Trajectoires d'une maisonnée immigrée autour d'une petite entreprise (1929 à nos jours)

Françoise De Barros

Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers. Préactes du colloque d'octobre 2003

Sosche S. [1] est née dans un village polonais en 1903 et elle est décédée à Lens, dans le Pas-de-Calais en 2002. Elle a immigré en France en 1929, où son frère plus jeune Abraham S., né en 1905 dans le même village, la rejoint en 1935[2]. Lui décède bien plus tôt, également à Lens, en 1970. Seul ce dernier aura des descendants, deux fils, Jacques S., né en 1937 et Denis SO, né en 1948. C'est au regard des professions de ces derniers, respectivement chef d'entreprise et professeur des universités, que l'on peut mesurer la trajectoire sociale ascendante de la famille, les deux fondateurs de la famille en France, Sosche et Abraham ayant tenu la plus grande partie de leur vie une «boutique », un commerce de textile par vente à tempérament[3].
Cependant, l'occasion exceptionnelle de pouvoir enquêter sur cette famille et sur le commerce qu'elle a tenu pendant plusieurs décennies à la fois sur la base à la fois d'entretiens avec différents de ses membres ou de ses relations plus ou moins proches et d'archives privées personnelles et relatives au commerce, ouvre l'opportunité d'une analyse en termes de maisonnée. C'est cette dernière qui sera ici privilégiée par rapport à celle des trajectoires sociales. La richesse des sources disponibles (bien que non entièrement exploitées encore), permet en effet une recherche sur les des interactions entre l'activité économique et les relations familiales.
Il s'agit ainsi d'analyser la création et les transformations d'une petite entreprise immigrée non pas tant en relation avec les processus économiques et statutaires qu'avec les évolutions de la famille dans laquelle s'inscrit le petit entrepreneur. Substituer la notion de maisonnée à celle d'entreprise vise bien à désigner les relations entre d'une part une activité productive et un groupe de personnes apparentées ou pas, mais qui mettent leurs ressources en commun notamment pour le fonctionnement de cette activité. Dans le cas qui nous occupe, ce groupe de personnes est essentiellement composé de parents mais la question se pose alors de savoir quels parents plutôt que d'autres participent à la maisonnée, c'est-à-dire, d'une certaine façon, comment se dessine, en pratiques, une définition de la famille. Inversement, on se donne ainsi également les moyens de mettre au jour les éléments proprement familiaux des évolutions d'une activité commerciale et d'observer éventuellement comment ils s'agencent à des facteurs plus strictement économiques. L'un des premiers intérêts d'une telle approche est d'envisager les processus de mobilité sociale de telle façon que les oppositions souvent soulignées entre statut indépendant (être son propre patron) et statut salarié disparaissent pour montrer comment ils s'agencent dans le temps et dans des configurations familiales fluctuantes : la «boutique » est aussi une ressource parce qu'elle permet de salarier certains membres de la famille, par exemple. Inversement, la «boutique » peut ne devoir sa survie que par des contributions familiales que des logiques économiques ne suffisent pas à éclairer. Autrement dit, les évolutions morphologiques et la longévité de la petite entreprise peuvent aussi s'analyser comme un élément d'une maisonnée, les deux entités s'informant mutuellement. Une telle analyse privilégie ainsi les différents types de circulations, ou de transactions entre l'activité économique et les personnes apparentées ou non : revenus, capitaux, emplois, informations, lieux de vie ou d'implantation, savoir-faire...
Des travaux portant sur de petits entrepreneurs immigrés ont essentiellement mis en évidence les transactions entre la famille et l'entreprise, et plus précisément, les ressources fournies à l'entreprise par diverses combinaisons familiales et migratoires, notamment pour rendre compte des créations et des expansions de telles entreprises durant l'entre-deux-guerres[4]. Les sources exploitées jusqu'à présent dans le cadre de cette recherche sont essentiellement constituées d'entretiens avec des descendants des fondateurs du petit commerce à tempérament lensois. Les conditions précises de fondation de ce dernier durant l'entre-deux-guerres restent de ce fait encore imprécises. En revanche, les entretiens sont riches d'informations sur la famille en tant que telle et sur ses relations avec le commerce dans les dernières décennies. La particularité des sources exploitées conduira ainsi à privilégier à la fois la période de maturité et de déclin du commerce plutôt que sa fondation, et le rôle de l'activité commerciale de la famille sur la définition de cette dernière par ses membres.
Le croisement de ces contraintes de sources avec une problématique en termes de maisonnée amène ainsi à repérer trois périodes. Chacune d'elle correspond à type dominant de relations entre le commerce et la famille, chacune de ces deux entités se situant à des moments particuliers de leurs évolutions qui se nourrissent l'une de l'autre. La période de la fondation, entre 1930 et 1955 permet de mettre en évidence, comme d'autres travaux portant sur cette période, comment la fondation du commerce repose en partie sur une configuration familiale caractérisée par la formation de couples. Autrement dit, elle met en évidence comment les alliés des fondateurs sont des éléments déterminant dans la création du commerce. La période de l'expansion du commerce est marquée par la création, en 1955, puis la fermeture, en 1971, d'un second établissement à Lille. Elle correspond en même temps à un élargissement de la famille à d'autres alliés, essentiellement ceux des enfants de l'un des fondateurs. Ce faisant, elle permet de mettre en évidence ce que l'activité commerciale fait aux membres de la famille et aux contours de cette dernière lorsqu'elle se modifie, à la fois sous l'effet de l'arrivée à l'âge adulte des premiers descendants, et de leurs mariages. Enfin, la période de déclin, de 1971 à 2002 est caractérisée par le paradoxe d'une activité commerciale qui subsiste plusieurs décennies malgré la crise profonde grave du bassin minier qui, en conduisant à la disparition de la clientèle du commerce, aurait du voir la fin bien plus précoce de ce dernier. Ce paradoxe s'éclaircit si on prend en compte à nouveau l'interaction entre l'activité commerciale et la famille, qui prend alors des formes différentes .



1) La fondation,
ou «ce que les alliés font à la boutique »




Cette période commence avec l'arrivée en France de Sosche So en 1929 et s'achève en 1955 lorsque son frère Abraham So ouvre une boutique à Lille. Elle mêle à la fois :
Faute d'éléments d'archives suffisants, on ne peut, pour l'instant, que nourrir l'hypothèse selon laquelle les deux alliances participent de façon décisive à la fondation du commerce de la maisonnée et dont cette activité, en même temps, favorise fortement la «filière » migratoire familiale qui s'arrête néanmoins au frère de Sosche[5].

Le premier membre de la famille à quitter le village natal de FYLSTYN est donc Sosche, jeune femme célibataire ne parlant alors qu'allemand, yiddish, et polonais. Elle immigre vraisemblablement en 1929, date à laquelle elle est inscrite sur le registre d'immatriculation des étrangers de la ville de Rouen[6]. En 1934, elle se marie à un autre Polonais, Abraham SA, né en 1897 à Sanok, un village éloigné de celui de Felstyn[7]. À cette date-là, les deux époux n'ont pas officiellement de commerce, ils n'ont même pas la même résidence. D'après l'acte de mariage, M. SA réside alors à Paris tandis que Sosche So est déjà domiciliée à Lens.
Entre le moment de leur arrivée supposée en France et celui de leur mariage, Sosche et Abraham SA exercent plusieurs activités qui laissent penser que le conjoint de Sosche a joué un rôle déterminant dans la fondation du commerce en terme de savoir-faire.
Abraham SA a apparemment toujours résidé à Paris depuis 1923 où il a exercé plusieurs types d'activités : «marchand forain » en 1923[8], il travaille également aux ateliers Citroën en 1925-1926[9]. La nature de ces deux activités, le fait qu'elles s'entre mêlent attestent de la précarité professionnelle ainsi que de la faiblesse des revenus probable d'Abraham Sa, d'autant qu'il semble venir d'un milieu particulièrement modeste[10]. En revanche, et malgré son activité d'ouvrier, on peut faire l'hypothèse qu'Abraham Sa détient en certain capital en terme de «métier » dans le domaine du commerce de textile. En effet, il possède non seulement une patente de commerce ambulant depuis 1923 au moins, mais également des relations commerciales et/ou amicales dans le milieu du sentier. C'est sans doute ces relations qui permettent d'expliquer qu'Abraham Sa maintient une résidence parisienne malgré son mariage avec Sosche qui s'est installée à Lens. Outre son adresse parisienne au moment de son mariage, Abraham Sa y demeure locataire en 1939, 1940 et jusqu'en 1941. Or chacune des adresses se situe dans le sentier, déjà à cette époque, quartier parisien où se concentrent les ateliers de confection et de vente en gros de vêtements comme de tissus : rue bleue en 1934, rue Sedaine en 1938 et 1939, passage des petites écuries en 1940-1941[11].
De son côté, Sosche So, arrive en août 1929 à Rouen, où elle reste comme «bonne à tout faire » chez M. Bau jusqu'en mars 1930[12], date à laquelle elle part pour Forbach via Merlebach. C'est dans cette partie de l'est de la France que tous les membres de la famille interrogés situent à la fois le point d'arrivée en France de Sosche et le point de départ de l'activité de vente ambulante par la jeune femme, profitant de la clientèle toute désignée par la concentration déjà importante d'ouvriers polonais avec lesquels elle partageait la langue[13]. C'est là, dans les milieux miniers, qu'elle aurait «naturellement » commencé une activité de colportage de tissus et de vêtements, déjà caractérisée par le crédit, ou plus exactement, par le système de la vente à tempérament. Aucun des membres de la famille ne semble connaître l'épisode normand. Cet «oubli » marque l'importance biographique de l'étape sarroise, du moins dans le mythe familial. Aucune archive, mis à part les indications de déplacement, ne permettent de préciser les conditions de cette activité professionnelle : comment cette jeune femme sans aucun contact en France, parvient-elle à trouver des clients, des fournisseurs, et ce alors que débute la crise économique, on en le saura probablement jamais[14]. Le seul atout que semble posséder Sosche, pour exercer cette activité réside d'une part dans la langue qu'elle partage avec les mineurs polonais, et qui, en même temps, les isole tous, elle comme ses clients, d'un milieu local français, ou germanisant. D'autre part, Sosche bénéficie sans doute de l'activité qu'elle a eu en Pologne avant d'immigrer. Peu d'informations sont disponibles sur cette période et sur sa famille en général. Il semble que son père comme ses frères n'aient pas exercé d'activité autre que talmudique, consacrant leurs journées à l'étude et à la prière. Ce sont les femmes de la famille qui auraient assuré la survie économique de la famille, notamment en tenant un petit commerce de mercerie[15]. On peut ainsi supposer que Sosche avait ainsi déjà pratiqué la vente, de surcroît dans un domaine appartenant au secteur du textile.
La permanence apparente d'une résidence à Paris de son mari après son mariage laisse penser que Sosche So a rencontré ce dernier du fait de son activité d'ambulante, qui l'a sans doute amenée, à un moment ou à un autre, à s'approvisionner à Paris. Les liens supposés d'Abraham Sa avec des fournisseurs parisiens pourraient être à la fois ce qui a permis sa rencontre avec sa future femme et le développement de l'activité commerçante depuis Lens. Dans cette dernière, son domicile parisien semble attester d'une sorte de «spécialisation » du mari dans les relations avec les fournisseurs tandis de Sosche, conformément à ce qui est dit d'elle pour les périodes ultérieures, est en revanche spécialisée dans les relations de ventes, au contact de la clientèle[16]. Reste à déterminer les raisons du choix d'une installation finalement à Lens d'un commerce plus important, et les conditions de l'arrivée de son frère dans le même logement[17]. Cette installation est en effet très importante dans la mesure où elle détermine le début de la maisonnée, ce concept reposant notamment sur une résidence commune de ses membres.

Abraham So, arrive à Lens en 1935, où il se marie à Sarah Stras, dont la famille a déjà immigré[18]. L'installation à Lens de Sosche semble étroitement liée à cette arrivée. Le choix de Lens pour nouveau lieu d'installation de l'activité économique, après la Sarre, reposerait sur les qualités du milieu social lensois. Comme la Sarre, il constitue un lieu d'implantation de Polonais mineurs très important. La circulation de cette information a pu suivre de multiples canaux : celui de la clientèle polonaise de Sosche dans la Sarre, entretenant des contacts avec des compatriotes installées dans le Pas-de-Calais ; celui de son futur mari ou d'autres fournisseurs, celui d'Abraham, son frère, ou plus généralement du village d'origine ou de la communauté religieuse juive[19]. Dans les années vingt, Lens se constitue en effet comme implantation solide de mineurs polonais catholiques, mais également comme un foyer important dans le Nord d'une communauté juive récemment immigrée et particulièrement respectueuse des prescriptions religieuses traditionnelles[20]. Sosche So est en contact avec les milieux religieux non seulement du fait de sa famille, mais également de sa première activité en France, «chez un rabbin », d'après les membres de sa famille interrogée[21]. À tous ces éléments peut s'en ajouter un supplémentaire : celui du mariage d'Abraham So à Sarah Stras. Cette dernière est en effet native du même village que les So. Or sa famille aurait immigré tout entière, avec les parents et les frères et sœurs de Sarah, à Lens. Il se pourrait donc que ce soit la migration de la famille de sa femme, qui favorise l'arrivée d'Abraham à Lens, et finalement, l'installation de sa sœur dans cette même ville.
L'union d'Abraham et de Sarah pourrait être autrement déterminante dans l'installation du commerce de Sosche à Lens. Les parents de Sarah tenaient en effet dans le village natal un commerce à la fois d'épicerie et d'alcools[22]. Beaucoup moins religieux, ils ont aussi moins d'enfants[23] que les parents d'Abraham et de Sosche, ils seraient, d'une façon générale, les "fantaisistes", Sarah Stras montrant en tout cas des dispositions certaines pour le commerce, pour prendre l'initiative des achats[24]. On peut dès lors faire l'hypothèse que le mariage de Sarah avec Abraham se traduit par une impulsion commerciale certaine dans les premiers temps du colportage que pratiques le frère et la sœur So.
L'activité commerciale de Sosche Sa et de son frère Abraham s'installe ainsi à Lens, en s'appuyant en partie sur les ressources que leurs mariages respectifs leurs apportent dans cette entreprise. Les alliés des deux fondateurs de la maisonnée immigrée So en France apparaissent ainsi déterminants dans la création de l'activité économique qui fédère les deux couples dans un même lieu de vie et de travail, même si le mari de Sosche semble mener une partie de sa résidence à Paris, sans doute justement pour faire fonctionner le commerce commun[25].

La Seconde guerre mondiale marque une rupture profonde : devant abandonner leur domicile lensois et avec lui leur activité professionnelle, les So échappent à la rafle de Lens de 1943 dont très peu de membres de la communauté juive réchappent. En revanche, Sosche perd son mari, Abraham Sa, assassiné par la milice à Voiron en 1944. Lorsqu'elle revient à la fin de l'année à Lens, Sosche So effectue les démarches pour ouvrir à nouveau son " commerce de tissus ". Elle se dit alors «commerçante »[26]. Pendant la première décennie qui suit la fin de la guerre, rien ne semble changer dans la maisonnée malgré le décès de l'un de ses fondateurs. C'est probablement pendant cette période que se mettent en place les caractéristiques principales de la maisonnée : une localisation commune pour la résidence et le commerce, dans une même et unique maison à Lens, dans un quartier peu fréquenté où seule une clientèle d'habitués peut se rendre. Dans ce lieu unique cohabitent deux sociétés, la société Sa, tenue donc par Sosche, spécialisée dans la vente de vêtements au détail, et la société So, tenue par Abraham et sa femme, spécialisée dans la vente en demi-gros de tissus[27].



2)L'expansion
ou, «ce que la boutique fait aux alliés »



«Autour de 1955 », la maisonnée So fonde une autre boutique à Lille. Les deux couples qui jusqu'alors partageaient une même activité et presque une résidence commune se séparent, mais en partie seulement. Abraham So, sa femme et ses deux garçons, nés en 1938 et en 1948, partent s'installer à Lille. Si juridiquement, il y avait déjà, depuis 1945 au moins, deux établissements, il y a désormais 2 lieux ou plutôt un lieu et demi. Ce qui permet de continuer à parler de maisonnée. En effet, ce déménagement ne pas fin à la maisonnée dans la mesure où Abraham So effectue des allers-retours hebdomadaires entre Lens et Lille pour continuer de participer à l'activité commerciale de Lens[28]. De la même façon, toutes les archives commerciales sont conservées à Lens. Le premier foyer reste ainsi un foyer central de la maisonnée, même à s'en tenir à son pôle économique, sans prendre en compte les activités plus domestiques, religieuses, par exemple, qui se poursuivent également à Lens. On peut clore cette période en 1987, lorsque décède le second conjoint de Sosche So, le frère de cette dernière étant décédé en 1970. Cette période est marquée par une forme de tenue à l'écart des alliés qui passe par une exclusion relative de l'activité économique de la maisonnée. D'une façon schématique, il ressort assez clairement des différents récits que les modes d'intégration des différents alliés à la maisonnée So combinent une forme d'exclusion par la place dans l'activité économique éventuellement amoindrie lorsque des enfants ont pu résulter de l'alliance. Ce jeu complexe montre de façon particulièrement forte l'imbrication des relations strictement familiales voire intimes aux relations économiques dans la maisonnée. On peut tenter de le restituer en exposant successivement les conditions d'insertion économiques des deux alliés de Sosche et d'Abraham So, puis les sorts variés des différentes alliées des deux fils So.

Après guère, Sosche So trouve un autre compagnon en la personne de Fred Bac, immigré polonais de Varsovie[29]. Tous les témoignages concordent pour faire de Fred l'un des membres actifs de la boutique de Lens pendant ces années de fort développement. Il est plus particulièrement chargé de l'une des missions délicates : celle qui consiste à aller recouvrer les paiements aux domiciles des clients. Mission délicate car c'est à travers elle que s'opère une opération potentiellement contradictoire : il s'agit d'obtenir un paiement tout en éviter de casser un lien, en s'efforçant de faire en sorte que le client, même éventuellement mauvais payeur, continue de fréquenter la boutique. Au début de cette période, la clientèle est ainsi répartie entre Fred Bac et Abraham So, puis plus tard, avec l'une des vendeuses les plus expérimentées. Mais c'est semble-t-il sa seule participation au commerce. Il se trouve de ce fait doublement exclu. Il est tout d'abord exclu de toutes les décisions à prendre concernant le commerce. Au sein de la famille, il est notoirement présenté comme étant en marge de ce point de vue. N'étant apparemment pas inclus dans le capital de l'une ou l'autre société, il n'a pas voix au chapitre malgré son statut de conjoint de l'une des fondatrices. Mais il n'est pas non plus reconnu dans la grille des emplois, car malgré une activité comparable à celle de l'autre fondateur de la maisonnée, il n'est signalé dans la liste des employés que comme simple «commis ». Cette semi-exclusion économique va de pair avec une semi-exclusion familiale car, malgré son statut de conjoint, il n'est pas marié à Sosche So. Semblent jouer, dans cette situation de semi-exclusion, à la fois le fait de ne pas être père d'enfants que Sosche So ne peut pas avoir, ainsi que le fait de n'être que le «second » conjoint. Ce statut se manifeste également par l'ignorance presque complète qu'ont les membres de la famille à l'égard des éléments de sa vie qui ne sont pas directement liés à leur propre famille. Ils ne connaissent rien de ses propres liens familiaux alors que ces derniers apparaissent réels et entretenus[30], ou alors, ces parents sont tout à fait marginalisés[31]. Tout se passe comme si Fred était ainsi intégré à la famille So, à la condition de renier en pratique ses autres liens familiaux. Le cas de Fred Bac s'apparente ainsi au cas des mariages «en gendre » qui ont pu être observés dans les milieux ruraux. Mais le même type de semi-exclusion marque également les positions des alliées féminines dans la maisonnée So.

Revenons à la première d'entre elles et à l'événement qui ouvre cette seconde période : Sarah Stras. Outre qu'elle est mariée à Abraham So, elle est mère des deux seuls descendants de la maisonnée. À ce titre, sa place dans la maisonnée semble incontestable. Néanmoins, elle ne parvient à trouver sa place dans la maisonnée qu'en ouvrant la boutique de Lille. Cette dernière semble en effet trouver son origine dans les relations entre les deux femmes de la maisonnées : Sosche et Sarah. «Et en fait, c'est que à Lens, il n'y avait pas tellement de place pour trois, trois têtes, et ... ... donc...”[32]. Les références sont multiples, dans les entretiens de Denis So, son fils, comme dans celui de Judith, la fille de ce dernier, au tempérament de cette alliée : «une femme de tête », une «cheftaine ». Dans le domaine de l'activité commerciale, tandis que Sosche reste cantonnée au domaine de la vente à la clientèle polonaise, Sarah s'occupe de l'approvisionnement à Paris en confection. La description des deux activités dénote autant leur centralité pour l'activité économique de la famille que l'opposition de leur nature et dessine ainsi une parfaite séparation des tâches économiques entre les deux femmes :

"L'activité du commerce, c'est, heu, acheter pour vendre. C'est vendre, mais si vous voulez, pour vendre, il faut acheter. Et donc, y'a une part de l'activité, qui est l'achat, que ma tante faisait pas, c'était ma mère qui faisait les achats, ou mon père, mais c'était surtout ma mère, parce que, .... L'acte d'acheter c'est celui qui , heu, heu, est lourd de conséquence parce que c'est une prise de risque. C'est une prise de risque, parce que quand vous achetez une série de robes , soit vous aller la vendre, soit vous aller pas la vendre, si vous vous êtes plantés dans vos achats, vous restez avec vos robes. Et, heu, donc y'a, y'a une dimension de discernement et de risque qui est importante dans cette fonction d'achat. Bon, ça c'est la première dimension. La deuxième dimension c'est que, heu, le commerce ça vit de la marge, de l'écart entre le prix de vente et le prix d'achat, donc, plus le prix d'achat est faible et plus vous pouvez vendre moins cher, ou plus vous pouvez faire de marge,, ou les deux. Et donc, ça peut être tout à fait déterminant d'obtenir de bonnes conditions d'achat. Bon, mais ça, c'est ce que faisait ma tante. Une fois que la marchandise arrive, d'abord il faut la réceptionner, ensuite, il faut faire les prix, donc en appliquant les coefficients qui étaient utilisés, et heu, il faut donc écrire les étiquettes, à partir du moment où, et en plus, ensuite, à partir du moment où les prix doivent être portés sur les articles, ben, faut marquer le prix sur chaque article. Donc ça c'était ce qu'elle faisait ou ce qu'elle faisait, ensuite faut ranger les choses dans le magasin, et puis, fait servir la clientèle. Et, heu, c'est des gens, si vous voulez, y'a une relation qui n'est pas exactement la même que dans un magasin comme vous et moi les fréquentons : on veut un article, on rentre, ça prend 5 minutes, et on s'en va. Là, vous vendez à quelqu'un qui, en fait, vous tiens, parce que il vous paiera, pas tout de suite. Donc, il faut qu'il soit content. Il faut qu'il soit content, mais en même temps, il faut qu'il vous paye. C'est-à-dire qu'il est pas content parce qu'il doit vous payez, mais il faut qu'il soit quand même content. Donc, ça suppose une relation de long terme, et, heu, quand vous avez par exemple une famille qui a un mariage, il vont passer par exemple une journée, parce y'a les enfants, les petits enfants, les machins, les trucs, et donc, il faut choisir les vêtements, discuter pour chaque vêtement, , il faut faire les retouches, etc, donc c'est une activité qui demande certainement beaucoup plus de temps que, heu, que, heu, le commerce de détail traditionnel, donc, y'a toute cette activité là qu'elle faisait. Et puis donc, elle supervisait, donc, le fonctionnement de la boutique."

[33]

.



De la même façon, les différences entre les deux boutiques montrent qu'aux différences de caractères correspondent des spécialisations commerciales différentes. À la boutique de Lens, restée vieillotte, sur les créneaux de l'entre-deux-guerres liés à la clientèle modeste de mineurs, s'oppose la boutique de Lille, installée sur la Grand place, au cœur de la métropole régionale, bien plus bourgeoise, développant un commerce de passage, particulièrement abondant au moment de la grande braderie et vendant des articles beaucoup plus variés et «au goût du jour ». La boutique de Lille est «une vraie » vendant au détail et sans crédit.

La combinaison des modalités économiques et affectives au sein de la maisonnée pour marquer la position de l'un de ses membres est aussi particulièrement patente dans le cas de l'un des femmes du second fils de Sarah, Denis. Dans les années quatre-vingt, il se marie pour la seconde fois à une femme qui reçoit peu d'agrément familial. Totalement extérieure au monde de l'immigration juive ou polonaise, elle ne donnera pas non plus d'enfants à Denis. Elle déroge ainsi à deux critères importants d'intégration familiale. Le couple divorce aussi rapidement. Mais le temps de ce mariage est marqué par un épisode commercial qui souligne comment l'exclusion relative de la famille s'articule à une exclusion relative de la boutique. Au début des années quatre-vingt, la boutique de Lens commence en effet à sentir les effets de la crise, tandis que cette épouse trouve difficilement un emploi. La «famille », sans qu'il soit possible de déterminer qui exactement, s'accorde pour lui fournir un emploi dans la boutique, qui, en même temps, avait pour fonction de sortir la boutique de la crise en la «modernisant ». Cette tentative a échoué compte tenu des raisons réelles du déclin du commerce : la disparition du monde des mineurs conjuguée au développement des grandes surfaces qui lui faisaient une concurrence fatale. «Moderniser » en tentant de diversifier les produits, mais en conservant le principe de la vente à tempérament qui implique des prix relativement plus élevés que dans d'autres commerces, et en conservant une localisation qui exclut la vente à une clientèle de passage était un pari perdu d'avance. Autrement dit, l'échec de l'intégration de Maria So à sa belle-famille, coïncide avec un échec commercial dans la boutique de la maisonnée. Il ne s'agit pas par là de dire que l'un aurait conditionné l'autre, mais bien de souligner la congruence des deux, la mission à accomplir ayant été d'autant plus perdue d'avance que la principale intéressée, Sosche So, visait aussi peu à changer ses pratiques commerciales qu'à intégrer cette nouvelle alliée.

Avec le vieillissement des fondateurs de la maisonnée se pose la question de la transmission du patrimoine commercial, éventuellement de l'activité. Elle apparaît à la fois dans les trajectoires professionnelles des deux descendants et dans la façon dont leurs alliés respectifs sont ou non intégrés à la famille et à la boutique, bref, à la maisonnée. L'aîné des descendants, Jacques, quitte relativement tôt le foyer parental, notamment pour poursuivre ses études à Paris, à l'IEP dont il sort diplômé. Au sein de l'IEP, c'est néanmoins la spécialisation la plus proche du commerce qu'il choisit : économie finance et non administration publique ou diplomatie. De la même façon, sa trajectoire professionnelle l'emmène bien loin de la boutique lensoise, à la tête d'une grande banque nationalisée dans les années quatre-vingt[34]. De la même façon, l'attachement au mode de fonctionnement en maisonnée reste prégnant et cette trajectoire sociale largement ascendante ne s'est pas faite sans attachement à l'activité première de la famille. Ainsi, Jacques et sa femme ouvrent une boutique de prêt-à-porter à Paris, au début des années soixante-dix, soit juste après le décès de son père et la vente de leur commerce à Lille. Comme s'il s'agissait effectivement de poursuivre cette activité parentale[35]. Mais cette boutique parisienne, tenue essentiellement par la femme de Jacques, est rapidement fermée. Enfin, et surtout, la dernière activité professionnelle de Jacques le place à la tête de sa propre entreprise, spécialisée dans la fabrication et le commerce d'emballages[36]. Si le secteur et la forme juridique comme la taille de l'entreprise sont très différents de ceux de la boutique familiale, l'activité reste cependant similaire, comme si avait eu lieu une transmission de savoir-faire si ce n'est de patrimoine commercial. Il convient ainsi de noter qu'il commence son activité d'industriel au moment où l'activité commerciale de sa tante ainsi que la santé de cette dernière commencent à décliner fortement.
Surtout, et bien que n'ayant lui-même apparemment pas participé directement à l'activité commerciale de ses parents et de sa tante, il appréhende l'activité professionnelle de ses propres enfants, au nombre de 4, comme devant se faire prioritairement dans le cadre de l'entreprise qu'il a fondée. Si son fils aîné, lui aussi diplômé de l'IEP de Paris l'y a suivi, ses trois autres enfants n'y ont fait que des stages, mais qui marquent bien le rôle de l'activité économique dans les liens familiaux tels que les conçoit le fils aîné de la maisonnée So. D'une façon générale, Jacques tend à prétendre reprendre la place de noyau de la maisonnée So fixé autrefois à Lens. Il tente ainsi de réunir les membres de la famille lors des fêtes religieuses, il est le seul des deux frères à posséder une maison de campagne pour des réunions et des vacances en famille, là où, autrefois, ce sont sa tante et son père qui possédaient une maison de campagne dans laquelle l'ensemble de la famille partait en vacances des années cinquante aux années soixante-dix.
Sa femme Greta témoigne d'un statut symétrique à celui de Fred. Malgré sa conversion, elle n'est jamais totalement intégrée à la famille (rappelons que les So viennent d'une famille initialement très pratiquante). Néanmoins, grâce à elle, les fondateurs de la maisonnée So ont eu leurs premiers petits enfants. C'est manifestement le critère déterminant qui a permis de la faire admettre au sein de la famille. Les rôles qui lui sont attribués dans la boutique sont accordés épisodiquement et par défaut. Notamment, si elle en devient la gérante dans les années quatre-vingt, c'est parce qu'aucun autre membre de la famille ne pouvait ou ne voulait prendre ce rôle.

Le fils plus jeune d'Abraham et de Sarah, Denis, en devenant professeur des Universités connaît une également une ascension sociale forte en comparaison de la profession de ses parents. Mais cette dernière ne l'empêche pas d'entretenir des liens étroits avec le commerce parental. Tout d'abord, le récit de son parcours scolaire et surtout des choix d'orientation à l'Université témoignent des tentatives pour conjuguer cette ascension, qui implique une rupture avec le milieu familial, à une certaine continuation de l'activité parentale. Mauvais élève dans le secondaire, son père aurait envisagé qu'il soit orienté vers une formation professionnelle dans le domaine du commerce. Denis redresse finalement ses résultats scolaires et entre à l'Université. Au lieu de choisir le droit, pour lequel il dit aujourd'hui qu'il aurait alors eu une préférence, il opte pour l'économie : il présente ce choix comme un compromis avec le désir de son père qui pensait que cette discipline consistait surtout dans la comptabilité, discipline compatible avec la poursuite du commerce familial. Que ce récit soit fidèle à ce qui s'est effectivement passé à cette époque, ou qu'il soit plutôt significatif d'une reconstruction par Denis d'un parcours professionnel qui l'a éloigné d'une reprise du commerce de ses parents revient au même : dans les deux cas, il s'agit de rendre compatible la rupture impliquée par l'ascension professionnelle et sociale et une forme de transmission du patrimoine économique familial.
De plus, Denis participe au commerce lensois tant que ce dernier conserve une activité réelle, sous des formes d'implication plus ou moins importante selon les périodes. Adolescent, il tient ainsi épisodiquement la caisse dans la boutique parentale à Lille lors des périodes de forte affluence. Jeune étudiant à l'université de Lille, il tient la comptabilité[37], puis, lorsqu'il devient enseignant et qu'il peut y consacrer moins de temps, une comptable est recrutée, mais il continue de venir tous les samedi à Lens pour vérifier son travail et visiter sa grand tante qui, désormais a perdu son compagnon (décédé en 1987), son frère et sa belle-sœur (décédés en 1970 et 1984). Les visites hebdomadaires qu'il effectue durant les années quatre-vingt manifestent ainsi la conjugaison des activités économiques et des transactions purement affectives et familiales, ces dernières s'incarnant également dans le fait qu'il effectue ses visites accompagné de sa fille, la seule des petits neveux de Sosche à habiter dans la région. C'est la fréquence de ces visites et cette double participation à la vie de Sosche qui fait apparaître Denis comme le «gentil »[38], tandis que Jacques, parti depuis longtemps et installé à Paris avec sa femme et ses enfants rend des visites beaucoup plus exceptionnelles. Ce dernier est ainsi perçu par les autres membres de la communauté juive de Lens de sa génération comme un «lâcheur »[39].

Les parcours professionnels des deux descendants de la maisonnée fondée par Sosche, Abraham So et leurs alliés apparaissent ainsi comme des formes de transmission de l'activité économique de cette maisonnée, adaptée à l'ascension sociale. Cette ascension était sans doute tout autant prescrite par l'entourage parental que la conservation du commerce familial.
La dernière étape de la maisonnée, celle du déclin de l'activité économique, montre sous un nouvel agencement, l'intrication des relations affectives, privées, et les relations professionnelles, commerciales.



3) Le déclin, ou
«comment la boutique fournit de nouveaux alliés »



La période de déclin de la maisonnée est caractérisée par la conjonction de la maladie de sa fondatrice, seule de la famille à tenir désormais le commerce familial, et le déclin commercial proprement dit. Elle présente le paradoxe de la survie du commerce malgré les deux facteurs, a priori, qui auraient du conduire à sa fermeture : la mauvaise santé de sa responsable et les résultats négatifs des ventes. Ce paradoxe repose une fois de plus sur les relations propres au fonctionnement d'une maisonnée, où relations privées et relations économiques sont étroitement imbriquées. Par contraste avec les deux précédentes, cette dernière étape permet de souligner comment les ressources ou les éléments a priori strictement commerciaux vont contribuer à la survie du dernier membre du groupe fondateur de la maisonnée en France : Sosche.
Le premier élément réside dans le fonctionnement même du commerce. Tous les membres de la famille rencontrés s'accordent pour affirmer qu'à partir des années quatre-vingt, la boutique reste ouverte malgré ses pertes commerciales dans le seul but de permettre à Sosche de continuer à résider sur place dans des conditions correspondant à ses souhaits. Cette dernière refuse en effet de cesser son activité, et, d'une façon générale, de quitter un lieu dans lequel elle a toujours habité et travaillé depuis plus de quarante ans[40]. Son attachement à la stabilité de son cadre domestique quotidien va jusqu'à maintenir son ameublement identique pendant plusieurs décennies. Cette motivation à conserver le commerce ouvert redouble lorsque la maladie de Sosche l'oblige à rester alitée. Pour les mêmes raisons, ses deux neveux s'accordent pour fournir les conditions du maintien de son lieu de vie qui se superpose à son lieu de travail. La mise en œuvre de ce projet familial repose sur deux autres formes de mises à dispositions des ressources liées au commerce. Un premier choix réside dans le maintien de l'activité commerciale malgré des pertes croissantes à partir des années quatre-vingt[41]. C'est donc un choix familial qui permet à l'activité économique de se poursuivre ainsi une dizaine d'année. Ce premier choix en implique un second. La vieille femme vivant désormais seule sur place, les deux neveux qui habitent maintenant Paris décident de faire prendre en charge les soins de leur tante, qui doivent être prodigués jour et nuit, par toute une équipe de «filles ». Or ces dernières sont sélectionnées parmi les anciennes employées de la boutique et les connaissances de ces, et payées grâce aux revenus provenant de l'activité passé de la boutique[42]. La boutique est ainsi mise à contribution du point financier et et relationnel[43] pour permettre à sa fondatrice de finir ses jours dans des conditions jugées les plus acceptables par les membres de sa famille[44].
Cette dernière partie de la vie de la boutique et de sa fondatrice révèle ainsi, au sens photographique du terme, le type de relations nouées au fil des décennies précédentes avec les équipes successives d'employées diverses de la boutique et éclaire sous un autre jour l'indistinctement relative des activités commerciales et domestiques au sein de la boutique lensoise. Tout d'abord, le travail qui est maintenant proposé relève non plus d'une sphère commerciale, mais strictement domestique. Il s'agit de surveiller et de tenir compagnie à la vieille femme jour et nuit, de lui administrer tous les soins médicaux nécessaires mais aussi les soins quotidiens (toilette, etc...). Les «filles » auraient d'ailleurs toutes été recrutées dans l'entourage d'une employée particulière de Sosche, sa femme de ménage qui par ailleurs, participait également aux «tournées » de Fred chez les clients. Son activité se partageait ainsi entre le commerce et le domicile de Sosche[45]. En fait, il s'agit de remplacer les membres de la famille dans des fonctions qui sont «traditionnellement » effectuées par les membres proches de la famille, et, plus généralement depuis plusieurs décennies, par des institutions spécialisées dans la prise en charge des personnes âgées dépendantes. L'arrangement trouvé ici par les neveux de Sosche présente une originalité particulière : il constitue un intermédiaire entre une prise en charge complètement professionnelle à domicile, dispensée par des infirmières et des aides soignantes professionnelles, et une prise en charge strictement privée par des parents. Les «filles » ne sont en effet ni des professionnelles qualifiées pour ce type d'emploi, ni des parents. Elles sont des personnes affiliées à la maisonnée par l'activités salariée antérieure qu'elles ont eu dans la boutique, en contact quotidien avec Sosche, ou par des relations plus ou moins proches avec d'anciennes employées. C'est ici le critère d'interconnaissance qui prévaut sur un critère de qualification professionnelle. Comme si la confiance nécessaire à l'établissement de ce qui est aussi une transaction salariale résidait non pas sur la compétence professionnelle mais sur la confiance de personne à personne. La nature hybride de ce travail rémunéré se traduit également par deux autres modalités de leur travail. D'une part, ces employées sont appelées d'une façon génériques par les membres de la familles comme «les filles », c'est-à-dire par un nom dont les usages familiaux existent, un nom qui dénote une relation familière, très peu formalisée. D'autre part, certaines de ces employées effectuent leur travail en famille, gardant leurs propres enfants pendant qu'elles travaillent pour Sosche, dormant sur place avec leurs enfants[46]. La nature des liens noués par ce travail hybride se manifeste enfin à l'occasion des préparatifs liés au décès de la vieille femme. Une partie des «filles » participent ainsi aux premières dispositions à prendre, de nature religieuse, appliquant ainsi les prescriptions d'une religion à laquelle aucune d'entre elles n'est attachée. À l'enterrement l'assistance est composée en grande partie de ces employées.


La dernière partie de la vie de la maisonnée montre ainsi comment les activités commerciales, ou plus largement économiques, et les relations domestiques, s'entremêlent au point de tisser des échanges qui ne peuvent pas se réduire à un flux unilatéral.

Notes

[1] Tous les noms propres figurent en abréviation afin de conserver une forme d'anonymat.
[2] Entretien D. S., 12/12/02.
[3] La vente à tempérament est une forme de vente à crédit informelle : les paiements sont échelonnés, et de ce fait, les prix majorés, sans qu'il y ait crédit au sens bancaire du terme.
[4] Claire Zalc, «Immigrants et indépendants. Parcours et contraintes. Les petits entrepreneurs étrangers dans le département de la Seine [1919-1939] », Thèse pour le doctorat d'histoire, p. 383-399.
[5] La fratrie des S. est en effet beaucoup plus large. D'après l'ensemble des entretiens menés, Sosche et Abraham auraient eu 4 autres frères et sœurs. Leur nombre exact reste sujet à caution, car tous auraient disparu au cours de la seconde guerre mondiale. Seule la sœur aînée, Merscha, a survécu, du fait de son immigration en Argentine, où elle suit son mari dans les années trente.
[6] 20 08 1929 Extrait du registre d'immatriculation de la ville de ROUEN (Seine inférieure). Aucun document français antérieur à cette date n'a été retrouvé, pour l'instant, dans les archives personnelles de Sosche S.
[7] Né le 9 janvier (ou avril) 1897 à Sanok. Extrait du registre d'immatriculation de la Préfecture de police de Paris daté du 13 janvier 1934.
[8] Extrait du registre d'immatriculation de la Préfecture de police de Paris daté du 13 janvier 1934. Il déclare être arrivé à Paris en 1923 «pour y exercer la profession de marchand forain ». Il produit une patente à l'appui de son affirmation.
[9] 25 11 34 certificat de la SA André Citroën certifiant que S. Abraham a été employé " dans nos ateliers " du 24 juin 1924 au 16 janvier 1926 en " qualité de manoeuvre spécialisé ".
[10] Abraham S. est né de père inconnu. Extrait du registre d'immatriculation de la Préfecture de police de Paris daté du 13 janvier 1934.
[11] Extrait du registre d'immatriculation de la Préfecture de police de Paris daté du 13 janvier 1934. 1 10 1938 : quittance de loyer pour le terme à échoir le 1 01 1939 de A. GORIS et E. BREDIF architectes, 154 rue de la Roquette paris XI pour Mr S., locataire 57 rue Sedaine à Paris. 26 septembre 1940 pour M. Michaud, M ; XX déclare louer à M ; Abraham S., demeurant 57 rue Sedaine, paris xi, une " chambre situé au premier étage à gauche, bâtiment à gauche de l'immeuble 22 passage des petites écuries à dater de ce jour et pour un an ". fait 9 place des Etats-Unis, paris XVI°. 1 04 1941 quittance de loyer à M. S. pour le logement 22 passage des petites écuries, à terme échu le 31 mars 1931.
[12] 20 08 1929 Extrait du registre d'immatriculation de la ville de ROUEN (Seine inférieure).Déclare être arrivée le 1 08 1929. Au dos, signalement de changements de résidence pas tous lisibles : Arrive à ? le 31 03 30, " vu pour un départ pour Merlebach ....... Le 5 4 30 ; " ................ ; le 8 4 1930 " ; " vu au départ de Merlebach pour Forbash le 2 3 31 " ; " vu à l'arrivée de Forbach le 8 5 1931.
11 03 1930 : sur papier libre : PAUL BAUER, " Certifie que Mlle Sophie S. est restée à mon service d'octobre 1929 à ce jour en qualité de bonne à tout faire et que j'ai été très satisfaite de son honnêteté et de ses services. Rouen " signé : LV (ou CV ?) Bau.
[13] Entretien Denis S, Paris, le 12/12/02.
[14] Une importante source biographique reste à explorer dans le dossier de demande de naturalisation que Sosche S. obtient par un décret du 23 mars 1951. D'après une copie certifiée conforme du décret datée du 6 décembre 1962.
[15] Entretiens Denis So, Paris, 12/12/02 ; et Jacques So, Paris, 09/12/02.
[16] Entretien Denis So, Paris, 12/12/03.
[17] Ici encore, on procède par une sorte d'anachronisme qui pourrait paraître abusif. Il suffira de le vérifier en consultant les listes du recensement à Lens en 1936. Il est avéré que Sosche S. et Abraham S. partagent la même maison après-guerre pendant quelques années avant que la famille d'Abraham (sa femme et ses deux fils) ne déménagent à 10 minutes.
[18] Entretien Denis S., Paris, 12/12/02.
[19] Jacques S. Signale en particulier la collaboration de Sosche So avec une femme originaire du même village déjà installée en tant que colporteuse à Lens.
[20] Elle se distingue ainsi de la communauté de Lille, beaucoup plus anceinenement installée, et de ce fait, en partie laïcisée. Danielle Delmaire, «Les communautés juives septentrionales 1791-1939. Naissance, croissance, épanouissement » thèse pour le doctorat d'histoire, Université de Lille 3, 1998.
[21] Il pourrait s'agir de M. Bauer qui lui fournit un certificat de travail en 1929 à Rouen.
[22] «ils avaient une sorte de bazar, comme on trouve parfois en Bretagne, c'est-à-dire , un endroit qui est café-restaurant-boucherie-heu-épicerie, vente de tout, mais c'était du côté de ma mère. » entretien Denis S, 12/12/02.
[23] Là où les enfants So seraient 7, les enfants Stras ne sont que 5.
[24] Entretiens Denis So, Paris, 12/12/02; Judith So, Paris, 08/03/03.
[25] Les sources du registre du commerce devraient permettre de déterminer l'identité du propriétaire et le statut juridique de ce premier commerce.
[26] 6 11 1944 : réponse de la préfecture du Pas de Calais à la demande de Vve SA –SO 38 rue du Catin, LENS faite le 30 octobre 1944 pour " reprendre le commerce de tissus ".
[27] Archives privées. États des factures de fournisseurs. Les archives ne permettent cependant pas pour l'instant d'établir si ces deux sociétés existent déjà avant guerre où si elles sont créées à la Libération.
[28] «Mon père faisait la navette , mon père faisait la navette, mais mon, père, en fait, c'était pas un homme de contact avec la clientèle. Mon père, en fait, c'est lui qui , il a essayé de développer un commerce de tissus, détail, demi-gros, à l'étage du magasin de Lille, mais qui lui, n'a pas marché du tout , donc, il a arrêté assez rapidement. Lui faisait les deux, en fait, il allait encaisser donc à Lens, il faisait la boutique de Lens, et il était aussi à Lille. ». La place d'Abraham So dans l'activité commerciale est également révélé par le changement de structure juridique de l'activité de la maisonnée suite à son décès : «en fait en 1971, quand on a créé une société avec l'entreprise de ma tante et de mon père » Entretien Denis So, 12/12/02.
[29] Jacques So, Paris, 09/12/02. D'après un autre membre de la famille, il serait allemand. Peu d'éléments sont pour l'instant réunis sur Fred B., mis à part le fait qu'il aurait été marié avant-guerre en Allemagne et que toute cette famille aurait disparu.
[30] Rappelons que Fred B. a été marié et qu'aucun des membres de la famille rencontrés pour l'enquête ne l'a su avant son décès. Par ailleurs, toute une correspondance privée conservée témoigne de liens avec d'autres membres de sa famille dispersés dans le monde. Archives privées So, carton n°14.
[31] Fred a notamment une soeur résidant à Paris, où habitent également les enfants et les petits enfants d'Abraham et de sa femme. Pourtant, ces derniers en connaissent à peine l'existence, ne l'ont jamais visitée à Paris, et l'ont rarement côtoyée aux fêtes familiales et religieuses organisées à Lens, chez Fred, donc. Cette "famille" ne nous est d'ailleurs mentionnée que sur demande expresse concernant les parents de Fred. Elle n'est pas signalée spontanément dans la description de leur propre famille.
[32] La boutique lilloise apparaît d'autant plus liée à Sara S. que lorsque cette dernière s'avère incapable de poursuivre son activité en 1966 suite à un accident cérébral, la boutique est cédée et son mari rapatrie sa propre activité commerciale sur Lens bien que couple continue de résider à Lille. Entretien Denis SC, 12/12/02.
[33] Entretien Denis So, Paris, 12/12:02.
[34] La carrière professionnelle de Jacques commence en 1963 dans une société de conseil financier en direction de l'industrie. Dès 1968, il commence à diriger différentes entreprises, toujours dans le domaine financier. Parallèlement, il s'investit dans des organisations professionnelles d'analystes financiers des années soixante jusqu'au début des années quatre-vingt. Who's who in France, 1996.
[35] D'après l'ensemble des entretiens, y compris le sien, il n'a jamais pris une part active aux commerces de ses parents et de sa tante. Pourtant, dans la notice biographique qu'il rédige pour le Who's who, il se déclare gérant de la Compagnie française de service, nom officiel et de la «boutique » lensoise, de 1970 à 1973. S'agit-il de la boutique de Paris, qui serait alors une succursale de celle de Lens ? Dans ce cas, le lien entre l'activité commerciale de sa tante et la sienne ne serait pas uniquement symbolique, mais également juridique. La création de cette boutique ne correspondrait pas uniquement à une sorte de fidélité aux parents, mais serait également la résultante d'une ressource fournie par les activités professionnelles familiales. De fait, il est à remarquer que dans la notice biographique du Who'who, Jacques So ne signale aucune autre activité professionnelle durant cette même période. Cette gérance s'intercale entre deux postes importants et occupés durant plusieurs années à la tête de sociétés financières. Cette gérance peut ainsi correspondre soit à une tentative, échouée, de reconversion suggérée par la fin de l'activité paternelle, soit à une solution à une période de chômage temporaire, fournie par la boutique de sa famille.
[36] Il commence cette dernière activité professionnelle en 1986, tout en continuant une partie de ses activités dans le domaine de la finance. C'est au début des année quatre-vingt-dix qu'il se consacre uniquement à son entreprise, devenue un groupe. Les positions occupées dans diverses associations professionnelles du cartonnage témoignent de son investissement dans ce nouveau domaine. Who's who in France, 1996.
[37] «J'ai tenu la comptabilité de l'entreprise pendant un moment, », entretien, Denis So, 12/12/02.
[38] Judith So, Paris, 08/03/03.
[39] Entretien
[40] «Ma tante, elle est restée en bas... elle a eu un accident grave dans les années 80, en 1982/83, un accident de santé, heu, et, donc elle a commencé, qui lui a pris des mois et des années, et ensuite elle a commencé à avoir des difficultés à se déplacer, mais bon, elle restait en bas. , elle faisait plus grand chose, mais elle était en bas. Elle est restée en bas jusqu'à ce qu'elle eu pu plus pu remonter l'escalier. Et là, elle a arrêté de descendre, mais sinon, elle s'asseyait derrière la caisse... et... elle faisait plus grand chose, mais elle restait là. Elle a jamais pris de retraite à vrai dire. Elle avait plus de 80 ans, là... », entretien Denis So, 12/12/03.
[41] «À partir de 1980/85, je dirais, j'ai plus très précisément les chiffres, heu, on a fait des pertes . On a fait des pertes, donc, qu'on a supportées, mon frère et moi , jusqu'en 95, et en 1995, en fait, on a fermé, et on a licencié tout le personnel , et on a fermé. Tout le personnel, ça faisait 3/4 personnes ». Entretien Denis So, 12/12/02.
[42] Judith So, 08/03/03.
[43] Le capital relationnel de la boutique renvoie à trois ensembles distincts : les fournisseurs, les clients et les employées. C'est de ce dernier groupe qu'il s'agit. Elles ont toujours été relativement nombreuses : de 5 à 6 pendant la période faste jusqu'aux années soixante-dix, puis un minimum de 3 à 4 personnes jusqu'à la fermeture de l'établissement en 1995. Entretien Denis SO, 12/12/02.
[44] Le lien entre le commerce et le maintien à domicile de sa propriétaire est peut-être plus étroit encore si les «filles » sont salariées de la boutique. Il faudrait déterminer précisément leur mode de rémunération et le type de contrat de travail ainsi que l'identité exacte de leur employeur.
[45] Entretien,
[46] L'analyse de cette dernière configuration de la maisonnée So s'articule ainsi également à un état du marché de travail lensois spécifique. Ces femmes sont de jeunes femmes, tôt chargées de familles, et n'ayant aucune qualification professionnelle leur permettant de trouver une rémunération par un travail qualifié. L'emploi proposé dans la maisonnée So s'ajuste ainsi à leurs compétences qui ne sortent pas du domaine domestique dans lequel elles sont précocement cantonnées.


[ Retour à l'index de la rubrique ]