Les juifs originaires d'Afrique du Nord,
acteurs du développement du commerce cacher aujourd'hui.
Itinéraires professionnels et stratégies de localisation (Paris,
19ème )
Lucine Endelstein
Doctorante en Géographie, Laboratoire Migrations internationales,
Territorialités et Identités (UMR6588)
Equipe MIGRINTER, Université de Poitiers
Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers.
Préactes du colloque d'octobre 2003
Dans un contexte de visibilité accrue du fait
religieux dans l'espace public, le commerce cacher s'est
développé de manière spectaculaire en France en quelques
décennies. Pour prendre l'exemple des restaurants, alors
qu'il n'y avait qu'un restaurant cacher en 1961 à
Paris, et quatre en 1971, leur nombre est passé à 79 en 1991 et
à 108 en 2002
[1]. Cette évolution
est identique dans l'ensemble des commerces destinés à la
communauté juive : boucheries, boulangeries, traiteurs,
supermarchés, librairies et boutiques d'objets de culte...
L'essor du commerce cacher est l'une des facettes du dynamisme de la
population juive française revivifiée par l'immigration des
Juifs d'Afrique du Nord à partir des années 1950,
après l'hémorragie de la Seconde Guerre Mondiale : les
tenanciers de ces commerces sont, dans leur immense majorité, originaires
du Maghreb
[2]. C'est parce que ces
commerçants, français de nationalité, sont inscrits dans un
parcours migratoire qu'ils peuvent être étudiés dans
le cadre de ces journées sur les petites entreprises et petits
entrepreneurs étrangers en France.
Il est impossible de parler du développement du
commerce cacher sans expliquer que la complexification des modes de production
alimentaire depuis les années 1960 a rendu nécessaire une
surveillance accrue des produits alimentaires de la part des autorités
rabbiniques
[3]. Alors qu'auparavant seul
l'abattage rituel faisait l'objet d'un étroit
contrôle, c'est aujourd'hui toute la chaîne de
production qui est observée, en raison des innombrables additifs
présents dans les produits, souvent interdits par la loi
hébraïque. Par ailleurs, la surveillance elle-même fait
l'objet de concurrence entre différents courants religieux :
outre le Consistoire, il existe sur Paris trois surveillances qui se veulent
plus strictes, lancées par des rabbins orthodoxes (Rottenberg,
Frankforter, et rabbinat Loubavitch).
A l'échelle locale, cet essor s'exprime de
manière très visible dans certaines rues et certains
quartiers : cet article s'appuie sur une
enquête
[4] menée au cours de
l'été 2003 dans le 19
ème arrondissement de
Paris, dont certains secteurs connaissent une concentration de commerces cachers
exceptionnelle. Nous avons étudié en particulier le secteur de la
rue Manin vers la Porte de Pantin, celui de l'avenue Corentin-Cariou vers
la Villette et celui de l'avenue Secrétan vers les Buttes Chaumont.
Le 19
ème arrondissement représente aujourd'hui
environ le quart des commerces cachers parisiens, qui se sont installés
surtout depuis le milieu des années 1990.
L'apparition du commerce cacher dans l'espace
parisien ainsi que son succès apparent conduisent à
s'interroger sur la place de la religion dans l'essor de ce
commerce, ainsi que sur les rôles respectifs des commerçants et des
consommateurs. L'objet de ce papier est de discuter la tradition
commerçante à laquelle sont censés appartenir les acteurs
du commerce cacher, ainsi que le renouveau religieux censé être
à l'origine de la multiplication de ces commerces.
S'interroger sur les motivations des entrepreneurs pour devenir
indépendants dans le cacher, sur leurs stratégies de localisation
mais aussi sur les nouvelles pratiques de consommation liées à
l'apparition d'un secteur cacher diversifié, permet de saisir
les différentes raisons du succès de ce commerce, entre nouvelles
pratiques religieuses et phénomène de mode.
Le cacher, «un marché à prendre »
En Afrique du Nord, l'immense majorité de la
population active juive vivait de petit commerce, d'artisanat, de
colportage, avant et pendant la colonisation
[5].
C'est également par l'activité commerciale que nombre
d'entre eux se sont insérés dans la société
française lors de leur immigration. Les commerçants du secteur
cacher perpétuent-ils alors une tradition familiale ?. Plus de la
moitié des personnes interrogées sont issues de familles de petits
commerçants, tous secteurs confondus : ils ont parfois
travaillé dans la boutique de leurs parents et ont alors une
expérience du commerce. Mais l'enquête montre que les
nouveaux arrivés dans la profession sont nombreux, du point de vue de
leur formation et de leurs itinéraires professionnels. En effet la
formation de ces commerçants correspond rarement au métier
qu'ils exercent à présent : cinq seulement sur
vingt-quatre ont suivi des études d'hôtellerie ou de
boucherie, les autres ont un niveau d'études secondaire ou ont
suivi une formation totalement éloignée du commerce. Enfin, les
itinéraires professionnels peuvent être classés en trois
catégories :
- ceux qui sont «du métier » : 9 sur les
24 ont déjà travaillé dans le cacher en tant
qu'indépendants ou en tant que salariés avant d'ouvrir
la boutique où ils ont été interrogés
- ceux qui
ont été indépendants ou salariés dans d'autres
secteurs, en exerçant souvent plusieurs petits métiers (dans le
Sentier notamment)
- ceux qui ont fait tout autre chose : de conducteur
de taxi à assistante sociale, en passant par la plomberie.
Le fait que la plupart des commerçants proviennent de
formations et de professions extérieures au commerce démontre
l'attractivité de ce créneau en plein essor, d'autant
plus que pour les deux tiers des commerçants interrogés, il
s'agit de leur première expérience en tant
qu'indépendant. Mais ce sont les motivations des nouveaux
commerçants pour devenir indépendants qui sont le plus
révélatrices de la place de la religion dans l'essor du
commerce cacher, du côté des entrepreneurs. En effet, la conviction
religieuse n'est pas la principale motivation des commerçants pour
s'installer dans le cacher. Là encore, trois profils de
commerçants se distinguent :
- Une minorité a choisi de travailler dans le cacher pour des raisons
religieuses : pour certains d'entre eux, leur retour à la
pratique du judaïsme les a incité à travailler dans le
commerce communautaire[6] en raison des
difficultés qu'ils éprouvaient à pratiquer en
travaillant à l'extérieur (travail le samedi notamment). Ils
sont une minorité, mais ce phénomène témoigne du
rôle du retour à la religion ou
techouva[7] dans le
développement du secteur cacher. D'autres ont toujours
été pratiquants mais ont décidé de contribuer au
développement de l'alimentation cacher pour permettre à
leurs coreligionnaires de «manger cacher ».
- Une
autre minorité des commerçants interrogés sont
passés par des périodes de chômage et ont
décidé de s'installer à leur compte pour y
échapper, ce qui constitue une démarche classique chez les petits
entrepreneurs.
- La plupart des commerçants ont choisi le commerce
cacher en raison du «marché à prendre ». Ce
secteur étant en plein essor, de plus en plus de volontaires
désirent en prendre leur part.
Le fait le plus révélateur de cette
volonté de «prendre un marché » est le
choix que font certains commerçants de demander une surveillance ou
hashgakha orthodoxe. De plus en plus de commerces surveillés par
une autre autorité religieuse que le tribunal rabbinique du Consistoire
(Beth Din) sont ouverts par des tenanciers qui n'appartiennent pas
à une tendance religieuse orthodoxe. Ils disent clairement avoir fait le
choix d'une
hashgakha orthodoxe car elle ouvre la porte à
toute la clientèle juive: en effet, les personnes qui consomment les
produits garantis par le Beth Din peuvent consommer tous les produits cachers,
puisque les autres surveillances sont plus strictes. Mais ce n'est pas le
cas de la clientèle orthodoxe qui ne peut consommer tous les produits
garantis par le Beth Din, en particulier la viande dont la surveillance à
grande échelle est considérée comme de moindre
qualité. C'est cette clientèle qui ne fréquente pas
les autres commerces cachers que désirent attirer les tenanciers des
commerces de
hashgaka orthodoxe. Paradoxalement, il s'agit
d'une spécialisation destinée à attirer une plus
large clientèle.
Ainsi, le succès de ce créneau en pleine
expansion incite de plus en plus de personnes à ouvrir une affaire.
Pourtant leurs liens avec le commerce, et en particulier avec le commerce
d'alimentation sont souvent faibles, et la religion est loin
d'être la motivation principale pour devenir indépendant dans
ce secteur. Les stratégies de localisation des commerces cachers donnent
des indications supplémentaires sur les modes d'expansion de ce
secteur.
II Stratégies de localisation
C'est dans l'Est parisien que la population juive
est la plus nombreuse, depuis les vagues d'immigration d'Europe de
l'Est de l'entre-deux guerres, et le 19
ème
arrondissement n'échappe pas à cette règle. Mais la
particularité du 19
ème par rapport à
d'autres arrondissements de Paris réside dans la concentration
depuis moins de deux décennies d'une population juive religieuse et
sépharade. C'est dans cet endroit de Paris que le judaïsme est
le plus visible et où la vie religieuse est la plus dynamique : il
existe plus de vingt lieux de culte dans l'arrondissement, sans compter
les
minyans[8] chez les particuliers qui
doivent être estimés à plus d'une dizaine. Les
commerces cachers, qui se sont multipliés surtout depuis le milieu de la
décennie 1990, sont donc allés vers la clientèle. Les
commerçants interrogés déclarent qu'ils savaient que
les clients potentiels étaient nombreux dans l'arrondissement.
«On connaît le 19
ème... ».
Si la coïncidence entre la localisation des commerces et
la localisation d'une population juive religieuse s'exprime
à l'échelle de l'arrondissement, le regroupement des
commerces cachers sur des secteurs très limités
révèle des stratégies de localisation classiques : la
concentration est supposée attirer davantage de clientèle. Il
s'agit d'une stratégie de concurrence, mais aussi de
complémentarité entre ces commerces communautaires.
L'exemple de la rue Manin, vers la Porte de Pantin, est
tout à fait emblématique de la naissance de cette concentration
commerciale qui est devenue un secteur «à la
mode ». Cette rue située en marge de l'arrondissement,
dans un secteur où les commerces avaient tendance à fermer, a
été lancée en 1994 : au mois de mars, le patron
d'un supermarché cacher de Créteil propose à ses
voisins tenant une boucherie et une boulangerie cacher, de dédoubler
leurs commerces pour s'installer côte à côte dans la
rue Manin, en saisissant une opportunité de rachat de fonds de commerces.
Au même moment, une pizzeria s'installe à l'angle du
boulevard Serrurier : c'est le Gin Fizz, qui va réellement
lancer le dynamisme de la rue en devenant le point de rencontre des jeunes juifs
de l'Est parisien, proche banlieue incluse. En quelques années,
s'installent deux autres pizzerias, une pâtisserie, un
supermarché, une librairie, une rôtisserie qui laisse ensuite la
place à un fast-food, une boucherie, un restaurant libanais cacher. Il
s'agit aujourd'hui de la rue la plus animée du
19
ème pour la communauté juive, compte tenu de la
complémentarité de ces commerces. Les mêmes
stratégies de localisation ont conduit au regroupement des commerces
cachers dans d'autres rues du 19
ème
arrondissement : rue Petit, avenue Corentin-Cariou, avenue
Secrétan...
Pourtant, la concentration des commerces cachers est devenue
telle que la concurrence est de plus en plus vive. Il semble que certains
secteurs du 19
ème, comme la rue Manin, soit arrivés
à un seuil, bien que de nouveaux commerçants continuent à
s'installer. D'ailleurs, le signe de réussite des commerces
cachers consiste aujourd'hui à se dédoubler dans le
17
ème arrondissement, qui est en train de devenir le dernier
secteur attractif.
Après s'être interrogés sur les
pratiques des entrepreneurs, il est nécessaire de se pencher sur les
pratiques de consommation cacher, afin de comprendre la place de la religion
dans le jeu interactif entre l'offre et la demande. Comment prendre la
mesure du renouveau religieux et du phénomène de mode dans la
consommation accrue de produits cachers et dans la fréquentation des
commerces cachers ? Quel est le rôle des initiatives des
entrepreneurs dans ces nouveaux modes de consommation ?
III Renouveau religieux ou phénomène de
mode ?
Le développement du commerce cacher, tout comme la
multiplication des lieux de culte sont considérés à juste
titre comme une des manifestations du renouveau religieux que connaissent
actuellement les sociétés occidentales, toute religions
confondues. La diffusion des produits cachers assure la permanence ou permet la
renaissance de l'observance religieuse en matière
d'alimentation. S'il est difficile de prendre l'exacte mesure
de la part de continuité ou de résurgence dans le sentiment
religieux, il est possible de déceler de nouvelles pratiques de
consommation et de nouvelles pratiques entrepreneuriales afin de comprendre les
différentes fonctions sociales et religieuses du commerce cacher.
S'interroger sur les raisons du succès du
commerce cacher revient à se demander dans quelle mesure la
multiplication des petits commerces cachers correspond à une politique
d'offre ou à une politique d'adaptation à la
demande. Il semble que les entrepreneurs aient suivi successivement les
deux politiques. Tout d'abord, à l'échelle nationale,
le développement du secteur cacher depuis les années 1960 a
répondu aux besoins d'une population juive d'Afrique du Nord
pour qui l'offre de produits cachers était tout à fait
insuffisante. Après la Seconde Guerre Mondiale, les infrastructures
religieuses et communautaires juives n'ont pas été
reconstruites au même niveau qu'avant-guerre, alors que la
population juive française, en majorité ashkénaze,
était démographiquement réduite et sur la voie de la
laïcisation. Mais ce n'est qu'à partir du début
des années 1980 que le marché cacher s'est étendu de
manière importante et rapide. C'est également à la
fin des années 1970 et au début des années 1980 que
l'on date le phénomène de
techouva ou retour
à la religion, c'est à dire le phénomène
d'adoption de pratiques orthodoxes et ashkénazes de la part
d'une petite fraction de la population juive originaire d'Afrique du
Nord
[9]. On peut donc considérer que les
commerçants dans le cacher ont entrepris une politique d'adaptation
à la demande, étant donné les besoins de la population
juive d'Afrique du Nord désirant observer les lois de la
cacherout[10], qu'il
s'agisse de familles ayant fait, ou non,
«
techouva ». A l'échelle de
l'arrondissement, les familles juives originaires d'Afrique du Nord
se sont installées par vagues successives, au rythme de la
désindustrialisation et de la rénovation du
19
ème arrondissement : en particulier, de nombreuses
familles se sont installées dans les grands ensembles construits vers la
fin des années 1970 dans le sud (Place des Fêtes) et dans le nord
(rue de Flandres) de l'arrondissement. Sachant que la présence
d'une population juive, cliente potentielle, a
précédé l'installation des commerces cachers, on peut
là encore qualifier de politique d'adaptation à la demande
l'initiative des entrepreneurs du cacher.
Cependant, la création de ces commerces n'est pas
sans incidence sur les pratiques de consommation de la population juive. Pour
plusieurs raisons, on peut parler de «politique
d'offre ». Plusieurs aspects du commerce cacher sont en effet
totalement nouveaux par rapport à ce qu'ont connu les Juifs
d'Afrique du Nord dans leurs pays d'origine, et témoignent
d'une adaptation voire d'une «invention » de
la tradition.
En premier lieu, la création d'un secteur cacher
touchant tous les domaines de la consommation alimentaire est un
phénomène nouveau, dû à la complexification des modes
de production alimentaire. Au Maghreb, seule la viande faisait l'objet
d'une surveillance particulière, et la boucherie cachère
était le seul commerce communautaire fréquenté par la
population juive. Si les restaurants cachers étaient
fréquentés par une élite, l'habitude d'aller au
restaurant cacher est née avec leur récente multiplication. Avant
l'existence de ces nombreux restaurants, la plupart des juifs soucieux de
ne pas enfreindre les règles de la cacherout s'autorisaient
à consommer un plat végétarien ou de poisson dans un
restaurant non cacher, mais les plus observants ne fréquentaient jamais
de restaurant non cacher : aller au restaurant est donc devenu pour eux une
possibilité nouvelle. Indéniablement, ces commerces ont
créé une nouvelle clientèle, la clientèle orthodoxe,
même si celle-ci est une minorité de minorité.
D'ailleurs, les diverses surveillances tiennent compte
des différents degrés d'observance des lois alimentaires, et
c'est justement la clientèle la plus observante que les
commerçants tachent de récupérer lorsqu'ils
choisissent les surveillances les plus strictes. Pour les Juifs originaires
d'Afrique du Nord, le fait d'exiger une telle rigueur dans
l'application de la cacherout est nouveau : au Maghreb, la
concurrence entre différentes surveillantes était inexistente. Il
est clair que la multiplicité des surveillances et l'existence de
surveillances orthodoxes créée une habitude et même un
besoin chez la clientèle orthodoxe : puisque les aliments sous
contrôle des rabbinats orthodoxes existent, par acquis de conscience il
est nécessaire de se procurer ces produits. Il faut savoir que les
rivalités entre les différentes surveillances ne résident
pas ou rarement dans de graves accusations de non conformité aux
règles de la cacherout. Les préoccupations des orthodoxes
concernent surtout l'abattage rituel, et ils considèrent que la
surveillance à grande échelle du Beth Din est de moindre
qualité : ils préfèrent une production de viande
cachère plus réduite mais dont la surveillance est plus fiable.
Ainsi la multiplication des commerces d'alimentation cachère, de
restaurants, de boucheries permettent l'évolution des pratiques
religieuses pour une partie de la population juive, dans le sens d'une
observation plus rigoureuse de la loi mosaïque. Sans doute, contribuent-ils
à la résurgence du sentiment religieux.
Enfin, le dernier aspect novateur du commerce cacher
réside dans l'exotisme de nombreux restaurants. S'il est
encore des restaurants de «spécialités
orientales », offrant le traditionnel couscous et les douceurs du
Maghreb, les restaurants à succès n'évoquent en rien
la nostalgie du pays d'origine : restaurants chinois cachers,
japonais, indiens, fast-foods et pizzerias sont les plus
appréciés. Cette véritable mode qu'ont su
créer les entrepreneurs en quelques années exprime le désir
de la part des clients de participer aux modes de consommation de la
société française, tout en conservant un
particularisme. Ces restaurants, lieux de l'entre-soi et lieux de
consommation cosmopolite, révèlent une tension entre universalisme
et particularisme qui traversent les parcours d'intégration des
juifs dans la société française. Il s'agit de prendre
part aux modes de la société environnante tout en respectant les
lois alimentaires hébraïques. Pourtant le souci de
«manger cacher » est parfois secondaire dans la pratique
de fréquentation de ces restaurants : ces derniers jouent le
rôle de lieux de rencontre, surtout pour les jeunes. C'est dans la
manière dont la jeune génération fréquente les
restaurants cachers que réside le véritable
phénomène de mode. Aller dans un restaurant cacher est alors une
pratique sociale, plus que religieuse, et il s'agit de se retrouver dans
le dernier restaurant à la mode qui sait organiser des
«soirées à thème ». Là
encore, l'habitude de fréquenter les restaurants cachers est
à présent créée, même pour une population qui
n'est pas si regardante sur la
cacherout et peut très bien
manger partout ailleurs. C'est bien le dernier aspect qui montre l'
«invention de la tradition » dans les modes de
consommation cacher.
Le développement du commerce cacher se situe
à la croisée de l'effet de mode et du renouveau du
sentiment religieux. Mais le succès de ces commerces doit aussi beaucoup
à la capacité des entrepreneurs à se lancer dans un nouveau
créneau et à tirer parti de
l'hétérogénéité de la clientèle
et de ses pratiques religieuses. De nouvelles pratiques de consommation de
produits cachers et de fréquentation des commerces communautaires ont
été créées, ainsi que de nouvelles
clientèles. Mais d'un autre côté,
l'inexpérimentation d'une grande partie des entrepreneurs et
leur hâte à se lancer dans le créneau du cacher conduit
à douter de la pérennité d'une partie de ces
commerces à long terme. D'ailleurs, tous ne connaissent pas un
franc succès et compte tenu de la concurrence accrue, les fermetures ne
sont pas exceptionnelles. La clientèle étant désormais
créée, tout est affaire de concurrence entre les différents
commerces : trouveront-ils un point d'équilibre entre
l'offre et la demande, ou l'attrait qu'exerce le secteur
cacher pour les candidats à l'indépendance conduira-t-il
à une saturation du secteur ? Pour répondre à cette
question, encore faudrait-il savoir dans quelle mesure la demande de la
population juive n'est pas encore assouvie. Mais la longue durée
dira si la naissance de pratiques religieuses nouvelles l'emporte ou non
sur le phénomène de mode.
Bibliographie
GUILLON, Michelle, TABOADA-LEONETTI, Isabelle, 1986,
Le
triangle de Choisy ; un quartier chinois à Paris. Paris,
L'Harmattan.
HOBSBAWN, Eric, 1993. The invention of Tradition. Cambridge,
Cambridge Universtity Press.
MA MUNG, Emmanuel, 1994, L'entreprenariat ethnique en
France.
Sociologie du travail, vol.26, n°2.
MA MUNG, Emmanuel, SIMON, Gildas, 1990,
Commerçants
maghrébins et asiatiques en France. Masson, coll. Recherches en
Géographie.
NIZARD-BENCHIMOL, Sophie, 1997.
L'économie du
croire, une anthropologie des pratiques alimentaires juives en
modernité. Thèse de doctorat, EHESS.
PODSELVER, Laurence, 2002. La techouva. Nouvelle orthodoxie
juive et conversion interne
. Les Annales, mars-arvil 2002.
RAULIN, Anne, 1988. Espaces marchands et concentrations
urbaines minoritaires. La petite Asie à Paris.
Cahiers internationaux
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RAULIN, Anne, 2000.
L'ethnique est quotidien.
Diasporas, marchés et cultures métropolitaines.
L'Harmattan.
RECHERCHES ET TRAVAUX DE L'INSTITUT d'ETHNOLOGIE,
1985,
Identité alimentaire et altérité culturelle,
Neuchâtel, actes du colloque du 12-13 novembre 1984
TAIEB, Jacques, 1994.
Etre juif au Maghreb à la
veille de la colonisation, Paris, Albin Michel.
TAPIA, Claude, 1986.
Les Juifs sépharades en France
(1965-1985) : études psychologiques et historiques. Paris,
L'Harmattan
ZAFRANI, Haim, 2002.
Juifs d'Andalousie et du
Maghreb, Paris : Maisonneuve et Larose.
Notes
[1] Ces chiffres correspondent
aux restaurants surveillés par le tribunal rabbinique du Consistoire de
Paris, qui constitue la surveillance (hashgara) majoritaire. Au total, il y a
plus de 150 commerces cachers dans Paris en 2003, toutes surveillances
confondues.
[2] Dans notre enquête
(inachevée), sur 24 tenanciers interrogés, la moitié sont
nés en France de parents nés au Maghreb, l'autre
moitié sont nés au Maroc en Algérie ou en Tunisie.
[3] A ce sujet, voir Sophie
Nozard-Benchimol, L'économie du croire, une anthropologie des
pratiques alimentaires juives en modernité. Thèse de doctorat,
EHESS, 1997.
[4] Cette enquête
étant inachevée, nous présentons ici des résultats
susceptibles de modifications. Par ailleurs, l'échantillon de
commerçants enquêtés n'est pas représentatif.
[5] Voir Zafrani H, Juifs
d'Andalousie et du Maghreb, Paris : Maisonneuve et Larose, 2002,
p276 et Taieb J, Etre juif au Maghreb à la veille de la
colonisation, Paris, Albin Michel, 1994. p42.
[6] Voir les définitions
de Guillon M, Taboada-Leonetti, I, Le triangle de Choisy, un quartier chinois
à Paris, CIEMI-L'Harmattan, 1986.
[7]
«Retour » ou «repentance », voir
à ce sujet Podselver L, La techouva. Nouvelle orthodoxie juive et
conversion interne. Les Annales, mars-arvil 2002.
[8] Groupe de dix hommes
nécessaire à la prière collective
[9] Voir Poldselver L, opus
cité
[10] Loi religieuse
alimentaire
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