L'aryanisation économique (1941-1944) : Le cas des commerçants ambulants
Législation, Justification, Représentations.

Céline Leglaive, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociale

Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers. Préactes du colloque d'octobre 2003

Insérer une communication sur les marchands ambulants juifs dans une journée d'études sur les Entrepreneurs étrangers peut surprendre. En effet, les Juifs ne sont pas des étrangers, c'est-à-dire qu'ils ne relèvent pas globalement, comme chacun le sait aujourd'hui, d'une nationalité propre –la nation juive - ou d'une race – la race juive- , mais plutôt d'une définition complexe mêlant la religion, la culture et un sentiment d'appartenance à une histoire commune.
Cependant, le phénomène étudié ce matin, l'aryanisation économique a été une des facettes d'une politique raciale globale, qui entendait faire des Juifs vivant en France, des étrangers de fait. Qu'importe que ces Juifs soient nés en France, qu'ils aient été naturalisés ou qu'ils soient d'autres nationalités, issus principalement des vagues d'immigration en provenance d'Europe orientale ou de l'Empire turc ! Ils deviennent étrangers au corps de la nation, et de ce fait expulsés de tous les plans de la vie sociale, économique et politique.
Ainsi, il ne s'agit plus de traiter une problématique de l'entrepreneur étranger (ou comme on appelle aujourd'hui du travailleur immigré), problématique qui existe a priori et qui repose sur une définition nationale à laquelle adhérent les immigrés eux-mêmes. Au contraire, ici, il s'agit plutôt de faire des entrepreneurs juifs des étrangers a posteriori.
En ce sens, l'aryanisation se propose comme une solution radicale du problème de l'entrepreneur étranger, et plus largement de «l'étrange étranger ». Elle délimite un groupe autour d'une définition raciale, puis le supprime simplement de la vie économique et bientôt de la société et de la vie tout court, en organisant sa déportation.
Avec la disparition même de l'étranger se règle cyniquement et efficacement la problématique de l'entrepreneur étranger.


J'ai été amenée à m'intéresser à l'aryanisation à l'occasion de ma thèse sur les petits marchands ambulants juifs de 1880 à 1950. Les archives de l'aryanisation fournissent des informations très détaillées sur les marchands, sur leurs conditions d'exercice et d'existence.
Mais on ne peut pas, sans doute pour des raisons morales autant qu'historiques, se saisir des informations issues de l'aryanisation, sans se poser la question des conditions de la collecte de cette information et des conséquences de l'aryanisation.
En même temps, la redécouverte des archives de l'aryanisation permet à l'historiographie actuelle de détailler la spoliation économique selon des secteurs d'activité (la banque, les grandes entreprises, les arts...)
A mon tour, j'ai voulu avoir une démarche en profondeur sur les pratiques et le quotidien de cette aryanisation appliquée aux marchands ambulants.



Trois questions ont structuré ma recherche :
La question sectorielle :
  1. Y a t'il une aryanisation spécifique en fonction des métiers du commerce ambulant ? Comment les «aryanisateurs » entreprennent t'ils de saisir la réalité de ces métiers très diversifiés et hautement volatiles ? L'administrateur provisoire est-il un spécialiste du secteur ?
La question de la justification :
  1. Comment, dans la pratique quotidienne de la spoliation, l'administrateur provisoire justifie son action auprès des marchands ? La justification est-elle économique ou purement raciale ?
La question des représentations
  1. Que véhicule l'aryanisation de représentations sur les Juifs, sur les métiers du Juif  et plus généralement sur les métiers du commerce ? Quel est le regard porté sur le marchand juif ?

Dans un premier temps, je passerai en revue les différentes étapes de la législation, puis au travers de l'étude des commentaires émis par l'AP sur les affaires qu'il aryanise, j'identifierai les représentations et une éventuelle justification de sa mission.

Les conditions de la recherche


Pour finir cette introduction, quelques mots sur les conditions de la recherche : j'ai prélevé un échantillon aléatoire de 121 marchands ambulants dans les archives AJ38 2889 et suivants, qui correspondent aux dossiers d'aryanisation de marchands du Marché aux Puces de Saint Ouen.
Dans la grande majorité des cas, ces marchands ont eu le même administrateur provisoire (AP), Mr Schuttler. L'intérêt d'avoir un même AP permet d'entendre une seule voix et de comparer le traitement des cas.

A- Législation


1-a Les tentatives répétées de catégoriser les marchands ambulants

Du 8 janvier 1941 au 31 décembre 1942, il n'y a pas eu moins de 6 lois ou décrets portant précisément sur les marchands ambulants.
Dans un premier temps, l'objectif a été de permettre le recensement de ces marchands. Ensuite, ces lois et décrets officialisent l'interdiction d'exercer ce commerce et exigent le dépôt de l'autorisation d'exercer et de la médaille éventuelle.
Il est intéressant de remarquer qu'au fil de 1941, les divers communiqués ne sont plus que des répétitions de cette interdiction et de l'obligation de déposer les autorisations de commerce. Manifestement, il reste des marchands juifs en activité.
D'ailleurs, un communiqué de la Préfecture de Police du 31 juillet se plaint qu'un «certain nombre d'entre eux [des marchands] conservent ces autorisations. Ils doivent les restituer sans délai ”.
La multiplicité de décrets ces et la répétition de leur message semble donc témoigner de la difficulté à saisir et atteindre une population mouvante par définition.

Par ailleurs, l'étude du vocabulaire est également intéressante. Les premières lois parlent généralement de «tous les forains, nomades, marchands et brocanteurs ambulants ”.
Ensuite, dans un deuxième BMO du 15 juin, la Préfecture de Police parle plus précisément des «voyageurs de commerce, des colporteurs, des marchands ambulants, des forains, des brocanteurs, des nomades, des marchands de quatre-saisons »
Enfin, au fur et à mesure, les dénominations deviennent encore plus précises : par exemple, le BMO du 26 juin 1941 après avoir rappelé qu'il est interdit à tous les Juifs d'exercer une profession qui les mette en contact avec le public, demande que se rendent au Commissariat de leur quartier, «les marchand des quatre saisons, les marchands au panier de fleurs coupés, les petits marchands aux abords des marchés d'articles de Paris, les marchands de glace et de coco, etc... ».
Cette énumération des métiers très précise montre à la fois la difficulté de définir les marchands et la difficulté à se faire entendre de cette population (certains marchands juifs ne se reconnaîtraient pas sous l'appellation généraliste de brocanteur ou de forain)

La difficulté à saisir ces métiers par nature volatile et très diversifiés n'a rien d'original : depuis le XIXème siècle, le législateur a peiné à définir et à encadrer les métier du commerce ambulant.
De même, ces décrets témoignent aussi d'une continuité dans la discrimination : certains métiers ambulants ont été traditionnellement liés aux étrangers : une note du préfet en 1895 parle d'un «assez grand nombre d'individus, dont plusieurs sont de nationalité étrangère [qui] vendent sur la voie publique sans être pourvus d'aucune autorisation, des glaces, du coco, ou d'autres boissons rafraîchissantes » et appelle à une vigilance accrue de services concernés.
Ainsi Vichy s'inscrit dans cette continuité de la discrimination.


2-a L'organisation administrative de l'aryanisation

Au sein du Commissariat aux Affaires juives, la catégorisation des marchands témoigne aussi de cette difficulté. Les marchands ambulants sont présents dans deux sections : la section IC Textile et la section VI Antiquités. Ils sont donc classés selon le type de produit vendu.
En outre, au sein de la section VI, ils sont sous-classés par lieu d'exercice (marché du Temple, marché des Grandes Carrières, Marché des Puces de St Ouen...).
Cette catégorisation provoque des confusions entre les deux Sections : telle affaire de marchand forain est traitée dans les deux sections.
De même, il est relativement fréquent que soient nommés pour la même affaire 2 Administrateurs provisoires (AP), voire plus. Par exemple, un AP est nommé pour le Marché aux Puces, (c'est le cas de Schuttler) et un autre est nommé pour le domicile (qui le plus souvent n'est pas un commerce mais un domicile personnel servant aussi d'entrepôt et de remise). Ainsi, dans notre échantillon, nous trouvons 18 cas de doubles AP et plus ; un marchand aura même 5 AP alors que son commerce est de modeste apparence.


3-A le processus sur le terrain

Le processus de l'aryanisation sur le terrain est relativement bien rodé.
Il se compose des étapes suivantes :
  1. Résiliation du Registre du Commerce,
  2. Résiliation de la Patente
  3. Résiliation de la Location
  4. Vente du stock quand il existe, avec acte de vente
  5. Prélèvement des émoulements (environ 300 Francs par affaire liquidée simple, plus dans le cas d'affaires plus compliquées et plus longues) et de la participation aux frais sur le montant de la vente réalisé
  6. Blocage de ce montant sur un «compte spécial »

Pour chaque marchand Schuttler ouvre un dossier et y archive l'ensemble des documents de résiliation.
En sus, il établit pour chacun une fiche de renseignements en compilant des informations issues des déclarations d'impôts, de la consultation du registre du Commerce, de la comptabilité éventuellement et de sa visite auprès des marchands.

On y trouve ainsi des données sur : la description rapide du métier, la date de l'entrée dans le métier, la date de naissance, la nationalité actuelle la nationalité d'origine en cas de naturalisation, l'adresse personnelle, le montant de l'inventaire, le montant du loyer, le chiffre d'affaires realisé par année pour les trois dernières années, et également le bénéfice realisé, le montant des impôts, des informations diverses et enfin, un commentaire de Schuttler.

Ces informations sont plus ou moins lacunaires selon les individus. Il faut d'ailleurs souligner que les informations sont plus pauvres sur les commerçants les plus ambulants, ceux qui viennent vendre sur les trottoirs. Il leur a été plus facile de disparaître dans demander leur reste, comme Benjamin Marder, à propos duquel Schuttler écrit : Le 5/4/1941 à la notification de la gérance, a refusé de répondre, a ramassé sa valise et n'est plus reparu sur le marché ».

Ces informations recueillies par Schuttler sont cependant une manne pour l'historien. Elles permettent sur le plan individuel, de connaître les conditions d'existence et les pratiques du métier, mais aussi en croisant les informations, d'obtenir une photo assez claire des marchands ambulants juifs de ces années-là.

Qui sont les marchands ?

En ce qui concerne mon échantillon, je ne résiste pas à la tentation de vous dire, en peu de mots, qui sont les marchands :
Sur le plan de l'état civil, ils sont :
Sur le plan de leurs métiers :

Destins et effets de l'aryanisation

Le destin de ces marchands nous est connu pour un certain nombre d'entre eux (environ 50%). Schuttler fait, en effet, chez certains d'entre eux, des visites après la liquidation pour s'assurer qu'ils n'ont pas repris d'activité commerciale.
Sous le titre de «situation actuelle », interrogeant la concierge, se rendant sur les lieux, il relève ceux qui ont été internés (scellés sur l'appartement, appartement vidé par l'administration allemande) pour 20% (dans _ des cas, ils ont été déportés pendant le Vel' d'Hiv), ceux qui ont été fusillés (2 cas), et ceux qui sont à leur domicile à la date de sa visite. Souvent, pour 20%, il note simplement «disparu » sans que l'on sache s'ils ont pu se cacher ou ont été cueillis au cours d'une rafle.

Les informations sont parcellaires sur les métiers de substitution des marchands désormais empêchés d'exercer leur métier. Dans une toute petite minorité de cas (5), on apprend qu'il y a eu demande d'exercer un métier d'artisan, ce qui est refusé dans 3 cas. Une autre information, dans un seul cas, révèle que le brocanteur Moïse Marcus est devenu ouvrier.

Pour les autres, c'est la misère, comme en témoignent une lettre de Mme Feileger, dont le mari a été interné à Pithiviers, et qui n'a plus de ressources : l'aîné de ses enfants ne peut plus travailler car son propre patron a été déporté, le deuxième enfant est malade. L'AP, qui n'est pas Schuttler, paye le loyer de juillet. Mme Feileger sera à son tour déportée lors de la Rafle du Vel d'Hiv.

Les autres tentatives de survie nous sont inconnues, sauf une, celle de Mme Bialek qui vend en 1942 pour 15.983 francs de marchandises sans en aviser l'AP. Son action a de graves conséquences : les acheteurs sont poursuivis, Mme Bialek elle-même arrêtée pour détournement et emprisonnée à la Caserne rue des Tourelles. Elle sera ensuite internée ; son mari ira voir Schuttler à son domicile avant d'être lui-même interné.

B- Analyse, Justification et Représentations




Au bas de cette fiche d'information et comme conclusion, Schuttler rédige un commentaire sur la viabilité de l'affaire et sur un éventuel délai accordé au marchand pour vendre son stock.
Certes, toutes les affaires du marché de Saint Ouen ou presque sont condamnées à être liquidées car il n'est pas possible de vendre le fond de commerce, les places de marchés n'étant pas cessibles. Seul le stock peut être vendu et l'emplacement une fois libéré est reloué à un Aryen.
Cependant, la possibilité d'un délai pour écouler le stock permet de vendre à un meilleur prix, du moins laisse t‘il en théorie un peu de temps au marchand pour s'organiser.
En théorie, car comme l'écrit ingénument un autre AP, Ergal sur un des rares dossiers qui n'est pas traité par Schuttler, «étant donné que l'affaire précitée est foraine, il y a lieu de la liquider d'urgence ».

Nous avons particulièrement étudié ce commentaire. Celui-ci est très important, car il fait entendre la voix de l'AP. Il nous permet de comprendre de quelle manière Schuttler analyse le secteur du commerce ambulant, comment éventuellement il auto-justifie son action et quel est le regard qu'il porte sur le marchand ambulant juif.

1-b Analyses vagues et contradictoires sur les commerces

En premier lieu, nous sommes frappés par le laconisme des commentaires en regard de la richesse des informations recueillies. D'ailleurs, au fur et à mesure, les commentaires se réduisent peu à peu autour de la seule expression «non viable, affaire inutile » avant même de disparaître.
La deuxième remarque, c'est la difficulté que nous avons eue à identifier les critères économiques que Schuttler choisit pour juger de la viabilité d'une affaire.
Le critère du chiffre d'affaires, par exemple, n'est pas essentiel pour décider de la viabilité de l'affaire : par exemple, telle affaire pour un CA de 30 000 Francs est dite viable tandis qu'une autre avec un CA de même importance ou même supérieur est à «liquider d'urgence ».

En général, les commentaires de Schuttler sont vagues et n'expliquent rien :
«Affaire avec peu de stock et peu de liquidité, marche malgré tout, liquidation avec petit délai ” au sujet de Haim Iancu

Le plus souvent Schuttler se contente de noter quelques commentaires limités à la simple observation rapide : «beaucoup de stock, stand bien placé, maison bien tenue, sérieux ”.

Dans le cas de Salomon Goldstein, on trouve même dans le même dossier, à quelques pages d'intervalle, des commentaires contradictoires: d'un côté, la viabilité :
«Maison tenue par Mr et Mme et leurs fils, paraissent de bonne foi, maison bien placée » de l'autre, la non viabilité «affaire sans utilité économique, sans personnel, demande fermeture et liquidation ». On le voit, les critères cités sont différents d'un jugement à l'autre.


2-b L'honnêteté et la malhonnêteté supposée

En fait, la viabilité et surtout le délai éventuellement accordé se joue en fonction de l'honnêteté ou de la malhonnêteté supposée du marchand. Les affaires qui donnent lieu à un délai sont celles qui apparaissent comme honnête et sérieuse aux yeux de l'AP sans que l'on puisse avoir la preuve de la viabilité par l'étude d'autres critères.
On lit ainsi :
  1. «Petite affaire honnête, écoulée avec délai » au sujet de Motel Arm, chemisier.
  2. «Affaire viable travailleur semble honnête » au sujet de Wolf et Benjamin Novomiast.
  3. «Affaire viable, veuve avec enfants en bas âge, travailleuse » au sujet de Zlata Gupche
  4. «Paraît honnête et de bonne foi » au sujet de Susen Lasjzow

Cependant, les jugements négatifs semblent les plus courants
  1. «Me paraît de mauvaise foi et peu honnête, liquidation la plus rapide ” au sujet de Rose Preizman

Le soupçon de malhonnêteté frappe surtout les bonnes affaires, qui apparaissent comme forcément malhonnêtes et mensongères.
  1. «Parait faire un CA beaucoup plus élevé » au sujet de Barouch Mandalail
  2. «Le CA doit être certainement plus élevé que sa déclaration » au sujet de Manczyciel
  3. «Fait beaucoup d'affaires et donnent l'impression d'en déclarer très peu 
  4. «Comptabilité trop bien tenue par un comptable, me donne l'impression de ne de déclarer que le 1/3 de son CA. Contrôle impossible, traitements de tous ses achats par intermédiaire ou en sous-main » au sujet de Maurice Vajman
  5. «Maison pourrait être importante si nous avions pouvoir pour inquisitionner (sic) » au sujet de Manowicz
  6. etc...

On le voit, le vocabulaire est vague et lié au sentiment : «impression, certainement, parait, doit être, pourrait être ... »

Ce même soupçon de malhonnêteté, on le retrouve dans une lettre de Schuttler, adressée au Contrôle des AP, en date du 29 avril 1941, où il justifie, dans un style lourd et bourré de fautes d'orthographe, l'aryanisation et sa mission :
«Toutes ses entreprises sont inscrites sous le nom de brocanteur ambulant ou sous échoppe, impôts insignifiants : Certaines même avec des protections occultes ont des patentes d'indigents et ne payent aucune taxe, et possèdent des marchandises ou fonds de beaucoup supérieurs à certains commerçants normaux. Toutes les affaires se traitent de la main à la main, aucun contrôle possible, Presque toutes les entreprises font des bénéfices importants et tous déclarés au minimum indispensable. (...) Je vous signale la fraude qui a toujours été faite sur les CA déclarés : Toutes les affaires se faisaient sans facture d'achat, ni de vente, le contrôle était impossible et la déclaration était ce que l'entreprise voulait ”.

On pourrait identifier au travers de ces commentaires les stéréotypes classiques sur le commerçant juif : le thème de la malhonnêteté et de la fausseté, le thème du soupçon, du complot, le thème de la solidarité entre Juifs, etc...

Mais ce qui est plus étonnant, c'est que le jugement de Schuttler ne s'applique pas seulement aux marchands juifs, mais au secteur en général : dans la même lettre, Schuttler va plus loin et affirme que :

«D'une manière générale, je considère les entreprises juives de même que les autres [non juives] d'aucune utilité pour la vie économique : Presque toutes les entreprises, surtout les Juifs font de l'article neuf, vendu sous le nom d'occasion à un prix bien souvent supérieur à celui du commerce et que le client trouverait toujours dans le commerce normal au même prix ».

C'est donc en général le commerce ambulant ou de marché qui est malhonnête en soi car il lèse à la fois le commerçant établi en boutique et le client final.
Dans ces remarques, on peut trouver un écho des critiques régulières des commerçants établis face aux commerçants ambulants. Ces critiques contre les «braconniers du commerce » atteignent un point culminant dans les années 20.

Et pourtant, dans les commentaires des affaires, on est loin de cette vindicte.
Schuttler ne revient qu'une seule fois sur la question du neuf au sujet de Jules Levy. «Affaire très viable, pas de marchandises neuves, paraissent honnêtes et de bonne foi »
Cependant, il cite deux marchands qui font du neuf, sans pour autant y ajouter un commentaire négatif.

Toutefois, cette diatribe est intéressante parce qu'elle pose la question de la personnalité de Schuttler. Qui est-il ? Est-il un commerçant établi en boutique qui veut prendre sa revanche sur un secteur concurrentiel ?
Il n'en est jamais question, l'en-tête de ses courriers portant simplement son nom et son adresse. (Pour information, je n'ai pas eu accès à son dossier pour l'instant).
Cependant, on peut noter que dans un cas, il fait acheter par sa femme, sous son nom de jeune fille, un stock pour un montant de 3035 francs, montant important en regard des autres ventes.
Le stock, expertisé, n'a rien de remarquable. Mais peut être y a-t-il supercherie ?
Schuttler serait-il alors un commerçant en boutique qui s'enrichit auprès des marchands qu'il spolie ?

On remarque également que les marchands qui cumulent une activité de marchand et d'artisans sont vus d'un meilleur œil :
  1. Jules Metch est ainsi qualifié de «bon ouvrier ébéniste, a très peu d'achat, ne vend que ce qu'il répare lui –même ”. Ce jugement très positif est trop rare pour ne pas être signalé.

Et parmi ceux qui font du commerce, on remarque que ceux qui sont les plus positivement notés, ne sont pas ceux qui font commerce de brocante ou de shmates, commerces sans doute trop sales aux yeux de l'AP :
  1. La maison de commerce de matelas et de sommiers de Fanny Goldstein est qualifiée de «maison bien tenue » de même que le commerce d'appareils de chauffage et d'éclairage de Mme Bernheim
  2. Me Goussack qui vend de la quincaillerie, et dont la maison est aussi qualifiée de «bien tenue » aura en théorie «une liquidation avec délai »

3-b Quand le marchand collabore

De même, il semble aussi que la question de la viabilité et l'enjeu du délai se joue à l'aune de la collaboration. En effet, l'affaire honnête et sérieuse est avant tout celle d'un marchand qui collabore à sa propre aryanisation.

Ainsi, Schuttler note scrupuleusement :
  1. «Affaire viable, très bien tenue et propre, parait très honnête et de bonne foi, bien côté sur le marché, exécute ponctuellement les instructions données, fait tout ce qu'il peut pour faciliter notre mission, tenir compte de sa bonne volonté et de sa correction pour lui accorder des délais ” à propos de Israel Ventoura
  2. «Affaire viable, israélite de bonne composition, attend les événements avec calme » au sujet de Hersch Plokine
  3. «Affaire viable, femme seule se soumet aux nouvelles lois » à propos d'Esther Gager
  4. «Affaire sérieuse, personne de bonne volonté, affaire viable » à propos de Esther Leber

Au contraire, la résistance à sa mission est vivement critiquée.
Schuttler se drape dans l'indignation outrée de celui qui fait son devoir et tient à le faire dans les meilleures conditions possibles.

  1. «Non viable, se refuse à tout renseignement, oppose une inertie complète, impossibilité d'exécuter la gérance, peu honnête, pas intéressant et de mauvaise foi, fermeture immédiate. Essaie de réunir le plus de Juifs possibles pour fonder un groupement afin de corriger tous les commissaires gérants – signalé au Commissariat de Police de St Ouen » au sujet de Joseph Sztanjberg
Et encore
  1. «affaire viable mais individu dangereux à surveiller, très mauvaise volonté à accepter la gérance, essaie à chaque visite d'ameuter la foule contre le commissaire, j'ai du le faire emmener au Commissariat de Police pour éviter une bagarre. Etre bas et vulgaires, lui et sa femme et peu intéressants, ne cherchant que la bataille (que nous repoussons) et l'émeute. Nous ayant prévenus qu'il couperait le cou à tous les commissaires gérants » au sujet de Moise Gersan.

Dans les deux cas, la liquidation immédiate est demandée.


Nous voyons bien que ce ne sont pas les critères économiques mais plutôt les impressions, les relations de personnes et un jeu de pouvoir qui déterminent la possibilité d'un délai, délai qui n'est rien d'autre, dans les faits, qu'une vague promesse.

4-b S'éloigner de l'économique : la question de l'engagement pendant les deux dernières guerres franco-allemandes

Enfin, la question de la viabilité et du délai se décide même selon des critères qui n'ont plus rien d'économique, c'est-à-dire en fonction des états de service des marchands dans les deux derniers conflits avec l'Allemagne.

Schuttler, cette fois aussi, note scrupuleusement. Les allusions sont nombreuses et témoignent de l'engagement et de l'intégration des marchands.
  1. «Engagé volontaire pour la guerre 1939-40, mobilisé 6 mois au 1er bataillon Volontaires Etrangers, possède un certificat de bonne conduite au feu de son chef de bataillon au 18/06/1940, lui accorder le plus long délai possible pour liquider » au sujet de Joseph Kape.
  2. «Ancien combattant 14-18, mutilé de guerre, 2 frères tués, parents, grands parents et arrière grands parents français » à propos de Jules Lévy
  3. Affaire non viable, 4 enfants dont un mobilisé en 1940, un autre reformé tuberculose, une fille malade, liquidation avec délai » etc...

Au-delà de l'engagement armé, c'est aussi la durée de la présence sur le sol français et l'intégration par le biais des mariages :
  1. «Bonne affaire bien tenue, deux filles mariées à des Français » au sujet de Salomon Kwadow.
On le voit, l'annotation dépasse le seul cadre individuel du marchand, toute la famille est sollicitée.
On est donc bien loin de l'économique et on en revient toujours à la question de l'étranger qui prévaut sur celle de l'entrepreneur.




L'étude de notre échantillon nous révèle ainsi :
  1. que l'aryanisation de Schuttler ne s'appuie pas sur une justification forte et proclamée. Il faut faire référence à d'autres sources pour la trouver.
  2. Ce qui prime, c'est le travail administratif, la performance, «l'abattement » : il s'agit de liquider le plus vite possible et le plus grand nombre de marchands.
  3. Cependant, les rares allusions aux enjeux de l'aryanisation révèlent étrangement que c'est le secteur entier, et non seulement les entreprises juives, qui pose problème aux yeux de Schuttler. En soi, cependant, les arguments évoqués n'ont rien d'original.
  4. La suppression des marchands juifs aura d'ailleurs, des conséquences lourdes sur l'économie des marchés. Une lettre du Secrétaire d'Etat à la Production Industrielle du 4 mars 1941 mettait déjà en garde contre l'aryanisation, et une «disparition complète et brutale [des marchands juifs], [qui] ne manquera pas de causer des perturbations sur les marchés ainsi privés d'un nombre important de vendeurs. »
  5. A la Libération, l'on constate que toutes les places libérées par l'aryanisation n'ont pas pu être relouées et que le secteur du commerce est mal en point. Certes, cela est du à l'économie de guerre et au système de ravitaillement ; mais il est clair que les effets de l'aryanisation sur le secteur et la consommation sont négatifs.
    Ainsi, au-delà du plan humain, l'aryanisation est une aberration économique.

  1. Il apparaît enfin que l'aryanisation est affaire de rapports humains : on y trouve relativement peu, voire pas de références raciales ; l'établissement de la viabilité et d'un éventuel délai se joue plutôt à «la tête du client » pour parler vulgairement, en fonction d'enjeux de pouvoir et selon la collaboration du marchand.
Cependant, les marchands qui ont collaboré n'en échapperont pas moins à leur terrible destin. Tel «israélite de bonne composition, [qui] attend les événements avec calme » sera déporté en 1942, ainsi que ses 2 filles nées en 1927 et 1934, de même que Salomon Kwadow dont les deux filles étaient pourtant mariées à des Français.

  1. En ce sens, la force de ces commentaires, c'est de pouvoir nous faire entendre une dernière fois, la voix des marchands disparus. Car ce sont eux qui plaident pour un délai, racontant leurs engagements militaires et leur situation familiale.
L'AP se contente de noter sans grande émotion. Cependant, quand on connaît la fin, ces commentaires laconiques sont terribles à entendre. Telle est une «femme seule, [qui] se soumet aux nouvelles lois » ; elle sera internée pendant le Vel d'Hiv. Tel autre est un «vieillard très émotionné par les événements actuels” : il s'appelait David Soudarski, né en 1879, il avait 62 ans.

A 60 ans de distance, l'aryanisation apparaît comme l'antichambre de la destruction. Les marchands juifs ainsi privés de ressources, démoralisés et isolés n'ont plus finalement qu'à être cueillis au petit matin pour être définitivement supprimés.

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