Les conditions de la recherche
Pour finir cette introduction, quelques mots sur les
conditions de la recherche : j'ai prélevé un
échantillon aléatoire de 121 marchands ambulants dans les archives
AJ38 2889 et suivants, qui correspondent aux dossiers d'aryanisation de
marchands du Marché aux Puces de Saint Ouen.
Dans la grande majorité des cas, ces marchands ont eu
le même administrateur provisoire (AP), Mr Schuttler.
L'intérêt d'avoir un même AP permet
d'entendre une seule voix et de comparer le traitement des cas.
A- Législation
1-a Les tentatives répétées de
catégoriser les marchands ambulants
Du 8 janvier 1941 au 31 décembre 1942, il n'y a
pas eu moins de 6 lois ou décrets portant précisément sur
les marchands ambulants.
Dans un premier temps, l'objectif a été de
permettre le recensement de ces marchands. Ensuite, ces lois et décrets
officialisent l'interdiction d'exercer ce commerce et exigent le
dépôt de l'autorisation d'exercer et de la
médaille éventuelle.
Il est intéressant de remarquer qu'au fil de
1941, les divers communiqués ne sont plus que des
répétitions de cette interdiction et de l'obligation de
déposer les autorisations de commerce. Manifestement, il reste des
marchands juifs en activité.
D'ailleurs, un communiqué de la Préfecture
de Police du 31 juillet se plaint qu'un «
certain nombre
d'entre eux [des marchands]
conservent ces autorisations. Ils
doivent les restituer sans délai ”.
La multiplicité de décrets ces et la
répétition de leur message semble donc témoigner de la
difficulté à saisir et atteindre une population mouvante par
définition.
Par ailleurs, l'étude du vocabulaire est
également intéressante. Les premières lois parlent
généralement de «
tous les forains, nomades,
marchands et brocanteurs ambulants ”.
Ensuite, dans un deuxième BMO du 15 juin, la
Préfecture de Police parle plus précisément des
«
voyageurs de commerce, des colporteurs, des marchands ambulants,
des forains, des brocanteurs, des nomades, des marchands de
quatre-saisons »
Enfin, au fur et à mesure, les dénominations
deviennent encore plus précises : par exemple, le BMO du 26 juin 1941
après avoir rappelé qu'il est interdit à tous les
Juifs d'exercer une profession qui les mette en contact avec le public,
demande que se rendent au Commissariat de leur quartier, «
les
marchand des quatre saisons, les marchands au panier de fleurs coupés,
les petits marchands aux abords des marchés d'articles de Paris,
les marchands de glace et de coco, etc... ».
Cette énumération des métiers très
précise montre à la fois la difficulté de définir
les marchands et la difficulté à se faire entendre de cette
population (certains marchands juifs ne se reconnaîtraient pas sous
l'appellation généraliste de brocanteur ou de
forain)
La difficulté à saisir ces métiers par
nature volatile et très diversifiés n'a rien
d'original : depuis le XIXème siècle, le
législateur a peiné à définir et à encadrer
les métier du commerce ambulant.
De même, ces décrets témoignent aussi
d'une continuité dans la discrimination : certains
métiers ambulants ont été traditionnellement liés
aux étrangers : une note du préfet en 1895 parle d'un
«
assez grand nombre d'individus, dont plusieurs sont de
nationalité étrangère [qui] vendent sur la voie publique
sans être pourvus d'aucune autorisation, des glaces, du coco, ou
d'autres boissons rafraîchissantes » et appelle
à une vigilance accrue de services concernés.
Ainsi Vichy s'inscrit dans cette continuité de la
discrimination.
2-a L'organisation administrative de
l'aryanisation
Au sein du Commissariat aux Affaires juives, la
catégorisation des marchands témoigne aussi de cette
difficulté. Les marchands ambulants sont présents dans deux
sections : la section IC Textile et la section VI Antiquités. Ils
sont donc classés selon le type de produit vendu.
En outre, au sein de la section VI, ils sont
sous-classés par lieu d'exercice (marché du Temple,
marché des Grandes Carrières, Marché des Puces de St
Ouen...).
Cette catégorisation provoque des confusions entre
les deux Sections : telle affaire de marchand forain est traitée dans les
deux sections.
De même, il est relativement fréquent que soient
nommés pour la même affaire 2 Administrateurs provisoires (AP),
voire plus. Par exemple, un AP est nommé pour le Marché aux Puces,
(c'est le cas de Schuttler) et un autre est nommé pour le domicile
(qui le plus souvent n'est pas un commerce mais un domicile personnel
servant aussi d'entrepôt et de remise). Ainsi, dans notre
échantillon, nous trouvons 18 cas de doubles AP et plus ; un
marchand aura même 5 AP alors que son commerce est de modeste
apparence.
3-A le processus sur le terrain
Le processus de l'aryanisation sur le terrain est
relativement bien rodé.
Il se compose des étapes suivantes :
- Résiliation du Registre du
Commerce,
- Résiliation de la
Patente
- Résiliation de la
Location
- Vente du stock quand il
existe, avec acte de
vente
- Prélèvement des
émoulements (environ 300 Francs par affaire liquidée simple, plus
dans le cas d'affaires plus compliquées et plus longues) et de la
participation aux frais sur le montant de la vente
réalisé
- Blocage de ce
montant sur un «compte spécial »
Pour chaque marchand Schuttler ouvre un dossier et y archive
l'ensemble des documents de résiliation.
En sus, il établit pour chacun une fiche de
renseignements en compilant des informations issues des déclarations
d'impôts, de la consultation du registre du Commerce, de la
comptabilité éventuellement et de sa visite auprès des
marchands.
On y trouve ainsi des données sur : la description
rapide du métier, la date de l'entrée dans le métier,
la date de naissance, la nationalité actuelle la nationalité
d'origine en cas de naturalisation, l'adresse personnelle, le
montant de l'inventaire, le montant du loyer, le chiffre d'affaires
realisé par année pour les trois dernières années,
et également le bénéfice realisé, le montant des
impôts, des informations diverses et enfin, un commentaire de
Schuttler.
Ces informations sont plus ou moins lacunaires selon les
individus. Il faut d'ailleurs souligner que les informations sont plus
pauvres sur les commerçants les plus ambulants, ceux qui viennent vendre
sur les trottoirs. Il leur a été plus facile de disparaître
dans demander leur reste, comme Benjamin Marder, à propos duquel
Schuttler écrit :
Le 5/4/1941 à la notification de la
gérance, a refusé de répondre, a ramassé sa valise
et n'est plus reparu sur le marché ».
Ces informations recueillies par Schuttler sont cependant une
manne pour l'historien. Elles permettent sur le plan individuel, de
connaître les conditions d'existence et les pratiques du
métier, mais aussi en croisant les informations, d'obtenir une
photo assez claire des marchands ambulants juifs de ces
années-là.
Qui sont les marchands ?
En ce qui concerne mon échantillon, je ne
résiste pas à la tentation de vous dire, en peu de mots, qui sont
les marchands :
Sur le plan de l'état civil, ils
sont :
- 30% de femmes et 70% d'hommes,
- Naturalisés ou nés
français pour 38 %
- Etrangers : 62% dont majorité de
Polonais (45%), de Russes (22%) et Roumains (12%), et 15% sont de
nationalité indéterminée
- Relativement
âgés, l'âge moyen est de 50,8 ans
- Il ne semble pas
s'agir de professionnels de longue date, car l'âge à la
prise de patente est relativement tardif, âge moyen est de 37
ans
Sur le plan de leurs métiers :
- Ils ne sont pas tous des commerçants, 13 annoncent des formations de
tapissier, tailleur, ébénistes
- Ils sont peu dans les
métiers du meubles comme on pourrait s'attendre au Marché de
Saint Ouen, mais plutôt dans les métiers du vêtements sous
toutes ses formes (cuir, accessoires, lingerie, mercerie, chiffons, chaussures,
chapeaux, sacs à main, que ce soit dans le neuf ou dans le vieux pour
75%...), métiers plus traditionnels des Juifs immigrés
- Il y a
un groupe non négligeable de marchands volants : 21%
- Le CA en
moyenne tourne autour de 50 000 francs, des grandes différences entre des
marchands plutôt aisés sans être riches avec plusieurs stands
et possédant à l'extérieur des boutiques, et des
marchands volants subsistant difficilement.
Destins et effets de l'aryanisation
Le destin de ces marchands nous est connu pour un certain
nombre d'entre eux (environ 50%). Schuttler fait, en effet, chez certains
d'entre eux, des visites après la liquidation pour s'assurer
qu'ils n'ont pas repris d'activité
commerciale.
Sous le titre de «situation actuelle »,
interrogeant la concierge, se rendant sur les lieux, il relève ceux qui
ont été internés (scellés sur l'appartement,
appartement vidé par l'administration allemande) pour 20% (dans _
des cas, ils ont été déportés pendant le Vel'
d'Hiv), ceux qui ont été fusillés (2 cas), et ceux
qui sont à leur domicile à la date de sa visite. Souvent, pour
20%, il note simplement «disparu » sans que l'on
sache s'ils ont pu se cacher ou ont été cueillis au cours
d'une rafle.
Les informations sont parcellaires sur les métiers de
substitution des marchands désormais empêchés
d'exercer leur métier. Dans une toute petite minorité de cas
(5), on apprend qu'il y a eu demande d'exercer un métier
d'artisan, ce qui est refusé dans 3 cas. Une autre information,
dans un seul cas, révèle que le brocanteur Moïse Marcus est
devenu ouvrier.
Pour les autres, c'est la misère, comme en
témoignent une lettre de Mme Feileger, dont le mari a été
interné à Pithiviers, et qui n'a plus de ressources :
l'aîné de ses enfants ne peut plus travailler car son propre
patron a été déporté, le deuxième enfant est
malade. L'AP, qui n'est pas Schuttler, paye le loyer de juillet. Mme
Feileger sera à son tour déportée lors de la Rafle du Vel
d'Hiv.
Les autres tentatives de survie nous sont inconnues, sauf une,
celle de Mme Bialek qui vend en 1942 pour 15.983 francs de marchandises sans en
aviser l'AP. Son action a de graves conséquences : les
acheteurs sont poursuivis, Mme Bialek elle-même arrêtée pour
détournement et emprisonnée à la Caserne rue des Tourelles.
Elle sera ensuite internée ; son mari ira voir Schuttler à
son domicile avant d'être lui-même interné.
B- Analyse, Justification et
Représentations
Au bas de cette fiche d'information et comme conclusion,
Schuttler rédige un commentaire sur la viabilité de
l'affaire et sur un éventuel délai accordé au
marchand pour vendre son stock.
Certes, toutes les affaires du marché de Saint Ouen ou
presque sont condamnées à être liquidées car il
n'est pas possible de vendre le fond de commerce, les places de
marchés n'étant pas cessibles. Seul le stock peut être
vendu et l'emplacement une fois libéré est reloué
à un Aryen.
Cependant, la possibilité d'un délai pour
écouler le stock permet de vendre à un meilleur prix, du moins
laisse t‘il en théorie un peu de temps au marchand pour
s'organiser.
En théorie, car comme l'écrit
ingénument un autre AP, Ergal sur un des rares dossiers qui n'est
pas traité par Schuttler, «
étant donné que
l'affaire précitée est foraine, il y a lieu de la liquider
d'urgence ».
Nous avons particulièrement étudié ce
commentaire. Celui-ci est très important, car il fait entendre la voix de
l'AP. Il nous permet de comprendre de quelle manière Schuttler
analyse le secteur du commerce ambulant, comment éventuellement il
auto-justifie son action et quel est le regard qu'il porte sur le marchand
ambulant juif.
1-b Analyses vagues et contradictoires sur les
commerces
En premier lieu, nous sommes frappés par le laconisme
des commentaires en regard de la richesse des informations recueillies.
D'ailleurs, au fur et à mesure, les commentaires se
réduisent peu à peu autour de la seule expression «non
viable, affaire inutile » avant même de
disparaître.
La deuxième remarque, c'est la difficulté
que nous avons eue à identifier les critères économiques
que Schuttler choisit pour juger de la viabilité d'une
affaire.
Le critère du chiffre d'affaires, par exemple,
n'est pas essentiel pour décider de la viabilité de
l'affaire : par exemple, telle affaire pour un CA de 30 000 Francs
est dite viable tandis qu'une autre avec un CA de même importance ou
même supérieur est à «liquider
d'urgence ».
En général, les commentaires de Schuttler sont
vagues et n'expliquent rien :
«
Affaire avec peu de stock et peu de
liquidité, marche malgré tout, liquidation avec petit
délai ” au sujet de Haim Iancu
Le plus souvent Schuttler se contente de noter quelques
commentaires limités à la simple observation rapide :
«
beaucoup de stock,
stand bien placé,
maison
bien tenue, sérieux ”.
Dans le cas de Salomon Goldstein, on trouve même dans le
même dossier, à quelques pages d'intervalle, des commentaires
contradictoires: d'un côté, la viabilité :
«
Maison tenue par Mr et Mme et leurs fils,
paraissent de bonne foi, maison bien placée » de
l'autre, la non viabilité «
affaire sans
utilité économique, sans personnel, demande fermeture et
liquidation ». On le voit, les critères cités sont
différents d'un jugement à l'autre.
2-b L'honnêteté et la
malhonnêteté supposée
En fait, la viabilité et surtout le délai
éventuellement accordé se joue en fonction de
l'honnêteté ou de la malhonnêteté
supposée du marchand. Les affaires qui donnent lieu à un
délai sont celles qui apparaissent comme honnête et sérieuse
aux yeux de l'AP sans que l'on puisse avoir la preuve de la
viabilité par l'étude d'autres
critères.
On lit ainsi :
- «Petite affaire
honnête, écoulée avec délai » au sujet
de Motel Arm,
chemisier.
- «Affaire
viable travailleur semble honnête » au sujet de Wolf et
Benjamin
Novomiast.
- «Affaire
viable, veuve avec enfants en bas âge, travailleuse » au
sujet de Zlata Gupche
- «Paraît
honnête et de bonne foi » au sujet de Susen Lasjzow
Cependant, les jugements négatifs semblent les plus
courants
- «Me paraît
de mauvaise foi et peu honnête, liquidation la plus
rapide ” au sujet de Rose
Preizman
Le soupçon de malhonnêteté frappe surtout
les bonnes affaires, qui apparaissent comme forcément malhonnêtes
et mensongères.
- «Parait faire un
CA beaucoup plus élevé » au sujet de Barouch
Mandalail
- «Le CA
doit être certainement plus élevé que sa
déclaration » au sujet de Manczyciel
- «Fait beaucoup
d'affaires et donnent l'impression d'en déclarer
très
peu ”
- «Comptabilité
trop bien tenue par un comptable, me donne l'impression de ne de
déclarer que le 1/3 de son CA. Contrôle impossible, traitements de
tous ses achats par intermédiaire ou en sous-main » au
sujet de Maurice
Vajman
- «Maison
pourrait être importante si nous avions pouvoir pour inquisitionner
(sic) » au sujet de
Manowicz
- etc...
On le voit, le vocabulaire est vague et lié au
sentiment : «impression, certainement, parait, doit être,
pourrait être ... »
Ce même soupçon de malhonnêteté, on
le retrouve dans une lettre de Schuttler, adressée au Contrôle des
AP, en date du 29 avril 1941, où il justifie, dans un style lourd et
bourré de fautes d'orthographe, l'aryanisation et sa
mission :
«
Toutes ses entreprises sont inscrites sous le
nom de brocanteur ambulant ou sous échoppe, impôts
insignifiants : Certaines même avec des protections occultes ont des
patentes d'indigents et ne payent aucune taxe, et possèdent des
marchandises ou fonds de beaucoup supérieurs à certains
commerçants normaux. Toutes les affaires se traitent de la main à
la main, aucun contrôle possible, Presque toutes les entreprises font des
bénéfices importants et tous déclarés au minimum
indispensable. (...) Je vous signale la fraude qui a toujours été
faite sur les CA déclarés : Toutes les affaires se faisaient
sans facture d'achat, ni de vente, le contrôle était
impossible et la déclaration était ce que l'entreprise
voulait ”.
On pourrait identifier au travers de ces commentaires les
stéréotypes classiques sur le commerçant juif : le
thème de la malhonnêteté et de la fausseté, le
thème du soupçon, du complot, le thème de la
solidarité entre Juifs, etc...
Mais ce qui est plus étonnant, c'est que le
jugement de Schuttler ne s'applique pas seulement aux marchands juifs,
mais au secteur en général : dans la même lettre,
Schuttler va plus loin et affirme que :
«
D'une manière
générale, je considère les entreprises juives de même
que les autres [non juives]
d'aucune utilité pour la vie
économique : Presque toutes les entreprises, surtout les Juifs font
de l'article neuf, vendu sous le nom d'occasion à un prix
bien souvent supérieur à celui du commerce et que le client
trouverait toujours dans le commerce normal au même
prix ».
C'est donc en général le commerce ambulant
ou de marché qui est malhonnête en soi car il lèse à
la fois le commerçant établi en boutique et le client
final.
Dans ces remarques, on peut trouver un écho des
critiques régulières des commerçants établis face
aux commerçants ambulants. Ces critiques contre les
«braconniers du commerce » atteignent un point culminant
dans les années 20.
Et pourtant, dans les commentaires des affaires, on est loin
de cette vindicte.
Schuttler ne revient qu'une seule fois sur la question
du neuf au sujet de Jules Levy. «
Affaire très viable, pas
de marchandises neuves, paraissent honnêtes et de bonne
foi »
Cependant, il cite deux marchands qui font du neuf, sans pour
autant y ajouter un commentaire négatif.
Toutefois, cette diatribe est intéressante parce
qu'elle pose la question de la personnalité de Schuttler. Qui
est-il ? Est-il un commerçant établi en boutique qui veut
prendre sa revanche sur un secteur concurrentiel ?
Il n'en est jamais question, l'en-tête de
ses courriers portant simplement son nom et son adresse. (Pour information, je
n'ai pas eu accès à son dossier pour
l'instant).
Cependant, on peut noter que dans un cas, il fait acheter par
sa femme, sous son nom de jeune fille, un stock pour un montant de 3035 francs,
montant important en regard des autres ventes.
Le stock, expertisé, n'a rien de remarquable.
Mais peut être y a-t-il supercherie ?
Schuttler serait-il alors un commerçant en boutique qui
s'enrichit auprès des marchands qu'il spolie ?
On remarque également que les marchands qui cumulent
une activité de marchand et d'artisans sont vus d'un meilleur
œil :
- Jules Metch est ainsi
qualifié de «bon ouvrier ébéniste, a
très peu d'achat, ne vend que ce qu'il répare lui
–même ”. Ce jugement très positif est trop
rare pour ne pas être signalé.
Et parmi ceux qui font du commerce, on remarque que ceux qui
sont les plus positivement notés, ne sont pas ceux qui font commerce de
brocante ou de
shmates, commerces sans doute trop sales aux yeux de
l'AP :
- La maison de commerce de matelas
et de sommiers de Fanny Goldstein est qualifiée de «maison
bien tenue » de même que le commerce d'appareils de
chauffage et d'éclairage de Mme
Bernheim
- Me Goussack qui vend de la
quincaillerie, et dont la maison est aussi qualifiée de
«bien tenue » aura en théorie
«une liquidation avec
délai »
3-b Quand le marchand collabore
De même, il semble aussi que la question de la
viabilité et l'enjeu du délai se joue à l'aune
de la collaboration. En effet, l'affaire honnête et sérieuse
est avant tout celle d'un marchand qui collabore à sa propre
aryanisation.
Ainsi, Schuttler note scrupuleusement :
- «Affaire viable,
très bien tenue et propre, parait très honnête et de bonne
foi, bien côté sur le marché, exécute ponctuellement
les instructions données, fait tout ce qu'il peut pour faciliter
notre mission, tenir compte de sa bonne volonté et de sa correction pour
lui accorder des délais ” à propos de Israel
Ventoura
- «Affaire
viable, israélite de bonne composition, attend les
événements avec calme » au sujet de Hersch
Plokine
- «Affaire
viable, femme seule se soumet aux nouvelles lois » à
propos d'Esther
Gager
- «Affaire
sérieuse, personne de bonne volonté, affaire
viable » à propos de Esther
Leber
Au contraire, la résistance à sa mission est
vivement critiquée.
Schuttler se drape dans l'indignation outrée de
celui qui fait son devoir et tient à le faire dans les meilleures
conditions possibles.
- «Non viable, se
refuse à tout renseignement, oppose une inertie complète,
impossibilité d'exécuter la gérance, peu
honnête, pas intéressant et de mauvaise foi, fermeture
immédiate. Essaie de réunir le plus de Juifs possibles pour fonder
un groupement afin de corriger tous les commissaires gérants –
signalé au Commissariat de Police de St Ouen » au sujet de
Joseph Sztanjberg
Et encore
- «affaire viable
mais individu dangereux à surveiller, très mauvaise volonté
à accepter la gérance, essaie à chaque visite
d'ameuter la foule contre le commissaire, j'ai du le faire emmener
au Commissariat de Police pour éviter une bagarre. Etre bas et vulgaires,
lui et sa femme et peu intéressants, ne cherchant que la bataille (que
nous repoussons) et l'émeute. Nous ayant prévenus
qu'il couperait le cou à tous les commissaires
gérants » au sujet de Moise
Gersan.
Dans les deux cas, la liquidation immédiate est
demandée.
Nous voyons bien que ce ne sont pas les critères
économiques mais plutôt les impressions, les relations de personnes
et un jeu de pouvoir qui déterminent la possibilité d'un
délai, délai qui n'est rien d'autre, dans les faits,
qu'une vague promesse.
4-b S'éloigner de
l'économique : la question de l'engagement pendant les
deux dernières guerres franco-allemandes
Enfin, la question de la viabilité et du délai
se décide même selon des critères qui n'ont plus rien
d'économique, c'est-à-dire en fonction des
états de service des marchands dans les deux derniers conflits avec
l'Allemagne.
Schuttler, cette fois aussi, note scrupuleusement. Les
allusions sont nombreuses et témoignent de l'engagement et de
l'intégration des marchands.
- «Engagé
volontaire pour la guerre 1939-40, mobilisé 6 mois au 1er
bataillon Volontaires Etrangers, possède un certificat de bonne conduite
au feu de son chef de bataillon au 18/06/1940, lui accorder le plus long
délai possible pour liquider » au sujet de Joseph
Kape.
- «Ancien
combattant 14-18, mutilé de guerre, 2 frères tués, parents,
grands parents et arrière grands parents français »
à propos de Jules
Lévy
- Affaire non viable,
4 enfants dont un mobilisé en 1940, un autre reformé tuberculose,
une fille malade, liquidation avec délai »
etc...
Au-delà de l'engagement armé, c'est
aussi la durée de la présence sur le sol français et
l'intégration par le biais des mariages :
- «Bonne affaire bien
tenue, deux filles mariées à des Français »
au sujet de Salomon Kwadow.
On le voit, l'annotation
dépasse le seul cadre individuel du marchand, toute la famille est
sollicitée.
On est donc bien loin de l'économique et on en
revient toujours à la question de l'étranger qui
prévaut sur celle de l'entrepreneur.