Trajectoires de travailleur-se-s indépendant-e-s étranger-è-re-s dans le département du Rhône : mobilités et statuts socio-professionels,(Seconde moitié du vingtième siècle)

Dalila Berbagui (Université de Lyon II-Lumière)

Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers. Préactes du colloque d'octobre 2003

L'étranger-ère qui s'installe à son compte est souvent perçu comme un modèle de «parcours réussi », particulièrement par les membres de sa communauté d'origine. Les travaux qui ont privilégié une approche du sujet, par le collectif, ont également idéalisé leur statut d' «indépendant », synonyme selon eux de «mobilité sociale ascendante » ou de «parcours réussi » dans le pays d'accueil. Ils évoquent ainsi le passage du statut de salarié au statut d'indépendant comme étant un mouvement d'ascension sociale. Mais ce postulat est loin d'être valable pour l'ensemble des commerçant-e-s et des artisan-e-s. Pour dépasser cet imaginaire collectif, il faut privilégier une perspective biographique et longitudinale. Autrement dit, il importe d'analyser leurs trajectoires professionnelles, seules en mesure d'évaluer cet accès à l'indépendance dans une échelle de mobilité sociale ascendante ou descendante.
C'est en partie l'objet de notre thèse qui a pour sujet «Les commerçant-e-s et les artisan-e-s du Bassin méditerranéen dans le département du Rhône, de 1945 à 1984 » [1]. Les dossiers de cartes de commerçants étrangers (CCE), conservés aux ADR, constituent la source principale de notre travail [2]. Pour reconstituer leurs carrières, ces données sont croisées avec leurs dossiers d'étrangers [3] et s'ils ont été naturalisés avec leurs dossiers de naturalisation [4]. Nous envisageons également de consulter leurs dossiers de retraite dont la demande de consultation est en cours. Les enquêtes orales, enfin, contribuent à éclairer et à appréhender plus finement leurs trajectoires professionnelles.
Les dossiers de CCE contiennent les autorisations demandées par des étranger-ère-s pour exercer une activité commerciale, industrielle ou artisanale. Depuis le décret-loi du 12 novembre 1938, les étranger-ère-s sont soumis à la justification d'une carte dite de «commerçant étranger » [5]. La demande est déposée à la préfecture et les postulant-e-s sont tenus de remplir un questionnaire qui mentionnent, notamment, les lieux, dates, natures et statuts de leurs précédentes activités professionnelles.

Au total, les ADR disposent de 2 632 dossiers dont 60 % (1 639) concernent des ressortissant-e-s d'une partie du Bassin méditerranéen (Espagne, Portugal, Maroc, Tunisie et Turquie). Le choix s'est porté sur ces migrant-e-s qui représentent l'ensemble le plus important et qui correspondent à une immigration ancienne ou en augmentation significative ces dernières années (Turquie). Par ailleurs, ce sont des pays à forte tradition commerciale et artisanale. De même, les professions sollicitées sont multiples ; pour une plus grande homogénéité sociale et économique, la communication a été limitée aux artisans du Bâtiment (maçons, carreleur, peintre, ...) et à trois types de Commerce (l'Alimentation, le Café/Restauration et la vente ambulante). Enfin, les trois groupes nationaux les plus fortement représentés ont été retenus à savoir les Espagnol-e-s, les Portugais-es et les Tunisien-ne-s.
Un échantillon de 1/10ème a été prélevé, constituant alors un corpus de 114 individus dont 10 femmes. D'ores et déjà, nous pouvons constater [6]:
  1. Que les Européens du Sud investissent davantage le secteur du Bâtiment : le taux est de 94,7 % pour les Portugais, de 72,2 % pour les Espagnols et de 12,5 % pour les ressortissants tunisiens [7].
  2. Ces dernier-ère-s se répartissent davantage dans les activités commerciales (87,5 %), principalement dans le secteur de l'alimentation.

Comment expliquer cette répartition différenciée ? Comment se traduit-elle du point de vue des carrières professionnelles ? C'est ce que nous évoquerons, dans une première partie, par une analyse de l'ensemble du corpus. L'objet sera ensuite de définir, à une échelle individuelle, les facteurs et les formes de ces mobilités professionnelles.



I Les commerçant-e-s et les artisans du Bassin méditerranéen : des trajectoires différenciées




Les âges à l'installation



Les postulant-e-s demandent à s'installer à leur compte à un âge moyen de 35 ans et en moyenne 12 ans après l'exercice de leur premier emploi en France. Ainsi, dans leur majorité, l'accès à l'indépendance ne se situe pas en début de carrière professionnelle mais après un passage par le salariat. Ce détour apparaît comme une condition sine qua non pour mobiliser les ressources (capital, savoir-faire, réseaux) nécessaires à l'ouverture d'une boutique ou à l'exercice d'un métier. La nationalité et l'activité sollicitée (commerce ou artisanat) ne constituent pas ici des critères de différenciation, seul le sexe distingue les âges d'accès à l'indépendance.
Les femmes demandent à s'installer à leur compte un peu plus tardivement que les hommes (36 ans contre 34,5 ans pour les hommes). Sur les 10 femmes de notre échantillon (7 tunisiennes, 2 espagnoles et 1 portugaise), toutes demandent à exercer une activité commerciale, les métiers du Bâtiment et plus généralement l'artisanat étant moins ouverts aux femmes [8]. Pendant longtemps, seules quelques formations professionnelles sont accessibles aux femmes, celles liées au textile et à l'art ménager (CAP de ménagère, de maîtresse de maison, de brodeuse, de confectionneuse, etc.). Pour l'ensemble des femmes, l'artisanat est marqué par des interdits sociaux, que dire alors des femmes immigrées qui ont encore plus de mal à intégrer un premier emploi ? Ainsi, dans notre échantillon, huit femmes sur dix n'ont jamais exercé une activité professionnelle avant le dépôt de leur demande. Il faut toutefois relativiser ce constat étant donné l'importance du non-enregistrement du travail des femmes [9]. Parmi ces postulantes, 2 sont veuves, 3 ont un mari au chômage ; pour les autres leur conjoint exerce un travail peu qualifié et peu rémunéré. Cet accès à l'indépendance s'opère donc essentiellement sous le poids de la nécessité et de contraintes familiales. Cette fonction de réinsertion sociale est également valable pour les hommes, nombreux à solliciter une installation à leur compte après une période de chômage.
Intéressons nous à présent à leurs carrières antérieures qui révèlent de nouveaux clivages et des trajectoires professionnelles.


Des trajectoires professionnelles



Tout d'abord, il convient de préciser les limites des dossiers de CCE pour une étude exhaustive des carrières professionnelles. Jusqu'en 1973, le questionnaire ne contient qu'une ligne pour indiquer les lieux, dates, natures et statuts de leurs précédentes activités ; de ce fait les postulant-e-s n'inscrivaient que leur dernière profession. À partir de 1973, les pouvoirs publics remplacent cette rubrique par un tableau récapitulatif des carrières.
En outre, les informations ne sont pas livrées avec la même précision ; bien souvent les postulant-e-s ne distinguent pas la profession exercée de sa classification. Ils ne mentionnent que leur activité professionnelle, au mieux en précisant un statut d'«ouvrier », de «salarié » ou d'“ employé » ; on ne sait donc pas s'ils sont manœuvres, OS, OQ ou encore OHQ. En outre, l'année 1973 marque le début d'une période de crise économique qui a deux conséquences sur l'observation des carrières :
1ère conséquence : Les mobilités séquentielles (changement de séquence d'emploi : de poste, d'emploi ou d'entreprise) sont plus nombreuses surtout dans le bâtiment. Cette instabilité professionnelle révèle un secteur fortement touché par la crise avec au niveau national «40 % de pertes d'emploi entre 1973 et 1982 » [10].
2ème conséquence : Ce climat économique tendu entraîne des restrictions dans l'attribution des CCE. Depuis 1977, les ressortissant-e-s tunisien-ne-s sont soumis à la justification d'une CCE, dont ils-elles étaient jusqu'alors dispensés en vertu du statut d'ex-protectorat de la Tunisie.

Ces écueils étant précisés, ils n'empêchent pas de constater des filières de mobilités différenciées entre les commerçant-e-s et les artisans du Bâtiment. Observons, tout d'abord, les activités précédemment exercées par les postulant-e-s ; l'intérêt est de tester l'hypothèse selon laquelle une mobilité ascendante s'opérerait par l'accumulation professionnelle.
- Sur 67 candidats (36 portugais, 26 espagnols, 5 tunisiens) dans le Bâtiment, 91 % ont déjà travaillé dans ce secteur économique. En prenant en compte leurs diplômes et surtout leurs expériences professionnelles, on constate qu'ils étaient majoritairement OQ. Qu'en est-il des candidat-e-s dans le secteur du commerce ?

- Sur 47 postulant-e-s (35 tunisien-ne-s, 10 espagnol-e-s et 2 portugais-es) 55 % d'entre eux-elles ont déjà exercé la profession qu'ils-elles sollicitent. Dans la vente ambulante la proportion d'ancien-ne-s est beaucoup moins élevée (2/12). Aussi, la majorité des candidat-e-s à l'ouverture d'une boutique étaient auparavant OS dans le secteur industriel.
Anne-Sophie Bruno a souligné, dans une communication sur les ressortissants tunisiens, que la proportion d'anciens est de 56 % dans le Commerce tandis qu'elle est de 89 % dans le Bâtiment [11]. Toutes proportions gardées, l'évolution des carrières répond donc à des logiques sectorielles et non pas spécifiques aux nationalités considérées. Ainsi, si dans le Bâtiment la trajectoire dominante est celle qui mène d'OQ vers une demande d'installation à son compte, pour les commerçant-e-s la trajectoire est moins rectiligne et débute par un statut d'OS. François Gresle établit ce même constat à propos des travailleurs indépendants nationaux. Il souligne que «le cursus des artisans est plus simplifié [...], ils apprennent leur métier, gravissent les échelons ouvriers avant de se mettre à leur compte » [12].
Les anciens étant moins nombreux dans le secteur commercial, et plus particulièrement dans le commerce ambulant, cela signifie t-il que ces activités exigeraient moins de compétences particulières ? Pour tester cette hypothèse, observons le niveau de qualification des postulant-e-s selon le secteur sollicité et selon leur classe d'âge.
On observe que la majorité des postulant-e-s ne sont pas diplômés (64,9 %) avec toutefois des différences notables selon le secteur investi. Cette proportion est de 59,7 % pour le Bâtiment et de 72,3 % pour les commerçant-e-s [13]. À l'intérieur des secteurs, la nationalité n'est pas un critère distinctif ; ce clivage s'explique donc par des logiques de formation. En effet, la répartition commerce/artisanat recoupe, en grande partie, la dissociation entre les professions qui n'exigent pas nécessairement des qualifications et celles qui demandent des expériences professionnelles et/ou des diplômes spécifiques. Néanmoins, nous avons souligné que les ressortissant-e-s tunisien-ne-s se répartissent davantage dans la première catégorie tandis que les Européens du Sud investissent davantage la deuxième [14]. Les ressortissant-e-s du Maghreb qui n'ont pas suivi une instruction, réservée aux élites urbaines pendant les colonisations, se tournent davantage vers les activités commerciales.
Dans leur majorité les artisans du Bâtiment sont également non-diplômés et justifient davantage d'expériences professionnelles. À ce propos, une étude sur «Les artisans étrangers en France » souligne qu'ils représentent «l'image traditionnelle de l'artisan dont la qualification s'enracine plus dans l'expérience professionnelle que dans la formation scolaire » [15]. Le critère de formation ne peut donc expliquer à lui seul ces deux filières de mobilités. Faut-il alors se tourner vers les traditions migratoires ? Pour apporter des éléments de réponse, il faut privilégier une démarche biographique, qui nous amènera à réfléchir sur les effets de cet accès à l'indépendance en terme de mobilité sociale.

II Du macro au micro : facteurs explicatifs et formes des mobilités professionnelles



Les facteurs explicatifs : le poids de l'héritage familial et migratoire ...



Pour appréhender les mobilités professionnelles des postulant-e-s, il convient d'aborder les motifs d'attraits pour le commerce ou l'artisanat. Ces éléments qui ne sont pas mentionnés dans les questionnaires transparaissent dans l'observation de leur carrière. L'étude des buts professionnels se nourrie également des enquêtes orales étant donné la forte dimension personnelle de la décision.
Une première analyse a permis de dégager une multiplicité de desseins. Tout d'abord, ce choix est parfois le fruit d'un héritage familial ; certain-e-s prennent la succession d'un parent ou d'un conjoint en cessation d'activité ou décédé. Leurs carrières antérieures sont courtes et généralement les mobilités professionnelles ne sont que la suite logique d'une carrière où l'individu passe d'un statut d' «employé » à un statut de «travailleur indépendant ».
Quant aux veuves, qui travaillaient auparavant dans l'ombre de leur mari, elles peuvent devenir gérante de l'entreprise familiale. Prenons par exemple la trajectoire de Z. Mélira [16], ressortissante tunisienne qui a émigré en 1967 pour «suivre son conjoint ». Disposant également du dossier de son mari, on apprend que ce dernier tient successivement un restaurant à Marseille puis au Havre avant de s'installer à Lyon pour exercer dans la vente ambulante. Suite au décès de son mari en 1983, Mélira exerce pour la première fois une activité professionnelle, en tant que gérante bien entendu, puisqu'il lui arrivait parfois de prendre la place de son mari [17]. Cette famille n'a exercé que des activités indépendantes depuis son arrivée en France, ce qui dévoile un projet qui était à la base de leur émigration. L'entretien oral a d'ailleurs révélé une tradition commerciale ancrée dans leur famille depuis plusieurs générations. C'est aussi le cas de Mr. S-M Julio [18], maçon carreleur, qui devient artisan maçon, deux ans après son arrivée en France, en 1950, et après un court passage par le salariat. Il a suivi une tradition familiale de quatre générations, d'ailleurs poursuivie par son fils, le postulant étant décédé en 1983 [19].
Ces mobilités professionnelles trouvent donc leur fondement sur un héritage familial et/ou migratoire ; certain-e-s puisent dans des ressources communautaires. C'est surtout le cas des ressortissant-e-s tunsien-ne-s dont 8 commerçant-e-s sur 35 étaient employés chez un compatriote dans la séquence d'emploi précédant leur demande. Citons la trajectoire de B. Bouaïche[20] qui, après une grande instabilité professionnelle (11 séquences d'emplois en 7 ans), est employé dans un commerce d'alimentation en 1982. Il y restera un peu plus d'un an avant d'ouvrir son propre commerce. À ce jour, il n'est pas possible de déterminer les liens entre Bouaïche et son employeur : sont-ils frères, cousins ou simples compatriotes ? Enfin, il sera intéressant de définir s'il envisageait déjà de s'installer à son compte avant d'avoir exercé cette activité en tant qu'employé ?

Dans l'artisanat, il semblerait que les liens communautaires soient moins importants. Est-ce l'activité professionnelle qui l'explique ou le fait que ce soit majoritairement des ressortissant-e-s d'Europe du Sud ? Ces questions restent encore à éclaircir et trouveront des éléments de réponse dans l'analyse d'un corpus spécifique, celui des gérant-e-s de SARL. En effet, les statuts des sociétés, qui indiquent l'identité des associés (nom, prénom, adresse, nationalité), se prêtent particulièrement bien à une reconstitution des réseaux communautaires ou extra-communautaires. Ces associations professionnelles orientent parfois une carrière qui ne semblait pas vouée à l'exercice d'une activité indépendante. Évoquons la trajectoire de M. Ramon [21], de nationalité portugaise : depuis son entrée en France, en 1964, jusqu'à sa demande de CCE en 1984, on recense 12 séquences d'emplois en qualité d'ajusteur (titulaire d'un CAP d'ajusteur). En janvier 1984 il se déclare «chômeur » et le reste un an et demi avant de constituer une SARL dans le café/restauration. Cette association professionnelle lui a permis de se sortir d'une situation économique inconfortable, cette caractéristique étant le cas de nombreux-ses autres postulant-e-s.

... Les stratégies de réinsertion et de stabilisation professionnelles



Un individu sur dix (11/114) se déclare au chômage au moment du dépôt de sa demande. Cette proportion est sans doute plus importante car ils-elles ne signalent pas tous leur situation professionnelle, pourtant on constate une durée assez longue entre la dernière profession exercée et la demande de mise à son compte. Certains essaient plusieurs bassins d'emplois avant de se résoudre à l'exercice d'une activité indépendante. La trajectoire de N. Rui [22] qui a émigré du Portugal en 1969 en témoigne. Il exerce successivement les professions de «menuisier » et de «poseur de placoplâtre » à Mions (dans la banlieue lyonnaise), à Chambéry, à Aix-les-Bains (Haute Savoie), de nouveau à Lyon, à Grenoble puis à Paris. Il revient à Lyon en 1982 pour exercer pendant 1 an et demi la profession de menuisier avant de se déclarer au chômage. Avec la crise économique, N. Rui est contraint à pratiquer une forte mobilité géographique et à exercer dans deux métiers, la menuiserie et la plâtrerie.

Pour cette trajectoire, comme pour beaucoup d'autres, l'accès à l'indépendance apparaît comme une stratégie de réinsertion professionnelle et prend alors la fonction d' «emploi-refuge ». Toutefois, ce phénomène n'est pas spécifique aux étrangers et à la période considérée. En effet, pendant la crise des années 1930, Catherine Omnès observe un repli des ouvrières parisiennes sur le monde de la boutique et de l'artisanat [23]. Ce phénomène marginal est également «conjoncturel et temporaire » [24]. Ces stratégies de repli amènent donc à réfléchir sur les effets de ce statut d'indépendant en terme de mobilité sociale.

Les mobilités sociales 



Les seuls dossiers de CCE ne permettent pas d'évaluer la mobilité sociale des candidat-e-s à l'installation. Il nous faut connaître, dans un premier temps, les réponses données à la demande ; ainsi près d'un individu sur dix n'obtient pas une réponse favorable [25]. Dans un second temps, pour ceux qui obtiennent une réponse favorable, les registres de faillite seront également consultés pour mesurer la durée de leur entreprise [26]. Les dossiers de retraite et les entretiens oraux donneront également un aperçu du devenir de leur projet professionnel.

D'un point de vue historiographique, certains écrits ont relativisé leur statut social en désignant les commerçants de l'alimentation sous le terme d'«OS du commerce » [27]. Les expressions d' «ouvriers déguisés » ou de «faux artisans » [28] sont également accolées à certains artisans du bâtiment, particulièrement pour ceux qui travaillent en sous-traitance [29]. Les dossiers de CCE ne permettant pas d'en prendre la mesure, il conviendra de déceler, lors des enquêtes orales, les éventuels sous-traitants. Ainsi, pour définir des mobilités ascendantes, descendantes voire stables, il importe d'étudier finement leurs conditions sociales, économiques et juridiques. Du point de vue financier, par exemple, nous observerons si ce passage du statut de «salarié » au statut d' «indépendant » induit une augmentation de leur revenu.
D'ores et déjà, il apparaît que ces accès à l'indépendance ne se soldent pas nécessairement par une mobilité ascendante. La trajectoire de Z. Mélira, rencontrée à son domicile [30], illustre ces cas de déclassement social. Son mari tient un restaurant à Marseille pendant 25 ans, puis un hôtel bar-restaurant au Havre pendant 6 ans. Ce dernier fonctionnait apparemment bien («plus de cent cinquante couverts par repas ») avant la maladie de son mari. Arrivés à Lyon, son conjoint se lance dans la vente ambulante de pains, une activité reprise par sa femme à son décès. Après une période de vente plutôt florissante, la témoin a indiqué avoir vendu son camion en 1991 car cette activité ne rapportait plus ; cette famille est aujourd'hui sous la menace d'une expulsion de leur logement (difficultés de paiement). Ce déclassement social, qui est dû notamment à la maladie puis au décès de son conjoint, montre que les accidents familiaux (divorce, maladie, décès) mettent souvent en péril les activités indépendantes. Lors de prochains entretiens, l'intérêt sera de déceler plus finement les facteurs de ce déclassement social qui s'accompagne d'une forte mobilité géographique. Cette trajectoire n'a pas encore son exemple antinomique d'une réussite économique, que l'on ne peut évaluer en l'absence de données sur la durée de leur installation.
En outre, de nombreux postulant-e-s résident et souhaitent exercer leur activité dans la banlieue lyonnaise. Par leurs conditions de travail, de logement et leurs modes de vie, ils se confondent alors avec les classes populaires. Ils ne sont d'ailleurs pas à l'abri d'un retour au statut d' «ouvrier ». En effet, l'observation des carrières révèle des oscillations entre le statut de «salarié » et celui d' «indépendant ». Signalons à titre d'exemple le cas de S. Lucien [31], de nationalité espagnole, qui se déclare «maçon employé » pendant 7 ans (de 1965 à 1972), puis «artisan » pendant trois ans (de 1972 à 1975) avant de retrouver à nouveau le statut de salarié. En 1982, il renouvelle une demande de mise à son compte dont on ne peut à ce jour préciser la durée.

Ces quelques exemples, qui restent à confirmer par des recherches ultérieures, témoignent d'une hétérogénéité des statuts et donc des effets de l'accès à l'indépendance en terme de mobilité sociale. Ce même constat a été observé par François Gresle à propos des commerçants et des artisans nationaux. Il souligne que «certains sont des réels petits entrepreneurs pré-capitalistes et d'autres des modestes travailleurs isolés » [32]. Il sera intéressant de réfléchir, à terme, aux facteurs qui conditionnent la réussite ou l'échec de ces projets professionnels.


Cette analyse a donc révélé des filières de mobilités différentes selon le sexe et le secteur sollicité. Si les artisans proviennent essentiellement d'une branche professionnelle, les commerçant-e-s sont majoritairement passés par une branche industrielle. La nationalité du postulant-e intervient davantage dans le choix du secteur économique par la mobilisation d'un héritage migratoire et de ressources communautaires. Les filières d'accès à l'indépendance répondraient donc davantage à des logiques sectorielles qu'à des logiques ethniques. On ne peut ainsi exercer la profession de maçon sans avoir acquis une longue expérience dans le métier.
Par ailleurs, nous avons montré que le fait d'être «indépendant » ne signifiait pas nécessairement un «parcours réussi » et une mobilité sociale ascendante mais bien souvent un statut de refuge face à la crise des années 1970. Afin de mesurer les effets du contexte (économique et sociale) et de l'âge nous envisageons de constituer deux cohortes : l'une engloberait la période 1945-1973 et l'autre la période 1974-1984. Ainsi pourrons nous mesurer les effets d'un contexte plus global sur les mobilités séquentielles et sur les durées de ces accès à l'indépendance. C'est en alliant cette perspective macro-économique et micro-économique que nous pourrons appréhender des éventuels destins collectifs, propres à certains groupes sociaux, tout en décelant des stratégies économiques, individuelles ou familiales.


Annexe

La répartition des professions sollicitées selon la nationalité du postulant




Artisanat

Commerce
TOTAL


NB

%

NB

%
NB
%

Portugaise

36

94,7

2

5,3
38
100

Espagnole

26

72,2

10

27,8
36
100

Tunisienne

5

12,5

35

87,5
40
100

TOTAL

67

58,8

47

41,2
114
100


Annexe 2 : Niveau de qualification des postulant-e-s dans le secteur du Bâtiment selon la classe d'âge



Aucun diplôme
CEP/BEPC
Diplômes
Professionnalisants *
Études secondaires
et supérieures
TOTAL

[15-25 ans[

4

0

0

0

4

[25-35 ans[

16

8

6

3

33

[35-45 ans[

17

4

2

0

23

[45-55ans[

3

1

2

1

7

TOTAL

40 soit
59,7 %

13 soit
19,4 %

10 soit
14,9 %

4 soit
6 %

67 soit
100 %

* Diplômes professionnalisants : fin d'apprentissage, CAP, BEP

Annexe 3 : Niveau de qualification des postulant-e-s dans le secteur du Commerce selon la classe d'âge


Aucun diplôme
CEP/BEPC
Diplômes
Professionnalisants *
Études secondaires
et supérieures
TOTAL

[15-25 ans[

5

1

2


8

[25-35 ans[

8

4

4


16

[35-45 ans[

13

1



14

[45-55ans[

4

1



5

[55-65 ans[

3




3

[65-75 ans[

1




1

TOTAL

34 soit
72,3 %

7 soit
14,9 %

6 soit
12,8 %

0 soit
0 %

47 soit
100 %
* Diplômes professionnalisants : fin d'apprentissage, CAP, BEP


Source des trois tableaux : ADR, 3425W, dossiers de cartes de commerçants étrangers

Notes

[1] Thèse de doctorat en cours sous la direction de Sylvie Schweitzer à l'Université Lyon 2.
[2] Archives départementales du Rhône (ADR), 3425W1-64, dossiers de cartes de commerçants étrangers (1938-1984).
[3] Les dossiers d'étrangers, consultables à la Préfecture du Rhône, contiennent les divers documents administratifs sollicités pour établir une première carte de séjour ou pour son renouvellement.
[4] ADR, 630W, dossiers de naturalisation.
[5] ADR, JO du 13 novembre 1938, décret du 12 novembre 1938 relatif à la carte d'identité de commerçant étranger.
[6] Confère annexe 1 : «La répartition des professions sollicitées selon la nationalité du postulant ».
[7] Les dossiers de CCE ne contiennent pas les ressortissants italiens fortement représentés dans le Bâtiment. Ils sont dispensés de cette démarche administrative du fait de l'appartenance de l'Italie à la CEE.
[8] SCHWEITZER Sylvie, Les femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes aux XIXème et XXème siècles, Paris, Éd. Odile Jacob, 2002, 329 p.
[9] Ibid. et BURDY Jean-Paul, Le Soleil noir. Un quartier de Saint-Étienne, 1840-1940, Lyon, Presses Universitaires de Lyon,1989, 270 p.
[10] AUVOLAT Michel, BENATTIG Rachid, “ Les artisans étrangers en France ”, REMI, vol. 4, n° 3, 1988, pp. 37-55.
[11] BRUNO Anne-Sophie, «L'analyse de trajectoires professionnelles : le cas des travailleurs indépendants tunisiens en France au XXème siècle », communication au colloque Migrations intérieures, migrations extérieures. Institutions, parenté et itinéraires individuels, 1800-1960, Paris, 3-4 avril 2003.
[12] GRESLE François, L'univers de la boutique. Les petits patrons du Nord (1920-1975), Lille, Presses universitaires de Lille, 1981, 161 p.
[13] Confère annexe 2 et annexe 3 : Niveau de qualification des postulant-e-s dans le commerce et dans le Bâtiment selon la classe d'âge.
[14] Confère annexe 1 : «La répartition des professions sollicitées selon la nationalité du postulant ».
[15] AUVOLAT Michel, BENATTIG Rachid, “ Les artisans étrangers en France ”, op. cit..
[16] ADR, 3425W50, dossier de CCE n° 7 976.
[17] Entretien réalisé le 19 décembre 2002 avec Mme Z. Mélira, commerçante ambulante en pains. Son parcours migratoire et celui de son mari restent encore à éclaircir lors de prochains témoignages.
[18] ADR, 3425W2, dossier de CCE n° 3 778.
[19] Entretien le 4 février 2003, avec Mr. S.M Julio, maçon espagnol.
[20] ADR, 3425W28, dossier de CCE n° 7 122.
[21] ADR, 3425W53, dossier de CCE n° 8 114.
[22] ADR, 3425W48, dossier de CCE n° 7 881.
[23] OMNES Catherine, Ouvrières parisiennes, marchés du travail et trajectoires professionnelles au XXème siècle, Paris, EHESS, 1997, 374 p.
[24] OMNES Catherine, Ouvrières parisiennes, marchés du travail et trajectoires professionnelles au XXème siècle, op. cit.
[25] Le nombre des réponses défavorables est encore hypothétique car certains demandent un recours contentieux (Ministère du Commerce et de l'Artisanat, Présidence de la République) ou gracieux (Préfecture), d'autres renouvellent leur demande ultérieurement.
[26] ADR, 6/UP/13, répertoires de faillites de 1838 à 1938. Les versements postérieurs à 1938 sont au Tribunal de Commerce de Lyon, une demande est en cours pour obtenir l'autorisation de les consulter.
[27] RAULIN Anne, «La mise en scène des commerçants maghrébins parisiens », Terrain, n° 7, 1986, pp. 24-33.
[28] GARSON Jean-Pierre, EL MOUHOUD Mouhoud, “ Sous-traitance et désalarisation formelle de la main d'œuvre dans le BTP ”, La note de l'IRES, n° 19, p 36-47.
[29] Il s'agit de l'opération par laquelle un entrepreneur confie à une autre personne appelée sous-traitant tout ou partie de l'exécution du contrat de l'entreprise ou du marché conclu avec le maître d'œuvre. Ce système permet aux grandes entreprises de réduire leurs coûts et leur gestion des salariés, les incitant alors à devenir artisan «tout en continuant à leur fournir l'ensemble du matériel et des marchés » (GARSON Jean-Pierre, EL MOUHOUD Mouhoud, “ Sous-traitance et désalarisation formelle de la main d'œuvre dans le BTP, op. cit).
.
[30] ADR, 3425W50, dossier de CCE n° 7 976. Entretien réalisé le 19 décembre 2002 avec Mme Z. Mélira, commerçante ambulante en pains.
[31] ADR, 3425W14, dossier de CCE n° 6 534.
[32] GRESLE François, L'univers de la boutique. Les petits patrons du Nord (1920-1975), op. cit.


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