Les territoires commerciaux sénégalais à Paris. L'exemple des espaces de vente touristiques, Tour Eiffel et Châteur de Versailles

Leyla Sall,
Doctorant en sociologie, Laboratoire Migrations internationales, identités et territorialités ( UMR 6588) Equipe MIGRINTER, université de Poitiers.

Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers. Préactes du colloque d'octobre 2003

Le commerce constitue le domaine de prédilection des entrepreneurs sénégalais aussi bien en Europe Occidentale qu'en Amérique du Nord et récemment dans les pays asiatiques où un auteur comme Moustapha Diop a signalé leur présence.( voire son article : La présence des mourides en Europe. In Hommes et Migrations Mai 1990). Dans cette communication nous allons nous intéresser aux commerces de Sénégalais en prenant en compte les lieux touristiques comme le château de Versailles et la Tour Eiffel.
Nous allons centrer nos propos sur l'aspect informel de l'entrepreneuriat des Sénégalais en région parisienne. Notre démarche consistera à voir comment ces vendeurs à la sauvette se sont appropriés ces espaces de vente. Comment ils pérennisent leurs activités malgré l'interdiction formelle de l'exercice de la vente à la sauvette. Mieux, nous verrons aussi comment ils reproduisent leurs activités dans ces espaces devenus territoires de vente pour eux.
Pour ce faire, nos propos seront structurés de la manière suivante : dans un premier temps, nous allons faire un bref historique du développement des commerces des Sénégalais en région parisienne. Et dans un second moment nous allons discuter de l'appropriation et des stratégies d'implantation de ces vendeurs à Versailles et Tour Eiffel, dans une démarche comparative.



1- Bref historique du commerce des sénégalais en région parisienne




Nous pouvons diviser cet historique en deux périodes : Dans un premier temps, il y a eu la mono centralité résidentielle et commerciale dans le 12ème arrondissement. Et dans un deuxième moment la dispersion et la diversification des activités des Sénégalais sous des formes variées que nous verrons plus loin.


  1. Le temps de la monocentralité résidentielle et commerciale.



Les premiers commerçants sénégalais en Ile de France sont les Mourides. Le mouridisme est une confrérie fondée par Cheikh Ahmadou Bamba au 19ème siècle, dans un contexte de colonisation et de déclin des monarchies wolofs et a constitué un lieu de résistance passive à la colonisation. Mais aussi, la confrérie a été un lieu de collaboration avec l'autorité coloniale, qui dans le cadre de sa politique de mise en valeur plutôt que de développement économique avait spécialisé le Sénégal dans la production de l'arachide en s'appuyant essentiellement sur les mourides. Ces derniers vont d'abord développer cette culture dans les terres du Baol, puis vont réaliser la colonisation des terres neuves.
Mais cet investissement massif dans la culture arachidière va être bouleversé par la sécheresse des années 1970 d'abord, puis par la baisse drastique des cours mondiaux de l'arachide qui n'est plus subventionnée par la France. De surcroît, les programmes d'ajustement structurels contraignent l'Etat à se désengager de l'agriculture.
C'est ainsi que les Mourides vont d'abord se lancer dans le commerce dans les grandes villes sénégalaises puis en Europe et particulièrement en France où ils vont rejoindre les premiers d'entre eux qui étaient venus commercialiser leurs masques et autres produits d'arts africains, lors du festival des arts nègres, et qui se sont installés dans l'hexagone.
En ce qui concerne Paris qui est notre zone d'étude, soulignons que les premiers commerçants sénégalais se sont installés d'abord dans le 12ème arrondissement tout autour de la gare de Lyon, au début des années 1960, le plus souvent après avoir séjourné et commercé à Marseille. Ils étaient concentrés dans les passages Raguinot et Brunoy. Lieu de résidence et espace commercial, cet arrondissement constituait ainsi une centralité pour tous les sénégalais de Paris mais aussi un pôle ou nœud de réseaux à partir duquel le commerce des sénégalais va s'étendre à d'autres localités et même dans les pays limitrophes comme l'Allemagne et la Belgique.
C'est dans les années 1970 que ces Mourides ont été rejoints par les Wolofs originaires des villages de Ceedo et Thiaareen situés dans l'actuelle région de Matam (au nord du Sénégal). Ce sont surtout ces derniers qui ont commencé à occuper les lieux touristiques comme la Tour Eiffel, le Château de Versailles, la basilique de Sacré Coeur et le musée du Louvre. Ils se sont installés ensuite dans le foyer de la Chevaleret dans le 13ème en occupant des chambres qu'ils ont ensuite cédées à leurs descendants qui viennent actuellement.

1.2. La dispersion commerciale et résidentielle des années 1980 ou les diversifications ethniques, résidentielles et commerciales.





Mais le 12ème allait perdre progressivement sa place de centralité et son importance dans le dispositif commercial des Sénégalais dans les années 1984-1985. Et ceci pour trois raisons : d'abord, il y a eu les travaux d'extension de la gare de Lyon qui a fait que les appartements que les commerçants occupaient tout autour dans le passage Brunoy ont été démolis.
Ensuite, il y a eu l'incendie de l'hôtel de la boule d'or où la plupart d'entre eux habitaient. Et enfin les tracasseries policières en raison de l'existence de trafiquants de drogues parmi eux. Ces raisons ont entraîné une relocalisation des activités commerciales dans le 18ème et surtout dans le 3ème arrondissement. Ce redéploiement commercial a été doublé d'une dispersion résidentielle. Mais l'on note cependant des poches de concentration résidentielle dans les 18ème, 12ème et 13ème arrondissement.
C'est en 1981 qu'on note une diversification ethnique, avec l'entrée des Poulaars jusque-là salariés dans les activités commerciales ceci en rapport avec la crise du fordisme. Ils ont acquis quelques magasins dans le 18ème en se spécialisant surtout dans la vente de tissus. Mais la plupart d'entre eux qui sont entrés en France à la fin des années 1970 et au début des années 1980 et qui généralement se sont d'abord lancés dans des activités de vente informelles à Dakar et dans les pays comme la Côte D'Ivoire ou les pays d'Afrique Centrale comme le Gabon ou le Cameroun ont fait une brève entrée dans le salariat le temps de réunir un capital et de s'établir commerçant non sédentaire surtout au marché aux puces dans le 18ème qui est leur lieu de regroupement.
Quant à la diversification des activités commerciales se retrouve non seulement dans les objets proposés à la vente, mais aussi dans les aspects des commerces, qui sont à la fois formels et informels, visibles ou invisibles. De même les statuts des commerçants sont très divers : vendeurs à la sauvette, commerçants non sédentaires des marchés, commerçants sédentaires et commerçants résidents dans les foyers. Cette diversité fait que l'on préfère parler de commerce des sénégalais ou des commerces de Sénégalais, au lieu de commerce Sénégalais qui a une connotation culturaliste et aussi induit une réification de la réalité et même son homogénéisation.
Les commerçants et vendeurs sénégalais sont regroupés dans les lieux touristiques les 3ème 12ème, et 18ème arrondissements ainsi que sur certains marchés comme Sarcelles, Saint Denis, le marché aux puces de Clignancourt situé dans le 18ème arrondissement...etc.




2-Versailles et Tour Eiffel ou les territoires de vente informels.




Parmi les espaces de vente touristiques, le Château de Versailles et la Tour Eiffel constituent les plus importants, en termes du nombre de vendeurs qui occupent ces espaces. Nous avions noté que les premiers vendeurs qui ont conquis ces espaces touristiques, au début des années 1970, étaient originaires des villages de Ceedo et Thiaaren et ont été rejoints plus tard par des ressortissants du Ndjambour. A propos de leur implantation on peut parler en fait de conquête reposant sur les capacités physiques des vendeurs à aller à la rencontre des touristes, à qui ils vendent des cartes postales, des bonnets et des briquets, et à fuir pour ne pas être attrapés par les policiers.
On note cependant une certaine différence dans l'implantation et les stratégies de pérennisation des activités la Tour Eiffel et le Château de Versailles. A Versailles, nous avons un certain ordre social négocié, qui est le fruit d'une négociation entre les policiers et les vendeurs. Et notre hypothèse est que cet ordre informel a été au moins facilité en partie et non pas déterminé par la configuration géographique du château. Il consiste d'abord en une clause informelle entre policiers et vendeurs sénégalais. Clause ou accord que nous pouvons résumer de la manière suivante :
Il n y a qu'une seule porte d'entrée et de sortie des touristes qui viennent visiter le château. Selon l'accord les vendeurs ne doivent pas se regrouper trop près de la porte du château afin de ne pas gêner l'entrée et la sortie des touristes et en retour les policiers s'engagent à ne pas trop poursuivre les vendeurs ou au moins à les avertir par l'intermédiaire de celui qu'ils appellent «leur chef » qu'il y aura un semblant de poursuite ou interdiction de vente autour du Château pour ne pas trop mécontenter les tenants de stands ou boutiques de souvenirs qui eux paient des taxes et se plaignent de la concurrence déloyale des vendeurs à la sauvette.
Cet accord, qui est un événement ou fait social entre différents acteurs de ce champ commercial est matérialisé par une frontière ou ligne à ne pas franchir sous peine de sanction ou d'amende. Seuls les vendeurs d'oiseaux en plastiques sont autorisés à franchir la ligne en veillant aussi à ne pas trop s'approcher de la porte du château. Et la sanction qui est prévue pour ceux qui franchissent la ligne ou la frontière est de deux euros ou une collection de cartes postales qui va alimenter la caisse de solidarité prévue pour les vendeurs qui se retrouveraient dans les situations suivantes : maladie, nécessité de rentrer au pays à cause du décès d'un parent, ou rapatriement du corps d'un vendeur décédé au Sénégal.
L'autre partie de l'accord consiste pour les vendeurs à ne pas laisser des membres d'autres communautés exercer la vente à la sauvette aux alentours du Château. C'est ainsi que les policiers leur ont dit que s'ils laissaient d'autres gens venir vendre au château, ils les chasseraient tous. Par conséquent on assiste à une défense du territoire commercial. Ainsi des Indiens et des Chinois ont été chassés à coup de pieds et de poings.
Cette appropriation territoriale est aussi doublée d'une appropriation symbolique. Les vendeurs ont rebaptisé les alentours du Château «bouleward bi », c'est à dire la rue quand on sait que dans l'imaginaire wolof la rue appartient à ceux qui l'occupent, c'est-à-dire à ses riverains cette appellation est bien significative du rapport que les vendeurs entretiennent avec cet espace de vente.
Ainsi dans le cas de Versailles les stratégies de viabilisation consistent à négocier et à respecter l'accord avec les policiers. Cet ordre négocié est facilité par l'organisation informelle des vendeurs qui ont un représentant auprès des policiers qui le surnomment le chef des vendeurs. Ce chef n'a pas été élu de manière démocratique, dans le cadre d'élections. Il doit sa légitimité à son charisme auprès des vendeurs et aussi du fait que les policiers s'adressent en priorité à lui. Monsieur doit certainement son charisme en raison de son âge intermédiaire entre les jeunes et les vieux vendeurs.
C'est à Versailles que l'on retrouve aussi ce phénomène de respect des jeunes vis-à-vis des vieux vendeurs. Un respect qui se manifeste par l'entente tacite de ne pas leur faire concurrence. Ainsi les vieux sont les seuls à vendre des sacs pour à main pour les femmes, alors que les jeunes vendent des cartes postales, des oiseaux en plastiques, des foulards et des briquets...etc
Mais qu'en est-il de la tour Eiffel ? Rappelons que nous avons toujours les mêmes Sénégalais originaires de Ceedo et de Thiaaren ainsi que des lougatois. Mais ici ce qui frappe au premier abord, c'est qu'on ne remarque pas de vieux vendeurs à cause des tracasseries policières qui sont quotidiennes. En effet, les policiers pourchassent les vendeurs au moins trois fois par jours, le plus souvent en vélos. Ensuite, on note la présence massive des vendeurs indiens, originaires pour la plupart du Penjab.
C'est un espace de vente moins approprié que le Château de Versailles et les vendeurs y sont beaucoup moins organisés. Et c'est là que notre hypothèse selon laquelle l'organisation des vendeurs au Château de Versailles est facilitée par la configuration géographique du lieu se vérifie d'une certaine manière. En effet, ici, on est dans un espace en forme de carré et non de demi cercle. Avec quatre portes d'entrée et de sortie que constituent les quatre pylônes de la Tour. Ce qui fait que c'est un espace moins facilement maîtrisable qu'à Versailles.
L'absence de négociation avec les policiers due peut être au fait qu'on est dans un lieu touristique sensible, en plein Paris, fait qu'on assiste à des poursuites quotidiennes. Et l'implantation des vendeurs ou la possibilité d'exercer leurs activités de manière intermittente n'est due qu'à leur capacité de fuite : il faut être rapide pour ne pas être attrapé par les policiers, mais aussi être vigilant, solidaire en avertissant les autres à temps pour qu'on ne les attrape pas quand les policiers montent sur leurs vélos pour les poursuivre. Ici l'implantation dépend essentiellement de la capacité de fuite et aussi de la vigilance.
Mais qu'en est-il des pratiques ou stratégies visant à pérenniser ou viabiliser le commerce informel dans ces espaces touristiques parisiens que constituent la Tour Eiffel et le Château de Versailles ? Dans le cas de ce genre de commerce, la stratégie de viabilisation tient au renouvellement des générations aussi bien dans les espaces résidentiels que commerciaux. Et ceci grâce à l'activation des réseaux migratoires de natures familiales. Ce qui fait que ce commerce dans les espaces de ventes touristiques commencé dans les années 1970 se pérennise dans le temps.
Et actuellement l'on en est à la seconde génération non pas d'immigrés mais de vendeurs, dont les premiers éléments ont commencé à venir du Sénégal dans les années 1994-1995, c'est-à-dire 20 ans après leurs pères et leurs oncles qui les ont fait venir et leur ont cédé leurs chambres ou lits dans le foyer du 13ème arrondissement. Et nous parlons d'héritage vertical pour désigner cette pérennisation des activités de vente à la sauvette qui s'applique surtout aux Ceedo-Ceedo et aux gens de Thiaareen.
Notons que cette stratégie de viabilisation des espaces commerciaux et résidentiels qui consiste à renouveler les génération grâce à l'activation des réseaux familiaux va de pair avec ce que nous appelons dans notre travail la territorialisation des espaces de vente, c'est-à-dire, avec leur conservation dans le temps. Et il est intéressant de remarquer au passage, avec Sylvie Bredeloup, que c'est ce renouvellement des générations qui avait manqué aux premiers marins reconvertis commerçants à Marseille et qui avaient vu leurs commerces être repris par les Algériens.
Mais nous nous sommes posés la question de savoir quel est le rôle des femmes dans cette reproduction et cette pérennisation des espaces de vente et la réponse que nous avons trouvée est qu'on est là en présence de rapports sociaux de genre qui se jouent à distance dans la mesure où ce sont les femmes qui, restés au pays, rendent en quelque sorte cette reproduction possible en «produisant » mais aussi en socialisant les enfants jusqu'à ce que ces derniers grandissent et puissent ainsi voyager pour prendre la place de leurs parents.
Ce rôle des femmes ne peut être expliqué que par la culture sénégambienne sur laquelle s'est greffée un Islam Ouest Africain, faisant de la femme la gardienne de la maison et de l'homme le principal agent économique qui doit travailler et migrer s'il le faut pour faire vivre la famille.
Nous savons que ces usages de la parenté en vue de reproduire et de conserver ces espaces de vente sont des stratégies au niveau des familles en vue de diversifier les sources leurs sources de revenus grâce aux remises ou transferts d'argent. Le fait de faire venir son fils ou son neveu constitue toujours un investissement pour la famille. Surtout dans un contexte sénégalais en crise.



Dans le cadre de cette communication, nous ne pouvons pas citer toute la panoplie de stratégies déployées par ces vendeurs. Ainsi, même nous n'avons pu souligner que les réseaux de parenté qui contribuent à reproduire ces activités informelles en laissant de côté les liens de ces vendeurs avec d'autres pays de l'Union Européenne comme l'Italie, l'Espagne le Portugal.
De même, d'autres aspects de commerces des Sénégalais existent comme le «commerce invisible » dans les foyers, celui formalisés dans les marchés et les magasins dans les 18ème , 12ème, et 3ème arrondissement qui pourront faire l'objet de discussions.
Au terme de cette communication, nous ne pouvons nos empêcher de poser la question de savoir l'influence de la fermeture des frontières sur la viabilité de ce commerce informel. A regarder de plus près les relations entre les autorités françaises représentées par la police et ces vendeurs, ne pourrait-on avancer l'hypothèse selon laquelle la relative tolérance de cette vente à la sauvette est négocié au niveau la plus haut.

Références bibliographiques.




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