Le rôle de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris dans l'attribution des cartes de commerçants étrangers

Anne-Sophie Bruno

Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers. Préactes du colloque d'octobre 2003


Depuis la fin des années trente, l'exercice d'une activité indépendante par un étranger est soumise à l'obtention d'une autorisation administrative, à laquelle est subordonnée l'inscription au registre du commerce. C'est dans le cadre de cette procédure que les Chambres de Commerce et d'Industrie sont amenées à donner, sur le plan professionnel, un avis consultatif, doublé d'un avis des Chambres des Métiers pour les activités artisanales.
Ce travail[1] repose sur l'analyse statistique de 316 dossiers[2] de premières demandes de carte de commerçant étranger déposées par des Tunisiens entre 1978 (date à partir de laquelle les ressortissants de tous les ex-protectorats français ne sont plus exemptés de la carte de commerçant étranger) et 1982, examinées par la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris (CCIP). L'enjeu de cette contribution est d'analyser le processus concret d'examen des dossiers pour voir comment il aboutit soit à une décision d'attribution soit à un refus : il est aussi de déterminer les critères qui motivent ces décisions, en comparant les positions respectives de la CCIP et des préfectures[3] . L'appréciation de la CCIP se fait-elle en fonction de critères uniquement professionnels, la préfecture se réservant le soin de juger de la situation personnelle du candidat, ou assiste-t-on à une concurrence entre toutes ces instances pour la détermination de l'intérêt professionnel ?

I. Conflit de compétences autour de la carte de commerçant étranger


La CCIP : un organisme consultatif


Dans la procédure d'attribution des cartes de commerçant étranger, la législation attribue aux Chambres de commerce un rôle purement consultatif, la décision finale étant prise par les préfectures. Pour autant, au début des années 1980, la CCIP semble ne plus se satisfaire de ce rôle consultatif et réclame une meilleure prise en compte des avis qu'elle émet. Les arguments développés par la Chambre de Commerce s'appuient sur sa connaissance de la situation économique locale. Cet intérêt pour l'attribution des cartes de commerçant découle en partie de la forte progression du nombre de demandes depuis le milieu des années 1970 et le déclenchement de la crise économique. Le nombre de dossiers instruits annuellement a ainsi plus que doublé entre 1975 et 1982 (passant de 660 à 1394 demandes)[4] . La Chambre de Commerce, considérant que les préfectures ne tiennent pas assez compte de l'avis qu'elle émet, cherche à assurer une meilleure prise en compte de la consultation consulaire.
L'analyse des demandes déposées par des Tunisiens entre 1978 et 1982 permet de comparer discours et pratique d'attribution des cartes de commerçant étranger (CCE). Au premier abord, les récriminations de la CCIP paraissent infondées, dans la mesure où, dans plus de 80% des cas, l'avis délivré par l'instance consulaire est respecté par la préfecture. D'autre part, l'intervention de la CCIP a d'autant plus de poids que l'avis qu'elle délivre est favorable. En effet, 95% des avis favorables délivrés par la CCIP sont suivis par la préfecture, qui accorde alors une CCE au candidat. On peut donc dire que le fait d'obtenir un avis favorable de la CCIP est un grand atout dans la démarche administrative, qui a alors peu de chance d'échouer. Au regard des 17% des cas pour lesquels la CCIP et la préfecture émettent un avis divergent, on comprend donc mal la force des protestations émises par l'instance consulaire.
Les protestations des autorités consulaires semblent davantage fondées si l'on examine le traitement réservé aux avis défavorables qu'elles émettent. En effet, 43% de ses avis négatifs (23 cas sur 53 avis défavorables émis par la CCIP) sont inversés par la préfecture, qui décide d'accorder quand même la carte de commerçant étranger au candidat. Si le fait d'avoir un avis favorable de la CCIP constitue une garantie presque systématique d'obtenir sa CCE, l'inverse n'est pas vrai puisque dans près dans la moitié des cas, faire l'objet d'un avis défavorable de l'instance consulaire n'empêche pas l'obtention de la carte de commerçant.

B. Chambre de Commerce ou Chambre des Métiers ?



Le conflit de pouvoir autour de la délivrance des cartes de commerçant met en jeu d'autres acteurs : les Chambres des Métiers, accusées elles aussi d'être trop libérales en matière d'attribution des cartes[5] . En effet, les Chambres des Métiers ont une voix consultative dans les dossiers mettant en jeu des professions artisanales, leur avis venant alors s'ajouter à celui de la Chambre de Commerce. L'existence d'une instance consultative concurrente fait l'objet d'une hostilité répétée de la CCIP, qui transparaît jusque dans les dossiers individuels. Certains avis défavorables dénoncent explicitement l'attitude de la Chambre des Métiers, qui “comme d'habitude, choisit la facilité” en donnant un avis favorable. Or, si cette attitude est considérée comme dommageable par les rapporteurs de la CCIP, c'est qu'elle constitue “une des causes principales du laxisme de la Préfecture”, accusée de suivre l'avis de la Chambre des Métiers[6] . Dans la pratique de délivrance des cartes, l'avis de la Chambre des Métiers a-t-il plus de poids que celui de la Chambre de Commerce dans la décision finale de la préfecture ?
Les Chambres des Métiers interviennent dans un tiers des dossiers examinés par la CCIP et dont on connaît le résultat final (49 cas sur 158). Le taux d'avis défavorables émis par les Chambres des Métiers est de 20%, taux plus faible que celui de la CCIP, mais qui est loin d'être nul comme le laissent entendre les membres de la Chambre de commerce. Dans 65% des cas, les trois instances, Chambre des Métiers, CCIP et préfecture, aboutissent à la même conclusion, le plus souvent dans un sens favorable (25 cas), parfois défavorablement (7 cas). En cas de divergence entre les deux instances consultatives, ce n'est pourtant pas nécessairement l'avis de la Chambre des Métiers qui est suivi par la préfecture : dans 6 cas (12%), la préfecture tranche en faveur de la Chambre des Métiers, alors que 8 cas (16%), cet arbitrage se fait au profit de la Chambre de Commerce, les trois cas restant étant constitués par des dossiers pour lesquels la préfecture inverse l'avis, pour une fois identique, des deux instances consultatives. On ne peut donc pas parler d'une préférence de la préfecture pour la Chambre des Métiers. Le discours d'hostilité développé par la CCIP semble fondé davantage sur la recherche d'une légitimité exclusive en matière de représentation professionnelle, que sur la réalité de la procédure d'attribution des cartes.

C. L'intervention du ministère du Commerce



En cas de refus de délivrance de la carte par la préfecture, un recours administratif est possible auprès du Ministère du Commerce. Sur ce point également, la CCIP exprime son incompréhension face à la position du ministère. De fait, tous les dossiers mentionnant un recours auprès du ministère aboutissent à l'attribution d'une carte de commerçant[7] . La CCIP dénonce l'ambiguïté de la position du ministère du Commerce, oscillant entre le principe d'un examen de la situation personnelle de chaque demandeur à l'exclusion de motifs d'ordre général (point de vue fondé sur l'arrêt du Conseil d'Etat du 15 juin 1951) et la possibilité d'invoquer des motifs d'intérêt général tels que l'opportunité économique et sociale de l'installation (rappelée par une circulaire du 6 avril 1982). Tout le conflit de compétence entre la CCIP d'une part, et les autorités publiques d'autre part, tient donc à la possibilité pour la CCIP de participer à la définition d'une politique économique globale et au contrôle des professions indépendantes.
Il semble donc que le conflit entre les autorités publiques et la CCIP à propos de l'attribution des CCE s'articule, dans le discours, autour d'une opposition entre appréciation en fonction de considérations économiques et professionnelles globales (position défendue par la CCIP) et examen en fonction de la seule situation professionnelle du candidat (position défendue par la préfecture et le ministère du Commerce). Les divergences d'appréciation des dossiers, observées surtout à propos des avis défavorables, sont-elle dues à cette opposition de point de vue ?

II. Les motifs de convergence



A. La peur de l'ambulant



Pour la Chambre de Commerce, créer un commerce ambulant constitue un élément défavorable dans la démarche d'obtention d'une CCE. En effet, la régression logistique (voir tabl.7) montre que déposer une demande de commerce ambulant donne, toutes choses égales par ailleurs, 46 fois moins de chance d'obtenir un avis favorable de la CCIP que lorsqu'il s'agit d'un commerce sédentaire[8] . Les avis défavorables émis pour ces dossiers font presque tous référence à une “absence d'intérêt pour l'économie nationale”. Cette hostilité à l'égard du commerce ambulant est sans doute motivée par la peur d'une concurrence “déloyale”, cette possibilité de commercer à plus bas prix pouvant être en partie rendue possible par le fait que les forains ne paient pas de taxe professionnelle.
Sur ce point, qui relève de motifs d'ordre général, on note pourtant une convergence entre les intérêts professionnels de la CCIP et le point de vue de la préfecture (voir tabl.1). Cette hostilité à l'égard des ambulants rejoint en effet les considérations de police et d'ordre public qui guident l'attitude des pouvoirs publics à l'égard du commerce migrant depuis le début du siècle[9] .

Tabl.1 : Taux de refus comparés de la préfecture et de la CCIP en fonction de la sédentarité de l'activité



taux de refus de la préfecture (effectif)
taux de refus de la CCIP (effectif)
sédentaire
21 (143)
29,7 (283)
ambulant
33,3 (15)
60,6 (33)
moyenne
22,2 (158)
32,9 (316)

B. Le degré d'“assimilation”



L'importance du critère d' «assimilation” aux normes françaises transparaît dans l'appréciation de la situation familiale du candidat. Dans les avis émis par la CCIP, la situation matrimoniale ne joue pas de rôle en soi ; elle ne produit un effet que lorsqu'elle est couplée à la nationalité des membres du ménage et au nombre d'enfants[10] . La situation familiale a ainsi été codée en cinq catégories, tenant compte de ces trois critères. La situation familiale de type 1 désigne les individus célibataires, sans enfants. La situation 2 désigne des individus mariés, dont au moins un membre de la cellule familiale étroite a la nationalité française (qu'il s'agisse du conjoint ou d'un enfant). La situation familiale 3 s'applique à des individus mariés, dont tous les membres de la famille sont étrangers (Tunisiens ou non). La situation familiale 4 vaut pour les individus mariés mais dont la nationalité des membres de la famille (conjoint et enfants) n'est pas précisée[11] . La situation familiale 5 regroupe tous les autres cas, individus séparés, divorcés, remariés, veufs ou vivant en concubinage (le plus souvent avec une personne française).
Le modèle de régression logistique montre que la probabilité d'avoir un avis favorable de la CCIP est plus grande lorsqu'il s'agit d'un candidat ayant une famille en partie française. Si l'on compare, à dossier égal, deux individus mariés, avec un enfant, le simple fait d'avoir un membre français dans le ménage donne 260 fois plus de chance d'avoir un avis favorable que si les membres de sa famille étaient tous étrangers. Mais, de façon surprenante, à mesure que le nombre d'enfants s'élève, on assiste à une inversion de cette situation favorable : dès que le seuil de quatre enfants ou plus est atteint, le fait de faire partie d'une famille de type 2 devient un handicap, puisqu'il donne 6 fois moins de chance d'avoir un avis favorable que si tous les membres de la famille étaient étrangers[12] . Si les rapporteurs de la Chambre de Commerce ont une attitude plus favorable à l'égard des familles “françaises”, cette situation de faveur ne vaut que pour les familles qui restent proches du modèle d'un couple avec 2 ou 3 enfants.
L'adéquation avec les normes françaises se mesure aussi, dans le domaine de la qualification professionnelle, par la possession d'un diplôme français (CAP, diplôme universitaire, etc.). L'analyse de régression logistique montre que la mention d'un diplôme français dans le dossier constitue un atout considérable pour l'obtention d'un avis favorable de la CCIP puisque la probabilité d'avoir un avis favorable est 27 fois plus élevée quand le candidat possède un diplôme français que lorsqu'il n'en possède pas. Cette importance accordée au diplôme français est d'autant moins étonnante que la Chambre de commerce est très attachée à la formation professionnelle et technique et prend part activement à cette formation par le biais des écoles qu'elle gère. A contrario, le fait d'avoir une expérience du secteur à l'étranger (en Tunisie, en Algérie, en Israël, au Canada, etc.) ne modifie pas la probabilité d'avoir un avis favorable, ni dans un sens ni dans l'autre. Les rapporteurs de la CCIP jugent donc la qualification essentiellement en fonction de référents nationaux, ce qui pose problème dans le cas de migrants étrangers dont la formation, scolaire et professionnelle, s'est le plus souvent effectuée ailleurs qu'en France.
Sur ce point, les préfectures adoptent une attitude comparable à celle de la CCIP, les candidats présentant un diplôme français et ceux ayant un membre de la famille français bénéficiant d'une position privilégiée. Mais l'examen du dossier au niveau de la préfecture donne encore plus de poids à l'adéquation avec les normes françaises : en effet, les candidats répondant à l'un de ces deux critères obtiennent tous leur carte de commerçant (voir tabl.2), quel que soit l'avis de la chambre de commerce. De plus, la présence d'au moins un membre français dans la famille devient un critère suffisant pour la délivrance de la carte de commerçant, sans que la préfecture prenne en compte le nombre d'enfants dans le ménage.

Tabl.2 : Taux de refus comparés de la préfecture et de la CCIP en fonction de la possession d'un diplôme français ou de la présence d'un membre français dans la famille



tx de refus de la préfecture (effectif)
tx de refus de la CCIP (effectif)
diplôme français
0 (14)
14,3 (21)
membre(s) français dans la famille
0 (15)
32,3 (31)
moyenne
22,2 (158)
32,9 (316)


  1. La situation personnelle


1 Le sexe
L'analyse statistique souligne le rôle du sexe dans l'examen des demande d'une carte de commerçant, aux niveaux de la CCIP comme des préfectures. A dossier égal, la régression logistique montre que le simple fait d'être une femme donne 4,75 moins de chance d'obtenir un avis favorable de la CCIP que lorsqu'on est un homme. L'exemple de quatre demandes de création d'entreprise de confection illustre cette différence de traitement. Les candidats, trois hommes et une femme, envisagent tous de créer une entreprise en nom propre avec moins de 10000F de capital de départ ; aucun d'eux n'a de diplôme français et tous ont eu une carrière uniquement salariée en France, dont une partie dans le textile. Leurs familles ne comportent aucun membre français en leur sein et les dossiers sont examinés par le même rapporteur. Les profils d'entreprise et de candidats sont donc très proches et pourtant seuls deux d'entre eux obtiennent un avis favorable. En particulier, la candidate féminine obtient un avis défavorable, alors que l'entreprise qu'elle crée a exactement le même profil que les autres. Le motif du refus fait référence à une expérience professionnelle insuffisante, la requérante n'ayant travaillé que cinq mois dans la confection. Son expérience professionnelle est donc infiniment moins établie que celle d'un des demandeurs masculins qui travaille depuis plus de cinq ans dans la confection et qui obtient un avis favorable de la CCIP. En revanche, le second avis favorable, émis en raison de “l'expérience professionnelle requise”, est obtenu par un candidat qui n'a travaillé lui aussi que cinq mois dans la confection, après une carrière de cuisinier de plus de six ans. On voit ainsi que, selon le sexe du requérant, cinq mois de travail salarié dans le secteur peuvent constituer la preuve d'une expérience professionnelle suffisante, tout autant que le signe d'une absence de qualification professionnelle. Le fait d'être soumis à une législation spécifique place donc les ouvriers étrangers dans une situation moins favorable que les ménages français, pour lesquels on connaît l'importance des commerces de détail ouverts par les épouses afin de compléter le revenu familial. Or, cette discrimination en fonction du sexe ne subit aucune correction au niveau de la préfecture. Les deux avis favorables émis par la CCIP sont en effet suivis par la préfecture, qui accorde une carte de commerçant aux deux hommes ; le troisième candidat masculin obtient lui aussi sa carte de commerçant, malgré l'avis défavorable de la CCIP. En revanche, l'avis défavorable de la candidate féminine est le seul à être suivi par la préfecture, qui refuse de lui délivrer une carte de commerçant. La candidate use alors de sa dernière possibilité, en déposant un recours auprès du ministère du Commerce, sans que l'on sache l'issue de sa démarche.

Tabl.3 : Taux de refus comparés de la préfecture et de la CCIP en fonction du sexe


taux de refus de la préfecture (effectif)
taux de refus de la CCIP (effectif)
homme
20,5 (132)
30,8 (263)
femme
30,8 (26)
43,4 (53)
moyenne
22,2 (158)
32,9 (316)

2 Le passé migratoire du candidat
Dans quelques cas, les rapporteurs de la CCIP motivent leurs avis par l'ancienneté du séjour en France du candidat. Cette variable a donc été introduite dans le modèle pour mesurer l'effet du passé migratoire : l'âge d'arrivée du candidat a été prise en compte, afin de déterminer si les individus arrivés mineurs en France (certains à l'âge de quelques mois) bénéficiaient d'un traitement particulier[13] . Les résultats de l'analyse logistique montre tout d'abord que le fait d'être arrivé en France avant sa majorité ne constitue pas un atout, les rapporteurs de la Chambre de Commerce ne réservant aucun traitement particulier à ces migrants, étrangers comme les autres à leurs yeux. L'analyse logistique montre en revanche que pour les individus arrivés après 18 ans, le traitement des dossiers tient compte de l'âge d'arrivée et du temps de présence en France. Pour un temps de résidence court, mieux vaut être venu travailler en France le plus jeune possible et ouvrir rapidement sa propre entreprise puisque par rapport à l'âge d'arrivée 2, qui sert de référence, les âges d'arrivée plus tardifs ont un effet négatif sur la probabilité d'avoir un avis favorable. En revanche, à mesure que la durée de présence s'allonge, l'effet de l'âge d'arrivée s'inverse. Après neuf ans de présence, le fait d'être arrivé en France après 35 ans (et donc d'avoir plus de 44 ans) devient plus favorable que le fait d'être arrivé entre 18 et 22 ans (et d'avoir entre 27 et 31 ans). De même après 11 ans de résidence en France, les migrants arrivés entre 23 et 27 ans et désormais proches de quarante ans sont dans une situation plus favorable que les individus arrivés à 18 ans, âgés alors d'une trentaine d'années. Ces résultats dessinent une courbe en creux. La probabilité d'avoir un avis favorable est grande aux début de la vie active, l'ouverture de sa propre entreprise intervenant alors très tôt dans le cycle de vie de l'individu ; ensuite, à l'approche de la trentaine, cette probabilité décline, avant de remonter à un âge plus mûr, après 40 ans. La meilleure stratégie pour les individus arrivés en France après 25 ans est donc d'exercer une activité salariée pendant suffisamment de temps pour acquérir sur le tas une expérience professionnelle et compenser ainsi l'absence de formation scolaire et professionnelle dans le pays d'accueil. L'analyse des variables d'âge permet de dessiner une première figure du chef d'entreprise idéal, celle du jeune adulte dont le projet est dès le début de monter sa propre entreprise et qui dispose de suffisamment de capitaux pour s'installer très tôt à son compte.
De façon étonnante, la préfecture ne semble pas avoir d'attitude spécifique en fonction de la durée de séjour[14] . Résider depuis longtemps en France n'est pas synonyme d'obtention de sa carte : ainsi sur les 23 candidats possédant une carte de résident privilégié, 9 (soit 39%) font l'objet d'un avis défavorable de la CCIP. Or, la préfecture ne corrige qu'un tiers de ces avis défavorables, c.-à-d. moins que sa moyenne. En revanche, la préfecture corrige la moitié (2 sur 4) des avis défavorables obtenus par des candidats n'ayant qu'une carte de séjour temporaire. Les divergences d'appréciation des dossiers entre préfecture et CCIP ne sont donc pas liées à une conception préfectorale spécifique de la situation administrative et du passé migratoire du candidat.

III. Les points de divergence



A. Concurrence et conjoncture économique



1 le choix du secteur
Le terme d'“intérêt pour l'économie nationale” est fréquemment employé dans les avis de la CCIP, en cooccurrence avec la notion de saturation ou d'encombrement de la profession, càd du secteur d'activité. Cette variable joue un rôle significatif dans la probabilité d'obtenir un avis favorable. Le bâtiment apparaît comme le secteur le plus nettement défavorable, les demandes formulées dans cette activité ayant, à dossier égal, 1760 fois moins de chance d'aboutir à un avis favorable que les demandes formulées dans le textile. Le fort effet négatif du secteur du bâtiment témoigne de la grave crise économique qui affecte ce secteur à la fin des années 1970 : la CCIP prononce ainsi un avis défavorable pour les deux tiers des demandes déposées dans le bâtiment. La situation de marasme économique est d'ailleurs fréquemment évoquée par les rapporteurs : sur 16 avis défavorables émis dans ce secteur, seuls deux ne font pas références aux “difficultés actuelles des professions du bâtiment”, mais à la qualification du requérant. Parmi ces 14 références à la crise sectorielle, cinq avis motivent explicitement leur refus par la volonté de “ne pas favoriser l'installation d'artisans étrangers”. Les rapporteurs de la Chambre de Commerce, représentants patronaux élus par les employeurs dans le cadre de leur fonctions syndicales, mais aussi chefs d'entreprise soumis eux mêmes à la concurrence, agissent ainsi en défenseurs des intérêts de leur communauté professionnelle. Ce contrôle exercé sur la création d'entreprise constitue donc un réel handicap, le travail indépendant jouant, en période de crise, un rôle de refuge pour les ouvriers qualifiés.
La préfecture a une appréciation différente de ce critère sectoriel. Les corrections qu'elle apporte se font aux dépens des secteurs les plus demandés par les Tunisiens, à savoir le textile et l'alimentation. En effet les rares cas où la préfecture déjuge un avis favorable de la CCIP sont des demandes dans l'alimentation (4 cas) ou le textile (1 cas). Faute de données suffisantes pour mettre en œuvre une régression logistique sur les avis émis par la préfecture, le rôle du secteur est difficile à déterminer ; on a cependant cherché à contrôler l'effet des certaines variables (en l'occurrence le diplôme français et la présence d'un membre français dans la famille) pour mieux déterminer le poids du secteur. Ainsi, il apparaît qu'en moyenne, une fois contrôlé ces deux variables, l'écart entre le taux de refus de la CCIP (32,9%) et le taux de refus de la préfecture (25,9%) est de 1,269. Or, cet écart n'est pas réparti uniformément selon les secteurs. Si l'alimentation et l'artisanat suivent cette proportion, le textile ressort comme le secteur le moins favorisé dans la mesure où le taux de refus observé en fin de procédure (37%) est plus élevé qu'au moment de l'examen par la CCIP (34%). La préfecture ne corrige en effet que 20% des avis défavorables émis pour ce secteur, alors qu'en moyenne, elle inverse près de la moitié des avis négatifs. De même, les avis négatifs émis par la CCIP du bâtiment sont très peu corrigés par la préfecture. Celle-ci adopte en revanche une attitude très nette d'inversion des avis défavorables pour la restauration, les services et les autres commerces (ameublement, quincaillerie, accessoires automobiles, librairie, etc.).

Tableau 4 : Taux de refus comparés de la préfecture et de la CCIP en fonction du secteur



taux de refus de la préfecture (effectif)
tx de refus de la préfecture, hors diplôme français ou membre français dans la famille (effectif)
taux de refus de la CCIP (effectif)
alimentation
22 (59)
23,2 (56)
27,5 (142)
autres artisans
18,2 (11)
33,3 (6)
44,4 (18)
autres commerces
0 (5)
0 (4)
15,4 (13)
bâtiment
33,3 (9)
60 (5)
66,6 (24)
mixte
0 (2)
0 (1)
50 (2)
restauration
18,2 (22)
18,1 (22)
34,5 (29)
services
11,1 (18)
16,6 (12)
25,8 (31)
textile cuir habillement
34,4 (32)
37,9 (29)
34,5 (55)
moyenne
22,2 (158)
25,9 (135)
32,91 (316)


2 Le type d'entreprise
L'intérêt pour l'économie française peut également être apprécié en fonction de la forme choisie pour l'entreprise. Deux critères ont été combinés pour évaluer cette variable, celui du statut juridique (nom propre ou société) et celui du capital de départ[15] .
Selon l'analyse de régression logistique, la situation la plus défavorable aux yeux de la CCIP est celle des entreprises en nom propre créées avec moins de 10000F de capitaux, qui ont entre 8 et 9 fois moins de chances d'avoir un avis favorable que les entreprises en nom propre ayant un capital de 10000F à 20000F. 7% des avis défavorables de l'instance consulaire font ainsi référence à la “faiblesse” voire à “l'absence de capitaux”. Cette attitude semble répondre à un souci d'éviter l'implantation d'entreprises trop fragiles, ou trop petites, résultat qui rejoint les constatations faites à propos des commerçants ambulants. Mais l'appréciation du type d'entreprise n'est pas exempte d'une volonté protectionniste. En effet, cette réticence à l'égard des très petites entreprises n'a pas pour corollaire une bienveillance particulière à l'égard des formes sociétaires, puisque le fait de constituer une société plutôt qu'une entreprise en nom propre n'a pas d'effet significatif. Cette position répond-elle à une volonté d'éviter l'installation de candidats sérieux, risquant de concurrencer leurs propres entreprises des membres de la Chambre de Commerce ? Sur ce point, la position conservatrice de la CCIP est corrigée par la préfecture, non sur la question de l'hostilité, partagée, à l'égard des très petites entreprises, mais dans l'encouragement à la création de sociétés.

Tabl.5 : Taux de refus comparés de la préfecture et de la CCIP en fonction du statut juridique de l'entreprise



taux de refus de la préfecture (effectif)
taux de refus de la CCIP (effectif)
nom propre
24,81 (133)
33,81 (275)
société
8 (25)
26,82 (41)
moyenne
22,15 (158)
32,91 (316)


  1. La qualification professionnelle


La carrière parcourue en France par le candidat jusqu'à sa demande d'installation à son compte constitue le principal élément retenu pour déterminer la qualification professionnelle Cinq types de carrières ont été distingués, combinant deux critères, celui de l'exercice d'une activité dans le secteur de la demande et celui de l'existence ou non d'un première expérience de travailleur indépendant. Le premier type de carrière (carrière 1) s'applique aux candidats qui ont travaillé dans le secteur de la demande à la fois comme salarié et comme indépendant. Le second type de carrière (carrière 2) désigne les parcours d'individus ayant déjà une expérience du secteur en tant que commerçant ou artisan, sans y avoir travaillé comme salarié auparavant. Les carrières de type 3 caractérisent une expérience salariée du secteur, même si cette expérience n'a duré que quelques mois. Les carrières de type 4 s'appliquent à des individus qui n'ont jamais travaillé comme salariés dans le secteur de la demande, mais qui ont déjà ouvert une entreprise, dans un autre secteur. Ils n'ont donc aucune expérience du secteur, mais connaissent déjà le travail à leur compte, ce qui les différencient des carrières de type 5, qui n'ont travaillé que comme salariés, toujours dans un autre secteur. Enfin les carrières de type 6 désignent des individus n'ayant jamais exercé aucune activité professionnelle en France, qu'il s'agisse de candidats, des femmes le plus souvent, venus en France dans le cadre du regroupement familial et n'ayant encore jamais travaillé, ou d'individus souhaitant ouvrir un commerce dès leur entrée en France.
La régression logistique montre une préférence des rapporteurs de la Chambre pour les candidats ayant déjà travaillé dans le secteur de leur demande (les carrières 1 à 3 étant plus favorables que les carrières 4 à 6). L'expérience du secteur constitue ainsi un critère essentiel de la Chambre de Commerce dans son évaluation des dossiers. L'exemple de 9 créations de commerces alimentaires ambulants examinées par le même rapporteur le montre. Du point de vue des éléments professionnels, les dossiers présentés par ces candidats ne sont pas dans la configuration la plus favorable, puisqu'il s'agit dans tous les cas de petits commerces ambulants en nom propre, créés par des candidats n'ayant aucun diplôme français. Sur 9 demandes, 6 obtiennent un avis défavorable ; les refus font tous état de “l'absence de qualification pour exercer une profession déjà saturée”. L'examen des dossiers permet d'expliciter le sens donnée à “absence de qualification”. C'est en effet le type de carrière précédemment effectuée qui constitue le critère de distinction entre ces dossiers et qui permet de compenser l'effet très négatif du caractère ambulant : tous les avis défavorables sont émis pour des candidats qui n'ont jamais travaillé comme indépendant ou comme salarié dans l'alimentation (carrières de type 4 ou 5) tandis que les trois avis favorables sont obtenus par les candidats ayant déjà une connaissance du secteur, comme salarié ou commerçant (carrière de type 2 ou 3). Les candidats dont le dossier est rejeté par la CCIP travaillent en France depuis la fin des années 1960 ou le début des années 1970, le plus souvent comme ouvriers non qualifiés de l'industrie ou des services, à des postes de cariste, d'ouvrier nettoyeur, de manœuvre, de cuisinier ou de chauffeur livreur. La création d'un commerce alimentaire est considérée par les rapporteurs de la CCIP comme une rupture non justifiée dans leur trajectoire professionnelle et fait l'objet d'un avis défavorable. En revanche, les trois avis favorables sont émis pour des candidats dont la création d'entreprise s'inscrit en continuité avec leur activité antérieure. L'expérience du secteur, parfois très courte (quelques mois), permet de justifier d'une qualification professionnelle suffisante pour l'obtention d'un avis favorable.
La trajectoire antérieure constitue donc un élément important de l'examen des dossiers. Ceci à une incidence importante sur la possibilité de s'installer à son compte pour un travailleur étranger. Avant 1978, les Tunisiens n'ayant jamais travaillé dans l'alimentation pouvaient en toute liberté ouvrir leur commerce : les individus de l'échantillon présentant une carrière de type 2 (ceux qui ont déjà ouvert un commerce dans le secteur alimentaire, sans avoir auparavant travaillé dans ce secteur comme salarié) en sont l'illustration. Après 1978, les “nouveaux venus” du secteur sont désormais dans une situation défavorable par rapport à leurs prédécesseurs, puisque leur méconnaissance du secteur est susceptible de constituer un élément défavorable dans leur dossier. Or, les nouveaux venus sont très nombreux parmi les commerçants étrangers, en particulier dans l'alimentation. Sur les 289 dossiers de l'échantillon qui permettent de reconstituer la carrière antérieure[16] , 43,5% n'ont jamais travaillé dans le secteur de leur demande. Pour les nouveaux venus, l'obligation d'obtenir une carte de commerçant étranger constitue un barrage important dans l'accès au travail indépendant. Le fait que la qualification professionnelle soit jugée à la seule mesure des normes françaises, celle du diplôme français ou de la carrière suivie en France, laisse ainsi peu de place à d'autres modes de transmission du savoir-faire professionnel, par la famille ou l'entourage. De plus, il constitue une contrainte propre aux étranger, la connaissance du secteur n'étant pas exigée des créateurs d'entreprise français, en particulier dans l'alimentation. Or sur ce point, la position de la préfecture est claire : le manque de qualification constitue un motif de refus inadéquat, trop fréquemment mis en avant par la CCIP, alors qu'on ne saurait exiger de l'étranger une qualification professionnelle supérieure à celle exigée d'un national[17] .
D'autre part, l'appréciation de la Chambre de Commerce semble s'appuyer davantage sur le critère de connaissance du secteur que sur l'expérience du travail indépendant. Pour les individus ayant déjà travaillé dans le secteur de la demande, le fait d'avoir été en outre déjà commerçant ou artisan (carrière 1) double la probabilité d'avoir un avis favorable par rapport aux candidats n'ayant qu'une expérience salariée (carrière 3). En revanche, la situation d'indépendant n'ayant jamais travaillé auparavant comme salarié dans le secteur (carrière 2) est moins favorable que les deux situations précédentes. Le principal critère semble donc être moins le travail indépendant que le travail salarié dans le secteur choisi. Plus encore, la régression logistique fait ressortir la carrière 4 comme la plus défavorable[18] : de façon étonnante, pour la CCIP, il est préférable de n'avoir jamais travaillé en France que d'avoir déjà ouvert une entreprise dans un secteur différent de celui de la demande, puisque, à dossier égal, le candidat qui n'a jamais exercé d'activité professionnelle en France a 10 fois plus de chance d'obtenir un avis positif que s'il avait travaillé comme salarié et indépendant dans un autre secteur que celui de la demande. L'attitude défavorable des membres de la Chambre de Commerce à l'égard des ces profils d'entrepreneurs peut s'interpréter comme un réflexe de défense de la profession, le passage d'un secteur à un autre étant jugé comme le signe d'un manque d'ancrage dans le secteur et comme l'absence de prise en compte par le candidat des spécificités de la profession défendue. Il est également possible que les rapporteurs interprètent ce changement de secteur d'installation comme le résultat d'un échec, les candidats étant alors considérés comme inaptes à la fonction de chef d'entreprise. A la lecture des avis, il semble cependant qu'il faille privilégier la première hypothèse. Sur les 11 avis concernant des candidats ex-indépendants d'un autre secteur, 8 sont des avis défavorables. Tous les avis négatifs, sauf un, mentionnent l'absence de compétence professionnelle, précisant souvent “pour le secteur de la demande”. Un des avis négatifs concerne un serrurier ayant déjà obtenu une inscription au registre du commerce pour un commerce ambulant de textile, et déposant un dossier pour une entreprise de serrurerie. L'avis défavorable est motivé par “l'absence de compétence professionnelle” alors que, dans le même temps, la Chambre des Métiers a jugé que le diplôme et l'exercice de la profession de mécanicien ajusteur constituait la preuve d'une qualification suffisante. Mais surtout le rapporteur lui dénie même la “possibilité d'acquérir la qualification professionnelle de serrurier”. L'avis se clôt sur le risque de confusion entre activités, le rapporteur jugeant que l'activité demandée “relèv[ait] plutôt de la quincaillerie que de la serrurerie”. Aux yeux du rapporteur, la qualification professionnelle du requérant, satisfaisante pour la quincaillerie, est en revanche jugée insuffisante pour la profession dont le rapporteur défend les intérêts. La défense de la profession conduit donc les rapporteurs à privilégier les carrières les plus continues, dessinant ainsi une figure de candidat idéal au poste de chef d'entreprise, celle de l'ouvrier accédant à l'indépendance après une carrière salariée dans le secteur.

Tabl.6 : Taux de refus comparés de la préfecture et de la CCIP en fonction de la carrière antérieure



tx de refus de la préfecture (effectif)
tx de refus de la CCIP (effectif)
carrière 1
7,7 (13)
26,9 (26)
carrière 2
4,3 (23)
21,4 (42)
carrière 3
27,7 (47)
32,6 (95)
carrière 4
28,6 (7)
72,7 (11)
carrière 5
29 (31)
38,8 (80)
carrière 6
33,3 (18)
40 (35)
non précisé
21,6 (19)
14,8 (27)
moyenne
22,2 (158)
32,9 (316)

Cette appréciation du statut antérieur du candidat constitue un point de divergence entre la CCIP et la préfecture (voir tabl.6). Le critère principal retenu par la préfecture est en effet celui de l'expérience du travail indépendant, les taux de refus pour les carrières 1 et 2 étant très faibles. D'autre part, la préfecture ne suit pas la Chambre de commerce sur la question de la défense de la profession : les carrières de type 4, très défavorables aux yeux des membres de la CCIP, voient très souvent leur avis défavorable inversé par la préfecture, qui décide d'accorder la carte de commerçant. Ainsi le candidat à l'entreprise de serrurerie, évoqué à l'instant, obtient de la préfecture sa carte de commerçant.

C. Les logique propres à chaque instance



Enfin, les divergences d'appréciation proviennent du fait que les instances chargées d'évaluer les dossiers répondent chacune à leur propre logique.

1 Le rôle du rapporteur de la CCIP
Dans le cas de la CCIP, la régression logistique met en évidence l'influence négative de certains rapporteurs, une fois contrôlé l'effet des autres variables. La CCIP ne parvient donc pas à mettre en œuvre une véritable politique d'examen des dossiers, qui donne une cohérence à l'ensemble des décisions individuelles des rapporteurs. Ainsi, le simple fait d'avoir pour examinateur le rapporteur 13 et non le rapporteur 5, dont les prérogatives portent sur le secteur de l'alimentation et de la restauration, donne à dossier égal 16 fois moins de chance d'avoir un avis favorable[19] .
Des dossiers comparables peuvent donc faire l'objet d'un avis différent selon le rapporteur qui les examine. L'exemple de deux restaurateurs tunisiens, âgés de 52 et 53 ans, en témoigne. Les deux individus, de sexe masculin, sont nés dans les années vingt dans le sud-est tunisien. Tous deux sont mariés à des Tunisiennes et ont des enfants tunisiens. Les entreprises en question sont en nom propre, et les deux candidats ont déjà exploité pendant plusieurs années un restaurant en France, avant de faire une demande de reprise d'une nouvelle exploitation. Pourtant le dossier examiné par le rapporteur 5 fait l'objet d'un avis favorable, tandis que celui examiné par le rapporteur 13 obtient un avis inverse. Les motifs invoqués dans l'avis défavorable font référence à une insuffisance de qualification professionnelle, surprenante au regard de l'expérience antérieure de commerçant pendant plus de 7 ans. L'avis manuscrit est cependant plus explicite. Le candidat a été commerçant au début des années 1970, “sans avoir demandé de carte de commerçant étranger ; cette infraction laisse à penser de la part du demandeur une tendance à passer outre la réglementation et la législation françaises”. Le rapporteur fait ainsi une erreur d'analyse, puisqu'à cette date, les Tunisiens étaient exemptés de la carte de commerçant, ce que le président de la CCIP ne manque pas de lui rappeler, lui demandant par conséquent de reconsidérer son avis. L'avis définitif reste pourtant inchangé, mais le dossier envoyé à la préfecture ne retient que le motif de qualification insuffisante, supprimant toute référence à la situation administrative supposée à tort irrégulière. Ce poids de la subjectivité du rapporteur crée une divergence de point de vue entre la CCIP et la préfecture, qui inverse souvent les avis défavorables les plus arbitraires. Ainsi les candidats restaurateurs, aux dossiers si proches, obtiennent tous deux leur carte de la préfecture.
Plus généralement, en l'absence d'une grille précise d'évaluation, l'avis final ne peut que varier fortement en fonction des présupposés de l'individu qui examine le dossier. Qu'il s'agisse de “l'intérêt national” présenté par le dossier, de la “qualité professionnelle” du candidat, de la possible appréciation en fonction de sa “situation personnelle”, les consignes données aux rapporteurs des Chambres de Commerce sont en effet si floues qu'elles sont sujettes à autant d'interprétations divergentes qu'il y a de rapporteurs.

2 La conjoncture préfectorale
Cette logique interne à chaque instance n'est pas sans effet sur les décisions préfectorales. Ainsi, tous les dossiers présentés par des Tunisiens en 1978 aboutissent à la délivrance d'une carte de commerçant étranger, sans que ces dossiers soient différents de ceux présentés les années suivantes. Ce résultat est lié à une politique particulière de la préfecture à l'égard des Tunisiens en 1978, qui est, rappelons le, la première année où ces ressortissants sont soumis à la réglementation sur la carte de commerçant étranger.


La procédure d'attribution des cartes de commerçant étranger est donc un processus qui met en jeu plusieurs instances. Les divergences d'appréciation entre ces différentes instances ne relèvent pas d'un partage des tâches entre d'un côté des instances consultatives, Chambres de Commerce et Chambres des Métiers, chargées de faire valoir le point de vue professionnel, et de l'autre, une instance administrative, la préfecture, jugeant les dossiers à l'aune de critères d'ordre public et de police. Si le processus d'attribution des cartes est source de conflits, c'est que chaque partie cherche à faire valoir sa propre définition de “l'intérêt pour l'économie nationale” tout autant que celle de l'étranger désirable. Or sur ce point, les divergences de point de vue entre la CCIP et la préfecture, nettement moins conservatrice que la première, semblent moins tenir à des critères de situation personnelle (état civil, durée de séjour, etc.) qu'à des critères professionnels, d'ordre privé ou général (de qualification ou de conjoncture économique). Par le biais de son pouvoir consultatif en matière de carte de commerçant étranger, la CCIP cherche ainsi à participer au contrôle et à l'organisation du tissu économique francilien, instaurant pour les entrepreneurs étrangers un système de contraintes auxquelles les nationaux échappent.

Annexes

Tabl.7 : Analyse des motifs entrant en compte dans les avis émis par la CCIP pour les candidats tunisiens à une CCE de 1978 à 1982 (régression logistique)



Variables
Coefficients
Std. Error
z value
Pr(>|z|)
significativité
(Intercept)
0.88312
2.51685
0.351
0.725677

alimentation
3.06328
1.58876
1.928
0.053843
.
restauration
1.66988
1.57951
1.057
0.290414

textile cuir habillement
7.40289
2.29702
3.223
0.001269
**
autres artisans
0.26997
1.59576
0.169
0.865657

autres commerces
2.82412
1.85569
1.522
0.128041

mixte
3.33334
2.14536
1.554
0.120246

services
2.69378
1.42755
1.887
0.059161
.
bâtiment
Réf.
Réf.
Réf.
Réf.

ambulant
-3.83694
0.99034
-3.874
0.000107
***
sédentaire
Réf.
Réf.
Réf.
Réf.

nom propre, K<10000F
-2.16474
0.71046
-3.047
0.002312
**
N.propre, 10000F<K<20000F
Réf.
Réf.
Réf.
Réf.

nom propre, K>20000F
-0.87080
0.63844
-1.364
0.172582

nom propre, K inconnu
-1.26345
0.79370
-1.592
0.111419

société
-1.08504
0.79589
-1.363
0.172790

diplôme français
3.32985
1.15465
2.884
0.003928
**
pas de diplôme français
Réf.
Réf.
Réf.
Réf.

expérience à l'étranger
0.57734
0.85757
0.673
0.500802

sans expérience à l'étranger
Réf.
Réf.
Réf.
Réf.

carrière 1
4.19334
1.28456
3.264
0.001097
**
carrière 2
3.43024
1.25340
2.737
0.006205
**
carrière 3
3.51437
1.14988
3.056
0.002241
**
carrière 4
Réf.
Réf.
Réf.
Réf.

carrière 5
2.87561
1.11507
2.579
0.009912
**
carrière 6
2.38207
1.19324
1.996
0.045901
*
situfamiliale 1 (célibataire)
-0.18781
0.66369
-0.283
0.777192

situfamiliale 2 (marié, français)
8.01625
3.05429
2.625
0.008675
**
situfamiliale 3 (marié, étranger)
Réf.
Réf.
Réf.
Réf.

situfamiliale 4 (marié, n.d.)
1.09988
1.19797
0.918
0.358557

situfamiliale 5 (autre)
7.40719
4.02796
1.839
0.065924
.
nombre d'enfants
0.21316
0.17103
1.246
0.212653

situfamiliale 2*nbenfants
-2.45276
0.84237
-2.912
0.003594
**
situfamiliale 3*nbenfants
Réf.
Réf.
Réf.
Réf.

situfamiliale 4*nbenfants
-0.09729
0.32238
-0.302
0.762800

situfamiliale 5*nbenfants
-1.94468
1.00290
-1.939
0.052495
.
arrivéefrance 1 (<18 ans)
-0.12712
1.62600
-0.078
0.937686

arrivéefrance 2 (18-22 ans)
Réf.
Réf.
Réf.
Réf.

arrivéefrance 3 (23-27 ans)
-3.29714
1.31045
-2.516
0.011868
*
arrivéefrance 4 (28-35 ans)
-1.95337
1.47311
-1.326
0.184835

arrivéefrance 5 (>35 ans)
-3.92115
1.93369
-2.028
0.042579
*
duréeprésence (en années)
-0.26869
0.09493
-2.831
0.004647
**
arrivéefrance1*duréeprésence
0.14549
0.13270
1.096
0.272924

arrivéefrance2*duréeprésence
Réf.
Réf.
Réf.
Réf.

arrivéefrance3*duréeprésence
0.34478
0.12403
2.780
0.005441
**
arrivéefrance4*duréeprésence
0.19385
0.13030
1.488
0.136821

arrivéefrance5*duréeprésence
0.45130
0.19040
2.370
0.017778
*
femme
-1.55129
0.61673
-2.515
0.011892
*
homme
Réf.
Réf.
Réf.
Réf.

rapporteur 1
-5.94992
2.44423
-2.434
0.014922
*
rapporteur 2
-4.84988
2.39508
-2.025
0.042874
*
rapporteur 3
-6.06245
2.38279
-2.544
0.010951
*
rapporteur 4
-15.04811
11.53272
-1.305
0.191954

rapporteur 5
Réf.
Réf.
Réf.
Réf.

rapporteur 6
-6.35266
2.32643
-2.731
0.006321
**
rapporteur 7
-3.23840
1.95236
-1.659
0.097175
.
rapporteur 8
-7.62916
2.48294
-3.073
0.002122
**
rapporteur 9
-3.45371
2.13666
-1.616
0.106006

rapporteur 10
-0.66517
1.50382
-0.442
0.658259

rapporteur 11
-2.57179
1.56722
-1.641
0.100799

rapporteur 12
6.33757
13.50046
0.469
0.638760

rapporteur 13
-2.74452
1.39911
-1.962
0.049807
*
rapporteur 14
-2.37919
1.48233
-1.605
0.108486


Significativité : (***) significatif à 0,1%, (**) significatif à 1%, (*) significatif à 5%.

Notes

[1]Il s'insère dans une thèse de doctorat sur les trajectoires professionnelles des migrants de Tunisie en France au XXsiècle,menée sous la direction de Catherine Omnès à l'Université de Versailles–Saint-Quentin-en-Yvelines. Je tiens également à remercier Noël Bonneuil (INED-EHESS), qui m'a initiée aux méthodes statistiques employées ici et sans lequel ce travail n'aurait pas été possible.
[2]L'intérêt de cette source réside dans la richesse des renseignements collectés, sur le candidat (état civil, adresse, activités professionnelles antérieures, passé migratoire, situation administrative, etc.), l'entreprise (statut juridique, adresse du siège, domaine d'activité, nombre d'employés envisagés, extension géographique, capital social, associés, etc.) mais aussi le dossier lui-même (rapporteur, ordre du dossier, année, type de demande)
[3]L'échantillon de 316 dossiers examinés par la CCIP fait l'objet d'une analyse de régression logistique, sur laquelle se fonde l'analyse des motifs invoqués par la CCIP. En revanche, seuls 158 dossiers parmi les 316 mentionnent la décision préfectorale : l'analyse de la position de la préfecture n'a donc pu faire l'objet d'une régression logistique ; elle s'appuie ainsi sur une approche descriptive plus classique.
[4]Archives CCIP III 4.44(4), Statistiques relatives aux cartes de commerçant étranger, 6 avril 1983.
[5]Archives CCIP, III 4.44(4), Document de travail de la Commission du commerce intérieur, 4 mai 1983.
[6]Archives CCIP, III 4.44(4), Observations relatives à la délivrance des cartes de commerçants étrangers, 4 mai 1983.
[7]Dans 4 cas, l'issue, favorable, du recours est connue de la CCIP, dans cinq autres cas, le refus préfectoral est suivi d'un recours dont la CCIP ne connaît pas encore le résultat.
[8]Le odds ratio, rapport des probabilités, est égal à 1/exp(-3,83694)=1/0,0215=46,51.
[9]Sur cette peur du nomade, et en particulier du commerçant ambulant étranger, voir C.Zalc, “Contrôler et surveiller le commerce migrant”, in M.-C. Blanc-Chaléard, C. Douki, N. Dyonet et V. Milliot (s.d.), Police et migrants, France 1667-1939, PUR, 2001, pp.365-388.
[10]Les modèles introduisant de façon additive la situation matrimoniale - célibataire, marié ou autre, la nationalité des membres, et le nombre d'enfants ne mettaient en valeur aucun rôle significatif de ces variables.
[11]On peut supposer que si un des membres de la famille était français, le requérant n'omettrait pas de mentionner cet élément dans son dossier.
[12]Ces probabilités sont calculées en couplant le coefficient de la situation familiale et le coefficient de la situation familiale multiplié par le nombre d'enfants : ainsi pour un candidat marié avec un enfant, la situation familiale 2 donne un coefficient agrégé de exp(8,01625-2,45276)=exp(5,56394)=260,83, alors que l'odds de la situation de référence, l'individu membre d'une famille dont tous les membres sont étrangers, est de 1. A partir de 4 enfants, ce coefficient final est de exp(8,01625+4*(-2,45276))=exp(8,01625-9,81104)=exp(-1,79479)=0,1661. Par rapport aux familles étrangères de 4 enfants, ces familles ont donc 6 (1/0,1661) fois moins de chance d'obtenir un avis favorable, le coefficient du nombre d'enfants étant négligeable.
[13]Cinq catégories d'âge d'arrivée ont ainsi été distinguées : la première (arrivéefrance1) pour les individus arrivés avant 18 ans, la seconde pour les individus arrivés entre 18 et 22 ans, la troisième pour ceux arrivés entre 23 (moyenne de l'échantillon) et 27 ans, la quatrième pour ceux entrés de 28 à 35 ans, la cinquième pour les individus arrivés après 35 ans. Couplée à la durée de présence en France (exprimée en années), cette variable permet d'estimer l'âge du candidat au moment de l'ouverture.
[14]Le seul élément pris en compte par la préfecture est d'accorder automatiquement une carte de commerçant aux candidats disposant d'une carte de résident privilégié renouvelée, comme le prévoit la loi.
[15]Le type d'entreprise a ainsi codé en cinq catégories : 1) les entreprises en nom propre créées avec moins de 10 000 F de capital (désigné par statutcapital1) ; 2) les entreprises en nom propre créées avec un capital de 10000F à 20000F (statutcapital2, qui sert de référence) ; 3) les entreprises en nom propre ayant un capital supérieur à 20000F, et qui pourraient donc se constituer en société (statutcapital3) ; 4) les sociétés, auxquelles la législation fixe un capital social minimum de 20000F pour les SARL et de 100 000 F pour les SA ; 5) les entreprises en nom propre dont le capital social n'est pas précisé (statutcapital5).
[16]Certains candidats, en particulier ceux qui sont déjà commerçants et demandent un renouvellement, une extension ou l'ouverture d'une nouvelle entreprise, ne jugent pas nécessaire de mentionner le détail de leur carrière antérieure, ce qui rend l'analyse de leur trajectoire professionnelle impossible.
[17]Archives CCIP, III 4.44(4), La délivrance des cartes de commerçants étrangers : Pour une meilleure consultation consulaire, rapport de S.Weinberg, 20 octobre 1983.
[18]La carrière 4 est la carrière de référence. Par rapport à elle, tous les autres coefficients sont significatifs et positifs.
[19]Le rapporteur de référence, le numéro 5, a un odds ratio de 1 (exp(0)) ; par rapport à cette référence, le fait d'être examiné par le rapporteur 13 donne un odds ratio de exp(-2,74452) soit 0,06. 1/0,06=16,66.

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