Le rôle de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris dans l'attribution des cartes de commerçants étrangers
Anne-Sophie Bruno
Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers.
Préactes du colloque d'octobre 2003
Depuis la fin des années trente, l'exercice
d'une activité indépendante par un étranger est
soumise à l'obtention d'une autorisation administrative,
à laquelle est subordonnée l'inscription au registre du
commerce. C'est dans le cadre de cette procédure que les Chambres
de Commerce et d'Industrie sont amenées à donner, sur le
plan professionnel, un avis consultatif, doublé d'un avis des
Chambres des Métiers pour les activités artisanales.
Ce travail
[1] repose sur
l'analyse statistique de 316 dossiers
[2]
de premières demandes de carte de commerçant étranger
déposées par des Tunisiens entre 1978 (date à partir de
laquelle les ressortissants de tous les ex-protectorats français ne sont
plus exemptés de la carte de commerçant étranger) et 1982,
examinées par la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris
(CCIP). L'enjeu de cette contribution est d'analyser le processus
concret d'examen des dossiers pour voir comment il aboutit soit à
une décision d'attribution soit à un refus : il est aussi de
déterminer les critères qui motivent ces décisions, en
comparant les positions respectives de la CCIP et des
préfectures
[3] .
L'appréciation de la CCIP se fait-elle en fonction de
critères uniquement professionnels, la préfecture se
réservant le soin de juger de la situation personnelle du candidat, ou
assiste-t-on à une concurrence entre toutes ces instances pour la
détermination de l'intérêt professionnel ?
I. Conflit de compétences autour de la carte de commerçant
étranger
La CCIP : un organisme
consultatif
Dans la procédure d'attribution des cartes de
commerçant étranger, la législation attribue aux Chambres
de commerce un rôle purement
consultatif, la décision finale
étant prise par les préfectures. Pour autant, au début des
années 1980, la CCIP semble ne plus se satisfaire de ce rôle
consultatif et réclame une meilleure prise en compte des avis
qu'elle émet. Les arguments développés par la Chambre
de Commerce s'appuient sur sa connaissance de la situation
économique locale. Cet intérêt pour l'attribution des
cartes de commerçant découle en partie de la forte progression du
nombre de demandes depuis le milieu des années 1970 et le
déclenchement de la crise économique. Le nombre de dossiers
instruits annuellement a ainsi plus que doublé entre 1975 et 1982
(passant de 660 à 1394 demandes)
[4] . La
Chambre de Commerce, considérant que les préfectures ne tiennent
pas assez compte de l'avis qu'elle émet, cherche à
assurer une meilleure prise en compte de la consultation consulaire.
L'analyse des demandes déposées par des
Tunisiens entre 1978 et 1982 permet de comparer discours et pratique
d'attribution des cartes de commerçant étranger (CCE). Au
premier abord, les récriminations de la CCIP paraissent infondées,
dans la mesure où, dans plus de 80% des cas, l'avis
délivré par l'instance consulaire est respecté par la
préfecture. D'autre part, l'intervention de la CCIP a
d'autant plus de poids que l'avis qu'elle délivre est
favorable. En effet, 95% des avis favorables délivrés par la CCIP
sont suivis par la préfecture, qui accorde alors une CCE au candidat. On
peut donc dire que le fait d'obtenir un avis favorable de la CCIP est un
grand atout dans la démarche administrative, qui a alors peu de chance
d'échouer. Au regard des 17% des cas pour lesquels la CCIP et la
préfecture émettent un avis divergent, on comprend donc mal la
force des protestations émises par l'instance consulaire.
Les protestations des autorités consulaires semblent
davantage fondées si l'on examine le traitement
réservé aux avis défavorables qu'elles
émettent. En effet, 43% de ses avis négatifs (23 cas sur 53 avis
défavorables émis par la CCIP) sont inversés par la
préfecture, qui décide d'accorder quand même la carte
de commerçant étranger au candidat. Si le fait d'avoir un
avis favorable de la CCIP constitue une garantie presque systématique
d'obtenir sa CCE, l'inverse n'est pas vrai puisque dans
près dans la moitié des cas, faire l'objet d'un avis
défavorable de l'instance consulaire n'empêche pas
l'obtention de la carte de commerçant.
B. Chambre de Commerce ou Chambre des Métiers ?
Le conflit de pouvoir autour de la délivrance des
cartes de commerçant met en jeu d'autres acteurs : les Chambres des
Métiers, accusées elles aussi d'être trop
libérales en matière d'attribution des
cartes
[5] . En effet, les Chambres des
Métiers ont une voix consultative dans les dossiers mettant en jeu des
professions artisanales, leur avis venant alors s'ajouter à celui
de la Chambre de Commerce. L'existence d'une instance consultative
concurrente fait l'objet d'une hostilité
répétée de la CCIP, qui transparaît jusque dans les
dossiers individuels. Certains avis défavorables dénoncent
explicitement l'attitude de la Chambre des Métiers, qui
“comme d'habitude, choisit la facilité” en donnant un
avis favorable. Or, si cette attitude est considérée comme
dommageable par les rapporteurs de la CCIP, c'est qu'elle constitue
“une des causes principales du laxisme de la Préfecture”,
accusée de suivre l'avis de la Chambre des
Métiers
[6] . Dans la pratique de
délivrance des cartes, l'avis de la Chambre des Métiers
a-t-il plus de poids que celui de la Chambre de Commerce dans la décision
finale de la préfecture ?
Les Chambres des Métiers interviennent dans un tiers
des dossiers examinés par la CCIP et dont on connaît le
résultat final (49 cas sur 158). Le taux d'avis défavorables
émis par les Chambres des Métiers est de 20%, taux plus faible que
celui de la CCIP, mais qui est loin d'être nul comme le laissent
entendre les membres de la Chambre de commerce. Dans 65% des cas, les trois
instances, Chambre des Métiers, CCIP et préfecture, aboutissent
à la même conclusion, le plus souvent dans un sens favorable (25
cas), parfois défavorablement (7 cas). En cas de divergence entre les
deux instances consultatives, ce n'est pourtant pas nécessairement
l'avis de la Chambre des Métiers qui est suivi par la
préfecture : dans 6 cas (12%), la préfecture tranche en faveur de
la Chambre des Métiers, alors que 8 cas (16%), cet arbitrage se fait au
profit de la Chambre de Commerce, les trois cas restant étant
constitués par des dossiers pour lesquels la préfecture inverse
l'avis, pour une fois identique, des deux instances consultatives. On ne
peut donc pas parler d'une préférence de la
préfecture pour la Chambre des Métiers. Le discours
d'hostilité développé par la CCIP semble fondé
davantage sur la recherche d'une légitimité exclusive en
matière de représentation professionnelle, que sur la
réalité de la procédure d'attribution des
cartes.
C. L'intervention du ministère du
Commerce
En cas de refus de délivrance de la carte par la
préfecture, un recours administratif est possible auprès du
Ministère du Commerce. Sur ce point également, la CCIP exprime son
incompréhension face à la position du ministère. De fait,
tous les dossiers mentionnant un recours auprès du ministère
aboutissent à l'attribution d'une carte de
commerçant
[7] . La CCIP dénonce
l'ambiguïté de la position du ministère du Commerce,
oscillant entre le principe d'un examen de la situation personnelle de
chaque demandeur à l'exclusion de motifs d'ordre
général (point de vue fondé sur l'arrêt du
Conseil d'Etat du 15 juin 1951) et la possibilité d'invoquer
des motifs d'intérêt général tels que
l'opportunité économique et sociale de l'installation
(rappelée par une circulaire du 6 avril 1982). Tout le conflit de
compétence entre la CCIP d'une part, et les autorités
publiques d'autre part, tient donc à la possibilité pour la
CCIP de participer à la définition d'une politique
économique globale et au contrôle des professions
indépendantes.
Il semble donc que le conflit entre les autorités
publiques et la CCIP à propos de l'attribution des CCE
s'articule, dans le discours, autour d'une opposition entre
appréciation en fonction de considérations économiques et
professionnelles globales (position défendue par la CCIP) et examen en
fonction de la seule situation professionnelle du candidat (position
défendue par la préfecture et le ministère du Commerce).
Les divergences d'appréciation des dossiers, observées
surtout à propos des avis défavorables, sont-elle dues à
cette opposition de point de vue ?
II. Les motifs de convergence
A. La peur de l'ambulant
Pour la Chambre de Commerce, créer un commerce ambulant
constitue un élément défavorable dans la démarche
d'obtention d'une CCE. En effet, la régression logistique
(voir tabl.7) montre que déposer une demande de commerce ambulant donne,
toutes choses égales par ailleurs, 46 fois moins de chance
d'obtenir un avis favorable de la CCIP que lorsqu'il s'agit
d'un commerce sédentaire
[8] . Les
avis défavorables émis pour ces dossiers font presque tous
référence à une “absence d'intérêt
pour l'économie nationale”. Cette hostilité à
l'égard du commerce ambulant est sans doute motivée par la
peur d'une concurrence “déloyale”, cette
possibilité de commercer à plus bas prix pouvant être en
partie rendue possible par le fait que les forains ne paient pas de taxe
professionnelle.
Sur ce point, qui relève de motifs d'ordre
général, on note pourtant une convergence entre les
intérêts professionnels de la CCIP et le point de vue de la
préfecture (voir tabl.1). Cette hostilité à
l'égard des ambulants rejoint en effet les considérations de
police et d'ordre public qui guident l'attitude des pouvoirs publics
à l'égard du commerce migrant depuis le début du
siècle
[9] .
Tabl.1 : Taux de refus comparés de la
préfecture et de la CCIP en fonction de la sédentarité de
l'activité
|
taux de refus de la préfecture (effectif)
|
taux de refus de la CCIP (effectif)
|
sédentaire
|
21 (143)
|
29,7 (283)
|
ambulant
|
33,3 (15)
|
60,6 (33)
|
moyenne
|
22,2 (158)
|
32,9 (316)
|
B. Le degré
d'“assimilation”
L'importance du critère
d' «assimilation” aux normes françaises
transparaît dans l'appréciation de la situation familiale du
candidat. Dans les avis émis par la CCIP, la situation matrimoniale ne
joue pas de rôle en soi ; elle ne produit un effet que lorsqu'elle
est couplée à la nationalité des membres du ménage
et au nombre d'enfants
[10] . La situation
familiale a ainsi été codée en cinq catégories,
tenant compte de ces trois critères. La situation familiale de type 1
désigne les individus célibataires, sans enfants. La situation 2
désigne des individus mariés, dont au moins un membre de la
cellule familiale étroite a la nationalité française
(qu'il s'agisse du conjoint ou d'un enfant). La situation
familiale 3 s'applique à des individus mariés, dont tous les
membres de la famille sont étrangers (Tunisiens ou non). La situation
familiale 4 vaut pour les individus mariés mais dont la
nationalité des membres de la famille (conjoint et enfants) n'est
pas précisée
[11] . La situation
familiale 5 regroupe tous les autres cas, individus séparés,
divorcés, remariés, veufs ou vivant en concubinage (le plus
souvent avec une personne française).
Le modèle de régression logistique montre que la
probabilité d'avoir un avis favorable de la CCIP est plus grande
lorsqu'il s'agit d'un candidat ayant une famille en partie
française. Si l'on compare, à dossier égal, deux
individus mariés, avec un enfant, le simple fait d'avoir un membre
français dans le ménage donne 260 fois plus de chance
d'avoir un avis favorable que si les membres de sa famille étaient
tous étrangers. Mais, de façon surprenante, à mesure que le
nombre d'enfants s'élève, on assiste à une
inversion de cette situation favorable : dès que le seuil de quatre
enfants ou plus est atteint, le fait de faire partie d'une famille de type
2 devient un handicap, puisqu'il donne 6 fois moins de chance
d'avoir un avis favorable que si tous les membres de la famille
étaient étrangers
[12] . Si les
rapporteurs de la Chambre de Commerce ont une attitude plus favorable à
l'égard des familles “françaises”, cette
situation de faveur ne vaut que pour les familles qui restent proches du
modèle d'un couple avec 2 ou 3 enfants.
L'adéquation avec les normes françaises se
mesure aussi, dans le domaine de la qualification professionnelle, par la
possession d'un diplôme français (CAP, diplôme
universitaire, etc.). L'analyse de régression logistique montre que
la mention d'un diplôme français dans le dossier constitue un
atout considérable pour l'obtention d'un avis favorable de la
CCIP puisque la probabilité d'avoir un avis favorable est 27 fois
plus élevée quand le candidat possède un diplôme
français que lorsqu'il n'en possède pas. Cette
importance accordée au diplôme français est d'autant
moins étonnante que la Chambre de commerce est très
attachée à la formation professionnelle et technique et prend part
activement à cette formation par le biais des écoles qu'elle
gère. A contrario, le fait d'avoir une expérience du secteur
à l'étranger (en Tunisie, en Algérie, en Israël,
au Canada, etc.) ne modifie pas la probabilité d'avoir un avis
favorable, ni dans un sens ni dans l'autre. Les rapporteurs de la CCIP
jugent donc la qualification essentiellement en fonction de
référents nationaux, ce qui pose problème dans le cas de
migrants étrangers dont la formation, scolaire et professionnelle,
s'est le plus souvent effectuée ailleurs qu'en France.
Sur ce point, les préfectures adoptent une attitude
comparable à celle de la CCIP, les candidats présentant un
diplôme français et ceux ayant un membre de la famille
français bénéficiant d'une position
privilégiée. Mais l'examen du dossier au niveau de la
préfecture donne encore plus de poids à l'adéquation
avec les normes françaises : en effet, les candidats répondant
à l'un de ces deux critères obtiennent
tous leur
carte de commerçant (voir tabl.2), quel que soit l'avis de la
chambre de commerce. De plus, la présence d'au moins un membre
français dans la famille devient un critère suffisant pour la
délivrance de la carte de commerçant, sans que la
préfecture prenne en compte le nombre d'enfants dans le
ménage.
Tabl.2 : Taux de refus comparés de la
préfecture et de la CCIP en fonction de la possession d'un
diplôme français ou de la présence d'un membre
français dans la famille
|
tx de refus de la préfecture (effectif)
|
tx de refus de la CCIP (effectif)
|
diplôme français
|
0 (14)
|
14,3 (21)
|
membre(s) français dans la famille
|
0 (15)
|
32,3 (31)
|
moyenne
|
22,2 (158)
|
32,9 (316)
|
La situation personnelle
1 Le sexe
L'analyse statistique souligne le rôle du sexe
dans l'examen des demande d'une carte de commerçant, aux
niveaux de la CCIP comme des préfectures. A dossier égal, la
régression logistique montre que le simple fait d'être une
femme donne 4,75 moins de chance d'obtenir un avis favorable de la CCIP
que lorsqu'on est un homme. L'exemple de quatre demandes de
création d'entreprise de confection illustre cette
différence de traitement. Les candidats, trois hommes et une femme,
envisagent tous de créer une entreprise en nom propre avec moins de
10000F de capital de départ ; aucun d'eux n'a de
diplôme français et tous ont eu une carrière uniquement
salariée en France, dont une partie dans le textile. Leurs familles ne
comportent aucun membre français en leur sein et les dossiers sont
examinés par le même rapporteur. Les profils d'entreprise et
de candidats sont donc très proches et pourtant seuls deux d'entre
eux obtiennent un avis favorable. En particulier, la candidate féminine
obtient un avis défavorable, alors que l'entreprise qu'elle
crée a exactement le même profil que les autres. Le motif du refus
fait référence à une expérience professionnelle
insuffisante, la requérante n'ayant travaillé que cinq mois
dans la confection. Son expérience professionnelle est donc infiniment
moins établie que celle d'un des demandeurs masculins qui travaille
depuis plus de cinq ans dans la confection et qui obtient un avis favorable de
la CCIP. En revanche, le second avis favorable, émis en raison de
“l'expérience professionnelle requise”, est obtenu par
un candidat qui n'a travaillé lui aussi que cinq mois dans la
confection, après une carrière de cuisinier de plus de six ans. On
voit ainsi que, selon le sexe du requérant, cinq mois de travail
salarié dans le secteur peuvent constituer la preuve d'une
expérience professionnelle suffisante, tout autant que le signe
d'une absence de qualification professionnelle. Le fait d'être
soumis à une législation spécifique place donc les ouvriers
étrangers dans une situation moins favorable que les ménages
français, pour lesquels on connaît l'importance des commerces
de détail ouverts par les épouses afin de compléter le
revenu familial. Or, cette discrimination en fonction du sexe ne subit aucune
correction au niveau de la préfecture. Les deux avis favorables
émis par la CCIP sont en effet suivis par la préfecture, qui
accorde une carte de commerçant aux deux hommes ; le troisième
candidat masculin obtient lui aussi sa carte de commerçant, malgré
l'avis défavorable de la CCIP. En revanche, l'avis
défavorable de la candidate féminine est le seul à
être suivi par la préfecture, qui refuse de lui délivrer une
carte de commerçant. La candidate use alors de sa dernière
possibilité, en déposant un recours auprès du
ministère du Commerce, sans que l'on sache l'issue de sa
démarche.
Tabl.3 : Taux de refus comparés de la
préfecture et de la CCIP en fonction du sexe
|
taux de refus de la préfecture (effectif)
|
taux de refus de la CCIP (effectif)
|
homme
|
20,5 (132)
|
30,8 (263)
|
femme
|
30,8 (26)
|
43,4 (53)
|
moyenne
|
22,2 (158)
|
32,9 (316)
|
2 Le passé migratoire du candidat
Dans quelques cas, les rapporteurs de la CCIP motivent leurs
avis par l'ancienneté du séjour en France du candidat. Cette
variable a donc été introduite dans le modèle pour mesurer
l'effet du passé migratoire : l'âge
d'arrivée du candidat a été prise en compte, afin de
déterminer si les individus arrivés mineurs en France (certains
à l'âge de quelques mois) bénéficiaient
d'un traitement particulier
[13] . Les
résultats de l'analyse logistique montre tout d'abord que le
fait d'être arrivé en France avant sa majorité ne
constitue pas un atout, les rapporteurs de la Chambre de Commerce ne
réservant aucun traitement particulier à ces migrants,
étrangers comme les autres à leurs yeux. L'analyse
logistique montre en revanche que pour les individus arrivés après
18 ans, le traitement des dossiers tient compte de l'âge
d'arrivée et du temps de présence en France. Pour un temps
de résidence court, mieux vaut être venu travailler en France le
plus jeune possible et ouvrir rapidement sa propre entreprise puisque par
rapport à l'âge d'arrivée 2, qui sert de
référence, les âges d'arrivée plus tardifs ont
un effet négatif sur la probabilité d'avoir un avis
favorable. En revanche, à mesure que la durée de présence
s'allonge, l'effet de l'âge d'arrivée
s'inverse. Après neuf ans de présence, le fait
d'être arrivé en France après 35 ans (et donc
d'avoir plus de 44 ans) devient plus favorable que le fait
d'être arrivé entre 18 et 22 ans (et d'avoir entre 27
et 31 ans). De même après 11 ans de résidence en France, les
migrants arrivés entre 23 et 27 ans et désormais proches de
quarante ans sont dans une situation plus favorable que les individus
arrivés à 18 ans, âgés alors d'une trentaine
d'années. Ces résultats dessinent une courbe en creux. La
probabilité d'avoir un avis favorable est grande aux début
de la vie active, l'ouverture de sa propre entreprise intervenant alors
très tôt dans le cycle de vie de l'individu ; ensuite,
à l'approche de la trentaine, cette probabilité
décline, avant de remonter à un âge plus mûr,
après 40 ans. La meilleure stratégie pour les individus
arrivés en France après 25 ans est donc d'exercer une
activité salariée pendant suffisamment de temps pour
acquérir sur le tas une expérience professionnelle et compenser
ainsi l'absence de formation scolaire et professionnelle dans le pays
d'accueil. L'analyse des variables d'âge permet de
dessiner une première figure du chef d'entreprise idéal,
celle du jeune adulte dont le projet est dès le début de monter sa
propre entreprise et qui dispose de suffisamment de capitaux pour
s'installer très tôt à son compte.
De façon étonnante, la préfecture ne
semble pas avoir d'attitude spécifique en fonction de la
durée de séjour
[14] .
Résider depuis longtemps en France n'est pas synonyme
d'obtention de sa carte : ainsi sur les 23 candidats possédant une
carte de résident privilégié, 9 (soit 39%) font
l'objet d'un avis défavorable de la CCIP. Or, la
préfecture ne corrige qu'un tiers de ces avis défavorables,
c.-à-d. moins que sa moyenne. En revanche, la préfecture corrige
la moitié (2 sur 4) des avis défavorables obtenus par des
candidats n'ayant qu'une carte de séjour temporaire. Les
divergences d'appréciation des dossiers entre préfecture et
CCIP ne sont donc pas liées à une conception préfectorale
spécifique de la situation administrative et du passé migratoire
du candidat.
III. Les points de divergence
A. Concurrence et conjoncture
économique
1 le choix du secteur
Le terme d'“intérêt pour
l'économie nationale” est fréquemment employé
dans les avis de la CCIP, en cooccurrence avec la notion de saturation ou
d'encombrement de la profession, càd du secteur
d'activité. Cette variable joue un rôle significatif dans la
probabilité d'obtenir un avis favorable. Le bâtiment
apparaît comme le secteur le plus nettement défavorable, les
demandes formulées dans cette activité ayant, à dossier
égal, 1760 fois moins de chance d'aboutir à un avis
favorable que les demandes formulées dans le textile. Le fort effet
négatif du secteur du bâtiment témoigne de la grave crise
économique qui affecte ce secteur à la fin des années 1970
: la CCIP prononce ainsi un avis défavorable pour les deux tiers des
demandes déposées dans le bâtiment. La situation de marasme
économique est d'ailleurs fréquemment évoquée
par les rapporteurs : sur 16 avis défavorables émis dans ce
secteur, seuls deux ne font pas références aux
“difficultés actuelles des professions du bâtiment”,
mais à la qualification du requérant. Parmi ces 14
références à la crise sectorielle, cinq avis motivent
explicitement leur refus par la volonté de “ne pas favoriser
l'installation d'artisans étrangers”. Les rapporteurs
de la Chambre de Commerce, représentants patronaux élus par les
employeurs dans le cadre de leur fonctions syndicales, mais aussi chefs
d'entreprise soumis eux mêmes à la concurrence, agissent
ainsi en défenseurs des intérêts de leur communauté
professionnelle. Ce contrôle exercé sur la création
d'entreprise constitue donc un réel handicap, le travail
indépendant jouant, en période de crise, un rôle de refuge
pour les ouvriers qualifiés.
La préfecture a une appréciation
différente de ce critère sectoriel. Les corrections qu'elle
apporte se font aux dépens des secteurs les plus demandés par les
Tunisiens, à savoir le textile et l'alimentation. En effet les
rares cas où la préfecture déjuge un avis favorable de la
CCIP sont des demandes dans l'alimentation (4 cas) ou le textile (1 cas).
Faute de données suffisantes pour mettre en œuvre une
régression logistique sur les avis émis par la préfecture,
le rôle du secteur est difficile à déterminer ; on a
cependant cherché à contrôler l'effet des certaines
variables (en l'occurrence le diplôme français et la
présence d'un membre français dans la famille) pour mieux
déterminer le poids du secteur. Ainsi, il apparaît qu'en
moyenne, une fois contrôlé ces deux variables, l'écart
entre le taux de refus de la CCIP (32,9%) et le taux de refus de la
préfecture (25,9%) est de 1,269. Or, cet écart n'est pas
réparti uniformément selon les secteurs. Si l'alimentation
et l'artisanat suivent cette proportion, le textile ressort comme le
secteur le moins favorisé dans la mesure où le taux de refus
observé en fin de procédure (37%) est plus élevé
qu'au moment de l'examen par la CCIP (34%). La préfecture ne
corrige en effet que 20% des avis défavorables émis pour ce
secteur, alors qu'en moyenne, elle inverse près de la moitié
des avis négatifs. De même, les avis négatifs émis
par la CCIP du bâtiment sont très peu corrigés par la
préfecture. Celle-ci adopte en revanche une attitude très nette
d'inversion des avis défavorables pour la restauration, les
services et les autres commerces (ameublement, quincaillerie, accessoires
automobiles, librairie, etc.).
Tableau 4 : Taux de refus comparés de la
préfecture et de la CCIP en fonction du secteur
|
taux de refus de la préfecture (effectif)
|
tx de refus de la préfecture, hors diplôme
français ou membre français dans la famille (effectif)
|
taux de refus de la CCIP (effectif)
|
alimentation
|
22 (59)
|
23,2 (56)
|
27,5 (142)
|
autres artisans
|
18,2 (11)
|
33,3 (6)
|
44,4 (18)
|
autres commerces
|
0 (5)
|
0 (4)
|
15,4 (13)
|
bâtiment
|
33,3 (9)
|
60 (5)
|
66,6 (24)
|
mixte
|
0 (2)
|
0 (1)
|
50 (2)
|
restauration
|
18,2 (22)
|
18,1 (22)
|
34,5 (29)
|
services
|
11,1 (18)
|
16,6 (12)
|
25,8 (31)
|
textile cuir habillement
|
34,4 (32)
|
37,9 (29)
|
34,5 (55)
|
moyenne
|
22,2 (158)
|
25,9 (135)
|
32,91 (316)
|
2 Le type d'entreprise
L'intérêt pour l'économie
française peut également être apprécié en
fonction de la forme choisie pour l'entreprise. Deux critères ont
été combinés pour évaluer cette variable, celui du
statut juridique (nom propre ou société) et celui du capital de
départ
[15] .
Selon l'analyse de régression logistique, la
situation la plus défavorable aux yeux de la CCIP est celle des
entreprises en nom propre créées avec moins de 10000F de capitaux,
qui ont entre 8 et 9 fois moins de chances d'avoir un avis favorable que
les entreprises en nom propre ayant un capital de 10000F à 20000F. 7% des
avis défavorables de l'instance consulaire font ainsi
référence à la “faiblesse” voire à
“l'absence de capitaux”. Cette attitude semble répondre
à un souci d'éviter l'implantation d'entreprises
trop fragiles, ou trop petites, résultat qui rejoint les constatations
faites à propos des commerçants ambulants. Mais
l'appréciation du type d'entreprise n'est pas exempte
d'une volonté protectionniste. En effet, cette réticence
à l'égard des très petites entreprises n'a pas
pour corollaire une bienveillance particulière à
l'égard des formes sociétaires, puisque le fait de
constituer une société plutôt qu'une entreprise en nom
propre n'a pas d'effet significatif. Cette position
répond-elle à une volonté d'éviter
l'installation de candidats sérieux, risquant de concurrencer leurs
propres entreprises des membres de la Chambre de Commerce ? Sur ce point, la
position conservatrice de la CCIP est corrigée par la préfecture,
non sur la question de l'hostilité, partagée, à
l'égard des très petites entreprises, mais dans
l'encouragement à la création de
sociétés.
Tabl.5 : Taux de refus comparés de la
préfecture et de la CCIP en fonction du statut juridique de
l'entreprise
|
taux de refus de la préfecture (effectif)
|
taux de refus de la CCIP (effectif)
|
nom propre
|
24,81 (133)
|
33,81 (275)
|
société
|
8 (25)
|
26,82 (41)
|
moyenne
|
22,15 (158)
|
32,91 (316)
|
La qualification
professionnelle
La carrière parcourue en France par le candidat
jusqu'à sa demande d'installation à son compte
constitue le principal élément retenu pour déterminer la
qualification professionnelle Cinq types de carrières ont
été distingués, combinant deux critères, celui de
l'exercice d'une activité dans le secteur de la demande et
celui de l'existence ou non d'un première expérience
de travailleur indépendant. Le premier type de carrière
(carrière 1) s'applique aux candidats qui ont travaillé dans
le secteur de la demande à la fois comme salarié et comme
indépendant. Le second type de carrière (carrière 2)
désigne les parcours d'individus ayant déjà une
expérience du secteur en tant que commerçant ou artisan, sans y
avoir travaillé comme salarié auparavant. Les carrières de
type 3 caractérisent une expérience salariée du secteur,
même si cette expérience n'a duré que quelques mois.
Les carrières de type 4 s'appliquent à des individus qui
n'ont jamais travaillé comme salariés dans le secteur de la
demande, mais qui ont déjà ouvert une entreprise, dans un autre
secteur. Ils n'ont donc aucune expérience du secteur, mais
connaissent déjà le travail à leur compte, ce qui les
différencient des carrières de type 5, qui n'ont
travaillé que comme salariés, toujours dans un autre secteur.
Enfin les carrières de type 6 désignent des individus
n'ayant jamais exercé aucune activité professionnelle en
France, qu'il s'agisse de candidats, des femmes le plus souvent,
venus en France dans le cadre du regroupement familial et n'ayant encore
jamais travaillé, ou d'individus souhaitant ouvrir un commerce
dès leur entrée en France.
La régression logistique montre une
préférence des rapporteurs de la Chambre pour les candidats ayant
déjà travaillé dans le secteur de leur demande (les
carrières 1 à 3 étant plus favorables que les
carrières 4 à 6). L'expérience du secteur constitue
ainsi un critère essentiel de la Chambre de Commerce dans son
évaluation des dossiers. L'exemple de 9 créations de
commerces alimentaires ambulants examinées par le même rapporteur
le montre. Du point de vue des éléments professionnels, les
dossiers présentés par ces candidats ne sont pas dans la
configuration la plus favorable, puisqu'il s'agit dans tous les cas
de petits commerces ambulants en nom propre, créés par des
candidats n'ayant aucun diplôme français. Sur 9 demandes, 6
obtiennent un avis défavorable ; les refus font tous état de
“l'absence de qualification pour exercer une profession
déjà saturée”. L'examen des dossiers permet
d'expliciter le sens donnée à “absence de
qualification”. C'est en effet le type de carrière
précédemment effectuée qui constitue le critère de
distinction entre ces dossiers et qui permet de compenser l'effet
très négatif du caractère ambulant : tous les avis
défavorables sont émis pour des candidats qui n'ont jamais
travaillé comme indépendant ou comme salarié dans
l'alimentation (carrières de type 4 ou 5) tandis que les trois avis
favorables sont obtenus par les candidats ayant déjà une
connaissance du secteur, comme salarié ou commerçant
(carrière de type 2 ou 3). Les candidats dont le dossier est
rejeté par la CCIP travaillent en France depuis la fin des années
1960 ou le début des années 1970, le plus souvent comme ouvriers
non qualifiés de l'industrie ou des services, à des postes
de cariste, d'ouvrier nettoyeur, de manœuvre, de cuisinier ou de
chauffeur livreur. La création d'un commerce alimentaire est
considérée par les rapporteurs de la CCIP comme une rupture non
justifiée dans leur trajectoire professionnelle et fait l'objet
d'un avis défavorable. En revanche, les trois avis favorables sont
émis pour des candidats dont la création d'entreprise
s'inscrit en continuité avec leur activité
antérieure. L'expérience du secteur, parfois très
courte (quelques mois), permet de justifier d'une qualification
professionnelle suffisante pour l'obtention d'un avis
favorable.
La trajectoire antérieure constitue donc un
élément important de l'examen des dossiers. Ceci à
une incidence importante sur la possibilité de s'installer à
son compte pour un travailleur étranger. Avant 1978, les Tunisiens
n'ayant jamais travaillé dans l'alimentation pouvaient en
toute liberté ouvrir leur commerce : les individus de
l'échantillon présentant une carrière de type 2 (ceux
qui ont déjà ouvert un commerce dans le secteur alimentaire, sans
avoir auparavant travaillé dans ce secteur comme salarié) en sont
l'illustration. Après 1978, les “nouveaux venus” du
secteur sont désormais dans une situation défavorable par rapport
à leurs prédécesseurs, puisque leur méconnaissance
du secteur est susceptible de constituer un élément
défavorable dans leur dossier. Or, les nouveaux venus sont très
nombreux parmi les commerçants étrangers, en particulier dans
l'alimentation. Sur les 289 dossiers de l'échantillon qui
permettent de reconstituer la carrière
antérieure
[16] , 43,5% n'ont
jamais travaillé dans le secteur de leur demande. Pour les nouveaux
venus, l'obligation d'obtenir une carte de commerçant
étranger constitue un barrage important dans l'accès au
travail indépendant. Le fait que la qualification professionnelle soit
jugée à la seule mesure des normes françaises, celle du
diplôme français ou de la carrière suivie en France, laisse
ainsi peu de place à d'autres modes de transmission du savoir-faire
professionnel, par la famille ou l'entourage. De plus, il constitue une
contrainte propre aux étranger, la connaissance du secteur
n'étant pas exigée des créateurs d'entreprise
français, en particulier dans l'alimentation. Or sur ce point, la
position de la préfecture est claire : le manque de qualification
constitue un motif de refus inadéquat, trop fréquemment mis en
avant par la CCIP, alors qu'on ne saurait exiger de
l'étranger une qualification professionnelle supérieure
à celle exigée d'un
national
[17] .
D'autre part, l'appréciation de la Chambre
de Commerce semble s'appuyer davantage sur le critère de
connaissance du secteur que sur l'expérience du travail
indépendant. Pour les individus ayant déjà travaillé
dans le secteur de la demande, le fait d'avoir été en outre
déjà commerçant ou artisan (carrière 1) double la
probabilité d'avoir un avis favorable par rapport aux candidats
n'ayant qu'une expérience salariée (carrière
3). En revanche, la situation d'indépendant n'ayant jamais
travaillé auparavant comme salarié dans le secteur
(carrière 2) est moins favorable que les deux situations
précédentes. Le principal critère semble donc être
moins le travail indépendant que le travail salarié dans le
secteur choisi. Plus encore, la régression logistique fait ressortir la
carrière 4 comme la plus
défavorable
[18] : de façon
étonnante, pour la CCIP, il est préférable de n'avoir
jamais travaillé en France que d'avoir déjà ouvert
une entreprise dans un secteur différent de celui de la demande, puisque,
à dossier égal, le candidat qui n'a jamais exercé
d'activité professionnelle en France a 10 fois plus de chance
d'obtenir un avis positif que s'il avait travaillé comme
salarié et indépendant dans un autre secteur que celui de la
demande. L'attitude défavorable des membres de la Chambre de
Commerce à l'égard des ces profils d'entrepreneurs
peut s'interpréter comme un réflexe de défense de la
profession, le passage d'un secteur à un autre étant
jugé comme le signe d'un manque d'ancrage dans le secteur et
comme l'absence de prise en compte par le candidat des
spécificités de la profession défendue. Il est
également possible que les rapporteurs interprètent ce changement
de secteur d'installation comme le résultat d'un
échec, les candidats étant alors considérés comme
inaptes à la fonction de chef d'entreprise. A la lecture des avis,
il semble cependant qu'il faille privilégier la première
hypothèse. Sur les 11 avis concernant des candidats
ex-indépendants d'un autre secteur, 8 sont des avis
défavorables. Tous les avis négatifs, sauf un, mentionnent
l'absence de compétence professionnelle, précisant souvent
“pour le secteur de la demande”. Un des avis négatifs
concerne un serrurier ayant déjà obtenu une inscription au
registre du commerce pour un commerce ambulant de textile, et déposant un
dossier pour une entreprise de serrurerie. L'avis défavorable est
motivé par “l'absence de compétence
professionnelle” alors que, dans le même temps, la Chambre des
Métiers a jugé que le diplôme et l'exercice de la
profession de mécanicien ajusteur constituait la preuve d'une
qualification suffisante. Mais surtout le rapporteur lui dénie même
la “possibilité d'acquérir la qualification
professionnelle de serrurier”. L'avis se clôt sur le risque de
confusion entre activités, le rapporteur jugeant que
l'activité demandée “relèv[ait] plutôt de
la quincaillerie que de la serrurerie”. Aux yeux du rapporteur, la
qualification professionnelle du requérant, satisfaisante pour la
quincaillerie, est en revanche jugée insuffisante pour la profession dont
le rapporteur défend les intérêts. La défense de la
profession conduit donc les rapporteurs à privilégier les
carrières les plus continues, dessinant ainsi une figure de candidat
idéal au poste de chef d'entreprise, celle de l'ouvrier
accédant à l'indépendance après une
carrière salariée dans le secteur.
Tabl.6 : Taux de refus comparés de la
préfecture et de la CCIP en fonction de la carrière
antérieure
|
tx de refus de la préfecture (effectif)
|
tx de refus de la CCIP (effectif)
|
carrière 1
|
7,7 (13)
|
26,9 (26)
|
carrière 2
|
4,3 (23)
|
21,4 (42)
|
carrière 3
|
27,7 (47)
|
32,6 (95)
|
carrière 4
|
28,6 (7)
|
72,7 (11)
|
carrière 5
|
29 (31)
|
38,8 (80)
|
carrière 6
|
33,3 (18)
|
40 (35)
|
non précisé
|
21,6 (19)
|
14,8 (27)
|
moyenne
|
22,2 (158)
|
32,9 (316)
|
Cette appréciation du statut antérieur du
candidat constitue un point de divergence entre la CCIP et la préfecture
(voir tabl.6). Le critère principal retenu par la préfecture est
en effet celui de l'expérience du travail indépendant, les
taux de refus pour les carrières 1 et 2 étant très faibles.
D'autre part, la préfecture ne suit pas la Chambre de commerce sur
la question de la défense de la profession : les carrières de type
4, très défavorables aux yeux des membres de la CCIP, voient
très souvent leur avis défavorable inversé par la
préfecture, qui décide d'accorder la carte de
commerçant. Ainsi le candidat à l'entreprise de serrurerie,
évoqué à l'instant, obtient de la préfecture
sa carte de commerçant.
C. Les logique propres à chaque
instance
Enfin, les divergences d'appréciation proviennent
du fait que les instances chargées d'évaluer les dossiers
répondent chacune à leur propre logique.
1 Le rôle du rapporteur de la CCIP
Dans le cas de la CCIP, la régression logistique met en
évidence l'influence négative de certains rapporteurs, une
fois contrôlé l'effet des autres variables. La CCIP ne
parvient donc pas à mettre en œuvre une véritable politique
d'examen des dossiers, qui donne une cohérence à
l'ensemble des décisions individuelles des rapporteurs. Ainsi, le
simple fait d'avoir pour examinateur le rapporteur 13 et non le rapporteur
5, dont les prérogatives portent sur le secteur de l'alimentation
et de la restauration, donne à dossier égal 16 fois moins de
chance d'avoir un avis favorable
[19]
.
Des dossiers comparables peuvent donc faire l'objet
d'un avis différent selon le rapporteur qui les examine.
L'exemple de deux restaurateurs tunisiens, âgés de 52 et 53
ans, en témoigne. Les deux individus, de sexe masculin, sont nés
dans les années vingt dans le sud-est tunisien. Tous deux sont
mariés à des Tunisiennes et ont des enfants tunisiens. Les
entreprises en question sont en nom propre, et les deux candidats ont
déjà exploité pendant plusieurs années un restaurant
en France, avant de faire une demande de reprise d'une nouvelle
exploitation. Pourtant le dossier examiné par le rapporteur 5 fait
l'objet d'un avis favorable, tandis que celui examiné par le
rapporteur 13 obtient un avis inverse. Les motifs invoqués dans
l'avis défavorable font référence à une
insuffisance de qualification professionnelle, surprenante au regard de
l'expérience antérieure de commerçant pendant plus de
7 ans. L'avis manuscrit est cependant plus explicite. Le candidat a
été commerçant au début des années 1970,
“sans avoir demandé de carte de commerçant étranger ;
cette infraction laisse à penser de la part du demandeur une tendance
à passer outre la réglementation et la législation
françaises”. Le rapporteur fait ainsi une erreur d'analyse,
puisqu'à cette date, les Tunisiens étaient exemptés
de la carte de commerçant, ce que le président de la CCIP ne
manque pas de lui rappeler, lui demandant par conséquent de
reconsidérer son avis. L'avis définitif reste pourtant
inchangé, mais le dossier envoyé à la préfecture ne
retient que le motif de qualification insuffisante, supprimant toute
référence à la situation administrative supposée
à tort irrégulière. Ce poids de la subjectivité du
rapporteur crée une divergence de point de vue entre la CCIP et la
préfecture, qui inverse souvent les avis défavorables les plus
arbitraires. Ainsi les candidats restaurateurs, aux dossiers si proches,
obtiennent tous deux leur carte de la préfecture.
Plus généralement, en l'absence
d'une grille précise d'évaluation, l'avis final
ne peut que varier fortement en fonction des présupposés de
l'individu qui examine le dossier. Qu'il s'agisse de
“l'intérêt national” présenté par
le dossier, de la “qualité professionnelle” du candidat, de
la possible appréciation en fonction de sa “situation
personnelle”, les consignes données aux rapporteurs des Chambres de
Commerce sont en effet si floues qu'elles sont sujettes à autant
d'interprétations divergentes qu'il y a de rapporteurs.
2 La conjoncture préfectorale
Cette logique interne à chaque instance n'est pas
sans effet sur les décisions préfectorales. Ainsi, tous les
dossiers présentés par des Tunisiens en 1978 aboutissent à
la délivrance d'une carte de commerçant étranger,
sans que ces dossiers soient différents de ceux présentés
les années suivantes. Ce résultat est lié à une
politique particulière de la préfecture à
l'égard des Tunisiens en 1978, qui est, rappelons le, la
première année où ces ressortissants sont soumis à
la réglementation sur la carte de commerçant étranger.
La procédure d'attribution des cartes de
commerçant étranger est donc un processus qui met en jeu plusieurs
instances. Les divergences d'appréciation entre ces
différentes instances ne relèvent pas d'un partage des
tâches entre d'un côté des instances consultatives,
Chambres de Commerce et Chambres des Métiers, chargées de faire
valoir le point de vue professionnel, et de l'autre, une instance
administrative, la préfecture, jugeant les dossiers à l'aune
de critères d'ordre public et de police. Si le processus
d'attribution des cartes est source de conflits, c'est que chaque
partie cherche à faire valoir sa propre définition de
“l'intérêt pour l'économie
nationale” tout autant que celle de l'étranger
désirable. Or sur ce point, les divergences de point de vue entre la CCIP
et la préfecture, nettement moins conservatrice que la première,
semblent moins tenir à des critères de situation personnelle
(état civil, durée de séjour, etc.) qu'à des
critères professionnels, d'ordre privé ou
général (de qualification ou de conjoncture économique).
Par le biais de son pouvoir consultatif en matière de carte de
commerçant étranger, la CCIP cherche ainsi à participer au
contrôle et à l'organisation du tissu économique
francilien, instaurant pour les entrepreneurs étrangers un système
de contraintes auxquelles les nationaux échappent.
Annexes
Tabl.7 : Analyse des motifs entrant en compte dans les
avis émis par la CCIP pour les candidats tunisiens à une CCE de
1978 à 1982 (régression logistique)
Variables
|
Coefficients
|
Std. Error
|
z value
|
Pr(>|z|)
|
significativité
|
(Intercept)
|
0.88312
|
2.51685
|
0.351
|
0.725677
|
|
alimentation
|
3.06328
|
1.58876
|
1.928
|
0.053843
|
.
|
restauration
|
1.66988
|
1.57951
|
1.057
|
0.290414
|
|
textile cuir habillement
|
7.40289
|
2.29702
|
3.223
|
0.001269
|
**
|
autres artisans
|
0.26997
|
1.59576
|
0.169
|
0.865657
|
|
autres commerces
|
2.82412
|
1.85569
|
1.522
|
0.128041
|
|
mixte
|
3.33334
|
2.14536
|
1.554
|
0.120246
|
|
services
|
2.69378
|
1.42755
|
1.887
|
0.059161
|
.
|
bâtiment
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
|
ambulant
|
-3.83694
|
0.99034
|
-3.874
|
0.000107
|
***
|
sédentaire
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
|
nom propre, K<10000F
|
-2.16474
|
0.71046
|
-3.047
|
0.002312
|
**
|
N.propre, 10000F<K<20000F
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
|
nom propre, K>20000F
|
-0.87080
|
0.63844
|
-1.364
|
0.172582
|
|
nom propre, K inconnu
|
-1.26345
|
0.79370
|
-1.592
|
0.111419
|
|
société
|
-1.08504
|
0.79589
|
-1.363
|
0.172790
|
|
diplôme français
|
3.32985
|
1.15465
|
2.884
|
0.003928
|
**
|
pas de diplôme français
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
|
expérience à l'étranger
|
0.57734
|
0.85757
|
0.673
|
0.500802
|
|
sans expérience à l'étranger
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
|
carrière 1
|
4.19334
|
1.28456
|
3.264
|
0.001097
|
**
|
carrière 2
|
3.43024
|
1.25340
|
2.737
|
0.006205
|
**
|
carrière 3
|
3.51437
|
1.14988
|
3.056
|
0.002241
|
**
|
carrière 4
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
|
carrière 5
|
2.87561
|
1.11507
|
2.579
|
0.009912
|
**
|
carrière 6
|
2.38207
|
1.19324
|
1.996
|
0.045901
|
*
|
situfamiliale 1 (célibataire)
|
-0.18781
|
0.66369
|
-0.283
|
0.777192
|
|
situfamiliale 2 (marié, français)
|
8.01625
|
3.05429
|
2.625
|
0.008675
|
**
|
situfamiliale 3 (marié, étranger)
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
|
situfamiliale 4 (marié, n.d.)
|
1.09988
|
1.19797
|
0.918
|
0.358557
|
|
situfamiliale 5 (autre)
|
7.40719
|
4.02796
|
1.839
|
0.065924
|
.
|
nombre d'enfants
|
0.21316
|
0.17103
|
1.246
|
0.212653
|
|
situfamiliale 2*nbenfants
|
-2.45276
|
0.84237
|
-2.912
|
0.003594
|
**
|
situfamiliale 3*nbenfants
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
|
situfamiliale 4*nbenfants
|
-0.09729
|
0.32238
|
-0.302
|
0.762800
|
|
situfamiliale 5*nbenfants
|
-1.94468
|
1.00290
|
-1.939
|
0.052495
|
.
|
arrivéefrance 1 (<18 ans)
|
-0.12712
|
1.62600
|
-0.078
|
0.937686
|
|
arrivéefrance 2 (18-22 ans)
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
|
arrivéefrance 3 (23-27 ans)
|
-3.29714
|
1.31045
|
-2.516
|
0.011868
|
*
|
arrivéefrance 4 (28-35 ans)
|
-1.95337
|
1.47311
|
-1.326
|
0.184835
|
|
arrivéefrance 5 (>35 ans)
|
-3.92115
|
1.93369
|
-2.028
|
0.042579
|
*
|
duréeprésence (en années)
|
-0.26869
|
0.09493
|
-2.831
|
0.004647
|
**
|
arrivéefrance1*duréeprésence
|
0.14549
|
0.13270
|
1.096
|
0.272924
|
|
arrivéefrance2*duréeprésence
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
|
arrivéefrance3*duréeprésence
|
0.34478
|
0.12403
|
2.780
|
0.005441
|
**
|
arrivéefrance4*duréeprésence
|
0.19385
|
0.13030
|
1.488
|
0.136821
|
|
arrivéefrance5*duréeprésence
|
0.45130
|
0.19040
|
2.370
|
0.017778
|
*
|
femme
|
-1.55129
|
0.61673
|
-2.515
|
0.011892
|
*
|
homme
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
|
rapporteur 1
|
-5.94992
|
2.44423
|
-2.434
|
0.014922
|
*
|
rapporteur 2
|
-4.84988
|
2.39508
|
-2.025
|
0.042874
|
*
|
rapporteur 3
|
-6.06245
|
2.38279
|
-2.544
|
0.010951
|
*
|
rapporteur 4
|
-15.04811
|
11.53272
|
-1.305
|
0.191954
|
|
rapporteur 5
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
Réf.
|
|
rapporteur 6
|
-6.35266
|
2.32643
|
-2.731
|
0.006321
|
**
|
rapporteur 7
|
-3.23840
|
1.95236
|
-1.659
|
0.097175
|
.
|
rapporteur 8
|
-7.62916
|
2.48294
|
-3.073
|
0.002122
|
**
|
rapporteur 9
|
-3.45371
|
2.13666
|
-1.616
|
0.106006
|
|
rapporteur 10
|
-0.66517
|
1.50382
|
-0.442
|
0.658259
|
|
rapporteur 11
|
-2.57179
|
1.56722
|
-1.641
|
0.100799
|
|
rapporteur 12
|
6.33757
|
13.50046
|
0.469
|
0.638760
|
|
rapporteur 13
|
-2.74452
|
1.39911
|
-1.962
|
0.049807
|
*
|
rapporteur 14
|
-2.37919
|
1.48233
|
-1.605
|
0.108486
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Significativité : (***) significatif à 0,1%,
(**) significatif à 1%, (*) significatif à 5%.
Notes
[1]Il s'insère
dans une thèse de doctorat sur les trajectoires professionnelles des
migrants de Tunisie en France au XXsiècle,menée sous la direction
de Catherine Omnès à l'Université de
Versailles–Saint-Quentin-en-Yvelines. Je tiens également à
remercier Noël Bonneuil (INED-EHESS), qui m'a initiée aux
méthodes statistiques employées ici et sans lequel ce travail
n'aurait pas été possible.
[2]L'intérêt
de cette source réside dans la richesse des renseignements
collectés, sur le candidat (état civil, adresse, activités
professionnelles antérieures, passé migratoire, situation
administrative, etc.), l'entreprise (statut juridique, adresse du
siège, domaine d'activité, nombre d'employés
envisagés, extension géographique, capital social,
associés, etc.) mais aussi le dossier lui-même (rapporteur, ordre
du dossier, année, type de demande)
[3]L'échantillon
de 316 dossiers examinés par la CCIP fait l'objet d'une
analyse de régression logistique, sur laquelle se fonde l'analyse
des motifs invoqués par la CCIP. En revanche, seuls 158 dossiers parmi
les 316 mentionnent la décision préfectorale : l'analyse de
la position de la préfecture n'a donc pu faire l'objet
d'une régression logistique ; elle s'appuie ainsi sur une
approche descriptive plus classique.
[4]Archives CCIP III 4.44(4),
Statistiques relatives aux cartes de commerçant étranger, 6 avril
1983.
[5]Archives CCIP, III 4.44(4),
Document de travail de la Commission du commerce intérieur, 4 mai
1983.
[6]Archives CCIP, III 4.44(4),
Observations relatives à la délivrance des cartes de
commerçants étrangers, 4 mai 1983.
[7]Dans 4 cas, l'issue,
favorable, du recours est connue de la CCIP, dans cinq autres cas, le refus
préfectoral est suivi d'un recours dont la CCIP ne connaît
pas encore le résultat.
[8]Le odds ratio, rapport des
probabilités, est égal à
1/exp(-3,83694)=1/0,0215=46,51.
[9]Sur cette peur du nomade, et
en particulier du commerçant ambulant étranger, voir C.Zalc,
“Contrôler et surveiller le commerce migrant”, in M.-C.
Blanc-Chaléard, C. Douki, N. Dyonet et V. Milliot (s.d.), Police et
migrants, France 1667-1939, PUR, 2001, pp.365-388.
[10]Les modèles
introduisant de façon additive la situation matrimoniale -
célibataire, marié ou autre, la nationalité des membres, et
le nombre d'enfants ne mettaient en valeur aucun rôle significatif
de ces variables.
[11]On peut supposer que si
un des membres de la famille était français, le requérant
n'omettrait pas de mentionner cet élément dans son
dossier.
[12]Ces probabilités
sont calculées en couplant le coefficient de la situation familiale et le
coefficient de la situation familiale multiplié par le nombre
d'enfants : ainsi pour un candidat marié avec un enfant, la
situation familiale 2 donne un coefficient agrégé de
exp(8,01625-2,45276)=exp(5,56394)=260,83, alors que l'odds de la situation
de référence, l'individu membre d'une famille dont
tous les membres sont étrangers, est de 1. A partir de 4 enfants, ce
coefficient final est de
exp(8,01625+4*(-2,45276))=exp(8,01625-9,81104)=exp(-1,79479)=0,1661. Par rapport
aux familles étrangères de 4 enfants, ces familles ont donc 6
(1/0,1661) fois moins de chance d'obtenir un avis favorable, le
coefficient du nombre d'enfants étant négligeable.
[13]Cinq catégories
d'âge d'arrivée ont ainsi été
distinguées : la première (arrivéefrance1) pour les
individus arrivés avant 18 ans, la seconde pour les individus
arrivés entre 18 et 22 ans, la troisième pour ceux arrivés
entre 23 (moyenne de l'échantillon) et 27 ans, la quatrième
pour ceux entrés de 28 à 35 ans, la cinquième pour les
individus arrivés après 35 ans. Couplée à la
durée de présence en France (exprimée en années),
cette variable permet d'estimer l'âge du candidat au moment de
l'ouverture.
[14]Le seul
élément pris en compte par la préfecture est
d'accorder automatiquement une carte de commerçant aux candidats
disposant d'une carte de résident privilégié
renouvelée, comme le prévoit la loi.
[15]Le type
d'entreprise a ainsi codé en cinq catégories : 1) les
entreprises en nom propre créées avec moins de 10 000 F de capital
(désigné par statutcapital1) ; 2) les entreprises en nom propre
créées avec un capital de 10000F à 20000F (statutcapital2,
qui sert de référence) ; 3) les entreprises en nom propre ayant un
capital supérieur à 20000F, et qui pourraient donc se constituer
en société (statutcapital3) ; 4) les sociétés,
auxquelles la législation fixe un capital social minimum de 20000F pour
les SARL et de 100 000 F pour les SA ; 5) les entreprises en nom propre dont le
capital social n'est pas précisé (statutcapital5).
[16]Certains candidats, en
particulier ceux qui sont déjà commerçants et demandent un
renouvellement, une extension ou l'ouverture d'une nouvelle
entreprise, ne jugent pas nécessaire de mentionner le détail de
leur carrière antérieure, ce qui rend l'analyse de leur
trajectoire professionnelle impossible.
[17]Archives CCIP, III
4.44(4), La délivrance des cartes de commerçants
étrangers : Pour une meilleure consultation consulaire, rapport de
S.Weinberg, 20 octobre 1983.
[18]La carrière 4 est
la carrière de référence. Par rapport à elle, tous
les autres coefficients sont significatifs et positifs.
[19]Le rapporteur de
référence, le numéro 5, a un odds ratio de 1 (exp(0)) ; par
rapport à cette référence, le fait d'être
examiné par le rapporteur 13 donne un odds ratio de exp(-2,74452) soit
0,06. 1/0,06=16,66.