Le terme «crédit » est
utilisé dans des domaines très divers. Cependant, souligne-t-on
dans l'Encyclopaedia Universalis (France, 1995), toutes les
acceptions restent fidèles à l'étymologie latine du
mot : «credere, faire crédit, c'est
toujours faire confiance... ». Dans Le Nouveau Petit Robert
(1993), on trouve quelques expressions comme «accorder / donner /
faire crédit à quelqu'un ou à quelque
chose » qui renvoient au sens originaire de
«croire », autrement dit, «compter
sur », «se fier à ». L'usage
littéraire du terme fait référence à
«l'influence dont jouit une personne ou une chose
auprès de quelqu'un, par la confiance qu'elle
inspire ». De la même manière, dans le domaine des
opérations économiques, «faire
crédit » désigne toujours la confiance que l'on
accorde à quelqu'un lorsqu'on lui prête de
l'argent ou on lui vend sans exiger un paiement immédiat. Bref,
parler de crédit, c'est parler de la confiance et d'une
certaine période de temps comme moyen de mesure de celle-ci, des
relations sociales et des transactions, des dettes matérielles et
symboliques et des rapports de force plus ou moins explicites entre les parties
impliquées dans l'échange.
Un rapide regard jeté sur le champ sémantique
du mot «crédit » soulève, par
conséquent, plusieurs problèmes. Nous nous sommes proposé,
ainsi, de les comprendre au niveau de leur fonctionnement social concret, en
nous interrogeant sur la dynamique et la nature d'une relation de vente
à crédit mise en oeuvre dans une boutique de vêtements tenue
par une immigrante juive polonaise à Lens (en Pas-de-Calais) pendant une
cinquantaine d'années (depuis la fin des années '30
et jusqu'en 1995). Comment a été mis en pratique ce mode
d'interaction économique ? Quelle est sa nature et quelles sont les
conditions sociales qui sous-tendent son émergence et sa
continuité ? Qui sont les clients et quelle est
l'évolution des réseaux de clientèle ? Que se
joue-t-il en terme d'appartenances et d'identités à
travers la transaction marchande ?
1. Quelques repères théoriques sur la pratique de crédit
«non institutionnalisé »
Il convient de faire une distinction dès le
début entre le crédit institutionnalisé -la vente
à terme pratiquée actuellement par les banques ou par les
entreprises- et non institutionnalisé, qui ne se fonde pas sur une
convention formelle explicite. Nous nous intéresseront au second ;
à sa nature, à première vue confuse, faute d'un
contrat et d'un encadrement juridique ferme qui la stipulerait.
S'il est inutile d'insister sur la dispersion et
la fréquence du premier, il faudrait pourtant souligner que le second est
également répandu dans le monde et qu'il prend des formes
très diverses. Il suffit pour s'en convaincre de jeter un coup
d'œil sur les travaux des économistes sur la question. Timothy
Besley, par exemple, rappelle quelques unes de ces formes qui traversent les
frontières nationales, voire les
continents
[1]. Il parle des institutions, mais
des «institutions hors marché », qui ne font
pas toujours usage des «obligations contractuelles formelles
fondées sur un système légal codifié »,
et qui ont ainsi besoin du support des relations interpersonnelles et du
contrôle social du groupe ou de la communauté. Il mentionne les
organisations de crédit mutuel (qui assemblent quelques groupes
d'individus qui se font crédit entre eux), les coopératives
de crédit (qui prêtent de l'argent d'une banque afin de
le redistribuer entre les membres), le crédit informel pratiqué
entre les individus, les arrangements d'assurance ou le système
rotatif des économies (qui naissent dans des contextes
d'interconnaissances comme les voisinages ou les groupe de travail), et
les associations de crédit mutuel (qui fonctionnent à travers les
relations de parenté). Dans sa perspective, la raison qui pousserait les
gens à pratiquer ces types de crédit réside dans la
pauvreté. L'auteur opère une distinction grossière
entre les pays riches et pauvres et souligne que le risque et la protection
contre celui-ci ne sont pas les mêmes si l'on habite dans un pays
riche ou pauvre. Selon lui, dans le seconde type de pays, le crédit est
utilisé comme substitut d'assurance quand les opportunités
du marché concernant le partage du risque sont limitées.
Du côté des anthropologues, l'analyse des
conditions et des mécanismes de l'émergence d'une
pratique du crédit s'enrichit. David Riches met en évidence
la dynamique d'un système de marché limité par des
facteurs externes au nord du Canada, dans une petite communauté
d'eskimos, dont le crédit n'est qu'un des
éléments
[2]. Il identifie trois
sphères d'échange interdépendantes, qui se
structurent mutuellement : une sphère du crédit qui sert
à la procuration des biens quotidiens, une de la vente/achat au comptant
destinée aux produits considérés «de
luxe », et une troisième des jeux d'argent qui assurent
la conversion des espèces en crédit et à l'inverse.
Sur le terrain indonésien, Clifford Geertz développe une
démarche qui articule l'analyse des circuits des échanges
des objets, des biens, avec celle des personnes et des réseaux
impliqués dans ces transactions dans le contexte d'un
pasar
(bazar)
[3]. Il décèle trois
mécanismes importants qui sous-tendent et structurent le circuit des
biens et services à l'intérieur de ce
pasar : un
système de prix flexible, une balance complexe des relations de
crédit attentivement maîtrisées, et une fragmentation
extensive des risques et, implicitement, des marges du profit. Il met en
lumière ainsi les réseaux complexes et ramifiés de balance
de crédit entre les vendeurs, et il souligne la fonction
intégrative du crédit et les rapports de force qui
s'établissent entre les vendeurs de grandes et de petites tailles.
2. La relation de crédit : une
transaction marchande plus complexe
Force est de constater, contrairement à la dispersion
de cette pratique dans le monde, le relatif désintérêt de la
part des chercheurs en sciences sociales pour une entreprise de mise à
plat conceptuelle concernant la relation de crédit.
Afin d'échapper au
Grand Partage et
à l'antinomie des paradigmes du
don et du
marché, Florence Weber, suivant le propos de Pierre Bourdieu,
propose l'usage de la notion
d' «écart » dans la description des
transactions
[4]. Il s'agit de
l'écart temporel qui sépare le transfert et son
contre-transfert. Il serait ainsi «nul », dans le cas
d'une transaction marchande, car elle est, en principe,
instantanée, «infini » dans ce que les
anthropologues anglo-saxons appellent le
don pur, soit-il de
l'ordre du religieux ou du laïc, et limité ou
«observable » dans les différents formes de don et
contre don. Quelle serait alors la place de la relation de crédit, vu
qu'elle suppose, par définition, une certaine période de
temps entre l'achat / la vente d'un bien et le remboursement de la
dette ? En laissant de côté explicitement la question de la
vente à terme qui exigerait, souligne l'ethnologue, une analyse
particulière, Florence Weber considère qu'elle n'est
qu'une transaction marchande sous ses deux aspects constitutifs :
- «Le bien échangé est évalué
indépendamment de la relation entre les personnes qui
l'échangent (cette évaluation préalable le rend
comparable à d'autres biens de même nature, permettant ainsi
d'effectuer une première mise en série) ;
- C'est une relation fermée et affectivement neutre où
transfert et contre transfert se superposent, en principe instantanément,
et épuise le sens de l'interaction. Ces deux traits sont les deux
faces d'une même mise entre parenthèses des
caractéristiques personnelles des partenaires de
l'échange [5] ».
Si on embrasse cette définition, la différence
spécifique du mode d'interaction économique basé sur
le crédit réside dans la durée de la neutralisation de la
dette. Cependant, dans quelques formes du crédit, notamment dans celui
dépourvu d'un cadre juridique, on ne peut pas faire abstraction des
relations interpersonnelles entre les parties impliquées dans la
transaction. On dirait même que cette forme de crédit se distingue
de la transaction marchande «pure » par
l'
encastrement, pour reprendre la terminologie de Mark
Granovetter
[6], de la relation sociale dans
l'échange commercial, qui représente même la condition
sine qua non de son fonctionnement. Nous considérons que
l'exemple concret de la boutique de Lens constitue un exemple allant dans
cette perspective.
Description de la pratique, dynamique et balance du crédit. La petite
entreprise de Lens[7]
La petite entreprise de Lens a eu pendant des années
une clientèle assez considérable. Sa taille exacte est difficile
à évaluer, étant donnée la nature des
matériaux des archives de la boutique sur les clients, qui se
présentent surtout sous la forme des milliers de fiches personnelles des
clients, autrement dit des «
Conventions de vente à
tempérament » nominales. Les quatre registres des clients
couvrant 18 ans – depuis septembre 1952 et jusqu'en 1970 –
constituent un point d'appui pour l'estimation du nombre de
clients : 4301 entrées (jusqu'au 1
er janvier 1970).
Ce chiffre désigne le nombre des comptes pendant cette période
mais, pourtant, n'est pas équivalent au nombre de clients. De
l'analyse d'un échantillon des premiers 301 comptes des
registres – ouverts entre le 10 sept 1952 et le 30 sept 1954 – il
ressort qu'il existe plusieurs stratégies d'achat de la part
des clients. Les durées des comptes varient beaucoup. 229 d'entre
eux, soit 76.1%, ont été soldés jusqu'en 1970, dont
une partie significative ont été arrêtés la
même année de leur ouverture (10,3% en 1952, 12,8% en 1953, 18,2%
en 1954). La durée moyenne est de 3 ans, une tendance de croissance se
dégageant tout au long du temps
[8]. Le
nombre des comptes tenus ouverts plus de quatre années est marginal et
l'on retrouve seulement huit comptes qui n'ont pas été
fermés jusqu'en 1971. Est-ce qu'il faut supposer un
renouvellement continu de la clientèle du magasin ? Certainement,
car elle augmente et se diversifie au fil du temps (voir le graphique).
Cependant, si les clients ferment une fois leur compte, ceci ne signifie pas
qu'ils ne reviennent plus par la suite acheter dans le magasin. Ainsi on
en retrouve quelques exemples dans notre échantillon. Par
conséquent, l'ensemble de 4301 comptes enregistrés dans les
cahiers de la boutique couvre à la fois de nouveaux clients et des
clients «fidèles », pour ainsi
dire. Néanmoins, cette
«fidélité » s'exprime
différemment si les personnes achètent une ou quelques fois et
payent graduellement leurs dettes jusqu'au dernier franc pour ouvrir, par
la suite, un autre compte ; ou si elles achètent et versent des
sommes d'argent parallèlement, en gardant ainsi, une certaine dette
pendant une longue période. Aussi, il faut en déduire des
stratégies de contrôle et un rapport de forces différent
entre les commerçants et les clients selon la variabilité de cet
écart temporel.
Il convient de donner ici quelques points de sociographie de
la clientèle. Les conventions nominales de vente à
tempérament autant que les registres fournissent des renseignements sur
les adresses des personnes qui viennent acheter dans le magasin. On peut
observer ainsi que la clientèle des années 1952-1954 est
située, dans une très grande mesure, à Lens ou dans les
environs (voir la carte). Précisément, cette localisation
s'opère, le plus souvent, dans les cités minières de
Lens et de sa périphérie. Cette proximité
géographique des clients au magasin semble se maintenir tout au long du
temps, vu que de l'analyse des Conventions personnelles classées
sous l'année 1995 - qui correspondent aux derniers clients du
magasin - se dégage une distribution géographique identique. Dans
«nos matériaux », figurent également (peu
souvent), la profession des personnes et, plus rarement, leurs lieux de
travail. Parmi les 61 clients des années «52-54 »
dont la profession est marquée dans le registre, 45 sont des mineurs, les
autres étant des personnes de condition modeste comme: boulanger,
charpentier, ouvrier, zingueur, un seul chef porion et un ingénieur dans
le génie civil faisant, en quelque sorte, exception.
Que pourrait-on dire sur la nature de la transaction
fondée sur cette pratique de crédit ? D'une part, tous
les matériaux d'archives témoignent d'un souci
d'abstraction, de rationalisation de ce type d'interaction
économique. Les registres et les conventions de vente à
tempérament constituent les preuves d'un travail comptable,
routinier et bureaucratique, exercé dès le début. Ainsi,
toute une série de petites «technologies » sont
mises en place pour cela : fiches
clients
[9], lettres de rappel de paiement
gradués
[10]...
Pour reprendre l'idée de Florence
Weber
[11], il s'agit d'un souci
d'élaboration de différentes techniques «pour
mettre entre parenthèses les relations interpersonnelles »,
d'une transaction marchande «cristallisée dans un cadre
matériel qui l'abstrait de son contexte
interpersonnel ». Cependant, faute d'un cadre
juridique
[12] qui règle d'une
manière précise les interactions entre les clients et les
commerçants de la boutique, celles-ci reposent sur les relations
interpersonnelles entre les deux parties impliquées dans
l'échange. Les risques engendrés par la vente à
crédit sont grands et le taux des clients remis à l'huissier
en témoigne (environ 20% des clients des années 1952-1954). Comme
l'un des neveux de la tenancière, qui a tenu le magasin,
l'affirme dans un entretien, les clients qui ne voulaient pas payer leurs
dettes étaient nombreux et il était difficile de les obliger
à régler leur compte même sous la menace du recours à
un huissier. La relation de crédit s'inscrit et repose alors sur un
investissement dans des formes de relations interpersonnelles toujours à
entretenir pour instaurer cette «confiance » entre le
créditeur et le client. Comme l'a indiqué Bourdieu, la
domination, ici, n'est pas médiatisée mais au contraire
quotidiennement définie et redéfinie à partir de petites
pratiques et technologies ayant pour but de s'assurer de
l'état de la relation entre les
protagonistes
[13].
Dans la sociologie anglo-saxonne une distinction
s'opère entre «confiance
décidée » (
trust) et «confiance
assurée » (
confidence). La première
serait :
Ce qui est nécessaire quand nous ne pouvons pas
connaître l'autre,
i.e., quand nous ne sommes pas en mesure
de lui attribuer un comportement ou de le prédire, parce que soit a) il
n'existe aucun système au sein duquel des sanctions pourraient
être imposées, soit b) on ne trouve aucun élément de
familiarité ou de similitude permettant une telle attribution ou une
telle prédiction
[14].
Au contraire, la deuxième supposerait une certaine
anticipation ou prédiction et un certain contrôle des
comportements :
La confiance assurée, de même que la
connaissance qui lui est nécessaire, se base sur plusieurs
éléments. Elle peut se fonder sur la capacité
d'imposer des sanctions et sur le fait de savoir que le partenaire
d'interaction sait aussi quelle sanction lui sera infligée
s'il ne respecte pas les termes d'un accord. Les sanctions peuvent
être formelles ou informelles, elles peuvent être
étayées sur un réseau complexe d'obligations de
parenté ou sur les dispositions de la loi concernant les contrats. Elles
peuvent être immédiates ou intergénérationnelles,
symboliques ou matérielles. Dans tous les cas, ma confiance
assurée s'appuie sur le fait que je sais que les interactions et
les échanges sociaux sont établis dans un contexte
déterminé, au sein d'un système qui imposera des
sanctions en cas de rupture de l'accord (cela est vrai, que les accord
soient fondés sur les principes du contrat marchand entre des agents
libres ou sur des responsabilités liées au statut dans un groupe
de parenté)
[15].
Nous faisons l'hypothèse que si une confiance
décidée a été nécessaire au début pour
la constitution d'une clientèle, elle s'est convertie
graduellement dans une confiance assurée dotée des moyens de
mesure et de maîtrise des interactions. Le fonctionnement et, en quelque
sorte, la réussite du crédit pratiqué par le magasin,
reposent ainsi sur plusieurs aspects. D'une part, les capacités des
commerçants à s'adapter à une clientèle
particulière, avec des caractéristiques et besoins particuliers.
De l'autre, sur les diverses stratégies de
«fidélisation » de la
clientèle fondées sur le maintien d'une confiance
assurée.
Ces deux aspects sont en fait totalement liés. En
effet la clientèle était principalement constituée de
mineurs polonais. Ce réseau avait été constitué
avant et après la seconde guerre mondiale à travers le colportage.
Ainsi, la tenancière, qui était venue de Pologne au milieu des
années 30
[16], avait bâti son
commerce sur sa «connaissance » des travailleurs polonais
et de leur mode de vie. Le colportage, ainsi que la vente de certains produits
(par exemple les «draps et édredons polonais »),
lui avait permis de se constituer un réseau important de clients dans les
cités minières de Lens. La constitution du réseau
accomplie, son travail consistait alors (comme la plupart des
commerçants) à l'entretenir et le préserver.
L'utilisation du système de crédit s'inscrit dans cet
enjeu. Dans les archives, on ne retrouve aucune trace de la manière dont
l'ouverture du crédit se faisait. Les quelques clients
interviewés et deux vendeuses du magasin rappellent que la
tenancière exigeait, en principe, des papiers qui attestaient la
situation professionnelle ou financière des personnes. Mais en pratique,
dit-on, elle acceptait de vendre à crédit à tous ceux qui
venaient au magasin, même sans la preuve de leur solvabilité. Les
réseaux professionnels, de parentés, de voisinages ont beaucoup
contribué à la constitution d'une clientèle et au bon
fonctionnement du système de crédit.
Pour les mineurs, il représente un intérêt
économique certain, que l'on ne développera pas ici,
permettant de pouvoir acheter plusieurs produits en même temps tout en
pouvant étaler leur paiement dans le temps. De plus, le crédit est
aussi utilisé à l'intérieur des familles par les
femmes pour renforcer leur marge de manœuvre dans la gestion quotidienne du
budget. En effet, comme nous l'ont expliqué plusieurs vendeuses,
les femmes de mineurs achetaient en «
cachette » de
leur mari. Le système de crédit leur permettait alors d'un
côté de masquer l'achat, de l'autre de camoufler les
périodes de paiements en «s'arrangeant »
avec la tenancière, pour que les encaisseurs passent à des moments
où le mari n'était pas là. Autrement dit, la pratique
du crédit ne s'inscrit pas seulement comme forme de transaction
marchande, elle est aussi ré-instrumentalisée et retraduite
à partir de conflits internes aux familles de mineurs polonais sur la
gestion du quotidien. Ceci pousse à penser la transaction marchande, pas
uniquement comme l'exercice d'une rationalité
économique, mais aussi dans les conditions sociales de son exercice.
Cette observation permet aussi de percevoir
l'intérêt pour la tenancière d'utiliser le
crédit jusqu'en 1995. En effet, si son avantage comparatif ne se
fait plus ni sur le type de marchandise, ni sur les
prix
[17], il repose davantage sur une gestion
«patrimoniale » et quotidienne de son réseau de
clientèle. Ainsi, paradoxalement, le recours au crédit est un
moyen de s'assurer non seulement une dépendance économique
du client mais aussi un contact permanent avec lui (ou plutôt
elle)
[18]. L'enjeu consiste à la
mise en place de toute une série d'ajustements pour créer
les conditions d'une dépendance économique et
«affective ». Ceci passe à travers par exemple,
les «petits cadeaux » de fin d'année pour
les clients ou encore par des avantages sur les nouveaux produits. Surtout,
l'encadrement du client s'opère de façon
individualisée. Deux «technologies » illustrent
ceci. Tout d'abord, la mise en valeur des produits. Ainsi le magasin est
conçu comme une sorte de bazar ou dépôt. De ce fait, les
clients sont amenés à fouiller et surtout à demander des
conseils ou de l'aide. Intervient alors la tenancière ou la
vendeuse qui, en fonction du client (sa
«capacité » à payer à temps, ses
habitudes vestimentaires, ses ressources financières), dirigent les
clients vers tel ou tel produit. Ainsi, jusque dans les années 70, le
prix des produits n'était pas indiqué, laissant la
possibilité au client de négocier mais aussi et surtout aux
vendeuses de le fixer en fonction du client et de ses capacités à
payer
[19]. La seconde technologie est
l'usage et le jeu autour de la langue parlée. En effet, la
tenancière, ayant constitué son avantage commercial sur sa
«connaissance » des polonais, utilise le polonais comme
langue de commerce. De même, elle engagea des vendeuses issues de ce
réseau polonais (filles de clients polonais), qui savaient parler le
polonais et qui socialement étaient proches des clients.
Il est ainsi, ici, difficile de distinguer ce qui est de
l'ordre du personnel et du marchand, tant les deux sont imbriqués
et constitutifs l'un de l'autre. La convivialité, la
sociabilité ou le caractère «familial » de
la boutique, tant évoquée par les vendeuses et les clients
interrogés, sont tout à la fois des modes de gestion commerciale
mais aussi des modes de relations personnelles entre les différents
protagonistes. La transaction marchande et sa répétition dans le
temps reposent alors sur une perpétuelle tension entre
l'abstraction que requièrent la transaction marchande et les
rapports personnels. Le système des encaissements est significatif de
cette tension. En effet, pour récupérer les sommes dues par les
clients, le conjoint de la tenancière passait régulièrement
chez les clients, notamment au moment du versement de la paye. Cette pratique
comportait toute une série de techniques et rituels propres à la
transaction marchande (remplissage des fiches de crédits, encaissement,
présentation des nouveaux produits) mais aussi de formes de relations
personnelles (discussions personnelles autour d'un café, relations
amicales et parfois amoureuses
[20]...). Il est
donc intéressant de noter comment la transaction marchande, tout en
étant d'une certaine manière
«isolée », est aussi retravaillée à
partir et avec les relations personnelles.
Par conséquent, «la
confiance », entendue comme l'évaluation - à
travers différentes pratiques et technologies- de l'état
d'une relation et de la dépendance des protagonistes entre eux,
joue un rôle extrêmement important dans la relation de
crédit. Pourtant, elle n'est pas totale ou non conditionnée,
mais limitée et contrôlée, avec ses mesures dans le temps et
dans les comportements, car elle est mobilisée autour d'un seul
problème : la dette. Comme l'écart temporel dans la
transaction marchande de crédit et la dette qu'elle suppose
instaurent un déséquilibre des positions dans la relation
d'échange, le souci du maintien de la confiance est présent
des deux côtés, de la boutique et des clients. Et ce souci va de
pair avec tout un ensemble des négociations des marges de la confiance
qui, à leur tour, débouchent sur une dynamique complexe des
rapports de force. On serait tenté, probablement, de déceler une
domination univoque du commerçant par rapport au client, mais, comme le
montre très bien Clifford Geertz, aussi bien le premier que le second ont
et peuvent exercer leur pouvoir en imposant des sanctions. D'où la
«balance du crédit » : « Plus la
dette augmente, supposant un volume plus ou moins constant des transactions
entre les deux commerçants, plus la position du débiteur devient
forte ; plus elle demeure petite, plus la position du créditeur est
forte... (...) La question est de garder la balance de crédit ni
trop large ni trop petite, par rapport à tout niveau de
l'activité commerciale entre deux
partenaires »
[21].
Pour finir, nous aimerions évoquer
l'enjeu que ces transactions marchandes impliquent en terme
d'appartenance et d'identité entre des groupes sociaux
différents et différenciés. Comme on l'a dit, ce
magasin «local » s'inscrit dans un cadre de
pratiques et de traditions «importées » de
Pologne. Autrement dit, le local s'incarne dans une dimension
extra-nationale. On a ainsi vu comment la tenancière joue sur
«ses appartenances » multiples dans le cadre de sa
boutique. Si, en amont de la vente, elle met d'abord en avant son
appartenance à la communauté
juive
[22] nationale et
lensoise
[23], lors de la transaction marchande,
c'est l'appartenance polonaise qui est mobilisée. On sait
d'ailleurs que la tenancière jusqu'à la fermeture de
sa boutique mettait un point d'orgue à s'occuper
personnellement de ses clients polonais, alors même qu'elle
n'aimait pas faire de transactions avec ceux qu'elle appelait
«
les français ” ou «
les
arabes ». De même, il est intéressant de noter que
la tenancière a refusé, au début des années 80, que
l'ensemble du magasin soit modernisé pour ne pas effrayer et perdre
sa clientèle
«
préférée », à savoir
les anciennes femmes de mineurs polonais ; ceci quand bien même le
magasin connaissait des problèmes économiques importants.
A l'inverse, on peut noter que le réseau
«polonais » est resté fidèle, notamment les
femmes de mineurs polonais, au magasin alors même
qu'économiquement d'autres solutions semblaient plus
rentables (grand magasin, grande surface). Et puis, nous ne pouvons
éviter l'interrogation sur la relation entre polonais (catholiques)
et juifs. Dans les différents entretiens menés à Lens par
les membres de l'atelier «
Du local au
national » au Laboratoire de Sciences Sociales de l'ENS,
l'antisémitisme des polonais à l'encontre des juifs
fut omniprésent. Il semble que dans les entretiens, cet
antisémitisme apparemment religieux (catholiques/juifs) semblaient en
fait renvoyer à une opposition socio-économique (ouvriers/
commerçants) avec des trajectoires de réussite
différenciées
[24]. Ainsi, comme
nous l'ont raconté les vendeuses d'origine polonaise, le
commerce était désigné comme celui de «
la
juive ».
Dans ce contexte où les groupes sociaux sont
différenciés et assez «cloisonnés »,
il nous semble que la transaction économique et le magasin deviennent
aussi des moments où se jouent les différents clivages sociaux et
religieux et où les identités et appartenances se reproduisent,
mais aussi se confrontent, se mélangent, ou se
redéfinissent.
Notes
[1] Besley, T.,
«Nonmarket Institutions for Credit and Risk Sharing in Low-Income
Countries », The Journal of Economic Perspectives, Vol. 9,
Issue 3, 1995, p. 115-116.
[2] «Cash, Credit
and Gambling in a Modern Eskimo Economy : Speculations on Origins of
Spheres of Economic Exchange », Man, New Series, Vol. 10,
Issue 1, 1975, p. 21-33
[3] Geertz, C., Peddlers and
Princes. Social Change and Economic Modernization in Two Indonezian Towns,
The University of Chicago Press, 1963
[4] «Transactions
marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie
économique après le Grand Partage »,
Genèses, no. 41, déc. 2000, p. 85-107.
[5] op. cit., p.
87.
[6]Granovetter, M.,
«Economic Action and Social Structure : The Problem of
Embeddedness », American Journal of Sociology, Vol 91, Issue
3, Nov. 1985, p. 481-510
[7] Notre enquête
s'appuie : sur les archives (fiches de crédits, factures,
lettres de demande de paiement) de cette boutique de vêtements et tissus
ainsi que sur des entretiens menés en 2003 auprès de
l'entourage familial, d'employés (vendeuses) et de quelques
clients.
[8] Les clients qui
achètent et versent d'argent fréquemment et qui gardent les
comptes ouverts pendant longtemps sont transférés d'une
position à l'autre dans les registres (le clients no. 10 en 1952
est transféré au numéro 554 en 1955, par exemple). On a
suivi ces «transférés » pendant deux
années encore, 1955 et 1956, de sorte que l'on peut observer une
croissance de leur nombre par rapport aux deux années d'avant. Si
en 1953 il en existe 16, soit 11,35% des clients de cet année, et en
1954, seulement 8, soit 6,66% des comptes enregistrés entre le
1er janvier et le 30 septembre 1954, en 1955, on en retrouve 33
(15,07%) et en 1956, 39 (16,05%). En dehors de deux comptes fermés en
1959, tous les autres ont une durée qui varie de 5 à 15 ans, voire
plus (20 de ces comptes sont encore ouverts en 1971).
[9] Une fiche est donnée
au client, une autre est gardée par le magasin.
[10] Ainsi, il y a trois type
de lettres qui vont du simple rappel du montant dû à la menace de
faire intervenir l'huissier de justice.
[11] Weber, F., op.,
cit.
[12] Mais aussi d'un
cadre technique suffisamment élaboré. Par exemple, la petite
boutique ne peut pas utiliser le «prélèvement
direct » sur le compte courant de ses client.
[13] Bourdieu, P.,
«Les modes de domination », Actes de la Recherche en
Sciences Sociales, n°2-3, 1976, p122-132
[14] Seligman, A.,
«Complexité du rôle, risque et émergence de la
confiance », Réseaux. Communication, technologie,
société, vol. 19, no. 108, dossier «La
confiance » coordonné par L. Quéré, France
télécom R&D / Hermes Science Publications, 2001, p.
41.
[15] op., cit., p. 39.
[16] Comme le montre Janine
Ponty, beaucoup de juifs polonais, ont «suivi » les
mineurs polonais, lorsque ceux-ci sont partis travailler dans toute
l'Europe. Ainsi la tenancière du magasin exerçait
déjà en Pologne des activités de commerce et de
colportage.
[17] Comme le remarquait une
cliente, il lui serait autant, voire moins onéreux d'aller dans le
centre Leclerc pour acheter ses vêtements, que d'aller dans la
boutique.
[18] Ainsi, comme
l'expliquent les vendeuses, la consigne était de toujours vendre un
produit à un client avant qu'il ait fini de rembourser son
crédit, et ainsi, de maintenir “actif” le réseau de
clients.
[19] Ici, on voit que la
transaction marchande ne repose pas comme l'indique F. Weber sur des
individus interchangeables, mais au contraire se module en fonction du rapport
entre la tenancière et le client, et surtout selon les capacités
de paiement de ce dernier.
[20] Il semble en effet
à partir de nos entretiens que l'encaisseur et conjoint de la
tenancière était «un coureur de
jupon ”, qu' il «plaisait »
beaucoup aux clientes.
[21] Geertz, C., op.
cit., p. 37.
[22] On sait aussi
qu'elle utilisait le yiddish pour parler aux clients d'origines
juives.
[23] Cf.
l'exposé de Grandemange A. et Steinmetz H, Les fournisseurs
d'une petite entreprise étrangère à Lens (
1945-1960).
[24] En effet comme
l'a montré Janine Ponty, en Pologne les juifs étaient plus
important dans la classe ouvrière que chez les artisans ou
commerçants. In «L'émigration des juifs de
Pologne dans l'entre-deux-guerres », Yod, n°23,
1987, p21-40.
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