UNE ECONOMIE DE LA CONFIANCE
Analyse d'une pratique de vente à crédit à Lens, 1952-1995

Maria GRECU

Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers. Préactes du colloque d'octobre 2003

Le terme «crédit » est utilisé dans des domaines très divers. Cependant, souligne-t-on dans l'Encyclopaedia Universalis (France, 1995), toutes les acceptions restent fidèles à l'étymologie latine du mot : «credere, faire crédit, c'est toujours faire confiance... ». Dans Le Nouveau Petit Robert (1993), on trouve quelques expressions comme «accorder / donner / faire crédit à quelqu'un ou à quelque chose » qui renvoient au sens originaire de «croire », autrement dit, «compter sur », «se fier à ». L'usage littéraire du terme fait référence à «l'influence dont jouit une personne ou une chose auprès de quelqu'un, par la confiance qu'elle inspire ». De la même manière, dans le domaine des opérations économiques, «faire crédit » désigne toujours la confiance que l'on accorde à quelqu'un lorsqu'on lui prête de l'argent ou on lui vend sans exiger un paiement immédiat. Bref, parler de crédit, c'est parler de la confiance et d'une certaine période de temps comme moyen de mesure de celle-ci, des relations sociales et des transactions, des dettes matérielles et symboliques et des rapports de force plus ou moins explicites entre les parties impliquées dans l'échange.
Un rapide regard jeté sur le champ sémantique du mot «crédit » soulève, par conséquent, plusieurs problèmes. Nous nous sommes proposé, ainsi, de les comprendre au niveau de leur fonctionnement social concret, en nous interrogeant sur la dynamique et la nature d'une relation de vente à crédit mise en oeuvre dans une boutique de vêtements tenue par une immigrante juive polonaise à Lens (en Pas-de-Calais) pendant une cinquantaine d'années (depuis la fin des années '30 et jusqu'en 1995). Comment a été mis en pratique ce mode d'interaction économique ? Quelle est sa nature et quelles sont les conditions sociales qui sous-tendent son émergence et sa continuité ? Qui sont les clients et quelle est l'évolution des réseaux de clientèle ? Que se joue-t-il en terme d'appartenances et d'identités à travers la transaction marchande ?


1. Quelques repères théoriques sur la pratique de crédit «non institutionnalisé »


Il convient de faire une distinction dès le début entre le crédit institutionnalisé -la vente à terme pratiquée actuellement par les banques ou par les entreprises- et non institutionnalisé, qui ne se fonde pas sur une convention formelle explicite. Nous nous intéresseront au second ; à sa nature, à première vue confuse, faute d'un contrat et d'un encadrement juridique ferme qui la stipulerait.
S'il est inutile d'insister sur la dispersion et la fréquence du premier, il faudrait pourtant souligner que le second est également répandu dans le monde et qu'il prend des formes très diverses. Il suffit pour s'en convaincre de jeter un coup d'œil sur les travaux des économistes sur la question. Timothy Besley, par exemple, rappelle quelques unes de ces formes qui traversent les frontières nationales, voire les continents[1]. Il parle des institutions, mais des «institutions hors marché », qui ne font pas toujours usage des «obligations contractuelles formelles fondées sur un système légal codifié », et qui ont ainsi besoin du support des relations interpersonnelles et du contrôle social du groupe ou de la communauté. Il mentionne les organisations de crédit mutuel (qui assemblent quelques groupes d'individus qui se font crédit entre eux), les coopératives de crédit (qui prêtent de l'argent d'une banque afin de le redistribuer entre les membres), le crédit informel pratiqué entre les individus, les arrangements d'assurance ou le système rotatif des économies (qui naissent dans des contextes d'interconnaissances comme les voisinages ou les groupe de travail), et les associations de crédit mutuel (qui fonctionnent à travers les relations de parenté). Dans sa perspective, la raison qui pousserait les gens à pratiquer ces types de crédit réside dans la pauvreté. L'auteur opère une distinction grossière entre les pays riches et pauvres et souligne que le risque et la protection contre celui-ci ne sont pas les mêmes si l'on habite dans un pays riche ou pauvre. Selon lui, dans le seconde type de pays, le crédit est utilisé comme substitut d'assurance quand les opportunités du marché concernant le partage du risque sont limitées.

Du côté des anthropologues, l'analyse des conditions et des mécanismes de l'émergence d'une pratique du crédit s'enrichit. David Riches met en évidence la dynamique d'un système de marché limité par des facteurs externes au nord du Canada, dans une petite communauté d'eskimos, dont le crédit n'est qu'un des éléments[2]. Il identifie trois sphères d'échange interdépendantes, qui se structurent mutuellement : une sphère du crédit qui sert à la procuration des biens quotidiens, une de la vente/achat au comptant destinée aux produits considérés «de luxe », et une troisième des jeux d'argent qui assurent la conversion des espèces en crédit et à l'inverse. Sur le terrain indonésien, Clifford Geertz développe une démarche qui articule l'analyse des circuits des échanges des objets, des biens, avec celle des personnes et des réseaux impliqués dans ces transactions dans le contexte d'un pasar (bazar)[3]. Il décèle trois mécanismes importants qui sous-tendent et structurent le circuit des biens et services à l'intérieur de ce pasar : un système de prix flexible, une balance complexe des relations de crédit attentivement maîtrisées, et une fragmentation extensive des risques et, implicitement, des marges du profit. Il met en lumière ainsi les réseaux complexes et ramifiés de balance de crédit entre les vendeurs, et il souligne la fonction intégrative du crédit et les rapports de force qui s'établissent entre les vendeurs de grandes et de petites tailles.



2. La relation de crédit : une transaction marchande plus complexe



Force est de constater, contrairement à la dispersion de cette pratique dans le monde, le relatif désintérêt de la part des chercheurs en sciences sociales pour une entreprise de mise à plat conceptuelle concernant la relation de crédit.

Afin d'échapper au Grand Partage et à l'antinomie des paradigmes du don et du marché, Florence Weber, suivant le propos de Pierre Bourdieu, propose l'usage de la notion d' «écart » dans la description des transactions[4]. Il s'agit de l'écart temporel qui sépare le transfert et son contre-transfert. Il serait ainsi «nul », dans le cas d'une transaction marchande, car elle est, en principe, instantanée, «infini » dans ce que les anthropologues anglo-saxons appellent le don pur, soit-il de l'ordre du religieux ou du laïc, et limité ou «observable » dans les différents formes de don et contre don. Quelle serait alors la place de la relation de crédit, vu qu'elle suppose, par définition, une certaine période de temps entre l'achat / la vente d'un bien et le remboursement de la dette ? En laissant de côté explicitement la question de la vente à terme qui exigerait, souligne l'ethnologue, une analyse particulière, Florence Weber considère qu'elle n'est qu'une transaction marchande sous ses deux aspects constitutifs :

  1. «Le bien échangé est évalué indépendamment de la relation entre les personnes qui l'échangent (cette évaluation préalable le rend comparable à d'autres biens de même nature, permettant ainsi d'effectuer une première mise en série) ;
  2. C'est une relation fermée et affectivement neutre où transfert et contre transfert se superposent, en principe instantanément, et épuise le sens de l'interaction. Ces deux traits sont les deux faces d'une même mise entre parenthèses des caractéristiques personnelles des partenaires de l'échange [5] ».

Si on embrasse cette définition, la différence spécifique du mode d'interaction économique basé sur le crédit réside dans la durée de la neutralisation de la dette. Cependant, dans quelques formes du crédit, notamment dans celui dépourvu d'un cadre juridique, on ne peut pas faire abstraction des relations interpersonnelles entre les parties impliquées dans la transaction. On dirait même que cette forme de crédit se distingue de la transaction marchande «pure » par l'encastrement, pour reprendre la terminologie de Mark Granovetter[6], de la relation sociale dans l'échange commercial, qui représente même la condition sine qua non de son fonctionnement. Nous considérons que l'exemple concret de la boutique de Lens constitue un exemple allant dans cette perspective.


Description de la pratique, dynamique et balance du crédit. La petite entreprise de Lens[7]


La petite entreprise de Lens a eu pendant des années une clientèle assez considérable. Sa taille exacte est difficile à évaluer, étant donnée la nature des matériaux des archives de la boutique sur les clients, qui se présentent surtout sous la forme des milliers de fiches personnelles des clients, autrement dit des «Conventions de vente à tempérament » nominales. Les quatre registres des clients couvrant 18 ans – depuis septembre 1952 et jusqu'en 1970 – constituent un point d'appui pour l'estimation du nombre de clients : 4301 entrées (jusqu'au 1er janvier 1970). Ce chiffre désigne le nombre des comptes pendant cette période mais, pourtant, n'est pas équivalent au nombre de clients. De l'analyse d'un échantillon des premiers 301 comptes des registres – ouverts entre le 10 sept 1952 et le 30 sept 1954 – il ressort qu'il existe plusieurs stratégies d'achat de la part des clients. Les durées des comptes varient beaucoup. 229 d'entre eux, soit 76.1%, ont été soldés jusqu'en 1970, dont une partie significative ont été arrêtés la même année de leur ouverture (10,3% en 1952, 12,8% en 1953, 18,2% en 1954). La durée moyenne est de 3 ans, une tendance de croissance se dégageant tout au long du temps[8]. Le nombre des comptes tenus ouverts plus de quatre années est marginal et l'on retrouve seulement huit comptes qui n'ont pas été fermés jusqu'en 1971. Est-ce qu'il faut supposer un renouvellement continu de la clientèle du magasin ? Certainement, car elle augmente et se diversifie au fil du temps (voir le graphique). Cependant, si les clients ferment une fois leur compte, ceci ne signifie pas qu'ils ne reviennent plus par la suite acheter dans le magasin. Ainsi on en retrouve quelques exemples dans notre échantillon. Par conséquent, l'ensemble de 4301 comptes enregistrés dans les cahiers de la boutique couvre à la fois de nouveaux clients et des clients «fidèles », pour ainsi dire. Néanmoins, cette «fidélité » s'exprime différemment si les personnes achètent une ou quelques fois et payent graduellement leurs dettes jusqu'au dernier franc pour ouvrir, par la suite, un autre compte ; ou si elles achètent et versent des sommes d'argent parallèlement, en gardant ainsi, une certaine dette pendant une longue période. Aussi, il faut en déduire des stratégies de contrôle et un rapport de forces différent entre les commerçants et les clients selon la variabilité de cet écart temporel.

Il convient de donner ici quelques points de sociographie de la clientèle. Les conventions nominales de vente à tempérament autant que les registres fournissent des renseignements sur les adresses des personnes qui viennent acheter dans le magasin. On peut observer ainsi que la clientèle des années 1952-1954 est située, dans une très grande mesure, à Lens ou dans les environs (voir la carte). Précisément, cette localisation s'opère, le plus souvent, dans les cités minières de Lens et de sa périphérie. Cette proximité géographique des clients au magasin semble se maintenir tout au long du temps, vu que de l'analyse des Conventions personnelles classées sous l'année 1995 - qui correspondent aux derniers clients du magasin - se dégage une distribution géographique identique. Dans «nos matériaux », figurent également (peu souvent), la profession des personnes et, plus rarement, leurs lieux de travail. Parmi les 61 clients des années «52-54 » dont la profession est marquée dans le registre, 45 sont des mineurs, les autres étant des personnes de condition modeste comme: boulanger, charpentier, ouvrier, zingueur, un seul chef porion et un ingénieur dans le génie civil faisant, en quelque sorte, exception.
Que pourrait-on dire sur la nature de la transaction fondée sur cette pratique de crédit ? D'une part, tous les matériaux d'archives témoignent d'un souci d'abstraction, de rationalisation de ce type d'interaction économique. Les registres et les conventions de vente à tempérament constituent les preuves d'un travail comptable, routinier et bureaucratique, exercé dès le début. Ainsi, toute une série de petites «technologies » sont mises en place pour cela : fiches clients[9], lettres de rappel de paiement gradués[10]...
Pour reprendre l'idée de Florence Weber[11], il s'agit d'un souci d'élaboration de différentes techniques «pour mettre entre parenthèses les relations interpersonnelles », d'une transaction marchande «cristallisée dans un cadre matériel qui l'abstrait de son contexte interpersonnel ». Cependant, faute d'un cadre juridique[12] qui règle d'une manière précise les interactions entre les clients et les commerçants de la boutique, celles-ci reposent sur les relations interpersonnelles entre les deux parties impliquées dans l'échange. Les risques engendrés par la vente à crédit sont grands et le taux des clients remis à l'huissier en témoigne (environ 20% des clients des années 1952-1954). Comme l'un des neveux de la tenancière, qui a tenu le magasin, l'affirme dans un entretien, les clients qui ne voulaient pas payer leurs dettes étaient nombreux et il était difficile de les obliger à régler leur compte même sous la menace du recours à un huissier. La relation de crédit s'inscrit et repose alors sur un investissement dans des formes de relations interpersonnelles toujours à entretenir pour instaurer cette «confiance » entre le créditeur et le client. Comme l'a indiqué Bourdieu, la domination, ici, n'est pas médiatisée mais au contraire quotidiennement définie et redéfinie à partir de petites pratiques et technologies ayant pour but de s'assurer de l'état de la relation entre les protagonistes[13].

Dans la sociologie anglo-saxonne une distinction s'opère entre «confiance décidée » (trust) et «confiance assurée » (confidence). La première serait :

Ce qui est nécessaire quand nous ne pouvons pas connaître l'autre, i.e., quand nous ne sommes pas en mesure de lui attribuer un comportement ou de le prédire, parce que soit a) il n'existe aucun système au sein duquel des sanctions pourraient être imposées, soit b) on ne trouve aucun élément de familiarité ou de similitude permettant une telle attribution ou une telle prédiction [14].

Au contraire, la deuxième supposerait une certaine anticipation ou prédiction et un certain contrôle des comportements :

La confiance assurée, de même que la connaissance qui lui est nécessaire, se base sur plusieurs éléments. Elle peut se fonder sur la capacité d'imposer des sanctions et sur le fait de savoir que le partenaire d'interaction sait aussi quelle sanction lui sera infligée s'il ne respecte pas les termes d'un accord. Les sanctions peuvent être formelles ou informelles, elles peuvent être étayées sur un réseau complexe d'obligations de parenté ou sur les dispositions de la loi concernant les contrats. Elles peuvent être immédiates ou intergénérationnelles, symboliques ou matérielles. Dans tous les cas, ma confiance assurée s'appuie sur le fait que je sais que les interactions et les échanges sociaux sont établis dans un contexte déterminé, au sein d'un système qui imposera des sanctions en cas de rupture de l'accord (cela est vrai, que les accord soient fondés sur les principes du contrat marchand entre des agents libres ou sur des responsabilités liées au statut dans un groupe de parenté) [15].

Nous faisons l'hypothèse que si une confiance décidée a été nécessaire au début pour la constitution d'une clientèle, elle s'est convertie graduellement dans une confiance assurée dotée des moyens de mesure et de maîtrise des interactions. Le fonctionnement et, en quelque sorte, la réussite du crédit pratiqué par le magasin, reposent ainsi sur plusieurs aspects. D'une part, les capacités des commerçants à s'adapter à une clientèle particulière, avec des caractéristiques et besoins particuliers. De l'autre, sur les diverses stratégies de «fidélisation » de la clientèle fondées sur le maintien d'une confiance assurée.

Ces deux aspects sont en fait totalement liés. En effet la clientèle était principalement constituée de mineurs polonais. Ce réseau avait été constitué avant et après la seconde guerre mondiale à travers le colportage. Ainsi, la tenancière, qui était venue de Pologne au milieu des années 30[16], avait bâti son commerce sur sa «connaissance » des travailleurs polonais et de leur mode de vie. Le colportage, ainsi que la vente de certains produits (par exemple les «draps et édredons polonais »), lui avait permis de se constituer un réseau important de clients dans les cités minières de Lens. La constitution du réseau accomplie, son travail consistait alors (comme la plupart des commerçants) à l'entretenir et le préserver. L'utilisation du système de crédit s'inscrit dans cet enjeu. Dans les archives, on ne retrouve aucune trace de la manière dont l'ouverture du crédit se faisait. Les quelques clients interviewés et deux vendeuses du magasin rappellent que la tenancière exigeait, en principe, des papiers qui attestaient la situation professionnelle ou financière des personnes. Mais en pratique, dit-on, elle acceptait de vendre à crédit à tous ceux qui venaient au magasin, même sans la preuve de leur solvabilité. Les réseaux professionnels, de parentés, de voisinages ont beaucoup contribué à la constitution d'une clientèle et au bon fonctionnement du système de crédit.

Pour les mineurs, il représente un intérêt économique certain, que l'on ne développera pas ici, permettant de pouvoir acheter plusieurs produits en même temps tout en pouvant étaler leur paiement dans le temps. De plus, le crédit est aussi utilisé à l'intérieur des familles par les femmes pour renforcer leur marge de manœuvre dans la gestion quotidienne du budget. En effet, comme nous l'ont expliqué plusieurs vendeuses, les femmes de mineurs achetaient en «cachette » de leur mari. Le système de crédit leur permettait alors d'un côté de masquer l'achat, de l'autre de camoufler les périodes de paiements en «s'arrangeant » avec la tenancière, pour que les encaisseurs passent à des moments où le mari n'était pas là. Autrement dit, la pratique du crédit ne s'inscrit pas seulement comme forme de transaction marchande, elle est aussi ré-instrumentalisée et retraduite à partir de conflits internes aux familles de mineurs polonais sur la gestion du quotidien. Ceci pousse à penser la transaction marchande, pas uniquement comme l'exercice d'une rationalité économique, mais aussi dans les conditions sociales de son exercice.
Cette observation permet aussi de percevoir l'intérêt pour la tenancière d'utiliser le crédit jusqu'en 1995. En effet, si son avantage comparatif ne se fait plus ni sur le type de marchandise, ni sur les prix[17], il repose davantage sur une gestion «patrimoniale » et quotidienne de son réseau de clientèle. Ainsi, paradoxalement, le recours au crédit est un moyen de s'assurer non seulement une dépendance économique du client mais aussi un contact permanent avec lui (ou plutôt elle)[18]. L'enjeu consiste à la mise en place de toute une série d'ajustements pour créer les conditions d'une dépendance économique et «affective ». Ceci passe à travers par exemple, les «petits cadeaux » de fin d'année pour les clients ou encore par des avantages sur les nouveaux produits. Surtout, l'encadrement du client s'opère de façon individualisée. Deux «technologies » illustrent ceci. Tout d'abord, la mise en valeur des produits. Ainsi le magasin est conçu comme une sorte de bazar ou dépôt. De ce fait, les clients sont amenés à fouiller et surtout à demander des conseils ou de l'aide. Intervient alors la tenancière ou la vendeuse qui, en fonction du client (sa «capacité » à payer à temps, ses habitudes vestimentaires, ses ressources financières), dirigent les clients vers tel ou tel produit. Ainsi, jusque dans les années 70, le prix des produits n'était pas indiqué, laissant la possibilité au client de négocier mais aussi et surtout aux vendeuses de le fixer en fonction du client et de ses capacités à payer[19]. La seconde technologie est l'usage et le jeu autour de la langue parlée. En effet, la tenancière, ayant constitué son avantage commercial sur sa «connaissance » des polonais, utilise le polonais comme langue de commerce. De même, elle engagea des vendeuses issues de ce réseau polonais (filles de clients polonais), qui savaient parler le polonais et qui socialement étaient proches des clients.
Il est ainsi, ici, difficile de distinguer ce qui est de l'ordre du personnel et du marchand, tant les deux sont imbriqués et constitutifs l'un de l'autre. La convivialité, la sociabilité ou le caractère «familial » de la boutique, tant évoquée par les vendeuses et les clients interrogés, sont tout à la fois des modes de gestion commerciale mais aussi des modes de relations personnelles entre les différents protagonistes. La transaction marchande et sa répétition dans le temps reposent alors sur une perpétuelle tension entre l'abstraction que requièrent la transaction marchande et les rapports personnels. Le système des encaissements est significatif de cette tension. En effet, pour récupérer les sommes dues par les clients, le conjoint de la tenancière passait régulièrement chez les clients, notamment au moment du versement de la paye. Cette pratique comportait toute une série de techniques et rituels propres à la transaction marchande (remplissage des fiches de crédits, encaissement, présentation des nouveaux produits) mais aussi de formes de relations personnelles (discussions personnelles autour d'un café, relations amicales et parfois amoureuses[20]...). Il est donc intéressant de noter comment la transaction marchande, tout en étant d'une certaine manière «isolée », est aussi retravaillée à partir et avec les relations personnelles.

Par conséquent, «la confiance », entendue comme l'évaluation - à travers différentes pratiques et technologies- de l'état d'une relation et de la dépendance des protagonistes entre eux, joue un rôle extrêmement important dans la relation de crédit. Pourtant, elle n'est pas totale ou non conditionnée, mais limitée et contrôlée, avec ses mesures dans le temps et dans les comportements, car elle est mobilisée autour d'un seul problème : la dette. Comme l'écart temporel dans la transaction marchande de crédit et la dette qu'elle suppose instaurent un déséquilibre des positions dans la relation d'échange, le souci du maintien de la confiance est présent des deux côtés, de la boutique et des clients. Et ce souci va de pair avec tout un ensemble des négociations des marges de la confiance qui, à leur tour, débouchent sur une dynamique complexe des rapports de force. On serait tenté, probablement, de déceler une domination univoque du commerçant par rapport au client, mais, comme le montre très bien Clifford Geertz, aussi bien le premier que le second ont et peuvent exercer leur pouvoir en imposant des sanctions. D'où la «balance du crédit » : « Plus la dette augmente, supposant un volume plus ou moins constant des transactions entre les deux commerçants, plus la position du débiteur devient forte ; plus elle demeure petite, plus la position du créditeur est forte... (...) La question est de garder la balance de crédit ni trop large ni trop petite, par rapport à tout niveau de l'activité commerciale entre deux partenaires »[21].



Pour finir, nous aimerions évoquer l'enjeu que ces transactions marchandes impliquent en terme d'appartenance et d'identité entre des groupes sociaux différents et différenciés. Comme on l'a dit, ce magasin «local » s'inscrit dans un cadre de pratiques et de traditions «importées » de Pologne. Autrement dit, le local s'incarne dans une dimension extra-nationale. On a ainsi vu comment la tenancière joue sur «ses appartenances » multiples dans le cadre de sa boutique. Si, en amont de la vente, elle met d'abord en avant son appartenance à la communauté juive[22] nationale et lensoise[23], lors de la transaction marchande, c'est l'appartenance polonaise qui est mobilisée. On sait d'ailleurs que la tenancière jusqu'à la fermeture de sa boutique mettait un point d'orgue à s'occuper personnellement de ses clients polonais, alors même qu'elle n'aimait pas faire de transactions avec ceux qu'elle appelait «les français ” ou «les arabes ». De même, il est intéressant de noter que la tenancière a refusé, au début des années 80, que l'ensemble du magasin soit modernisé pour ne pas effrayer et perdre sa clientèle «préférée », à savoir les anciennes femmes de mineurs polonais ; ceci quand bien même le magasin connaissait des problèmes économiques importants.
A l'inverse, on peut noter que le réseau «polonais » est resté fidèle, notamment les femmes de mineurs polonais, au magasin alors même qu'économiquement d'autres solutions semblaient plus rentables (grand magasin, grande surface). Et puis, nous ne pouvons éviter l'interrogation sur la relation entre polonais (catholiques) et juifs. Dans les différents entretiens menés à Lens par les membres de l'atelier «Du local au national » au Laboratoire de Sciences Sociales de l'ENS, l'antisémitisme des polonais à l'encontre des juifs fut omniprésent. Il semble que dans les entretiens, cet antisémitisme apparemment religieux (catholiques/juifs) semblaient en fait renvoyer à une opposition socio-économique (ouvriers/ commerçants) avec des trajectoires de réussite différenciées[24]. Ainsi, comme nous l'ont raconté les vendeuses d'origine polonaise, le commerce était désigné comme celui de «la juive ».
Dans ce contexte où les groupes sociaux sont différenciés et assez «cloisonnés », il nous semble que la transaction économique et le magasin deviennent aussi des moments où se jouent les différents clivages sociaux et religieux et où les identités et appartenances se reproduisent, mais aussi se confrontent, se mélangent, ou se redéfinissent.







Notes

[1] Besley, T., «Nonmarket Institutions for Credit and Risk Sharing in Low-Income Countries », The Journal of Economic Perspectives, Vol. 9, Issue 3, 1995, p. 115-116.
[2] «Cash, Credit and Gambling in a Modern Eskimo Economy : Speculations on Origins of Spheres of Economic Exchange », Man, New Series, Vol. 10, Issue 1, 1975, p. 21-33
[3] Geertz, C., Peddlers and Princes. Social Change and Economic Modernization in Two Indonezian Towns, The University of Chicago Press, 1963
[4] «Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie économique après le Grand Partage », Genèses, no. 41, déc. 2000, p. 85-107.
[5] op. cit., p. 87.
[6]Granovetter, M., «Economic Action and Social Structure : The Problem of Embeddedness », American Journal of Sociology, Vol 91, Issue 3, Nov. 1985, p. 481-510
[7] Notre enquête s'appuie : sur les archives (fiches de crédits, factures, lettres de demande de paiement) de cette boutique de vêtements et tissus ainsi que sur des entretiens menés en 2003 auprès de l'entourage familial, d'employés (vendeuses) et de quelques clients.
[8] Les clients qui achètent et versent d'argent fréquemment et qui gardent les comptes ouverts pendant longtemps sont transférés d'une position à l'autre dans les registres (le clients no. 10 en 1952 est transféré au numéro 554 en 1955, par exemple). On a suivi ces «transférés » pendant deux années encore, 1955 et 1956, de sorte que l'on peut observer une croissance de leur nombre par rapport aux deux années d'avant. Si en 1953 il en existe 16, soit 11,35% des clients de cet année, et en 1954, seulement 8, soit 6,66% des comptes enregistrés entre le 1er janvier et le 30 septembre 1954, en 1955, on en retrouve 33 (15,07%) et en 1956, 39 (16,05%). En dehors de deux comptes fermés en 1959, tous les autres ont une durée qui varie de 5 à 15 ans, voire plus (20 de ces comptes sont encore ouverts en 1971).
[9] Une fiche est donnée au client, une autre est gardée par le magasin.
[10] Ainsi, il y a trois type de lettres qui vont du simple rappel du montant dû à la menace de faire intervenir l'huissier de justice.
[11] Weber, F., op., cit.
[12] Mais aussi d'un cadre technique suffisamment élaboré. Par exemple, la petite boutique ne peut pas utiliser le «prélèvement direct » sur le compte courant de ses client.
[13] Bourdieu, P., «Les modes de domination », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°2-3, 1976, p122-132
[14] Seligman, A., «Complexité du rôle, risque et émergence de la confiance », Réseaux. Communication, technologie, société, vol. 19, no. 108, dossier «La confiance » coordonné par L. Quéré, France télécom R&D / Hermes Science Publications, 2001, p. 41.
[15] op., cit., p. 39.
[16] Comme le montre Janine Ponty, beaucoup de juifs polonais, ont «suivi » les mineurs polonais, lorsque ceux-ci sont partis travailler dans toute l'Europe. Ainsi la tenancière du magasin exerçait déjà en Pologne des activités de commerce et de colportage.
[17] Comme le remarquait une cliente, il lui serait autant, voire moins onéreux d'aller dans le centre Leclerc pour acheter ses vêtements, que d'aller dans la boutique.
[18] Ainsi, comme l'expliquent les vendeuses, la consigne était de toujours vendre un produit à un client avant qu'il ait fini de rembourser son crédit, et ainsi, de maintenir “actif” le réseau de clients.
[19] Ici, on voit que la transaction marchande ne repose pas comme l'indique F. Weber sur des individus interchangeables, mais au contraire se module en fonction du rapport entre la tenancière et le client, et surtout selon les capacités de paiement de ce dernier.
[20] Il semble en effet à partir de nos entretiens que l'encaisseur et conjoint de la tenancière était «un coureur de jupon ”, qu' il «plaisait » beaucoup aux clientes.
[21] Geertz, C., op. cit., p. 37.
[22] On sait aussi qu'elle utilisait le yiddish pour parler aux clients d'origines juives.
[23] Cf. l'exposé de Grandemange A. et Steinmetz H, Les fournisseurs d'une petite entreprise étrangère à Lens ( 1945-1960).
[24] En effet comme l'a montré Janine Ponty, en Pologne les juifs étaient plus important dans la classe ouvrière que chez les artisans ou commerçants. In «L'émigration des juifs de Pologne dans l'entre-deux-guerres », Yod, n°23, 1987, p21-40.


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