Trajectoires de travailleur-se-s indépendant-e-s étranger-è-re-s
dans le département du Rhône : mobilités et statuts
socio-professionels,(Seconde moitié du vingtième siècle)
Dalila Berbagui (Université de Lyon II-Lumière)
Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers.
Préactes du colloque d'octobre 2003
L'étranger-ère qui s'installe
à son compte est souvent perçu comme un modèle de
«parcours réussi », particulièrement par
les membres de sa communauté d'origine. Les travaux qui ont
privilégié une approche du sujet, par le collectif, ont
également idéalisé leur statut
d' «indépendant », synonyme selon eux
de «mobilité sociale ascendante » ou de
«parcours réussi » dans le pays d'accueil.
Ils évoquent ainsi le passage du statut de salarié au statut
d'indépendant comme étant un mouvement d'ascension
sociale. Mais ce postulat est loin d'être valable pour
l'ensemble des commerçant-e-s et des artisan-e-s. Pour
dépasser cet imaginaire collectif, il faut privilégier une
perspective biographique et longitudinale. Autrement dit, il importe
d'analyser leurs trajectoires professionnelles, seules en mesure
d'évaluer cet accès à l'indépendance
dans une échelle de mobilité sociale ascendante ou descendante.
C'est en partie l'objet de notre thèse qui
a pour sujet «Les commerçant-e-s et les artisan-e-s du Bassin
méditerranéen dans le département du Rhône, de 1945
à 1984 »
[1]. Les dossiers de
cartes de commerçants étrangers (CCE), conservés aux ADR,
constituent la source principale de notre travail
[2]. Pour reconstituer leurs carrières,
ces données sont croisées avec leurs dossiers
d'étrangers
[3] et s'ils ont
été naturalisés avec leurs dossiers de naturalisation
[4]. Nous envisageons également de
consulter leurs dossiers de retraite dont la demande de consultation est en
cours. Les enquêtes orales, enfin, contribuent à éclairer et
à appréhender plus finement leurs trajectoires professionnelles.
Les dossiers de CCE contiennent les autorisations
demandées par des étranger-ère-s pour exercer une
activité commerciale, industrielle ou artisanale. Depuis le
décret-loi du 12 novembre 1938, les étranger-ère-s sont
soumis à la justification d'une carte dite de
«commerçant
étranger »
[5]. La demande
est déposée à la préfecture et les postulant-e-s
sont tenus de remplir un questionnaire qui mentionnent, notamment, les lieux,
dates, natures et statuts de leurs précédentes activités
professionnelles.
Au total, les ADR disposent de 2 632 dossiers dont 60 % (1
639) concernent des ressortissant-e-s d'une partie du Bassin
méditerranéen (Espagne, Portugal, Maroc, Tunisie et Turquie). Le
choix s'est porté sur ces migrant-e-s qui représentent
l'ensemble le plus important et qui correspondent à une immigration
ancienne ou en augmentation significative ces dernières années
(Turquie). Par ailleurs, ce sont des pays à forte tradition commerciale
et artisanale. De même, les professions sollicitées sont
multiples ; pour une plus grande homogénéité sociale
et économique, la communication a été limitée aux
artisans du Bâtiment (maçons, carreleur, peintre, ...) et à
trois types de Commerce (l'Alimentation, le Café/Restauration et la
vente ambulante). Enfin, les trois groupes nationaux les plus fortement
représentés ont été retenus à savoir les
Espagnol-e-s, les Portugais-es et les Tunisien-ne-s.
Un échantillon de 1/10
ème a
été prélevé, constituant alors un corpus de 114
individus dont 10 femmes. D'ores et déjà, nous pouvons
constater
[6]:
- Que les Européens du Sud investissent davantage le secteur du
Bâtiment : le taux est de 94,7 % pour les Portugais, de 72,2 % pour
les Espagnols et de 12,5 % pour les ressortissants tunisiens
[7].
- Ces dernier-ère-s se
répartissent davantage dans les activités commerciales (87,5 %),
principalement dans le secteur de
l'alimentation.
Comment expliquer cette répartition
différenciée ? Comment se traduit-elle du point de vue des
carrières professionnelles ? C'est ce que nous
évoquerons, dans une première partie, par une analyse de
l'ensemble du corpus. L'objet sera ensuite de définir,
à une échelle individuelle, les facteurs et les formes de ces
mobilités professionnelles.
I Les commerçant-e-s et les artisans du Bassin
méditerranéen : des trajectoires
différenciées
Les âges à
l'installation
Les postulant-e-s demandent à s'installer
à leur compte à un âge moyen de 35 ans et en moyenne 12 ans
après l'exercice de leur premier emploi en France. Ainsi, dans leur
majorité, l'accès à l'indépendance ne se
situe pas en début de carrière professionnelle mais après
un passage par le salariat. Ce détour apparaît comme une condition
sine qua non pour mobiliser les ressources (capital, savoir-faire,
réseaux) nécessaires à l'ouverture d'une
boutique ou à l'exercice d'un métier. La
nationalité et l'activité sollicitée (commerce ou
artisanat) ne constituent pas ici des critères de différenciation,
seul le sexe distingue les âges d'accès à
l'indépendance.
Les femmes demandent à s'installer à leur
compte un peu plus tardivement que les hommes (36 ans contre 34,5 ans pour
les hommes). Sur les 10 femmes de notre échantillon (7 tunisiennes, 2
espagnoles et 1 portugaise), toutes demandent à exercer une
activité commerciale, les métiers du Bâtiment et plus
généralement l'artisanat étant moins ouverts aux
femmes
[8]. Pendant longtemps, seules quelques
formations professionnelles sont accessibles aux femmes, celles liées au
textile et à l'art ménager (CAP de ménagère,
de maîtresse de maison, de brodeuse, de confectionneuse, etc.). Pour
l'ensemble des femmes, l'artisanat est marqué par des
interdits sociaux, que dire alors des femmes immigrées qui ont encore
plus de mal à intégrer un premier emploi ? Ainsi, dans notre
échantillon, huit femmes sur dix n'ont jamais exercé une
activité professionnelle avant le dépôt de leur demande. Il
faut toutefois relativiser ce constat étant donné
l'importance du non-enregistrement du travail des femmes
[9]. Parmi ces postulantes, 2 sont veuves, 3 ont
un mari au chômage ; pour les autres leur conjoint exerce un travail
peu qualifié et peu rémunéré. Cet accès
à l'indépendance s'opère donc essentiellement
sous le poids de la nécessité et de contraintes familiales. Cette
fonction de réinsertion sociale est également valable pour
les hommes, nombreux à solliciter une installation à leur compte
après une période de chômage.
Intéressons nous à présent à leurs
carrières antérieures qui révèlent de nouveaux
clivages et des trajectoires professionnelles.
Des trajectoires professionnelles
Tout d'abord, il convient de préciser les limites
des dossiers de CCE pour une étude exhaustive des carrières
professionnelles. Jusqu'en 1973, le questionnaire ne contient qu'une
ligne pour indiquer les lieux, dates, natures et statuts de leurs
précédentes activités ; de ce fait les postulant-e-s
n'inscrivaient que leur dernière profession. À partir de
1973, les pouvoirs publics remplacent cette rubrique par un tableau
récapitulatif des carrières.
En outre, les informations ne sont pas livrées avec la
même précision ; bien souvent les postulant-e-s ne distinguent
pas la profession exercée de sa classification. Ils ne mentionnent que
leur activité professionnelle, au mieux en précisant un statut
d'«ouvrier », de
«salarié » ou d'“
employé » ; on ne sait donc pas s'ils sont
manœuvres, OS, OQ ou encore OHQ. En outre, l'année 1973 marque
le début d'une période de crise économique qui a deux
conséquences sur l'observation des carrières :
1
ère conséquence : Les
mobilités séquentielles (changement de séquence
d'emploi : de poste, d'emploi ou d'entreprise) sont plus
nombreuses surtout dans le bâtiment. Cette instabilité
professionnelle révèle un secteur fortement touché par la
crise avec au niveau national «40 % de pertes d'emploi entre
1973 et 1982 »
[10].
2
ème conséquence : Ce climat
économique tendu entraîne des restrictions dans l'attribution
des CCE. Depuis 1977, les ressortissant-e-s tunisien-ne-s sont soumis à
la justification d'une CCE, dont ils-elles étaient
jusqu'alors dispensés en vertu du statut d'ex-protectorat de
la Tunisie.
Ces écueils étant précisés, ils
n'empêchent pas de constater des filières de mobilités
différenciées entre les commerçant-e-s et les artisans du
Bâtiment. Observons, tout d'abord, les activités
précédemment exercées par les postulant-e-s ;
l'intérêt est de tester l'hypothèse selon
laquelle une mobilité ascendante s'opérerait par
l'accumulation professionnelle.
- Sur 67 candidats (36 portugais, 26 espagnols, 5 tunisiens)
dans le Bâtiment, 91 % ont déjà travaillé dans ce
secteur économique. En prenant en compte leurs diplômes et surtout
leurs expériences professionnelles, on constate qu'ils
étaient majoritairement OQ. Qu'en est-il des candidat-e-s dans le
secteur du commerce ?
- Sur 47 postulant-e-s (35 tunisien-ne-s, 10 espagnol-e-s et 2
portugais-es) 55 % d'entre eux-elles ont déjà exercé
la profession qu'ils-elles sollicitent. Dans la vente ambulante la
proportion d'ancien-ne-s est beaucoup moins élevée (2/12).
Aussi, la majorité des candidat-e-s à l'ouverture
d'une boutique étaient auparavant OS dans le secteur industriel.
Anne-Sophie Bruno a souligné, dans une communication
sur les ressortissants tunisiens, que la proportion d'anciens est de 56 %
dans le Commerce tandis qu'elle est de 89 % dans le Bâtiment
[11]. Toutes proportions gardées,
l'évolution des carrières répond donc à des
logiques sectorielles et non pas spécifiques aux nationalités
considérées. Ainsi, si dans le Bâtiment la trajectoire
dominante est celle qui mène d'OQ vers une demande
d'installation à son compte, pour les commerçant-e-s la
trajectoire est moins rectiligne et débute par un statut d'OS.
François Gresle établit ce même constat à propos des
travailleurs indépendants nationaux. Il souligne que «le
cursus des artisans est plus simplifié [...], ils apprennent leur
métier, gravissent les échelons ouvriers avant de se mettre
à leur compte »
[12].
Les anciens étant moins nombreux dans le secteur
commercial, et plus particulièrement dans le commerce ambulant, cela
signifie t-il que ces activités exigeraient moins de compétences
particulières ? Pour tester cette hypothèse, observons le
niveau de qualification des postulant-e-s selon le secteur sollicité et
selon leur classe d'âge.
On observe que la majorité des postulant-e-s ne sont
pas diplômés (64,9 %) avec toutefois des différences
notables selon le secteur investi. Cette proportion est de 59,7 % pour le
Bâtiment et de 72,3 % pour les commerçant-e-s
[13]. À l'intérieur des
secteurs, la nationalité n'est pas un critère
distinctif ; ce clivage s'explique donc par des logiques de
formation. En effet, la répartition commerce/artisanat recoupe, en grande
partie, la dissociation entre les professions qui n'exigent pas
nécessairement des qualifications et celles qui demandent des
expériences professionnelles et/ou des diplômes spécifiques.
Néanmoins, nous avons souligné que les ressortissant-e-s
tunisien-ne-s se répartissent davantage dans la première
catégorie tandis que les Européens du Sud investissent davantage
la deuxième
[14]. Les ressortissant-e-s
du Maghreb qui n'ont pas suivi une instruction, réservée aux
élites urbaines pendant les colonisations, se tournent davantage vers les
activités commerciales.
Dans leur majorité les artisans du Bâtiment sont
également non-diplômés et justifient davantage
d'expériences professionnelles. À ce propos, une
étude sur «Les artisans étrangers en
France » souligne qu'ils représentent
«l'image traditionnelle de l'artisan dont la
qualification s'enracine plus dans l'expérience
professionnelle que dans la formation scolaire »
[15]. Le critère de formation ne peut
donc expliquer à lui seul ces deux filières de mobilités.
Faut-il alors se tourner vers les traditions migratoires ? Pour apporter
des éléments de réponse, il faut privilégier une
démarche biographique, qui nous amènera à
réfléchir sur les effets de cet accès à
l'indépendance en terme de mobilité sociale.
II Du macro au micro : facteurs explicatifs et
formes des mobilités professionnelles
Les facteurs explicatifs : le poids de
l'héritage familial et migratoire ...
Pour appréhender les mobilités professionnelles
des postulant-e-s, il convient d'aborder les motifs d'attraits pour
le commerce ou l'artisanat. Ces éléments qui ne sont pas
mentionnés dans les questionnaires transparaissent dans
l'observation de leur carrière. L'étude des buts
professionnels se nourrie également des enquêtes orales
étant donné la forte dimension personnelle de la décision.
Une première analyse a permis de dégager une
multiplicité de desseins. Tout d'abord, ce choix est parfois le
fruit d'un héritage familial ; certain-e-s prennent la
succession d'un parent ou d'un conjoint en cessation
d'activité ou décédé. Leurs carrières
antérieures sont courtes et généralement les
mobilités professionnelles ne sont que la suite logique d'une
carrière où l'individu passe d'un statut
d' «employé » à un statut de
«travailleur indépendant ».
Quant aux veuves, qui travaillaient auparavant dans
l'ombre de leur mari, elles peuvent devenir gérante de
l'entreprise familiale. Prenons par exemple la trajectoire de Z.
Mélira
[16], ressortissante tunisienne
qui a émigré en 1967 pour «suivre son
conjoint ». Disposant également du dossier de son mari, on
apprend que ce dernier tient successivement un restaurant à Marseille
puis au Havre avant de s'installer à Lyon pour exercer dans la
vente ambulante. Suite au décès de son mari en 1983, Mélira
exerce pour la première fois une activité professionnelle, en tant
que gérante bien entendu, puisqu'il lui arrivait parfois de prendre
la place de son mari
[17]. Cette famille
n'a exercé que des activités indépendantes depuis son
arrivée en France, ce qui dévoile un projet qui était
à la base de leur émigration. L'entretien oral a
d'ailleurs révélé une tradition commerciale
ancrée dans leur famille depuis plusieurs générations.
C'est aussi le cas de Mr. S-M Julio
[18],
maçon carreleur, qui devient artisan maçon, deux ans après
son arrivée en France, en 1950, et après un court passage par le
salariat. Il a suivi une tradition familiale de quatre
générations, d'ailleurs poursuivie par son fils, le
postulant étant décédé en 1983
[19].
Ces mobilités professionnelles trouvent donc leur
fondement sur un héritage familial et/ou migratoire ; certain-e-s
puisent dans des ressources communautaires. C'est surtout le cas des
ressortissant-e-s tunsien-ne-s dont 8 commerçant-e-s sur 35
étaient employés chez un compatriote dans la séquence
d'emploi précédant leur demande. Citons la trajectoire de
B. Bouaïche
[20] qui, après une
grande instabilité professionnelle (11 séquences d'emplois
en 7 ans), est employé dans un commerce d'alimentation en 1982. Il
y restera un peu plus d'un an avant d'ouvrir son propre commerce.
À ce jour, il n'est pas possible de déterminer les liens
entre Bouaïche et son employeur : sont-ils frères,
cousins ou simples compatriotes ? Enfin, il sera intéressant de
définir s'il envisageait déjà de s'installer
à son compte avant d'avoir exercé cette activité en
tant qu'employé ?
Dans l'artisanat, il semblerait que les liens
communautaires soient moins importants. Est-ce l'activité
professionnelle qui l'explique ou le fait que ce soit majoritairement des
ressortissant-e-s d'Europe du Sud ? Ces questions restent encore
à éclaircir et trouveront des éléments de
réponse dans l'analyse d'un corpus spécifique, celui
des gérant-e-s de SARL. En effet, les statuts des sociétés,
qui indiquent l'identité des associés (nom, prénom,
adresse, nationalité), se prêtent particulièrement bien
à une reconstitution des réseaux communautaires ou
extra-communautaires. Ces associations professionnelles orientent parfois une
carrière qui ne semblait pas vouée à l'exercice
d'une activité indépendante. Évoquons la trajectoire
de M. Ramon
[21], de nationalité
portugaise : depuis son entrée en France, en 1964,
jusqu'à sa demande de CCE en 1984, on recense 12 séquences
d'emplois en qualité d'ajusteur (titulaire d'un CAP
d'ajusteur). En janvier 1984 il se déclare
«chômeur » et le reste un an et demi avant de
constituer une SARL dans le café/restauration. Cette association
professionnelle lui a permis de se sortir d'une situation
économique inconfortable, cette caractéristique étant le
cas de nombreux-ses autres postulant-e-s.
... Les stratégies de réinsertion et de
stabilisation professionnelles
Un individu sur dix (11/114) se déclare au
chômage au moment du dépôt de sa demande. Cette proportion
est sans doute plus importante car ils-elles ne signalent pas tous leur
situation professionnelle, pourtant on constate une durée assez longue
entre la dernière profession exercée et la demande de mise
à son compte. Certains essaient plusieurs bassins d'emplois avant
de se résoudre à l'exercice d'une activité
indépendante. La trajectoire de N. Rui
[22] qui a émigré du Portugal en
1969 en témoigne. Il exerce successivement les professions de
«menuisier » et de «poseur de
placoplâtre » à Mions (dans la banlieue lyonnaise),
à Chambéry, à Aix-les-Bains (Haute Savoie), de nouveau
à Lyon, à Grenoble puis à Paris. Il revient à Lyon
en 1982 pour exercer pendant 1 an et demi la profession de menuisier avant de se
déclarer au chômage. Avec la crise économique, N. Rui est
contraint à pratiquer une forte mobilité géographique et
à exercer dans deux métiers, la menuiserie et la plâtrerie.
Pour cette trajectoire, comme pour beaucoup d'autres,
l'accès à l'indépendance apparaît comme
une stratégie de réinsertion professionnelle et prend alors la
fonction d' «emploi-refuge ». Toutefois, ce
phénomène n'est pas spécifique aux étrangers
et à la période considérée. En effet, pendant la
crise des années 1930, Catherine Omnès observe un repli des
ouvrières parisiennes sur le monde de la boutique et de l'artisanat
[23]. Ce phénomène marginal est
également «conjoncturel et temporaire »
[24]. Ces stratégies de repli
amènent donc à réfléchir sur les effets de ce statut
d'indépendant en terme de mobilité sociale.
Les mobilités sociales
Les seuls dossiers de CCE ne permettent pas
d'évaluer la mobilité sociale des candidat-e-s à
l'installation. Il nous faut connaître, dans un premier temps, les
réponses données à la demande ; ainsi près
d'un individu sur dix n'obtient pas une réponse favorable
[25]. Dans un second temps, pour ceux qui
obtiennent une réponse favorable, les registres de faillite seront
également consultés pour mesurer la durée de leur
entreprise
[26]. Les dossiers de retraite et
les entretiens oraux donneront également un aperçu du devenir de
leur projet professionnel.
D'un point de vue historiographique, certains
écrits ont relativisé leur statut social en désignant les
commerçants de l'alimentation sous le terme d'«OS
du commerce »
[27]. Les expressions
d' «ouvriers déguisés » ou de
«faux artisans »
[28]
sont également accolées à certains artisans du
bâtiment, particulièrement pour ceux qui travaillent en
sous-traitance
[29]. Les dossiers de CCE ne
permettant pas d'en prendre la mesure, il conviendra de déceler,
lors des enquêtes orales, les éventuels sous-traitants. Ainsi, pour
définir des mobilités ascendantes, descendantes voire stables, il
importe d'étudier finement leurs conditions sociales,
économiques et juridiques. Du point de vue financier, par exemple, nous
observerons si ce passage du statut de «salarié »
au statut d' «indépendant » induit une
augmentation de leur revenu.
D'ores et déjà, il apparaît que ces
accès à l'indépendance ne se soldent pas
nécessairement par une mobilité ascendante. La trajectoire de Z.
Mélira, rencontrée à son domicile
[30], illustre ces cas de déclassement
social. Son mari tient un restaurant à Marseille pendant 25 ans, puis un
hôtel bar-restaurant au Havre pendant 6 ans. Ce dernier fonctionnait
apparemment bien («plus de cent cinquante couverts par
repas ») avant la maladie de son mari. Arrivés à Lyon,
son conjoint se lance dans la vente ambulante de pains, une activité
reprise par sa femme à son décès. Après une
période de vente plutôt florissante, la témoin a
indiqué avoir vendu son camion en 1991 car cette activité ne
rapportait plus ; cette famille est aujourd'hui sous la menace
d'une expulsion de leur logement (difficultés de paiement). Ce
déclassement social, qui est dû notamment à la maladie puis
au décès de son conjoint, montre que les accidents familiaux
(divorce, maladie, décès) mettent souvent en péril les
activités indépendantes. Lors de prochains entretiens,
l'intérêt sera de déceler plus finement les facteurs
de ce déclassement social qui s'accompagne d'une forte
mobilité géographique. Cette trajectoire n'a pas encore son
exemple antinomique d'une réussite économique, que
l'on ne peut évaluer en l'absence de données sur la
durée de leur installation.
En outre, de nombreux postulant-e-s résident et
souhaitent exercer leur activité dans la banlieue lyonnaise. Par leurs
conditions de travail, de logement et leurs modes de vie, ils se confondent
alors avec les classes populaires. Ils ne sont d'ailleurs pas à
l'abri d'un retour au statut
d' «ouvrier ». En effet, l'observation
des carrières révèle des oscillations entre le statut de
«salarié » et celui
d' «indépendant ». Signalons à
titre d'exemple le cas de S. Lucien
[31],
de nationalité espagnole, qui se déclare «maçon
employé » pendant 7 ans (de 1965 à 1972), puis
«artisan » pendant trois ans (de 1972 à 1975)
avant de retrouver à nouveau le statut de salarié. En 1982, il
renouvelle une demande de mise à son compte dont on ne peut à ce
jour préciser la durée.
Ces quelques exemples, qui restent à confirmer par des
recherches ultérieures, témoignent d'une
hétérogénéité des statuts et donc des effets
de l'accès à l'indépendance en terme de
mobilité sociale. Ce même constat a été
observé par François Gresle à propos des commerçants
et des artisans nationaux. Il souligne que «certains sont des
réels petits entrepreneurs pré-capitalistes et d'autres des
modestes travailleurs isolés »
[32]. Il sera intéressant de
réfléchir, à terme, aux facteurs qui conditionnent la
réussite ou l'échec de ces projets professionnels.
Cette analyse a donc révélé des
filières de mobilités différentes selon le sexe et le
secteur sollicité. Si les artisans proviennent essentiellement
d'une branche professionnelle, les commerçant-e-s sont
majoritairement passés par une branche industrielle. La
nationalité du postulant-e intervient davantage dans le choix du secteur
économique par la mobilisation d'un héritage migratoire et
de ressources communautaires. Les filières d'accès à
l'indépendance répondraient donc davantage à des
logiques sectorielles qu'à des logiques ethniques. On ne peut ainsi
exercer la profession de maçon sans avoir acquis une longue
expérience dans le métier.
Par ailleurs, nous avons montré que le fait
d'être «indépendant » ne signifiait
pas nécessairement un «parcours réussi » et
une mobilité sociale ascendante mais bien souvent un statut de refuge
face à la crise des années 1970. Afin de mesurer les effets du
contexte (économique et sociale) et de l'âge nous envisageons
de constituer deux cohortes : l'une engloberait la période
1945-1973 et l'autre la période 1974-1984. Ainsi pourrons nous
mesurer les effets d'un contexte plus global sur les mobilités
séquentielles et sur les durées de ces accès à
l'indépendance. C'est en alliant cette perspective
macro-économique et micro-économique que nous pourrons
appréhender des éventuels destins collectifs, propres à
certains groupes sociaux, tout en décelant des stratégies
économiques, individuelles ou familiales.
Annexe
La répartition des professions sollicitées selon la nationalité
du postulant
|
Artisanat
|
Commerce
|
TOTAL
|
|
NB
|
%
|
NB
|
%
|
NB
|
%
|
Portugaise
|
36
|
94,7
|
2
|
5,3
|
38
|
100
|
Espagnole
|
26
|
72,2
|
10
|
27,8
|
36
|
100
|
Tunisienne
|
5
|
12,5
|
35
|
87,5
|
40
|
100
|
TOTAL
|
67
|
58,8
|
47
|
41,2
|
114
|
100
|
Annexe 2 : Niveau de qualification des
postulant-e-s dans le secteur du Bâtiment selon la classe
d'âge
|
Aucun diplôme
|
CEP/BEPC
|
Diplômes
Professionnalisants *
|
Études
secondaires
et supérieures
|
TOTAL
|
[15-25 ans[
|
4
|
0
|
0
|
0
|
4
|
[25-35 ans[
|
16
|
8
|
6
|
3
|
33
|
[35-45 ans[
|
17
|
4
|
2
|
0
|
23
|
[45-55ans[
|
3
|
1
|
2
|
1
|
7
|
TOTAL
|
40 soit
59,7 %
|
13 soit
19,4 %
|
10 soit
14,9 %
|
4 soit
6 %
|
67 soit
100 %
|
* Diplômes professionnalisants : fin d'apprentissage, CAP, BEP
Annexe 3 : Niveau de qualification des postulant-e-s dans le
secteur du Commerce selon la classe d'âge
|
Aucun diplôme
|
CEP/BEPC
|
Diplômes
Professionnalisants *
|
Études secondaires
et supérieures
|
TOTAL
|
[15-25 ans[
|
5
|
1
|
2
|
|
8
|
[25-35 ans[
|
8
|
4
|
4
|
|
16
|
[35-45 ans[
|
13
|
1
|
|
|
14
|
[45-55ans[
|
4
|
1
|
|
|
5
|
[55-65 ans[
|
3
|
|
|
|
3
|
[65-75 ans[
|
1
|
|
|
|
1
|
TOTAL
|
34 soit
72,3 %
|
7 soit
14,9 %
|
6 soit
12,8 %
|
0 soit
0 %
|
47 soit
100 %
|
* Diplômes professionnalisants : fin
d'apprentissage, CAP, BEP
Source des trois tableaux : ADR, 3425W, dossiers de
cartes de commerçants étrangers
Notes
[1] Thèse de doctorat en
cours sous la direction de Sylvie Schweitzer à l'Université
Lyon 2.
[2] Archives
départementales du Rhône (ADR), 3425W1-64, dossiers de cartes de
commerçants étrangers (1938-1984).
[3] Les dossiers
d'étrangers, consultables à la Préfecture du
Rhône, contiennent les divers documents administratifs sollicités
pour établir une première carte de séjour ou pour son
renouvellement.
[4] ADR, 630W, dossiers de
naturalisation.
[5] ADR, JO du 13 novembre
1938, décret du 12 novembre 1938 relatif à la carte
d'identité de commerçant étranger.
[6] Confère annexe
1 : «La répartition des professions sollicitées
selon la nationalité du postulant ».
[7] Les dossiers de CCE ne
contiennent pas les ressortissants italiens fortement représentés
dans le Bâtiment. Ils sont dispensés de cette démarche
administrative du fait de l'appartenance de l'Italie à la
CEE.
[8] SCHWEITZER Sylvie, Les
femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes aux
XIXème et XXème siècles, Paris,
Éd. Odile Jacob, 2002, 329 p.
[9] Ibid. et BURDY
Jean-Paul, Le Soleil noir. Un quartier de Saint-Étienne,
1840-1940, Lyon, Presses Universitaires de Lyon,1989, 270 p.
[10] AUVOLAT Michel, BENATTIG
Rachid, “ Les artisans étrangers en France ”, REMI,
vol. 4, n° 3, 1988, pp. 37-55.
[11] BRUNO Anne-Sophie,
«L'analyse de trajectoires professionnelles : le cas des
travailleurs indépendants tunisiens en France au XXème
siècle », communication au colloque Migrations
intérieures, migrations extérieures. Institutions, parenté
et itinéraires individuels, 1800-1960, Paris, 3-4 avril 2003.
[12] GRESLE François,
L'univers de la boutique. Les petits patrons du Nord
(1920-1975), Lille, Presses universitaires de Lille, 1981, 161 p.
[13] Confère annexe
2 et annexe 3 : Niveau de qualification des postulant-e-s dans le
commerce et dans le Bâtiment selon la classe d'âge.
[14] Confère annexe
1 : «La répartition des professions sollicitées
selon la nationalité du postulant ».
[15] AUVOLAT Michel, BENATTIG
Rachid, “ Les artisans étrangers en France ”, op.
cit..
[16] ADR, 3425W50, dossier de
CCE n° 7 976.
[17] Entretien
réalisé le 19 décembre 2002 avec Mme Z. Mélira,
commerçante ambulante en pains. Son parcours migratoire et celui de son
mari restent encore à éclaircir lors de prochains
témoignages.
[18] ADR, 3425W2, dossier de
CCE n° 3 778.
[19] Entretien le 4
février 2003, avec Mr. S.M Julio, maçon espagnol.
[20] ADR, 3425W28, dossier de
CCE n° 7 122.
[21] ADR, 3425W53, dossier de
CCE n° 8 114.
[22] ADR, 3425W48, dossier de
CCE n° 7 881.
[23] OMNES Catherine,
Ouvrières parisiennes, marchés du travail et trajectoires
professionnelles au XXème siècle, Paris, EHESS,
1997, 374 p.
[24] OMNES Catherine,
Ouvrières parisiennes, marchés du travail et trajectoires
professionnelles au XXème siècle, op. cit.
[25] Le nombre des
réponses défavorables est encore hypothétique car certains
demandent un recours contentieux (Ministère du Commerce et de
l'Artisanat, Présidence de la République) ou gracieux
(Préfecture), d'autres renouvellent leur demande
ultérieurement.
[26] ADR, 6/UP/13,
répertoires de faillites de 1838 à 1938. Les versements
postérieurs à 1938 sont au Tribunal de Commerce de Lyon, une
demande est en cours pour obtenir l'autorisation de les consulter.
[27] RAULIN Anne,
«La mise en scène des commerçants maghrébins
parisiens », Terrain, n° 7, 1986, pp. 24-33.
[28] GARSON Jean-Pierre, EL
MOUHOUD Mouhoud, “ Sous-traitance et désalarisation formelle de la
main d'œuvre dans le BTP ”, La note de l'IRES,
n° 19, p 36-47.
[29] Il s'agit de
l'opération par laquelle un entrepreneur confie à une autre
personne appelée sous-traitant tout ou partie de l'exécution
du contrat de l'entreprise ou du marché conclu avec le maître
d'œuvre. Ce système permet aux grandes entreprises de
réduire leurs coûts et leur gestion des salariés, les
incitant alors à devenir artisan «tout en continuant à
leur fournir l'ensemble du matériel et des
marchés » (GARSON Jean-Pierre, EL MOUHOUD Mouhoud, “
Sous-traitance et désalarisation formelle de la main d'œuvre
dans le BTP, op. cit).
.
[30] ADR, 3425W50, dossier de
CCE n° 7 976. Entretien réalisé le 19 décembre 2002
avec Mme Z. Mélira, commerçante ambulante en pains.
[31] ADR, 3425W14, dossier de
CCE n° 6 534.
[32] GRESLE François,
L'univers de la boutique. Les petits patrons du Nord
(1920-1975), op. cit.