Trajectoires d'une maisonnée immigrée autour
d'une petite entreprise (1929 à nos jours)
Françoise De Barros
Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers.
Préactes du colloque d'octobre 2003
Sosche S.
[1] est née
dans un village polonais en 1903 et elle est décédée
à Lens, dans le Pas-de-Calais en 2002. Elle a immigré en France
en 1929, où son frère plus jeune Abraham S., né en 1905
dans le même village, la rejoint en 1935
[2].
Lui décède bien plus tôt, également à Lens,
en 1970. Seul ce dernier aura des descendants, deux fils, Jacques S., né
en 1937 et Denis SO, né en 1948. C'est au regard des professions de
ces derniers, respectivement chef d'entreprise et professeur des universités,
que l'on peut mesurer la trajectoire sociale ascendante de la famille, les
deux fondateurs de la famille en France, Sosche et Abraham ayant tenu la plus
grande partie de leur vie une «boutique », un commerce de textile
par vente à tempérament
[3].
Cependant, l'occasion exceptionnelle de pouvoir
enquêter sur cette famille et sur le commerce qu'elle a tenu pendant
plusieurs décennies à la fois sur la base à la fois
d'entretiens avec différents de ses membres ou de ses relations
plus ou moins proches et d'archives privées personnelles et
relatives au commerce, ouvre l'opportunité d'une analyse en
termes de
maisonnée. C'est cette dernière qui sera
ici privilégiée par rapport à celle des trajectoires
sociales. La richesse des sources disponibles (bien que non entièrement
exploitées encore), permet en effet une recherche sur les des
interactions entre l'activité économique et les relations
familiales.
Il s'agit ainsi d'analyser la création et
les transformations d'une petite entreprise immigrée non pas tant
en relation avec les processus économiques et statutaires qu'avec
les évolutions de la famille dans laquelle s'inscrit le petit
entrepreneur. Substituer la notion de
maisonnée à celle
d'entreprise vise bien à désigner les relations entre
d'une part une activité productive et un groupe de personnes
apparentées ou pas, mais qui mettent leurs ressources en commun notamment
pour le fonctionnement de cette activité. Dans le cas qui nous occupe, ce
groupe de personnes est essentiellement composé de parents mais la
question se pose alors de savoir quels parents plutôt que d'autres
participent à la maisonnée, c'est-à-dire, d'une
certaine façon, comment se dessine, en pratiques, une définition
de la famille. Inversement, on se donne ainsi également les moyens de
mettre au jour les éléments proprement familiaux des
évolutions d'une activité commerciale et d'observer
éventuellement comment ils s'agencent à des facteurs plus
strictement économiques. L'un des premiers intérêts
d'une telle approche est d'envisager les processus de
mobilité sociale de telle façon que les oppositions souvent
soulignées entre statut indépendant (être son propre patron)
et statut salarié disparaissent pour montrer comment ils s'agencent
dans le temps et dans des configurations familiales fluctuantes : la
«boutique » est aussi une ressource parce qu'elle
permet de salarier certains membres de la famille, par exemple. Inversement, la
«boutique » peut ne devoir sa survie que par des
contributions familiales que des logiques économiques ne suffisent pas
à éclairer. Autrement dit, les évolutions morphologiques et
la longévité de la petite entreprise peuvent aussi
s'analyser comme un élément d'une
maisonnée, les deux entités s'informant mutuellement.
Une telle analyse privilégie ainsi les différents types de
circulations, ou de transactions entre l'activité économique
et les personnes apparentées ou non : revenus, capitaux, emplois,
informations, lieux de vie ou d'implantation, savoir-faire...
Des travaux portant sur de petits entrepreneurs
immigrés ont essentiellement mis en évidence les transactions
entre la famille et l'entreprise, et plus précisément, les
ressources fournies à l'entreprise par diverses combinaisons
familiales et migratoires, notamment pour rendre compte des créations et
des expansions de telles entreprises durant
l'entre-deux-guerres
[4]. Les sources
exploitées jusqu'à présent dans le cadre de cette
recherche sont essentiellement constituées d'entretiens avec des
descendants des fondateurs du petit commerce à tempérament
lensois. Les conditions précises de fondation de ce dernier durant
l'entre-deux-guerres restent de ce fait encore imprécises. En
revanche, les entretiens sont riches d'informations sur la famille en tant
que telle et sur ses relations avec le commerce dans les dernières
décennies. La particularité des sources exploitées conduira
ainsi à privilégier à la fois la période de
maturité et de déclin du commerce plutôt que sa fondation,
et le rôle de l'activité commerciale de la famille sur la
définition de cette dernière par ses membres.
Le croisement de ces contraintes de sources avec une
problématique en termes de maisonnée amène ainsi à
repérer trois périodes. Chacune d'elle correspond à
type dominant de relations entre le commerce et la famille, chacune de ces deux
entités se situant à des moments particuliers de leurs
évolutions qui se nourrissent l'une de l'autre. La
période de la fondation, entre 1930 et 1955 permet de mettre en
évidence, comme d'autres travaux portant sur cette période,
comment la fondation du commerce repose en partie sur une configuration
familiale caractérisée par la formation de couples. Autrement dit,
elle met en évidence comment les alliés des fondateurs sont des
éléments déterminant dans la création du commerce.
La période de l'expansion du commerce est marquée par la
création, en 1955, puis la fermeture, en 1971, d'un second
établissement à Lille. Elle correspond en même temps
à un élargissement de la famille à d'autres
alliés, essentiellement ceux des enfants de l'un des fondateurs. Ce
faisant, elle permet de mettre en évidence ce que l'activité
commerciale fait aux membres de la famille et aux contours de cette
dernière lorsqu'elle se modifie, à la fois sous
l'effet de l'arrivée à l'âge adulte des
premiers descendants, et de leurs mariages. Enfin, la période de
déclin, de 1971 à 2002 est caractérisée par le
paradoxe d'une activité commerciale qui subsiste plusieurs
décennies malgré la crise profonde grave du bassin minier qui, en
conduisant à la disparition de la clientèle du commerce, aurait du
voir la fin bien plus précoce de ce dernier. Ce paradoxe
s'éclaircit si on prend en compte à nouveau
l'interaction entre l'activité commerciale et la famille, qui
prend alors des formes différentes .
1) La fondation,
ou «ce que les alliés font
à la boutique »
Cette période commence avec l'arrivée en
France de Sosche So en 1929 et s'achève en 1955 lorsque son
frère Abraham So ouvre une boutique à Lille. Elle mêle
à la fois :
- le parcours migratoire et l'installation dans un lieu précis
en France des membres immigrés en France de la famille So (Sosche et son
frère Abraham) ;
- l'installation familiale de ces deux
frères et sœur, c'est-à-dire, les modalités de
leur alliance à d'autres familles ;
- la fondation
d'une activité commerciale unique autour de laquelle se forme un
groupe domestique constitué de ces deux parents et de leurs alliés
respectifs.
Faute d'éléments
d'archives suffisants, on ne peut, pour l'instant, que nourrir
l'hypothèse selon laquelle les deux alliances participent de
façon décisive à la fondation du commerce de la
maisonnée et dont cette activité, en même temps, favorise
fortement la «filière » migratoire familiale qui
s'arrête néanmoins au frère de
Sosche
[5].
Le premier membre de la famille à quitter le village
natal de FYLSTYN est donc Sosche, jeune femme célibataire ne parlant
alors qu'allemand, yiddish, et polonais. Elle immigre vraisemblablement en
1929, date à laquelle elle est inscrite sur le registre
d'immatriculation des étrangers de la ville de
Rouen
[6]. En 1934, elle se marie à un
autre Polonais, Abraham SA, né en 1897 à Sanok, un village
éloigné de celui de Felstyn
[7].
À cette date-là, les deux époux n'ont pas
officiellement de commerce, ils n'ont même pas la même
résidence. D'après l'acte de mariage, M. SA
réside alors à Paris tandis que Sosche So est déjà
domiciliée à Lens.
Entre le moment de leur arrivée supposée en
France et celui de leur mariage, Sosche et Abraham SA exercent plusieurs
activités qui laissent penser que le conjoint de Sosche a joué un
rôle déterminant dans la fondation du commerce en terme de
savoir-faire.
Abraham SA a apparemment toujours résidé
à Paris depuis 1923 où il a exercé plusieurs types
d'activités : «marchand forain » en
1923
[8], il travaille également aux
ateliers Citroën en 1925-1926
[9]. La nature
de ces deux activités, le fait qu'elles s'entre mêlent
attestent de la précarité professionnelle ainsi que de la
faiblesse des revenus probable d'Abraham Sa, d'autant qu'il
semble venir d'un milieu particulièrement
modeste
[10]. En revanche, et malgré son
activité d'ouvrier, on peut faire l'hypothèse
qu'Abraham Sa détient en certain capital en terme de
«métier » dans le domaine du commerce de textile.
En effet, il possède non seulement une patente de commerce ambulant
depuis 1923 au moins, mais également des relations commerciales et/ou
amicales dans le milieu du sentier. C'est sans doute ces relations qui
permettent d'expliquer qu'Abraham Sa maintient une résidence
parisienne malgré son mariage avec Sosche qui s'est
installée à Lens. Outre son adresse parisienne au moment de son
mariage, Abraham Sa y demeure locataire en 1939, 1940 et jusqu'en 1941. Or
chacune des adresses se situe dans le sentier, déjà à cette
époque, quartier parisien où se concentrent les ateliers de
confection et de vente en gros de vêtements comme de tissus : rue
bleue en 1934, rue Sedaine en 1938 et 1939, passage des petites écuries
en 1940-1941
[11].
De son côté, Sosche So, arrive en août 1929
à Rouen, où elle reste comme «bonne à tout
faire » chez M. Bau jusqu'en mars
1930
[12], date à laquelle elle part pour
Forbach via Merlebach. C'est dans cette partie de l'est de la France
que tous les membres de la famille interrogés situent à la fois le
point d'arrivée en France de Sosche et le point de départ de
l'activité de vente ambulante par la jeune femme, profitant de la
clientèle toute désignée par la concentration
déjà importante d'ouvriers polonais avec lesquels elle
partageait la langue
[13]. C'est
là, dans les milieux miniers, qu'elle aurait
«naturellement » commencé une activité de
colportage de tissus et de vêtements, déjà
caractérisée par le crédit, ou plus exactement, par le
système de la vente à tempérament. Aucun des membres de la
famille ne semble connaître l'épisode normand. Cet
«oubli » marque l'importance biographique de
l'étape sarroise, du moins dans le mythe familial. Aucune archive,
mis à part les indications de déplacement, ne permettent de
préciser les conditions de cette activité professionnelle :
comment cette jeune femme sans aucun contact en France, parvient-elle à
trouver des clients, des fournisseurs, et ce alors que débute la crise
économique, on en le saura probablement
jamais
[14]. Le seul atout que semble
posséder Sosche, pour exercer cette activité réside
d'une part dans la langue qu'elle partage avec les mineurs polonais,
et qui, en même temps, les isole tous, elle comme ses clients, d'un
milieu local français, ou germanisant. D'autre part, Sosche
bénéficie sans doute de l'activité qu'elle a eu
en Pologne avant d'immigrer. Peu d'informations sont disponibles sur
cette période et sur sa famille en général. Il semble que
son père comme ses frères n'aient pas exercé
d'activité autre que talmudique, consacrant leurs journées
à l'étude et à la prière. Ce sont les femmes
de la famille qui auraient assuré la survie économique de la
famille, notamment en tenant un petit commerce de
mercerie
[15]. On peut ainsi supposer que Sosche
avait ainsi déjà pratiqué la vente, de surcroît dans
un domaine appartenant au secteur du textile.
La permanence apparente d'une résidence à
Paris de son mari après son mariage laisse penser que Sosche So a
rencontré ce dernier du fait de son activité d'ambulante,
qui l'a sans doute amenée, à un moment ou à un autre,
à s'approvisionner à Paris. Les liens supposés
d'Abraham Sa avec des fournisseurs parisiens pourraient être
à la fois ce qui a permis sa rencontre avec sa future femme et le
développement de l'activité commerçante depuis Lens.
Dans cette dernière, son domicile parisien semble attester d'une
sorte de «spécialisation » du mari dans les
relations avec les fournisseurs tandis de Sosche, conformément à
ce qui est dit d'elle pour les périodes ultérieures, est en
revanche spécialisée dans les relations de ventes, au contact de
la clientèle
[16]. Reste à
déterminer les raisons du choix d'une installation finalement
à Lens d'un commerce plus important, et les conditions de
l'arrivée de son frère dans le même
logement
[17]. Cette installation est en effet
très importante dans la mesure où elle détermine le
début de la maisonnée, ce concept reposant notamment sur une
résidence commune de ses membres.
Abraham So, arrive à Lens en 1935, où il se
marie à Sarah Stras, dont la famille a déjà
immigré
[18]. L'installation
à Lens de Sosche semble étroitement liée à cette
arrivée. Le choix de Lens pour nouveau lieu d'installation de
l'activité économique, après la Sarre, reposerait sur
les qualités du milieu social lensois. Comme la Sarre, il constitue un
lieu d'implantation de Polonais mineurs très important. La
circulation de cette information a pu suivre de multiples canaux : celui de
la clientèle polonaise de Sosche dans la Sarre, entretenant des contacts
avec des compatriotes installées dans le Pas-de-Calais ; celui de
son futur mari ou d'autres fournisseurs, celui d'Abraham, son
frère, ou plus généralement du village d'origine ou
de la communauté religieuse juive
[19].
Dans les années vingt, Lens se constitue en effet comme implantation
solide de mineurs polonais catholiques, mais également comme un foyer
important dans le Nord d'une communauté juive récemment
immigrée et particulièrement respectueuse des prescriptions
religieuses traditionnelles
[20]. Sosche So est
en contact avec les milieux religieux non seulement du fait de sa famille, mais
également de sa première activité en France,
«chez un rabbin », d'après les membres de sa
famille interrogée
[21]. À tous
ces éléments peut s'en ajouter un
supplémentaire : celui du mariage d'Abraham So à Sarah
Stras. Cette dernière est en effet native du même village que les
So. Or sa famille aurait immigré tout entière, avec les parents et
les frères et sœurs de Sarah, à Lens. Il se pourrait donc que
ce soit la migration de la famille de sa femme, qui favorise
l'arrivée d'Abraham à Lens, et finalement,
l'installation de sa sœur dans cette même ville.
L'union d'Abraham et de Sarah pourrait être
autrement déterminante dans l'installation du commerce de Sosche
à Lens. Les parents de Sarah tenaient en effet dans le village natal un
commerce à la fois d'épicerie et
d'alcools
[22]. Beaucoup moins religieux,
ils ont aussi moins d'enfants
[23] que les
parents d'Abraham et de Sosche, ils seraient, d'une façon
générale, les "fantaisistes", Sarah Stras montrant en tout cas des
dispositions certaines pour le commerce, pour prendre l'initiative des
achats
[24]. On peut dès lors faire
l'hypothèse que le mariage de Sarah avec Abraham se traduit par une
impulsion commerciale certaine dans les premiers temps du colportage que
pratiques le frère et la sœur So.
L'activité commerciale de Sosche Sa et de son
frère Abraham s'installe ainsi à Lens, en s'appuyant
en partie sur les ressources que leurs mariages respectifs leurs apportent dans
cette entreprise. Les alliés des deux fondateurs de la maisonnée
immigrée So en France apparaissent ainsi déterminants dans la
création de l'activité économique qui
fédère les deux couples dans un même lieu de vie et de
travail, même si le mari de Sosche semble mener une partie de sa
résidence à Paris, sans doute justement pour faire fonctionner le
commerce commun
[25].
La Seconde guerre mondiale marque une rupture profonde :
devant abandonner leur domicile lensois et avec lui leur activité
professionnelle, les So échappent à la rafle de Lens de 1943 dont
très peu de membres de la communauté juive réchappent. En
revanche, Sosche perd son mari, Abraham Sa, assassiné par la milice
à Voiron en 1944. Lorsqu'elle revient à la fin de
l'année à Lens, Sosche So effectue les démarches pour
ouvrir à nouveau son " commerce de tissus ". Elle se dit alors
«commerçante »
[26].
Pendant la première décennie qui suit la fin de la guerre, rien ne
semble changer dans la maisonnée malgré le décès de
l'un de ses fondateurs. C'est probablement pendant cette
période que se mettent en place les caractéristiques principales
de la maisonnée : une localisation commune pour la résidence
et le commerce, dans une même et unique maison à Lens, dans un
quartier peu fréquenté où seule une clientèle
d'habitués peut se rendre. Dans ce lieu unique cohabitent deux
sociétés, la société Sa, tenue donc par Sosche,
spécialisée dans la vente de vêtements au détail, et
la société So, tenue par Abraham et sa femme,
spécialisée dans la vente en demi-gros de
tissus
[27].
2)L'expansion
ou, «ce que la boutique fait aux alliés »
«Autour de 1955 », la maisonnée
So fonde une autre boutique à Lille. Les deux couples qui
jusqu'alors partageaient une même activité et presque une
résidence commune se séparent, mais en partie seulement. Abraham
So, sa femme et ses deux garçons, nés en 1938 et en 1948, partent
s'installer à Lille. Si juridiquement, il y avait
déjà, depuis 1945 au moins, deux établissements, il y a
désormais 2 lieux ou plutôt un lieu et demi. Ce qui permet de
continuer à parler de
maisonnée. En effet, ce
déménagement ne pas fin à la maisonnée dans la
mesure où Abraham So effectue des allers-retours hebdomadaires entre Lens
et Lille pour continuer de participer à l'activité
commerciale de Lens
[28]. De la même
façon, toutes les archives commerciales sont conservées à
Lens. Le premier foyer reste ainsi un foyer central de la maisonnée,
même à s'en tenir à son pôle économique,
sans prendre en compte les activités plus domestiques, religieuses, par
exemple, qui se poursuivent également à Lens. On peut clore cette
période en 1987, lorsque décède le second conjoint de
Sosche So, le frère de cette dernière étant
décédé en 1970. Cette période est marquée par
une forme de tenue à l'écart des alliés qui passe par
une exclusion relative de l'activité économique de la
maisonnée. D'une façon schématique, il ressort assez
clairement des différents récits que les modes
d'intégration des différents alliés à la
maisonnée So combinent une forme d'exclusion par la place dans
l'activité économique éventuellement amoindrie
lorsque des enfants ont pu résulter de l'alliance. Ce jeu complexe
montre de façon particulièrement forte l'imbrication des
relations strictement familiales voire intimes aux relations économiques
dans la maisonnée. On peut tenter de le restituer en exposant
successivement les conditions d'insertion économiques des deux
alliés de Sosche et d'Abraham So, puis les sorts variés des
différentes alliées des deux fils So.
Après guère, Sosche So trouve un autre compagnon
en la personne de Fred Bac, immigré polonais de
Varsovie
[29]. Tous les témoignages
concordent pour faire de Fred l'un des membres actifs de la boutique de
Lens pendant ces années de fort développement. Il est plus
particulièrement chargé de l'une des missions
délicates : celle qui consiste à aller recouvrer les
paiements aux domiciles des clients. Mission délicate car c'est
à travers elle que s'opère une opération
potentiellement contradictoire : il s'agit d'obtenir un
paiement tout en éviter de casser un lien, en s'efforçant de
faire en sorte que le client, même éventuellement mauvais payeur,
continue de fréquenter la boutique. Au début de cette
période, la clientèle est ainsi répartie entre Fred Bac et
Abraham So, puis plus tard, avec l'une des vendeuses les plus
expérimentées. Mais c'est semble-t-il sa seule participation
au commerce. Il se trouve de ce fait doublement exclu. Il est tout d'abord
exclu de toutes les décisions à prendre concernant le commerce. Au
sein de la famille, il est notoirement présenté comme étant
en marge de ce point de vue. N'étant apparemment pas inclus dans le
capital de l'une ou l'autre société, il n'a pas
voix au chapitre malgré son statut de conjoint de l'une des
fondatrices. Mais il n'est pas non plus reconnu dans la grille des
emplois, car malgré une activité comparable à celle de
l'autre fondateur de la maisonnée, il n'est signalé
dans la liste des employés que comme simple
«commis ». Cette semi-exclusion économique va de
pair avec une semi-exclusion familiale car, malgré son statut de
conjoint, il n'est pas marié à Sosche So. Semblent jouer,
dans cette situation de semi-exclusion, à la fois le fait de ne pas
être père d'enfants que Sosche So ne peut pas avoir, ainsi
que le fait de n'être que le «second »
conjoint. Ce statut se manifeste également par l'ignorance presque
complète qu'ont les membres de la famille à
l'égard des éléments de sa vie qui ne sont pas
directement liés à leur propre famille. Ils ne connaissent rien de
ses propres liens familiaux alors que ces derniers apparaissent réels et
entretenus
[30], ou alors, ces parents sont tout
à fait marginalisés
[31]. Tout se
passe comme si Fred était ainsi intégré à la famille
So, à la condition de renier en pratique ses autres liens familiaux. Le
cas de Fred Bac s'apparente ainsi au cas des mariages «en
gendre » qui ont pu être observés dans les milieux
ruraux. Mais le même type de semi-exclusion marque également les
positions des alliées féminines dans la maisonnée
So.
Revenons à la première d'entre elles et
à l'événement qui ouvre cette seconde
période : Sarah Stras. Outre qu'elle est mariée
à Abraham So, elle est mère des deux seuls descendants de la
maisonnée. À ce titre, sa place dans la maisonnée semble
incontestable. Néanmoins, elle ne parvient à trouver sa place dans
la maisonnée qu'en ouvrant la boutique de Lille. Cette
dernière semble en effet trouver son origine dans les relations entre les
deux femmes de la maisonnées : Sosche et Sarah. «Et en
fait, c'est que à Lens, il n'y avait pas tellement de place
pour trois, trois têtes, et ... ...
donc...”
[32]. Les
références sont multiples, dans les entretiens de Denis So, son
fils, comme dans celui de Judith, la fille de ce dernier, au tempérament
de cette alliée : «une femme de tête »,
une «cheftaine ». Dans le domaine de
l'activité commerciale, tandis que Sosche reste cantonnée au
domaine de la vente à la clientèle polonaise, Sarah s'occupe
de l'approvisionnement à Paris en confection. La description des
deux activités dénote autant leur centralité pour
l'activité économique de la famille que l'opposition de leur
nature et dessine ainsi une parfaite séparation des tâches
économiques entre les deux femmes :
"L'activité du commerce, c'est, heu,
acheter pour vendre. C'est vendre, mais si vous voulez, pour vendre, il
faut acheter. Et donc, y'a une part de l'activité, qui est
l'achat, que ma tante faisait pas, c'était ma mère qui
faisait les achats, ou mon père, mais c'était surtout ma
mère, parce que, .... L'acte d'acheter c'est celui qui
, heu, heu, est lourd de conséquence parce que c'est une prise de
risque. C'est une prise de risque, parce que quand vous achetez une
série de robes , soit vous aller la vendre, soit vous aller pas la
vendre, si vous vous êtes plantés dans vos achats, vous restez avec
vos robes. Et, heu, donc y'a, y'a une dimension de discernement et
de risque qui est importante dans cette fonction d'achat. Bon, ça
c'est la première dimension. La deuxième dimension
c'est que, heu, le commerce ça vit de la marge, de
l'écart entre le prix de vente et le prix d'achat, donc, plus
le prix d'achat est faible et plus vous pouvez vendre moins cher, ou plus
vous pouvez faire de marge,, ou les deux. Et donc, ça peut être
tout à fait déterminant d'obtenir de bonnes conditions
d'achat. Bon, mais ça, c'est ce que faisait ma tante. Une
fois que la marchandise arrive, d'abord il faut la réceptionner,
ensuite, il faut faire les prix, donc en appliquant les coefficients qui
étaient utilisés, et heu, il faut donc écrire les
étiquettes, à partir du moment où, et en plus, ensuite,
à partir du moment où les prix doivent être portés
sur les articles, ben, faut marquer le prix sur chaque article. Donc ça
c'était ce qu'elle faisait ou ce qu'elle faisait,
ensuite faut ranger les choses dans le magasin, et puis, fait servir la
clientèle. Et, heu, c'est des gens, si vous voulez, y'a une
relation qui n'est pas exactement la même que dans un magasin comme
vous et moi les fréquentons : on veut un article, on rentre,
ça prend 5 minutes, et on s'en va. Là, vous vendez à
quelqu'un qui, en fait, vous tiens, parce que il vous paiera, pas tout de
suite. Donc, il faut qu'il soit content. Il faut qu'il soit content,
mais en même temps, il faut qu'il vous paye.
C'est-à-dire qu'il est pas content parce qu'il doit
vous payez, mais il faut qu'il soit quand même content. Donc,
ça suppose une relation de long terme, et, heu, quand vous avez par
exemple une famille qui a un mariage, il vont passer par exemple une
journée, parce y'a les enfants, les petits enfants, les machins,
les trucs, et donc, il faut choisir les vêtements, discuter pour chaque
vêtement, , il faut faire les retouches, etc, donc c'est une
activité qui demande certainement beaucoup plus de temps que, heu, que,
heu, le commerce de détail traditionnel, donc, y'a toute cette
activité là qu'elle faisait. Et puis donc, elle supervisait,
donc, le fonctionnement de la
boutique."
[33].
De la même façon, les différences entre
les deux boutiques montrent qu'aux différences de caractères
correspondent des spécialisations commerciales différentes.
À la boutique de Lens, restée vieillotte, sur les créneaux
de l'entre-deux-guerres liés à la clientèle modeste
de mineurs, s'oppose la boutique de Lille, installée sur la Grand
place, au cœur de la métropole régionale, bien plus
bourgeoise, développant un commerce de passage, particulièrement
abondant au moment de la grande braderie et vendant des articles beaucoup plus
variés et «au goût du jour ». La boutique de
Lille est «une vraie » vendant au détail et sans
crédit.
La combinaison des modalités économiques et
affectives au sein de la maisonnée pour marquer la position de l'un
de ses membres est aussi particulièrement patente dans le cas de
l'un des femmes du second fils de Sarah, Denis. Dans les années
quatre-vingt, il se marie pour la seconde fois à une femme qui
reçoit peu d'agrément familial. Totalement extérieure
au monde de l'immigration juive ou polonaise, elle ne donnera pas non plus
d'enfants à Denis. Elle déroge ainsi à deux
critères importants d'intégration familiale. Le couple
divorce aussi rapidement. Mais le temps de ce mariage est marqué par un
épisode commercial qui souligne comment l'exclusion relative de la
famille s'articule à une exclusion relative de la boutique. Au
début des années quatre-vingt, la boutique de Lens commence en
effet à sentir les effets de la crise, tandis que cette épouse
trouve difficilement un emploi. La «famille », sans
qu'il soit possible de déterminer qui exactement, s'accorde
pour lui fournir un emploi dans la boutique, qui, en même temps, avait
pour fonction de sortir la boutique de la crise en la
«modernisant ». Cette tentative a échoué
compte tenu des raisons réelles du déclin du commerce : la
disparition du monde des mineurs conjuguée au développement des
grandes surfaces qui lui faisaient une concurrence fatale.
«Moderniser » en tentant de diversifier les produits,
mais en conservant le principe de la vente à tempérament qui
implique des prix relativement plus élevés que dans d'autres
commerces, et en conservant une localisation qui exclut la vente à une
clientèle de passage était un pari perdu d'avance. Autrement
dit, l'échec de l'intégration de Maria So à sa
belle-famille, coïncide avec un échec commercial dans la boutique de
la maisonnée. Il ne s'agit pas par là de dire que l'un
aurait conditionné l'autre, mais bien de souligner la congruence
des deux, la mission à accomplir ayant été d'autant
plus perdue d'avance que la principale intéressée, Sosche
So, visait aussi peu à changer ses pratiques commerciales
qu'à intégrer cette nouvelle alliée.
Avec le vieillissement des fondateurs de la maisonnée
se pose la question de la transmission du patrimoine commercial,
éventuellement de l'activité. Elle apparaît à
la fois dans les trajectoires professionnelles des deux descendants et dans la
façon dont leurs alliés respectifs sont ou non
intégrés à la famille et à la boutique, bref,
à la maisonnée. L'aîné des descendants,
Jacques, quitte relativement tôt le foyer parental, notamment pour
poursuivre ses études à Paris, à l'IEP dont il sort
diplômé. Au sein de l'IEP, c'est néanmoins la
spécialisation la plus proche du commerce qu'il choisit :
économie finance et non administration publique ou diplomatie. De la
même façon, sa trajectoire professionnelle l'emmène
bien loin de la boutique lensoise, à la tête d'une grande
banque nationalisée dans les années
quatre-vingt
[34]. De la même
façon, l'attachement au mode de fonctionnement en maisonnée
reste prégnant et cette trajectoire sociale largement ascendante ne
s'est pas faite sans attachement à l'activité
première de la famille. Ainsi, Jacques et sa femme ouvrent une boutique
de prêt-à-porter à Paris, au début des années
soixante-dix, soit juste après le décès de son père
et la vente de leur commerce à Lille. Comme s'il s'agissait
effectivement de poursuivre cette activité
parentale
[35]. Mais cette boutique parisienne,
tenue essentiellement par la femme de Jacques, est rapidement fermée.
Enfin, et surtout, la dernière activité professionnelle de Jacques
le place à la tête de sa propre entreprise,
spécialisée dans la fabrication et le commerce
d'emballages
[36]. Si le secteur et la
forme juridique comme la taille de l'entreprise sont très
différents de ceux de la boutique familiale, l'activité
reste cependant similaire, comme si avait eu lieu une transmission de
savoir-faire si ce n'est de patrimoine commercial. Il convient ainsi de
noter qu'il commence son activité d'industriel au moment
où l'activité commerciale de sa tante ainsi que la
santé de cette dernière commencent à décliner
fortement.
Surtout, et bien que n'ayant lui-même apparemment
pas participé directement à l'activité commerciale de
ses parents et de sa tante, il appréhende l'activité
professionnelle de ses propres enfants, au nombre de 4, comme devant se faire
prioritairement dans le cadre de l'entreprise qu'il a fondée.
Si son fils aîné, lui aussi diplômé de l'IEP de
Paris l'y a suivi, ses trois autres enfants n'y ont fait que des
stages, mais qui marquent bien le rôle de l'activité
économique dans les liens familiaux tels que les conçoit le fils
aîné de la maisonnée So. D'une façon
générale, Jacques tend à prétendre reprendre la
place de noyau de la maisonnée So fixé autrefois à Lens. Il
tente ainsi de réunir les membres de la famille lors des fêtes
religieuses, il est le seul des deux frères à posséder une
maison de campagne pour des réunions et des vacances en famille,
là où, autrefois, ce sont sa tante et son père qui
possédaient une maison de campagne dans laquelle l'ensemble de la
famille partait en vacances des années cinquante aux années
soixante-dix.
Sa femme Greta témoigne d'un statut
symétrique à celui de Fred. Malgré sa conversion, elle
n'est jamais totalement intégrée à la famille
(rappelons que les So viennent d'une famille initialement très
pratiquante). Néanmoins, grâce à elle, les fondateurs de la
maisonnée So ont eu leurs premiers petits enfants. C'est
manifestement le critère déterminant qui a permis de la faire
admettre au sein de la famille. Les rôles qui lui sont attribués
dans la boutique sont accordés épisodiquement et par
défaut. Notamment, si elle en devient la gérante dans les
années quatre-vingt, c'est parce qu'aucun autre membre de la
famille ne pouvait ou ne voulait prendre ce rôle.
Le fils plus jeune d'Abraham et de Sarah, Denis, en
devenant professeur des Universités connaît une également
une ascension sociale forte en comparaison de la profession de ses parents. Mais
cette dernière ne l'empêche pas d'entretenir des liens
étroits avec le commerce parental. Tout d'abord, le récit de
son parcours scolaire et surtout des choix d'orientation à
l'Université témoignent des tentatives pour conjuguer cette
ascension, qui implique une rupture avec le milieu familial, à une
certaine continuation de l'activité parentale. Mauvais
élève dans le secondaire, son père aurait envisagé
qu'il soit orienté vers une formation professionnelle dans le
domaine du commerce. Denis redresse finalement ses résultats scolaires et
entre à l'Université. Au lieu de choisir le droit, pour
lequel il dit aujourd'hui qu'il aurait alors eu une
préférence, il opte pour l'économie : il
présente ce choix comme un compromis avec le désir de son
père qui pensait que cette discipline consistait surtout dans la
comptabilité, discipline compatible avec la poursuite du commerce
familial. Que ce récit soit fidèle à ce qui s'est
effectivement passé à cette époque, ou qu'il soit
plutôt significatif d'une reconstruction par Denis d'un
parcours professionnel qui l'a éloigné d'une reprise
du commerce de ses parents revient au même : dans les deux cas, il
s'agit de rendre compatible la rupture impliquée par
l'ascension professionnelle et sociale et une forme de transmission du
patrimoine économique familial.
De plus, Denis participe au commerce lensois tant que ce
dernier conserve une activité réelle, sous des formes
d'implication plus ou moins importante selon les périodes.
Adolescent, il tient ainsi épisodiquement la caisse dans la boutique
parentale à Lille lors des périodes de forte affluence. Jeune
étudiant à l'université de Lille, il tient la
comptabilité
[37], puis, lorsqu'il
devient enseignant et qu'il peut y consacrer moins de temps, une comptable
est recrutée, mais il continue de venir tous les samedi à Lens
pour vérifier son travail et visiter sa grand tante qui, désormais
a perdu son compagnon (décédé en 1987), son frère et
sa belle-sœur (décédés en 1970 et 1984). Les visites
hebdomadaires qu'il effectue durant les années quatre-vingt
manifestent ainsi la conjugaison des activités économiques et des
transactions purement affectives et familiales, ces dernières
s'incarnant également dans le fait qu'il effectue ses visites
accompagné de sa fille, la seule des petits neveux de Sosche à
habiter dans la région. C'est la fréquence de ces visites et
cette double participation à la vie de Sosche qui fait apparaître
Denis comme le
«gentil »
[38], tandis
que Jacques, parti depuis longtemps et installé à Paris avec sa
femme et ses enfants rend des visites beaucoup plus exceptionnelles. Ce dernier
est ainsi perçu par les autres membres de la communauté juive de
Lens de sa génération comme un
«lâcheur »
[39].
Les parcours professionnels des deux descendants de la
maisonnée fondée par Sosche, Abraham So et leurs alliés
apparaissent ainsi comme des formes de transmission de l'activité
économique de cette maisonnée, adaptée à
l'ascension sociale. Cette ascension était sans doute tout autant
prescrite par l'entourage parental que la conservation du commerce
familial.
La dernière étape de la maisonnée, celle
du déclin de l'activité économique, montre sous un
nouvel agencement, l'intrication des relations affectives, privées,
et les relations professionnelles, commerciales.
3) Le déclin, ou
«comment la boutique fournit de nouveaux
alliés »
La période de déclin de la maisonnée est
caractérisée par la conjonction de la maladie de sa fondatrice,
seule de la famille à tenir désormais le commerce familial, et le
déclin commercial proprement dit. Elle présente le paradoxe de la
survie du commerce malgré les deux facteurs, a priori, qui auraient du
conduire à sa fermeture : la mauvaise santé de sa responsable
et les résultats négatifs des ventes. Ce paradoxe repose une fois
de plus sur les relations propres au fonctionnement d'une
maisonnée, où relations privées et relations
économiques sont étroitement imbriquées. Par contraste avec
les deux précédentes, cette dernière étape permet de
souligner comment les ressources ou les éléments a priori
strictement commerciaux vont contribuer à la survie du dernier membre du
groupe fondateur de la maisonnée en France : Sosche.
Le premier élément réside dans le
fonctionnement même du commerce. Tous les membres de la famille
rencontrés s'accordent pour affirmer qu'à partir des
années quatre-vingt, la boutique reste ouverte malgré ses pertes
commerciales dans le seul but de permettre à Sosche de continuer à
résider sur place dans des conditions correspondant à ses
souhaits. Cette dernière refuse en effet de cesser son activité,
et, d'une façon générale, de quitter un lieu dans
lequel elle a toujours habité et travaillé depuis plus de quarante
ans
[40]. Son attachement à la
stabilité de son cadre domestique quotidien va jusqu'à
maintenir son ameublement identique pendant plusieurs décennies. Cette
motivation à conserver le commerce ouvert redouble lorsque la maladie de
Sosche l'oblige à rester alitée. Pour les mêmes
raisons, ses deux neveux s'accordent pour fournir les conditions du
maintien de son lieu de vie qui se superpose à son lieu de travail. La
mise en œuvre de ce projet familial repose sur deux autres formes de mises
à dispositions des ressources liées au commerce. Un premier choix
réside dans le maintien de l'activité commerciale
malgré des pertes croissantes à partir des années
quatre-vingt
[41]. C'est donc un choix
familial qui permet à l'activité économique de se
poursuivre ainsi une dizaine d'année. Ce premier choix en implique
un second. La vieille femme vivant désormais seule sur place, les deux
neveux qui habitent maintenant Paris décident de faire prendre en charge
les soins de leur tante, qui doivent être prodigués jour et nuit,
par toute une équipe de «filles ». Or ces
dernières sont sélectionnées parmi les anciennes
employées de la boutique et les connaissances de ces, et payées
grâce aux revenus provenant de l'activité passé de la
boutique
[42]. La boutique est ainsi mise
à contribution du point financier et et
relationnel
[43] pour permettre à sa
fondatrice de finir ses jours dans des conditions jugées les plus
acceptables par les membres de sa famille
[44].
Cette dernière partie de la vie de la boutique et de sa
fondatrice révèle ainsi, au sens photographique du terme, le type
de relations nouées au fil des décennies précédentes
avec les équipes successives d'employées diverses de la
boutique et éclaire sous un autre jour l'indistinctement relative
des activités commerciales et domestiques au sein de la boutique
lensoise. Tout d'abord, le travail qui est maintenant proposé
relève non plus d'une sphère commerciale, mais strictement
domestique. Il s'agit de surveiller et de tenir compagnie à la
vieille femme jour et nuit, de lui administrer tous les soins médicaux
nécessaires mais aussi les soins quotidiens (toilette, etc...). Les
«filles » auraient d'ailleurs toutes
été recrutées dans l'entourage d'une
employée particulière de Sosche, sa femme de ménage qui par
ailleurs, participait également aux
«tournées » de Fred chez les clients. Son
activité se partageait ainsi entre le commerce et le domicile de
Sosche
[45]. En fait, il s'agit de
remplacer les membres de la famille dans des fonctions qui sont
«traditionnellement » effectuées par les membres
proches de la famille, et, plus généralement depuis plusieurs
décennies, par des institutions spécialisées dans la prise
en charge des personnes âgées dépendantes.
L'arrangement trouvé ici par les neveux de Sosche présente
une originalité particulière : il constitue un
intermédiaire entre une prise en charge complètement
professionnelle à domicile, dispensée par des infirmières
et des aides soignantes professionnelles, et une prise en charge strictement
privée par des parents. Les «filles » ne sont en
effet ni des professionnelles qualifiées pour ce type d'emploi, ni
des parents. Elles sont des personnes affiliées à la
maisonnée par l'activités salariée antérieure
qu'elles ont eu dans la boutique, en contact quotidien avec Sosche, ou par
des relations plus ou moins proches avec d'anciennes employées.
C'est ici le critère d'interconnaissance qui prévaut
sur un critère de qualification professionnelle. Comme si la confiance
nécessaire à l'établissement de ce qui est aussi une
transaction salariale résidait non pas sur la compétence
professionnelle mais sur la confiance de personne à personne. La nature
hybride de ce travail rémunéré se traduit également
par deux autres modalités de leur travail. D'une part, ces
employées sont appelées d'une façon
génériques par les membres de la familles comme «les
filles », c'est-à-dire par un nom dont les usages
familiaux existent, un nom qui dénote une relation familière,
très peu formalisée. D'autre part, certaines de ces
employées effectuent leur travail en famille, gardant leurs propres
enfants pendant qu'elles travaillent pour Sosche, dormant sur place avec
leurs enfants
[46]. La nature des liens
noués par ce travail hybride se manifeste enfin à l'occasion des
préparatifs liés au décès de la vieille femme. Une
partie des «filles » participent ainsi aux
premières dispositions à prendre, de nature religieuse, appliquant
ainsi les prescriptions d'une religion à laquelle aucune
d'entre elles n'est attachée. À l'enterrement
l'assistance est composée en grande partie de ces
employées.
La dernière partie de la vie de la
maisonnée montre ainsi comment les activités commerciales, ou plus
largement économiques, et les relations domestiques, s'entremêlent
au point de tisser des échanges qui ne peuvent pas se réduire
à un flux unilatéral.
Notes
[1] Tous les noms propres
figurent en abréviation afin de conserver une forme
d'anonymat.
[2] Entretien D. S.,
12/12/02.
[3] La vente à
tempérament est une forme de vente à crédit informelle :
les paiements sont échelonnés, et de ce fait, les prix
majorés, sans qu'il y ait crédit au sens bancaire du
terme.
[4] Claire Zalc,
«Immigrants et indépendants. Parcours et contraintes. Les
petits entrepreneurs étrangers dans le département de la Seine
[1919-1939] », Thèse pour le doctorat d'histoire, p.
383-399.
[5] La fratrie des S. est en
effet beaucoup plus large. D'après l'ensemble des entretiens
menés, Sosche et Abraham auraient eu 4 autres frères et
sœurs. Leur nombre exact reste sujet à caution, car tous auraient
disparu au cours de la seconde guerre mondiale. Seule la sœur
aînée, Merscha, a survécu, du fait de son immigration en
Argentine, où elle suit son mari dans les années trente.
[6] 20 08 1929 Extrait du registre d'immatriculation
de la ville de ROUEN (Seine inférieure). Aucun document français
antérieur à cette date n'a été retrouvé,
pour l'instant, dans les archives personnelles de Sosche S.
[7] Né le 9 janvier (ou
avril) 1897 à Sanok. Extrait du registre d'immatriculation de la
Préfecture de police de Paris daté du 13 janvier 1934.
[8] Extrait du registre
d'immatriculation de la Préfecture de police de Paris daté
du 13 janvier 1934. Il déclare être arrivé à Paris en
1923 «pour y exercer la profession de marchand forain ».
Il produit une patente à l'appui de son affirmation.
[9] 25 11 34 certificat de la SA André
Citroën certifiant que S. Abraham a été employé
" dans nos ateliers " du 24 juin 1924 au 16 janvier 1926 en " qualité
de manoeuvre spécialisé ".
[10] Abraham S. est né de père
inconnu. Extrait du registre d'immatriculation de la Préfecture de
police de Paris daté du 13 janvier 1934.
[11] Extrait du registre d'immatriculation
de la Préfecture de police de Paris daté du 13 janvier 1934.
1 10 1938 : quittance de loyer pour le terme à échoir
le 1 01 1939 de A. GORIS et E. BREDIF architectes, 154 rue de la Roquette
paris XI pour Mr S., locataire 57 rue Sedaine à Paris. 26 septembre
1940 pour M. Michaud, M ; XX déclare louer à M ;
Abraham S., demeurant 57 rue Sedaine, paris xi, une " chambre situé
au premier étage à gauche, bâtiment à gauche
de l'immeuble 22 passage des petites écuries à dater de ce
jour et pour un an ". fait 9 place des Etats-Unis, paris XVI°.
1 04 1941 quittance de loyer à M. S. pour le logement 22 passage
des petites écuries, à terme échu le 31 mars 1931.
[12] 20 08 1929 Extrait du registre d'immatriculation
de la ville de ROUEN (Seine inférieure).Déclare être
arrivée le 1 08 1929. Au dos, signalement de changements de résidence
pas tous lisibles : Arrive à ? le 31 03 30, " vu pour
un départ pour Merlebach ....... Le 5 4 30 ; " ................ ;
le 8 4 1930 " ; " vu au départ de Merlebach pour Forbash
le 2 3 31 " ; " vu à l'arrivée de Forbach le
8 5 1931.
11 03 1930 : sur papier libre : PAUL BAUER, " Certifie que
Mlle Sophie S. est restée à mon service d'octobre 1929 à
ce jour en qualité de bonne à tout faire et que j'ai été
très satisfaite de son honnêteté et de ses services.
Rouen " signé : LV (ou CV ?) Bau.
[13] Entretien Denis S, Paris, le 12/12/02.
[14] Une importante source biographique
reste à explorer dans le dossier de demande de naturalisation que
Sosche S. obtient par un décret du 23 mars 1951. D'après une
copie certifiée conforme du décret datée du 6 décembre
1962.
[15] Entretiens Denis So,
Paris, 12/12/02 ; et Jacques So, Paris, 09/12/02.
[16] Entretien Denis So,
Paris, 12/12/03.
[17] Ici encore, on procède par
une sorte d'anachronisme qui pourrait paraître abusif. Il suffira
de le vérifier en consultant les listes du recensement à Lens
en 1936. Il est avéré que Sosche S. et Abraham S. partagent
la même maison après-guerre pendant quelques années
avant que la famille d'Abraham (sa femme et ses deux fils) ne déménagent
à 10 minutes.
[18] Entretien Denis S., Paris, 12/12/02.
[19] Jacques S. Signale en particulier
la collaboration de Sosche So avec une femme originaire du même village
déjà installée en tant que colporteuse à Lens.
[20] Elle se distingue ainsi
de la communauté de Lille, beaucoup plus anceinenement installée,
et de ce fait, en partie laïcisée. Danielle Delmaire,
«Les communautés juives septentrionales 1791-1939. Naissance,
croissance, épanouissement » thèse pour le doctorat
d'histoire, Université de Lille 3, 1998.
[21] Il pourrait s'agir
de M. Bauer qui lui fournit un certificat de travail en 1929 à
Rouen.
[22] «ils avaient une sorte de bazar,
comme on trouve parfois en Bretagne, c'est-à-dire , un endroit qui
est café-restaurant-boucherie-heu-épicerie, vente de tout,
mais c'était du côté de ma mère. » entretien
Denis S, 12/12/02.
[23] Là où les
enfants So seraient 7, les enfants Stras ne sont que 5.
[24] Entretiens Denis So,
Paris, 12/12/02; Judith So, Paris, 08/03/03.
[25] Les sources du registre
du commerce devraient permettre de déterminer l'identité du
propriétaire et le statut juridique de ce premier commerce.
[26] 6 11 1944 :
réponse de la préfecture du Pas de Calais à la demande de
Vve SA –SO 38 rue du Catin, LENS faite le 30 octobre 1944 pour
" reprendre le commerce de tissus ".
[27] Archives privées.
États des factures de fournisseurs. Les archives ne permettent cependant
pas pour l'instant d'établir si ces deux
sociétés existent déjà avant guerre où si
elles sont créées à la Libération.
[28] «Mon
père faisait la navette , mon père faisait la navette, mais mon,
père, en fait, c'était pas un homme de contact avec la
clientèle. Mon père, en fait, c'est lui qui , il a
essayé de développer un commerce de tissus, détail,
demi-gros, à l'étage du magasin de Lille, mais qui lui,
n'a pas marché du tout , donc, il a arrêté assez
rapidement. Lui faisait les deux, en fait, il allait encaisser donc à
Lens, il faisait la boutique de Lens, et il était aussi à
Lille. ». La place d'Abraham So dans l'activité
commerciale est également révélé par le changement
de structure juridique de l'activité de la maisonnée suite
à son décès : «en fait en 1971, quand on a
créé une société avec l'entreprise de ma tante
et de mon père » Entretien Denis So, 12/12/02.
[29] Jacques So, Paris, 09/12/02. D'après
un autre membre de la famille, il serait allemand. Peu d'éléments
sont pour l'instant réunis sur Fred B., mis à part le fait
qu'il aurait été marié avant-guerre en Allemagne et
que toute cette famille aurait disparu.
[30] Rappelons que Fred B. a été
marié et qu'aucun des membres de la famille rencontrés pour
l'enquête ne l'a su avant son décès. Par ailleurs, toute
une correspondance privée conservée témoigne de liens
avec d'autres membres de sa famille dispersés dans le monde. Archives
privées So, carton n°14.
[31] Fred a notamment une soeur résidant
à Paris, où habitent également les enfants et les petits
enfants d'Abraham et de sa femme. Pourtant, ces derniers en connaissent
à peine l'existence, ne l'ont jamais visitée à Paris,
et l'ont rarement côtoyée aux fêtes familiales et religieuses
organisées à Lens, chez Fred, donc. Cette "famille" ne nous
est d'ailleurs mentionnée que sur demande expresse concernant les
parents de Fred. Elle n'est pas signalée spontanément dans
la description de leur propre famille.
[32] La boutique lilloise apparaît
d'autant plus liée à Sara S. que lorsque cette dernière
s'avère incapable de poursuivre son activité en 1966 suite
à un accident cérébral, la boutique est cédée
et son mari rapatrie sa propre activité commerciale sur Lens bien
que couple continue de résider à Lille. Entretien Denis SC,
12/12/02.
[33] Entretien Denis So,
Paris, 12/12:02.
[34] La carrière
professionnelle de Jacques commence en 1963 dans une société de
conseil financier en direction de l'industrie. Dès 1968, il
commence à diriger différentes entreprises, toujours dans le
domaine financier. Parallèlement, il s'investit dans des
organisations professionnelles d'analystes financiers des années soixante
jusqu'au début des années quatre-vingt. Who's who
in France, 1996.
[35] D'après
l'ensemble des entretiens, y compris le sien, il n'a jamais pris une
part active aux commerces de ses parents et de sa tante. Pourtant, dans la
notice biographique qu'il rédige pour le Who's who, il
se déclare gérant de la Compagnie française de service, nom
officiel et de la «boutique » lensoise, de 1970 à
1973. S'agit-il de la boutique de Paris, qui serait alors une succursale
de celle de Lens ? Dans ce cas, le lien entre l'activité
commerciale de sa tante et la sienne ne serait pas uniquement symbolique, mais
également juridique. La création de cette boutique ne
correspondrait pas uniquement à une sorte de fidélité aux
parents, mais serait également la résultante d'une ressource
fournie par les activités professionnelles familiales. De fait, il est
à remarquer que dans la notice biographique du Who'who,
Jacques So ne signale aucune autre activité professionnelle durant cette
même période. Cette gérance s'intercale entre deux
postes importants et occupés durant plusieurs années à la
tête de sociétés financières. Cette gérance
peut ainsi correspondre soit à une tentative, échouée, de
reconversion suggérée par la fin de l'activité paternelle,
soit à une solution à une période de chômage
temporaire, fournie par la boutique de sa famille.
[36] Il commence cette
dernière activité professionnelle en 1986, tout en continuant une
partie de ses activités dans le domaine de la finance. C'est au
début des année quatre-vingt-dix qu'il se consacre
uniquement à son entreprise, devenue un groupe. Les positions
occupées dans diverses associations professionnelles du cartonnage
témoignent de son investissement dans ce nouveau domaine. Who's
who in France, 1996.
[37] «J'ai
tenu la comptabilité de l'entreprise pendant un
moment, », entretien, Denis So, 12/12/02.
[38] Judith So, Paris,
08/03/03.
[39] Entretien
[40] «Ma tante,
elle est restée en bas... elle a eu un accident grave dans les
années 80, en 1982/83, un accident de santé, heu, et, donc elle a
commencé, qui lui a pris des mois et des années, et ensuite elle a
commencé à avoir des difficultés à se
déplacer, mais bon, elle restait en bas. , elle faisait plus grand chose,
mais elle était en bas. Elle est restée en bas
jusqu'à ce qu'elle eu pu plus pu remonter l'escalier.
Et là, elle a arrêté de descendre, mais sinon, elle
s'asseyait derrière la caisse... et... elle faisait plus grand
chose, mais elle restait là. Elle a jamais pris de retraite à vrai
dire. Elle avait plus de 80 ans, là... », entretien Denis So,
12/12/03.
[41] «À
partir de 1980/85, je dirais, j'ai plus très
précisément les chiffres, heu, on a fait des pertes . On a fait
des pertes, donc, qu'on a supportées, mon frère et moi ,
jusqu'en 95, et en 1995, en fait, on a fermé, et on a
licencié tout le personnel , et on a fermé. Tout le personnel,
ça faisait 3/4 personnes ». Entretien Denis So,
12/12/02.
[42] Judith So,
08/03/03.
[43] Le capital relationnel
de la boutique renvoie à trois ensembles distincts : les
fournisseurs, les clients et les employées. C'est de ce dernier
groupe qu'il s'agit. Elles ont toujours été
relativement nombreuses : de 5 à 6 pendant la période faste
jusqu'aux années soixante-dix, puis un minimum de 3 à 4
personnes jusqu'à la fermeture de l'établissement en
1995. Entretien Denis SO, 12/12/02.
[44] Le lien entre le
commerce et le maintien à domicile de sa propriétaire est
peut-être plus étroit encore si les
«filles » sont salariées de la boutique. Il
faudrait déterminer précisément leur mode de
rémunération et le type de contrat de travail ainsi que
l'identité exacte de leur employeur.
[45] Entretien,
[46] L'analyse de cette
dernière configuration de la maisonnée So s'articule ainsi
également à un état du marché de travail lensois
spécifique. Ces femmes sont de jeunes femmes, tôt chargées
de familles, et n'ayant aucune qualification professionnelle leur
permettant de trouver une rémunération par un travail
qualifié. L'emploi proposé dans la maisonnée So
s'ajuste ainsi à leurs compétences qui ne sortent pas du
domaine domestique dans lequel elles sont précocement
cantonnées.