisienne ne contournera ce problème qu'en remplaçant le coton par la soie à partir des années 1850. Par contre l'autre concurrent, plus inattendu celui-là, est la résistance de la dentelle à la main. Car la dentelle mécanique, loin d'écraser le travail à la main, le réveille au contraire. Après avoir accusé le coup dans les années 20, la dentelle à la main, à l'initiative d'habiles négociants du Puy et de Normandie, se redresse en s'appuyant sur le travail domestique de plus de 200 000 dentellières, payées une misère[58]. Le marché parisien, approvisionné par ces «fabricants » de dentelle-main, impose une certaine exigence sur la qualité de la dentelle ; une distinction s'opère entre dentelles véritable et dentelles mécanique. Ce n'est qu'à partir des années 1870 que la dentelle mécanique se substitue à la dentelle main par l'intermédiaire des grands magasins qui jouent la confusion entre les deux produits.

Une division du travail poussée

Dans les conditions d'un marché français si concurrentiel, une division du travail s'organise à différentes échelles dans laquelle la PME anglo-calaisienne occupe une place de choix.
Déchargée en amont de l'approvisionnement des matières premières et des mécaniques fournies par le Royaume Uni, la PME calaisienne est également favorisée par la prise en charge de la commercialisation de ses produits par des entreprises spécialisées, généralement extérieures au Calaisis. Après quelques tentatives de ventes directes sur Paris[59], la plupart des fabricants de St Pierre expédient leur production vers St Quentin[60]. Dans les années 40, les Almanachs font état de l'installation d'une quinzaine de maisons d'achat de St Quentin et de Paris. Celles-ci ne sont guère appréciées par les quelques négociants locaux, tel Liévin Delahaye qui accuse : «la moindre des maisons de blanc a plus d'importance pour le pays que celle de M. Pailleux qui en envoyant finir ses écrus à St Quentin, le prive de toutes les main d'œuvre de l'apprêt. Tout le système protecteur de ce négociant qui n'a qu'un seul employé consiste à acheter l'écru le moins cher possible. »[61] Le Calaisis est donc devenu un centre spécialisé dans la fabrication du tulle écru, l'unité de production dans un réseau commercial établi à l'échelle de la France dont le marché de consommation était Paris et le centre de décision St Quentin. C'est dans cette ville que se réalisait une grande partie de la valeur ajoutée : l'apprêt, le blanchiment et encore la broderie.
Sur place, le maintien de la production s'explique, non seulement par la position géographique, mais également par la présence d'une nuée de petites d'entreprises spécialisées, capables de pousser aussi loin que possible la division du travail pour en réduire les coûts. En effet, l'arrivée massive de petits chefs d'entreprises anglo-calaisiens dans les années 20, a permis la formation d'une main d'œuvre indigène moins exigeante. Ces derniers ont pu à leur tour se mettre à leur compte, francisant ainsi le tissage. Les PME anglo-calaisiennes conservait par contre un poids notable dans la construction mécanique et l'approvisionnement en filés de coton. La baisse des prix prononcée dans au début des années 30, impose une réduction des salaires dans le tissage qui s'exprime par la ruralisation d'une partie des plus vieux métiers, la fameuse «proto-industrialisation inversée ». Mais les PME anglo-calaisiennes maintiennent leur activité dans des domaines plus techniques : montages réglages réparations. Si bien qu' au cours de la deuxième vague d'immigration et de création de PME anglo-calaisiennes à la fin des années 30 l'installation dans le Calaisis permettait à tous ceux désireux de faire fortune rapidement, de trouver dans ce foyer localisé tous les services attendus pour leur industrie.




En guise de conclusion, il est nécessaire de revenir sur les principaux apports de cette contribution sous la forme de trois paradoxes. Le premier porte sur le caractère temporaire et limité de cette immigration anglaise, à quelques rares exceptions très peu d'intégration, pourtant les effets furent durables dans l'organisation de la Fabrique et peut-être des mentalités patronales : les patrons calaisiens sont parmi les seuls en France à réclamer le libre –échange dès le milieu des années 50. Le deuxième paradoxe concerne la définition de l'entrepreneur qui selon les canons libéraux de Say sied bien mal à ces petits chefs d'entreprises plus proches de l'artisan mais qui, en définitive se révèlent avoir adopter une stratégie plus efficace à long terme que celle d'un véritable entrepreneur comme Heathcoat par exemple qui échoua dans sa conquête du marché français.
Enfin la dernière est plus anecdotique et porte sur l'ingratitude des Calaisiens envers les Anglais. Vers 1885 lorsque les deux communes de St Pierre et de Calais se réunissent, les conseils municipaux décident d'ériger pour chacune un monument rappelant son identité : à Calais se sont bien sur les Six Bourgeois qu'érigera Rodin, tandis que St Pierre choisira.......Jacquard dont le plus grand mérite fut de ne pas être Anglais !



Notes

[1] - CROUZET François, «La première révolution industrielle » in LEVY-LEBOYER Maurice (dir.), Histoire de la France industrielle, Paris : Larousse, 1996, p. 41.
[2] -.Entreprises et entrepreneurs calaisiens dans le marché des tulles et dentelles mécaniques de 1817 à 1914, sous la direction du Professeur Eric BUSSIERE, Paris IV. Soutenance prévue en septembre 2004.
[3] - VERLEY Patrick, L'échelle du Monde. Essai sur l'industrialisation de l'Occident, Paris : Gallimard,1997.
[4] - VERLEY Patrick, «La création d'entreprises au XIXè siècle : une approche démographique. », in MARSEILLE Jacques, Créateurs et créations d'entreprises, Paris : ADHE, 2000, pp. 51-85.
[5] - Jusqu'à l'installation du Conseil des Prud'hommes de Calais en 1829, les établissements de tulle ont fait l'objet d'un suivi administratif rigoureux : il s'agissait pour les autorités locales de démontrer la nécessité de l'institution judiciaire par le dénombrement de la Fabrique tandis que les autorités centrales tenaient à apprécier les progrès des transferts de technologies anglaises. Ces sources de statistiques nominatives ont été principalement complétées par le dépouillement des registres des patentes, des archives du Tribunal de Commerce de Calais, en place depuis 1809 celui des minutes de deux des quatre notaires présents sur Calais, ainsi que les journaux locaux.
[6]- Nous nous appuyons ici principalement sur les Annuaires de Calais imprimés presque sans interruption de 1843 à 1855, tout en ayant soin de confronter ces informations aux autres sources précédemment sollicitées.
[7] FELKIN William, A history of the machine-wrought. Hosiery and lace manufactures, Cambridge: Metcalfe, 1867, pp. 331-355.
[8] - AD 62 6 U 3/4
[9] - Déposition du 23 mars 1824 de Gravener Hanson, fabricant de tulle à Nottingham qui s'est rendu en France en novembre et décembre 1823 Enquête faite par ordre du Parlement d'Angleterre pour constater les progrès de l'industrie en France et dans les autres pays du continent, Paris : Baudouin Frères, 1825, p. 170
[10] - La Base Nat des Archives nationales est consultable en ligne. Bien que sommaire elle permet d'identifier rapidement les étrangers ayant demandé leur domiciliation ou leur naturalisation entre 1815 et 1853.
[11] - Les recensements de septembre et octobre 1821 nous servent ici de référence. CCCalais VIII-90.
[12] - Au total les anglo calaisiens emploient 535 personnes dont 190 ouvriers tullistes, 27 employés divers, 46 tourneurs, 104 femmes et 178 enfants.
[13] - SAY Jean Baptiste, Cours complet d'économie politique. Tome I. Osnabrück : Zeller, 1966 [fac similé de l'édition de 1852], pp. 138-143.
[14] - AD 62 4 E 52/115
[15] - AD 62 4 E 52/114
[16] - FERGUSON Samuel, Histoire du Tulle et des dentelles mécaniques en Angleterre et en France, Paris : E. Lacroix, 1862.
[17] - Déclaration de Greenwood, Enquête faite par ordre du Parlement d'Angleterre pour constater les progrès de l'industrie en France et dans les autres pays du continent, Paris : Baudouin Frères, 1825, p. 264.
[18] - CROUZET François, 2000, p. 470
[19] la base Nat
[20] FERGUSON Samuel, 1862, p. 142.
[21] - CARON François, «Création d'entreprise et innovation », in MARSEILLE Jacques (dir.), Créateurs et créations d'entreprises, Paris : ADHE, 2000,
[22] - Enquête parlementaire, 1824, p. 272.
[23] - CROUZET François, L'économie britannique et le Blocus continental, 1808-1813, Paris : Economica, 1997.
[24] - Enquête faite par ordre du Parlement d'Angleterre pour constater les progrès de l'industrie en France et dans les autres pays du continent, Paris : Baudouin Frères, 1825, p. 172
[25] - Soit quelques mois avant l'arrivée de Webster àCalais.
[26] - Heathcoat s'installe à Tiverton dans le Devonshire durant l'été 1816.
[27] - Enquête faite par ordre du Parlement d'Angleterre pour constater les progrès de l'industrie en France et dans les autres pays du continent, Paris : Baudouin Frères, 1825, p. 253
[28] - DUPIN Charles, Exposition publique des produits de l'industrie française. Tome II, 2ème partie, Paris : Imprimerie Royale, 1836, p. 170.
[29]- Lady MORGAN, La France, Paris : Treutel, 1817, cité par François BOUCHER, 1983, p. 362.
[30] - BALZAC Honoré de, Albert Savarus, Paris, 1842, p. 15.
[31]32 - BALZAC Honoré, Une double famille, Paris :
[33] - A ce propos le témoignage d'un tulliste lyonnais a été publié récemment : Histoire de ma vie. Au cœur de l'industrialisation alsacienne et jurassienne. François-Xavier Gressot : artisan, contremaître et négociant (1783-1868). Introduction, notes et édition par Alain Cortat, Neuchâtel, Editions Alphil, Collection Histoire, 2002, 574pHistoire de ma vie. Au cœur de l'industrialisation alsacienne et jurassienne. François-Xavier Gressot : artisan, contremaître et négociant (1783-1868). Introduction, notes et édition par Alain Cortat, Neuchâtel, Editions Alphil, Collection Histoire, 2002, 574p
[34] - CHASSAGNE, Les patrons du coton en France,
[35] - AD 62 M 1293.
[36] - FERGUSSON Samuel, 1862
[37] CROUZET François, 1996, p. 67
[38] - PICART Charles, St Quentin : de son commerce et de ses industries, St Quentin, 1867. TERRIER Didier, Les deux âges de la proto-industrie. Les tisserands à domicile dans les villages du Cambrésis et du St Quentinois, 1720-1880, Paris : EHSS, 1996.
[39] - BORDE Christian, Calais et la mer, Lille : Presse universitaire du Septentrion, 1997, p. 34.
[40] Enquête faite par ordre du Parlement d'Angleterre pour constater les progrès de l'industrie en France et dans les autres pays du continent, Paris : Baudouin Frères, 1825, p. 176.
[41] AM St Quentin 1 G 10.
[42] Lady MORGAN, La France, Paris : Treutel, 1817, cité par BORDE Christian, 1992, p. 160.
[43] - BORDE Christian, 1997.
[44] - GUILLAUME Jacques, «Le port de commerce de Calais et ses modes d'insertion géographiques », Homme et Terre du Nord, 1981, IV, pp. 1 cité par BORDE Christian, 1997, p. 19.
[45] AM Douai F 2-15.
[46] - AM Douai F 2 16. La première machine à vapeur destinée à faire mouvoir les métiers à tulle ne sera installée à Calais qu'en 1840.
[47] - FELKIN William, 1867, p. 251.
[48] - Pétition des fabricants de tulle de Calais, St Pierre et environs, janvier 1834, p. 4.
[49] - MINISTERE DE L AGRICULTURE DU COMMERCE ET DES TRAVAUX PUBLICS, Enquête. Traité de commerce avec l'Angleterre. Tome IV Industrie Textile. Coton, Paris : Imprimerie Impériale, 1861, p. 627
[50] - GUIGNET Philippe, «Adaptation, mutations et survivance proto-industrielle dans le textile du Cambrésis et du Valenciennois du XVIIIème au début du XIXème siècle. », Revue du Nord, janvier-mars 1979, pp. 27-60.
[51] - CHASSAGNE Serge, «La diffusion rurale de l'industrie cotonière en France 1750-1850 », Revue du Nord, janvier-mars 1979, p. 78
[52] - VERLEY Patrick, Entreprises et Entrepreneurs, 1994, p. 58-60.
[53] - Général PONCELET, «Les machines outils spécialement employés à la fabrication des matières textiles » in Exposition universelle de 1851, Travaux de la commission française sur l'industrie des nations. Tome III. Première partie, Paris : Imprimerie impériale, 1857, pp. 471-504.
[54] - FERGUSON Samuel, 1862, p. 102 confirmé par ailleurs par d'autres sources.
[55] - Louis René VILLERME de passage à St Quentin affirme «aucune classe d'ouvriers n'a vu réduire autant ses salaires depuis 15 ou 16 ans » , Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, laine et soie, Tome I, Paris : J. Renouard, 1840, p. 132--134
[56] - Observations présentées au gouvernement par les délégués du CdP'h de Calais dans l'intérêt des Fabriques de tulles de coton. Calais : Bellemain, 1831, p. 3.
[57] - En 1834, pour un marché estimé à 25 millions nous avons vu qu'il représentait encore la moitié du tulle vendu en France.
[58] - AUBRY Félix, 1851ACHART, 1892, manuscrit sur l'histoire des dentellière du Puy, Bibliothèque Municipale du Puy en Velay, salle Patrimoine MS 130
[59] - Jusqu'en 1824, les anglo-calaisiens ont tenté de maîtriser eux mêmes la commercialisation de leurs produits. Selon un témoignage familial, Mme Webster aurait elle même prit la diligence pour prospecter la clientèle à Paris, en tout cas les traces des premières expéditions conservées sont bien adressées à l'adresse parisienne de Mme Webster.
[60] - AM Calais 2 F SP 6
[61] - Le Journal de Calais, 4 janvier 1843

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