De la liberté du commerce pour tous à la carte
de commerçant étranger(19ème
siècle-1938)
Claire Zalc (ENS-LSS)
Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers.
Préactes du colloque d'octobre 2003
Parmi les raisons qui expliquent le retard relatif
d'intérêt des historiens de l'immigration pour le monde
de la petite entreprise, il faut rappeler la spécificité de cet
univers où le national ne s'impose pas, tout du moins jusque dans
les années 1930, comme une catégorie pertinente de
différenciation. Cette spécificité à la fois
juridique, administrative et sociale de l'univers de
l'indépendance a pour conséquence de rendre ardu le travail
de l'historien puisque les sources portant sur les petites entreprises et
les petits entrepreneurs restent, pour la plupart, lacunaires sur la question de
la nationalité. Et pourtant l'univers de l'atelier et de la
boutique ne se situe pas en marge du processus de
«nationalisation » de la société
française. Il connaît également la mise en place de
procédures d'identification nationale qui ne suivent ni les
mêmes rythmes ni les mêmes modalités que celles du monde du
«travail immigré »
[1].
Quels sont ces décalages et à quoi tiennent-ils ? C'est
à cette question que voudrait répondre cette communication.
L'enjeu, dans cette courte histoire de la
«nationalisation » du monde de la petite entreprise en
France, consiste à réfléchir aux incidences des normes
juridiques et institutionnelles sur la structuration sociale de cet univers
comme sur les stratégies économiques des immigrants. On tentera,
ainsi, lorsque les sources le permettent, d'opérer un aller-retour
entre les débats politiques, les mesures administratives et, autant que
possible, les pratiques et réactions des acteurs concernés afin
d'aborder la contrainte étatique d'un point de vue pratique
et concret, sans se contenter d'évoquer des lois et décrets
«désincarnés ». L'accent sera mis
tant sur le processus de production d'une différenciation nationale
parmi les petits entrepreneurs que sur sa mise en œuvre matérielle
et sur ses conséquences.
Les sources utilisées pour mener ce projet sont
diverses. La description des cadres juridiques qui déterminent le statut
des petits entrepreneurs étrangers a été menée
grâce à l'étude des manuels, des thèses et des textes
de droit commercial. Mais j'ai tenté de mieux cerner les chemins
qui mènent à l'adoption du droit par l'étude des textes de
loi, discussions et propositions parlementaires relative aux artisans et aux
commerçants étrangers, et le dépouillement des archives de
quelques organisations professionnelles, notamment la Chambre du commerce de
Paris. Enfin, les fonds du Ministère de l'Intérieur et du
Ministère du Commerce informent sur les modalités de la politique
mise en œuvre par les pouvoirs publics à l'égard des
petits entrepreneurs étrangers.
Cette histoire s'articule autour de trois temps :
un premier 19
ème siècle au cours duquel prévaut
le principe de la liberté du commerce pour tous, les années
1880-1919 qui voient l'ébauche du processus d'identification
nationale dans le monde de la petite entreprise, puis les années 1930,
sur lesquelles je m'attarderai plus longuement, moment
privilégié de la nationalisation du monde de la petite entreprise.
C'est alors que d'immigrants, les petits artisans et
commerçants deviennent étrangers.
Une liberté de principe
(1807-1880)
Liberté du commerce pour
tous !
La participation des étrangers au commerce n'est
pas un phénomène contemporain
[2].
Sous l'Ancien Régime, le système des corporations
établit le droit de faire du commerce comme un droit
réservé. Mais la constitution d'un droit distinct pour le
commerce, qui se matérialise par la rédaction d'un Code du
commerce, en 1807, rend toute distinction nationale inopérante dans le
milieu des commerçants. «Tous les étrangers, sous le
régime du Code [...] pouvaient donc venir librement en France, s'y
installer, monter ou acheter un commerce, un fonds artisanal exploiter une
industrie, de la même manière que les
Français »
[3]. En effet, la
distinction entre droit civil et droit commercial mise en place en 1789 par
l'Assemblée constituante a pour conséquence de faire du
commerce une activité ouverte à tous. Cette distinction est
notamment conçue dans l'objectif de rompre avec la tradition qui
faisait, en France, du commerce un privilège. Le droit d'exercer
une profession commerciale, artisanale ou industrielle devient, dès lors,
classé au nombre des droits naturels ou «droit des
gens », et non des droits civils qui, en revanche, ne sont
applicables qu'aux «nationaux ».
Si droit civil et droit commercial constituent les deux
branches du droit privé, le droit commercial règle les rapports
entre particuliers auxquels donne lieu l'exercice du commerce alors que le
droit civil règle les rapports entre particuliers étrangers
à toute profession exercée par eux ou se rattachant à des
opérations non commerciales. Ainsi le droit civil est souvent
qualifié de droit commun car il s'applique, en principe, à
tous les actes et à toutes les personnes. Au contraire, le droit
commercial est un droit spécial puisqu'il est fait pour le
commerce : il s'agit de «l'ensemble des
règles de droit positif applicables aux hommes dans un État
donné, lorsqu'ils se livrent au commerce », autrement
dit d'une juridiction qui s'applique uniquement et exclusivement aux
commerçants
[4].
Précisons que la différenciation entre droit civil et droit
commercial n'a rien d'universel : le droit anglo-saxon ne la connaît
pas. Or la séparation entre droit civil et droit commercial est constitutive
de la liberté, pour les étrangers, de s'établir comme
commerçants. En effet, l'étranger, en France, n'est pas admis
à jouir de tous les droits reconnus aux Français puisque les
droits civils sont réservés aux seuls nationaux, selon le Code
civil. Le droit de faire du commerce étant considéré
au nombre des droits naturels, lié au
jus gentium, tous les
étrangers peuvent exercer une activité commerciale sur le territoire
français. «Toutes les nations ont considéré le
commerce comme étant du droit des gens. C'était un principe
du droit romain... Jamais, en France, on n'a contesté aux étrangers
le droit de faire partie des sociétés de commerce, et on leur
a accordé la même protection qu'aux citoyens français
» peut-on ainsi lire dans le
Code des étrangers de Legat,
daté de 1832
[5].
Ainsi le premier dix-neuvième
siècle,
depuis la Révolution jusque dans les années 1880, se
caractérise par un grand libéralisme en matière
d'exercice du commerce pour les étrangers. Certains juristes font
même du droit de faire le commerce «un droit fondamental de
l'étranger [...] constituant l'apanage de l'homme et
non du citoyen »
[6]. D'autres,
plus pragmatiques, insistent sur les bienfaits économiques de
l'ouverture aux étrangers. Il faut rappeler que les entrepreneurs
anglais, écossais, suisses, belges, ou encore américains, se
concentrent dans les activités de la première
industrialisation : la banque, le textile, la métallurgie, secteurs
dans lesquels les Français se risquent peu à investir. Les
historiens de l'industrialisation rappellent le rôle des
étrangers sur les fronts pionniers de l'industrie en France,
promoteurs du renouvellement des techniques de production et de financement,
notamment dans les usines textiles et
métallurgiques
[7]. En 1885, le juriste
Xavier Garnot affirme ainsi que «l'État n'aurait
aucun avantage à empêcher les étrangers d'apporter au
développement de la richesse nationale le secours de leurs
capitaux »
[8]. La bienveillance
politique manifestée par cette organisation juridique à
l'égard des entrepreneurs étrangers n'est pas
dépourvue d'intérêts économiques.
La distinction entre les droits naturels et les droits
politiques n'achoppe que sur quelques rares difficultés
d'application, notamment lorsqu'il s'agit de définir
les règles de la participation aux élections professionnelles. En
effet, la seule véritable restriction à l'exercice du
commerce par les étrangers concerne, au dix-neuvième
siècle, leur participation aux élections des organismes
professionnels et consulaires. La loi du 8 décembre 1833 met fin au flou
juridique concernant cette question puisqu'elle décide, en termes
formels, que les juges des tribunaux de commerce doivent être élus
par des citoyens français, commerçants patentés et que,
pour y être éligible, il faut être inscrit sur une liste
électorale ou être ancien commerçant
français
[9]. Les fondements des
dispositions qui conditionnent le droit de vote aux élections consulaires
à l'exercice de droits politiques sont pourtant nettement
ébranlés en 1898, lorsque les femmes obtiennent le droit
d'élire les juges des tribunaux de commerce. La différence
qui s'instaure alors témoigne de l'émergence
progressive d'une confusion entre droits civils et droits naturels,
produit de la «nationalisation » de la
société française, à l'œuvre depuis les
débuts de la IIIe République. Pourtant, la garantie d'une
liberté de commerce pour tous explique que les sources propres à
l'activité commerciale ne permettent pas de distinguer, dans les
sources antérieures à 1919, les entrepreneurs français des
étrangers.
Silence du droit, silence des sources
Le silence des sources
«traditionnelles » de l'histoire sociale sur la
nationalité des entrepreneurs est la conséquence des principes de
constitution du droit commercial. En effet, deux faits découlent de la
différenciation entre le droit commercial et le droit civil. Il existe,
tout d'abord, une juridiction spéciale pour les
commerçants : les tribunaux de commerce, qui prononcent des
jugements spécifiques (les jugements de faillite et de liquidation
judiciaire ne peuvent s'appliquer qu'aux
commerçants)
[10]. Ensuite, la
fiscalité assujettit les commerçants à des impôts
spécifiques. Or l'histoire contemporaine du commerce et des
commerçants se fonde principalement sur les archives issues de ces
spécificités juridiques : les dossiers de faillite et les
rôles d'imposition des patentes constituent, en effet, les sources
essentielles de l'historiographie socio-économique de la France du
dix-neuvième siècle
[11]
Mais ces documents ne permettent pas de repérer les
étrangers parmi les commerçants. Les rôles
d'imposition des patentes sont muets sur la nationalité du
commerçant. Ils indiquent l'identité (nom, prénom) du
patenté, l'objet de son entreprise, son adresse et
éventuellement l'adresse de son domicile, enfin la classe et le
montant de l'impôt auquel il est soumis, mais la nationalité
n'est pas mentionnée. Quant aux jugements de faillite, ils
indiquent, certes, souvent la nationalité mais l'information est
subsidiaire, et les dossiers ne sont pas classés selon ce critère
ce qui rend la source difficilement exploitable pour traiter
spécifiquement des faillis étrangers, sauf à
posséder en amont une liste de noms, ou de numéros de dossiers de
faillite.
Ainsi les juristes continuent de rappeler, dans les
années 1920, que les seules restrictions à la liberté
d'établissement des étrangers relèvent de mesures de
police. Ils font alors référence aux dispositions administratives
de surveillance des étrangers. En effet, s'ébauche, de 1881
à 1919, par étapes, une différenciation parmi les
entrepreneurs, selon le critère de nationalité,
différenciation qui aboutit, en 1919, à la
généralisation de l'identification nationale des
commerçants, avec la mise en place du Registre du commerce.
Les étapes de l'identification
(1880-1919)
La logique policière
Les années 1880-1919 voient la mise en place
d'une série de restrictions à la liberté
d'établissement des étrangers, visant certains secteurs
professionnels jugés «particulièrement
sensibles ». Elles s'inscrivent dans une logique administrative
de police des étrangers, qui participe de la politique
d'intégration nationale mise en place par la IIIe
République. Ainsi les principes qui guident les premières mesures
de distinction nationale dans le monde de la petite entreprise relèvent
d'une logique policière, soucieuse du maintien de l'ordre
«public et moral ». L'activité commerciale
n'est pas visée en tant que telle par ces dispositions, qui
s'inspirent essentiellement des fantasmes construits au début du
siècle autour de «l'immoralité » de
l'étranger et participent de la criminalisation de
«celui qui vient d'ailleurs ».
La très grande majorité des professions
commerciales ne distinguent pas, au dix-neuvième siècle, les
Français des étrangers. Seul un ensemble de dispositions
restrictives relatives à l'arraisonnement de navires marchands par
des étrangers fait exception à la règle. Les
premières mesures discriminatoires datent des années 1880 :
elles s'inscrivent dans le contexte de la Grande dépression, vaste
crise économique qui secoue les économies européennes dans
le dernier tiers du dix-neuvième siècle et suscite, en France, un
certain nombre de tensions entre Français et étrangers. Pourtant,
il semble que les dispositions adoptées à partir de 1881, en vue
de fermer l'accès de certaines professions aux étrangers
restent cantonnées à certains secteurs, extrêmement
limités, du monde de l'entreprise, secteurs au poids
économique peu significatif. Il s'agit, par contre, de domaines
particulièrement sensibles sur le plan symbolique – d'un
point de vue «politique et moral », pour reprendre les
terminologies de l'époque
[12]. La
presse est la première concernée : la loi du 29 juillet 1881
exige des gérants de journaux la nationalité française.
Puis, en 1898, le droit de s'établir comme pharmacien devient
régi par le principe de réciprocité : tout
étranger, quoique muni du diplôme de pharmacien français, ne
peut exercer la pharmacie en France que si, par réciprocité, un
Français peut, dans les mêmes conditions, exercer la pharmacie dans
son pays. Enfin, le législateur intervient pour écarter les
étrangers de la direction ou du service des cercles et des casinos. Les
restrictions et les interdictions professionnelles dressent donc, en creux, la
liste des attributs du parfait criminel : le jeu (casinos), la drogue
(pharmacies), la politique (presse). Elles participent de la criminalisation de
l'étranger qui s'impose comme le principe de
légitimation d'une politique de différenciation nationale.
C'est également la logique qui prévaut
à propos des marchands ambulants étrangers : la
législation sur les nomades de 1912 qui constitue une étape
clé dans la mise en place de processus d'identification nationale
des professions commerciales est en effet légitimée par des
considérations policières et une logique du «maintien
de l'ordre public »
[13].
D'ailleurs, la loi du 16 juillet 1912 est incontestablement une loi de
police. De l'échelon local au niveau national, sont chargés
de son application la direction de la Sûreté générale
au ministère de l'Intérieur, la préfecture de police
à Paris et les divisions des préfectures chargées des
affaires de police dans les départements. Plus précisément,
la surveillance des ambulants compte parmi les attributions de la police
judiciaire. Au ministère de l'Intérieur, le troisième
bureau de la Sûreté générale, chargé du
dossier du contrôle des professions ambulantes, est celui du
«contrôle général des
services
de recherches judiciaires ».
C'est pourquoi la loi de 1912 ne concerne les commerçants
qu'indirectement. Certes, elle exclut les étrangers de la
catégorie «forain » et réglemente, à
partir du critère de nationalité, l'exercice d'un
commerce ambulant. Mais il s'agit avant tout d'une mesure à
visée policière. Ce n'est qu'à partir de la
première guerre mondiale que les termes du débat se modifient
lorsqu'émerge une volonté de contrôle
spécifique des étrangers parmi les commerçants.
La loi du 9 novembre 1915 apporte, en effet, des restrictions
substantielles à la liberté de faire le commerce en instaurant une
réglementation spécifique pour les tenanciers des bars et des
cafés : le débitant doit être de nationalité
française ou avoir une résidence de plus de cinq ans en France,
dans les colonies ou les pays de protectorat (article 1
er). Le
critère de nationalité devient alors un élément
discriminant dans l'exercice de la profession de débitant. Mais la
loi du 9 novembre 1915 n'est qu'un corollaire de l'ensemble de
dispositions, adoptées pendant la guerre pour limiter la consommation
d'alcool, notamment dans
l'armée
[14]. Les restrictions
apportées par la loi du 9 novembre 1915 à l'ouverture, par
des étrangers, de débits de boissons, appartiennent au registre
des mesures de sûreté adoptées en temps de guerre; elles
sont légitimées par des considérations de
«santé et de moralité publiques ». Enfin,
l'enjeu est éminemment politique. Les débits de boissons
sont les lieux privilégiés des réunions politiques, en
particulier par les militants pacifistes qui trouvent, dans les
arrière-salles des bars et des cafés, la discrétion requise
par leurs activités clandestines. En instaurant un contrôle sur la
personne du débitant, le gouvernement d'Union sacrée tente
aussi de limiter le champ d'action des opposants politiques.
Pourtant, la guerre de 1914-1918 constitue un moment de
rupture dans les logiques d'identification : les commerçants
étrangers deviennent également l'objet de revendications
spécifiques. Ce n'est plus en tant que criminels potentiels,
déviants ou agitateurs politiques que les étrangers sont
visés mais en tant que commerçants. La Grande Guerre, qui voit
l'exacerbation des logiques nationalistes et nationales, consacre
l'amorce d'une nouvelle logique qui va distinguer, parmi les
commerçants, Français et étrangers en instaurant des
procédures d'identification nationale dans le monde de la petite
entreprise.
Instituer un «état-civil des
établissements commerciaux »
Le Registre du commerce est institué en France par la
loi du 18 mars 1919. Avant cette date, lors de l'ouverture d'un
commerce, les formalités consistaient seulement dans le
dépôt d'un double de l'acte de société,
au greffe du Tribunal de commerce du lieu de l'établissement. Les
entrepreneurs n'optant pas pour la forme juridique d'une
société se trouvaient ainsi affranchis de toute déclaration
officielle. Dès la fin du dix-neuvième siècle, plusieurs
voix se font entendre en faveur de la création d'un Registre du
commerce
[15]. Cependant l'ingérence de
l'État est souvent mal perçue dans le secteur marchand où
la discrétion et le secret comptent parmi les revendications
traditionnelles. La volonté des pouvoirs publics d'enregistrer les
entreprises heurte les sensibilités
commerçantes
[16].
Ce n'est que pendant la guerre de 1914-1918 que le
débat sur l'opportunité de la création d'un
Registre du commerce franchit le seuil de l'Assemblée avec le
dépôt, le 17 octobre 1916, d'une proposition de loi allant dans ce
sens. L'exposé des motifs de la loi explique que le Registre du
commerce a pour objet d'organiser ce que l'on pourrait appeler
“l'état civil des établissements commerciaux”.
“ Qu'il s'agisse, en effet, de connaître la
nationalité d'un commerçant, le régime juridique sous
lequel il est marié, les établissements qu'il a
dirigés précédemment ou qu'il exploite
simultanément en France ou à l'étranger, la
publicité telle qu'elle est organisée actuellement
présente de fâcheuses lacunes ou une dispersion
regrettable »
[17]. Notons que
l'argumentation réserve d'emblée une grande place
à la question de la nationalité du commerçant, qui vient au
premier rang des informations utiles à connaître.
En effet, la Première guerre mondiale, moment important
bien que mal connu de rejet des étrangers, imprime sa marque sur les
motifs légitimant la création d'un Registre de commerce.
Elle exacerbe la logique de différenciation nationale, à
l'œuvre depuis les débuts de la Troisième
République, puisque la défense de la patrie semble passer par la
“ protection » du marché du travail contre les
étrangers. Le commerce apparaît comme un objet
privilégié des discours qui arguent alors d'un “ danger du
point de vue national ». La dénonciation des
«profiteurs de guerre » se greffe sur la question des
commerçants étrangers. Les rapports établis par la
préfecture de Police sur l'état d'esprit de la
population parisienne pendant l'année 1915, se font
l'écho de plaintes récurrentes contre les commerçants
étrangers
[18]. De même, les
organisations professionnelles se mobilisent comme la Chambre syndicale de la
Bijouterie, de la Joaillerie et de l'Orfèvrerie de Paris adresse le
17 novembre 1915 une lettre au ministre du Commerce Clémentel, pour
réclamer la possibilité de «s'assurer de
l'origine des chefs d'établissement étrangers avec
lesquels [ils] sont en relation commerciale »
.
D'autre part, le contexte de guerre permet de donner un nouvel
écho aux arguments de l'espionnage économique. Les
commerçants nés dans les territoires ennemis font ainsi
l'objet d'un contrôle soupçonneux, bien souvent
provoqué par des lettres de dénonciation. La Sûreté
générale s'emploie notamment à vérifier
scrupuleusement la «conduite et la moralité » des
commerçants naturalisés d'origine allemande, ou encore
autrichienne et hongroise.
La création du Registre de commerce s'inscrit
ainsi dans un contexte particulier d'exacerbation de la logique de
différenciation nationale et se trouve légitimée, dans le
discours, par le “ problème des étrangers ». Et
si le Registre du commerce n'est pas une création française
– il existe dans plusieurs autres pays en 1914, et en particulier en
Italie, en Espagne, dans les pays scandinaves, en Allemagne mais aussi dans
quelques pays d'Amérique latine comme l'Argentine et le
Chili–, la France innove en demandant qu'y figure la
nationalité. Les auteurs de la proposition ds'en félicitent
à plusieurs reprises, rejoints par les experts chargés
d'étudier le projet de loi.
Aucune autre nation jusqu'à ce jour ne nous
semble avoir imposé cette indication [...] s'il avait existé
longtemps avant la guerre, [ce Registre] nous eût peut-être
évité la surprise d'un certain envahissement de notre
marché par les étrangers avides de mettre la main et
d'imposer leur hégémonie sur notre commerce et notre
industrie
[19].
Il est alors possible d'analyser l'institution du
Registre de commerce comme un moment de la «révolution
identitaire » qui met progressivement fin aux modalités
d'identification propres à la logique préindustrielle
où l'interconnaissance des individus au sein de leur communauté
locale permettait l'identification directe
[20].
Mais si l'institution du Registre du commerce confirme l'importance
de cette «révolution identitaire » dans la France
du début du vingtième siècle, elle illustre
également que cette «révolution » suit des
rythmes décalés selon les différents espaces sociaux.
Le monde de la petite entreprise intègre, en effet,
tardivement le clivage national en son sein, en comparaison notamment avec le
monde ouvrier. Jusque dans les années 1930, les travailleurs
indépendants de l'agriculture, du commerce, de l'industrie ou
des professions libérales entrent en France librement sous la seule
condition de justifier de leur identité par la production d'un
passeport en règle. Le contrôle sur les salariés
étrangers, concrétisé par la présentation
obligatoire d'un contrat d'embauche pour obtenir une
«carte d'identité de travailleur » est
inopérant. C'est ainsi que les petits entrepreneurs
échappent pour une part aux lourds procédés de
contrôle étatique du travail immigré. Alors que la
réglementation du séjour s'appuie sur un contrôle de
plus en plus strict du travail immigré depuis la mise en place de la
carte d'identité de travailleur étranger, en 1917, les
immigrants qui ne rentrent pas dans le cadre du rapport salarial
bénéficient d'une situation originale dans le paysage
juridique français : en effet, aucune disposition législative
ou administrative de caractère général ne vient entraver la
possibilité, pour les étrangers, d'embrasser la profession
de commerçant
[21]. D'une part, le
principe de «liberté de faire le commerce » est
générateur, comme on l'a vu, d'une ouverture, en
droit, de la profession pour les étrangers. D'autre part, la
direction de la politique d'immigration de la IIIe République a
tendance à laisser les indépendants dans l'ombre de mesures
centrées autour de l'univers salarié. Cette
spécificité prend fin au milieu des années 1930.
Des cartes à la discrimination
(1935-1938)
Encarter les artisans étrangers
(1935)
Les arguments déployés tout au long des
années 1930, et avec une virulence croissante, par les organisations
commerçantes et artisanales contre la «concurrence
déloyale des étrangers »rencontrent un incontestable
écho dans les milieux politiques et institutionnels. Experts de
l'immigration, élus locaux et parlementaires se rallient à
la cause des classes moyennes indépendantes requérant une
intervention rapide des pouvoirs publics pour «défendre
l'artisanat et le commerce français ». La nature
spontanée voire contrainte de leur migration en France,
l'«inutilité économique » de leurs
activités, leur engagement dans des secteurs professionnels qui forment
«l'essence même de la puissance nationale »
mais surtout la relative vacance juridique qui, en comparaison avec les
salariés, caractérise leur situation en matière de
séjour et de travail sont autant de raisons évoquées par
les groupes de pression pour requérir des pouvoirs publics la mise en
place de barrières à l'entrée des professions
artisanales et commerciales.
Dans un premier temps, les pouvoirs publics tentent de
répondre aux récriminations des organisations professionnelles et
de la classe politique en renforçant les actions de contrôle et de
surveillance des indépendants étrangers. Ils choisissent en effet
de limiter leur action à quelques circulaires aux préfets, les
encourageant à user des moyens d'opposition dont ils disposent
«et même de moyens dilatoires » pour empêcher
l'établissement d'entrepreneurs étrangers nouvellement
arrivés sur le territoire
[22]. Mais cela
ne suffit pas à apaiser les «défenseurs de l'artisanat
et du commerce français » qui réclament, à
grands cris, de pouvoir compter sur des moyens législatifs.
L'intensité des mobilisations partisanes, et notamment
parlementaire, légitime le durcissement par voie réglementaire de
la législation à l'égard des indépendants
étrangers, avant de l'imposer à partir de 1935.
Il faut toutefois attendre l'arrivée à la
présidence du Conseil de Pierre Laval, en juin 1935, pour que le
gouvernement dote les pouvoirs publics des moyens réglementaires pour
limiter l'installation des artisans étrangers. Le décret-loi
du 8 août 1935, revendiquant pour objectif de «protéger
les artisans français contre la concurrence des artisans
étrangers », soumet les artisans au même régime
que les salariés étrangers
[23].
Dès lors, les artisans doivent être détenteurs d'une
carte d'identité d'étranger qui porte la mention
«artisan », ce qui instaure, en pratique,
l'obligation pour exercer la profession d'artisan de disposer
d'une autorisation préfectorale. Puis le décret-loi pose le
principe d'une limitation du nombre des étrangers dans
l'artisanat qui peut, comme pour le monde salarié depuis la loi du
10 août 1932, faire l'objet de décrets de contingentement par
secteurs. Il s'agit donc d'étendre aux artisans
étrangers l'effet des dispositions légales et
réglementaires concernant les salariés. Cependant, cette mesure se
heurte, dans son application, à deux écueils.
D'une part, les mesures de contingentement
prévues dans le texte du décret-loi tardent à être
adoptées. Les Chambres de métiers se plaignent de la lenteur des
processus d'application et déplorent qu'en 1937, aucun
décret d'application n'ait encore été pris.
Surtout, le décret-loi du 9 août 1935 engage les artisans
étrangers à se déclarer comme tels. Or la définition
de l'artisan reste encore, à l'été 1935,
relativement imprécise. Le décret-loi amène les pouvoirs
publics à codifier un «statut administratif » de
l'artisan en imposant la définition fiscale comme règle
administrative. Les étrangers soumis au régime de la carte
d'artisan étranger sont ceux qui dépendent fiscalement du
statut d'artisan, autrement dit qui bénéficient de
l'article 23 du Code des impôts
directs
[24]. Mais la mesure n'interdit
pas aux artisans étrangers qui le souhaitent de ne pas arguer, devant
l'administration préfectorale, du régime fiscal
réservé aux artisans.
Le 24 février 1938, le Préfet de police de Paris
se fait l'écho des difficultés rencontrées dans une
note adressée au Sixième Bureau de la Direction
générale de la sûreté nationale (DGSN). Certes, en
application des instructions reçues, un certain nombre
d'étrangers se sont vus refuser la carte d'artisan. Mais
beaucoup sollicitent alors une carte d'identité de non-travailleur,
dont ils étaient le plus souvent titulaires avant le décret-loi de
1935. Et comment reconnaître un artisan d'un
commerçant ? «Le commissaire de police ne peut pas
toujours établir très nettement s'il se trouve en
présence d'un artisan ou d'un commerçant et doit
s'en rapporter, vu la complexité de la question, aux
déclarations que lui font les intéressés eux-mêmes
” déplore ainsi le Préfet de
police
[25].
Les stratégies de contournement de la loi
amènent ainsi nombre d'artisans étrangers à se faire
imposer dans des conditions nettement défavorables, renonçant aux
bénéfices du régime fiscal réservé aux
artisans. Cette possibilité ne dure que trois ans. Le 2 mai 1938, un
nouveau décret-loi assujettit à la carte d'artisan tous les
étrangers qui «exercent leur activité dans les
conditions de fait déterminées par la loi de 1923, même
s'ils sont imposables au titre de l'impôt sur les
bénéfices industriels et commerciaux ». Dès
lors, l'indépendance devient l'un des critères
juridiques de définition de l'artisan. Les pouvoirs publics,
poussés par la nécessité de statuer sur la
différence entre un travailleur étranger et un artisan
étranger, soumis à deux procédures d'encartement
distinctes, précisent les caractéristiques propres du
«travailleur » et de
«l'artisan ». L'existence d'un lien de
subordination avec un employeur caractérise la situation du travailleur
étranger alors que l'artisan échappe à cette tutelle
(article 7 du décret du 14 mai 1938). Puis, l'institution
d'une carte de commerçant étranger consacre une nouvelle
étape de la différenciation juridique entre l'artisan et le
commerçant.
Encarter les commerçants étrangers
(1938)
L'année 1938 voit fondre sur la France une
véritable «pluie de décrets » concernant
les étrangers
[26]. Au milieu de cet
ensemble de dispositions relatives aux étrangers, deux mesures viennent
bouleverser les conditions d'établissement et d'exercice des
commerçants étrangers : les décrets-loi du 17 juin et
du 12 novembre 1938
[27].
Le décret-loi du 17 juin 1938 tend à
«assurer la protection du commerce français » en
réglementant l'admission des étrangers à une
profession commerciale
[28]. Il crée la
possibilité de mettre en place des mesures de contingentement qui, sur
avis des Chambres de commerce et des groupements économiques, fixent le
pourcentage d'étrangers exerçant leur activité dans
telle ou telle catégorie d'industrie ou de commerce. Il subordonne
l'inscription d'un étranger au Registre du commerce à
la présentation d'une carte d'identité de
non-travailleur en cours de validité et permet, en cas de
difficultés d'appréciation, de soumettre les dossiers
d'immatriculation à la Préfecture pour vérification
de conformité des pièces présentées. Un pas de
taille est franchi vers une procédure de contrôle administratif de
l'établissement d'un commerçant étranger. Il ne
s'agit pourtant que de la première étape vers
l'encartement des commerçants étrangers.
Le décret-loi du 12 novembre 1938 renforce ces mesures
en interdisant à tout étranger l'exercice sur le territoire
français d'une profession commerciale ou industrielle s'il ne
possède pas de «carte de commerçant ». Il
devient désormais interdit à tout étranger d'exercer
sur le territoire français une profession commerciale ou industrielle
sans justifier de posséder une carte d'identité
spéciale portant la mention
commerçant et
délivrée par le préfet du département où
l'étranger exerce son activité. La demande s'effectue
à la préfecture, puis elle est transmise à la Chambre de
commerce du département pour enquête et avis. Le préfet
porte un point de vue d'ordre public alors que la Chambre de commerce se
prononce en fonction de considérations économiques. Les
organisations consulaires ont gagné sur ce point : elles participent
au processus de délivrance du titre. Néanmoins, elles ne disposent
que d'un pouvoir consultatif : la décision revient en dernier
lieu au préfet
[29]. Très
rapidement, les pouvoirs publics s'attèlent à la mise en
forme matérielle de la carte de commerçant
étranger
[30]. Le projet de maquette
parvient sur le bureau d'Albert Sarraut, ministre de
l'Intérieur, en mai 1939. Les cartes, imprimées par
l'Atelier général du timbre, auront le même format que
les autres cartes d'identité d'étrangers.
L'identité de
commerçant étranger prend une
forme juridique et matérielle.
La volonté de limiter la liberté
d'établissement des étrangers joue un rôle central
dans les pratiques administratives de l'attribution des cartes de
commerçants étrangers. En effet, elle permet de légitimer
une intervention de l'État de plus en plus importante dans le
secteur des professions indépendantes sous le prétexte d'une
«défense de l'artisanat et du commerce
français ». L'institution d'une carte de
commerçant étranger participe ainsi du mouvement
d'institutionnalisation et de professionnalisation de la catégorie
«commerçant ». A compter de 1938, tous les petits
entrepreneurs étrangers sont contraints de demander la délivrance
de l'une des deux cartes : soit la carte d'artisan, soit la carte de
commerçant. A l'occasion des procédures menant à la
délivrance de tel ou tel titre, les catégories
d'«artisan » et de
«commerçant » doivent être affinées,
précisées et justifiées. Les étrangers jouent un
rôle clé dans ce processus de différenciation.
L'essentiel de la correspondance échangée entre le
ministère de l'Intérieur, le ministère du Commerce et
les autorités préfectorales tourne autour des difficultés
d'appréciation de la nature de la profession exercée,
difficultés qui engendrent la suppression de la carte d'artisan en
1941 !
Surtout, le processus d'identification et de
codification de l'activité commerciale ouvre grand la porte aux
pratiques de discrimination selon la nationalité. Alors que
l'ouverture d'une entreprise, pour un commerçant
français, n'est subordonnée à aucune exigence
administrative, elle devient soumise, pour les étrangers, à des
critères vagues, déterminés par les seules autorités
administratives. A une époque où les théories sont
largement répandues qui font de la moralité un attribut national,
parfois même ethnique, les principes de sélection des
étrangers aptes à exercer la profession de commerçant
prennent rapidement les chemins de la discrimination.
La discrimination en pratique
En mars 1939, la fabrication des cartes de commerçants
étrangers est lancée. Il est prévu d'en fabriquer
200 000 pour la première année. Mais en attendant que les
documents définitifs soient disponibles, le ministère de
l'Intérieur donne l'instruction de délivrer aux
entrepreneurs étrangers des «autorisations temporaires
d'exercer une profession commerciale ou industrielle ».
D'emblée, les chiffres établis trahissent la volonté
étatique de réduire le plus possible le nombre de titres
délivrés. Les projections prospectives du nombre
d'autorisations à envoyer à chaque département sont
fixées selon un ratio de moins de 0,5% du total des étrangers
recensés. Ainsi le département de la Seine qui compte 438 668
étrangers selon les données du service des cartes
d'identité d'étrangers du ministère de
l'Intérieur doit se contenter de 2 000 autorisations
temporaires
[31]. Ce choix suscite une
protestation immédiate du préfet de police dans une note
adressée au directeur de la Sûreté nationale :
«on ne compte pas moins de 50 000 étrangers
résidant dans le département de la Seine qui peuvent être
assujettis à l'obligation de la carte spéciale de
commerçant » ! Les dossiers étant à remplir
en triple exemplaires, il requiert des services ministériels qu'on
lui envoie immédiatement 30 000 chemises et qu'on en imprime
120 000 supplémentaires
[32]. Les
querelles de chiffres masquent un débat de fond.
En effet, le décret-loi du 12 novembre 1938 peut donner
lieu à plusieurs interprétations. Faut-il délivrer
automatiquement des cartes aux commerçants étrangers
déjà établis et porter l'effort de limitation sur les
nouveaux postulants ou, au contraire, considérer que la nouvelle
réglementation remet en cause le droit d'exercer une profession
commerciale pour tout étranger, fût-il déjà
installé à la tête de son entreprise ? Les directives
du ministère de l'Intérieur tranchent en faveur de la
première théorie : la situation des étrangers dont les
cartes d'identité sont en règle ne doit pas faire
l'objet de discussions
[33]. Dans la
pratique, les réfugiés sont les premiers à faire les frais
de la politique de discrimination mise en place au travers des directives
ministérielles. La Commission interministérielle instituée
pour faire appliquer les mesures de «protection du commerce
français » statue dès le 13 février 1939 sur les
étrangers «apatrides ou réfugiés
politiques ». Elle émet l'avis qu'on ne leur
accorde pas la carte d'identité de commerçant qui
«doit être nécessairement réservée aux
étrangers dont l'honorabilité est
certaine »
[34]. Reprenant ses
conclusions, le ministre de l'Intérieur attire l'attention
des autorités préfectorales sur certaines catégories
d'étrangers dont les requêtes devront faire l'objet
sinon d'un refus tout du moins d'un «examen
particulièrement sévère ».
Nombreux sont, en effet, les éléments qui, bien
que séjournant régulièrement en France, ne
présentent, pour nous, aucun intérêt et dont il serait
inopportun d'envisager la fixation définitive en leur remettant la
carte de «commerçant ».
On peut citer, à cet égard, certains
immigrés dépourvus de statut : les réfugiés
ex-Autrichiens, les réfugiés Espagnols et de nombreux
étrangers originaires d'Allemagne, de Pologne et de Roumanie, dont
la présence sur notre sol doit être considérée comme
provisoire
[35].
Toutes les demandes faites par les titulaires de visa de
transit ou de visa d'entrée de courte durée doivent
être par conséquent écartées. Enfin il convient,
continue la circulaire, de considérer avec une vigilance toute
particulière les requêtes effectuées par de
«prétendus touristes » et «certains
étudiants », comme celles «des individus
originaires des États de l'Europe centrale et orientale dont la
situation doit être examinée avec le plus
d'attention ». Les critères qui déterminent
l'action des pouvoirs publics empruntent peu aux considérations
d'ordre économique ou professionnel. Forts d'un pouvoir
discrétionnaire très étendu accordé par les textes
des décrets-loi, les préfets sont chargés, par les
directives ministérielles, d'opérer une discrimination dans
le monde de la petite entreprise selon une hiérarchie nationale, au bas
de laquelle se situent les réfugiés.
Mais nombre d'entre eux ne s'embarrassent pas de
cas d'espèce et se contentent de refuser
quasi-sytématiquement toutes les demandes de cartes de commerçants
étrangers. La préfecture de la Seine se caractérise,
notamment, par une attitude de rejet, encouragée par la Chambre de
commerce de Paris en juin 1939.
Il semble que la Préfecture de police, dans
l'attente de pourcentages prévus par le décret-loi du 17
juin 1938, se montre extrêmement réservée quant aux
installations nouvelles et refuse à peu près toute demande de
carte avant que la Chambre de commerce ait fait connaître son avis ;
il y a lieu de s'en féliciter. D'ailleurs les enquêtes
concernant les étrangers désirant s'installer
commerçants sont actuellement en cours ; la Chambre de commerce de
Paris a déjà reçu un certain nombre de dossiers qui seront
examinés avec la plus grande
attention
[36].
Les autorités préfectorales sont aidées
dans leur tâche par les Chambres de commerce qui s'empressent
d'user des pouvoirs que leur accorde la loi pour fermer les portes du
monde de l'entreprise à tous les concurrents jugés
«déloyaux », manifestant un empressement et un
entrain particuliers à multiplier les avis défavorables.
Dans la pratique, les critères mobilisés pour
émettre ou non un avis favorable à la demande de carte de
commerçant étranger paraissent relever d'un certain
arbitraire
[37]. A Bordeaux, une restauratrice
portugaise, immatriculée au Registre du commerce depuis mai 1936,
reçoit un avis défavorable car «son
établissement laisse une impression fâcheuse et sa clientèle
est composée exclusivement d'étrangers de diverses
nationalités »
[38]. Les
justifications des refus mêlent étroitement jugement professionnel,
considération économique ou réflexion personnelle. Ainsi
pour cette dame Dombrowski dont la naissance en France, en Dordogne, ne
l'empêche pas d'essuyer pas un refus. Le rapport
d'enquête destiné à évaluer la
«moralité commerciale » de la demandeuse rappelle
les trois mariages successifs que la commerçante a
contractés : le premier avec un officier français, le
deuxième, en 1923, avec un commerçant anglais qui lui a valu de
devenir «britannique », puis le dernier avec un russe
nommé Dombrowski. Quelques foulées seulement séparent
l'appréciation de la «moralité
commerciale » du jugement exclusivement
«moral » : «Les renseignements que nous
avons recueillis montrent qu'elle est très intrigante et
qu'elle fréquente les milieux étrangers. En outre, elle a
constamment des différends avec ses créanciers » note
le rapport du préfet, afin de justifier son «avis
défavorable »
[39]. Les
autorités préfectorales, appliquant à la lettre les
instructions ministérielles, optent ainsi pour une interprétation
particulièrement stricte et sévère des consignes de
«protection du commerce français » ; elles
interdisent, chaque fois qu'il est possible, l'exercice d'une
profession commerciale aux étrangers même lorsque ces derniers ont
installé leur entreprise depuis plusieurs années.
L'étau se resserre encore lorsque les tribunaux
de commerce entreprennent, parallèlement, de renforcer les
contrôles des étrangers lors des immatriculations au Registre du
commerce. Les années ont passé depuis la loi du 18 mars 1919,
instituant le Registre, dont l'article 14 préservait la
liberté du déclarant en précisant que le greffier
n'avait aucun pouvoir d'appréciation sur les
déclarations faites. Les refus d'immatriculations se multiplient au
greffe du tribunal de commerce de la Seine : non seulement, les greffiers
refusent les demandes de nouvelles immatriculations de commerçants
étrangers si ceux-ci ne sont pas détenteurs de cartes de
commerçants, mais ils sanctionnent également les entrepreneurs
déjà installés qui viennent au greffe pour signaler une
simple modification à leur
déclaration
[40]. Or, dans le même
temps, la préfecture de police refuse de délivrer des cartes de
commerçants aux individus qui ne sont pas en mesure de présenter
un extrait prouvant leur immatriculation au Registre du commerce ! Les
entrepreneurs étrangers qui désirent exercer leur activité
légalement se heurtent ainsi à des procédures
organisées selon un cercle vicieux dont ils ne peuvent trouver
l'issue. Plusieurs préfets soulèvent la contradiction
auprès du ministre de l'Intérieur, notamment les
préfets de la Nièvre, de la Charente-Inférieure ou encore
de l'Eure. Mais le responsable du Service de la carte
d'identité des étrangers du ministère se montre
intraitable, réservant à ces interrogations une réponse
lapidaire, le 11 avril 1939 : «ce sont des "clandestins" que
l'on ne peut considérer comme des
commerçants »
[41].
En 1939, le monde de la petite entreprise a fermé ses
portes aux étrangers : le nombre d'étrangers
autorisés à s'immatriculer au Registre du commerce de la
Seine diminue de manière spectaculaire : il est quasiment
divisé par quatre entre 1938 et
1939
[42]. De plus, les contraintes
administratives imposées aux commerçants étrangers rendent
leur établissement précaire, toujours soumis à la menace
d'un refus de carte de commerçant étranger.
Ainsi donc, à la veille de la Deuxième
Guerre mondiale, le principe de la «liberté du
commerce » qui prévalait tout au long du
19ème siècle est largement bafoué.
Désormais, une ligne de démarcation sépare le monde de la
petite entreprise entre nationaux et étrangers, traçant deux
groupes qui ne bénéficient ni des mêmes droits
d'accès à l'indépendance, ni des mêmes
contraintes dans l'exercice de leur profession. Le processus de
«nationalisation » du monde de la petite entreprise dont
on a tenté ici de décrire les principales étapes engendre
un certain nombre de transformations du statut d'indépendant sur le
marché du travail. Il conduit notamment à préciser les
attributs juridiques, fiscaux, professionnels et politiques des
différentes composantes des «classes moyennes
indépendantes » contribuant à
l'édification de frontières administratives entre ambulants
et sédentaires comme entre artisans et commerçants.
Résolument accrochée au projet de montrer
combien le droit, loin d'être un «monde à
part », informe et modèle les pratiques économiques,
cette histoire ouvre un vaste ensemble d'interrogations autour de
l'articulation entre les processus d'identification et les
inscriptions dans le corps social des petits entrepreneurs désormais
identifiés «étrangers ». Cependant,
après avoir montré et démonté les processus
d'identification, le modelage des identités d'artisan puis de
commerçant étranger par les procédures d'encartement,
des zones d'ombres subsistent quant aux réactions en retour des
«identifiés ». La construction d'indicateurs
pertinents capables de mettre à jour les rapports entre les normes et les
comportements, reste ici en grande partie inaboutie. Il s'agit sans doute
de l'un des principaux défis à relever pour
l'historien des temps à venir.
Notes
[1] Sur ce point, on renvoie
aux différents travaux de Gérard Noiriel, notamment Le Creuset
français, Histoire de l'immigration XIXe-XXe siècle,
Paris, Seuil, 1988 et La Tyrannie du national. Le droit d'asile en
Europe 1793-1993, Paris, Calmann-Lévy, 1991.
[2] Richard Gascon, Grand
commerce et vie urbaine à Lyon au XVIe siècle. Lyon et ses
marchands (vers 1520-vers 1580), Paris-La Haye, 1971 ;
Jean-François Dubost, «Les Italiens dans les villes
françaises : XVIe-XVIIe siècles », in Denis
Menjot et Jean-Luc Pinol (dir.), Les Immigrants et la ville. Insertion,
intégration, discrimination (XIIe-XXe siècles), Paris,
L'Harmattan, 1996, p. 91-105. Voir également Jacques Bottin et
Donatella Calabi (dir.), Les Étrangers dans la ville. Minorités
et espace urbain du bas Moyen Age à l'époque moderne,
Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme (MSH), 1999,
notamment les articles d'Alain Thillay, «Les artisans
étrangers au faubourg Saint-Antoine à Paris (1650-1793), p.
261-270, de Wolfang Kaiser, «Récits d'espace.
Présence et parcours d'étrangers à Marseille au XVIe
siècle », p. 299-312 et de Bertrand Gautier et Peter Voss,
«Les communautés marchandes étrangères dans
l'espace urbain bordelais (1620-1715) », p. 329-343.
[3] Monique Malblanc, Le
statut juridique du commerçant étranger, Paris, Librairie du
recueil Sirey, 1943, p. 38.
[4] Louis Juliot de la
Morandière, Le Droit commercial, Paris, Colin, 1929, p. 7.
[5] cité par Marthe
Simon-Lepitre, L'Activité professionnelle des étrangers
en France, Paris, Librairie du journal des notaires et des avocats, 1955, p.
12.
[6] Pietro Esperson, Le
Droit international privé dans la législation italienne,
Paris, Marchal, Billard et Cie, 1880, p. 2.
[7] Yves Lequin (dir.), La
Mosaïque France..., op. cit., p. 327 à 334.
[8] Xavier Garnot,
Conditions de l'étranger dans le droit public
français, Thèse de droit, 1885, p. 80.
[9] Marthe Simon-Lepitre,
L'Activité professionnelle des étrangers en France,
Paris, Librairie du journal des notaires et des avocats, 1955,
p. 91.
[10] Les propositions
récentes dans le monde des juristes autour de la mise en place
d'une «faillite civile » remettent en question
l'un des fondements de la spécificité du droit commercial.
Voir Xavier Lagarde, L'Endettement des particuliers : étude
critique, Paris, LGDJ, 1999.
[11] Pour ne noter que des
titres de référence, portant sur la capitale, Jeanne Gaillard,
Paris la ville (1852-1870), op. cit. ou Gérard Jacquemet,
Belleville au XIXe siècle, du faubourg à la ville, op. cit.
Jean-Clément Martin nuance pourtant la validité historique des
jugements de faillite comme source : «Le commerçant, la
faillite et l'historien », Annales ESC, 1980, p.
1251-1268.
[12] Georges Mauco classe
ainsi les «problèmes de l'immigration »
selon quatre ordres : l'ordre économique, l'ordre
social, l'ordre physique et sanitaire et l'ordre politique et moral.
Les Étrangers en France, leur rôle dans l'activité
économique, Paris, Colin, 1932, p. 459.
[13] Claire Zalc
«Contrôler et surveiller le commerce migrant. Nomades, forains
et ambulants à Paris (1912-1940) », actes du colloque La
police et les migrants, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001, p.
365-388.
[14] L'absinthe est
prohibée (16 mars 1915), les syndicats et les associations
antialcooliques obtiennent le droit d'action en justice (9 novembre 1915)
et la vente d'alcool dans la zone des armées est interdite (19
janvier 1917. Voir Lucien Clostres, Le régime administratif et
pénal des débits de boissons à consommer sur place,
Paris, Librairie du recueil Sirey, 1938, 259 p
[15]En témoigne
l'étude menée en 1901 par un professeur de droit de
l'Université de Paris sur les Registres du commerce allemand et
suisse, étude qui provoque de nombreuses discussions et débats
dans les milieux juridiques, ACCIP cote III. 3.20 (3).
[16] Les projets de Registre
du commerce provoquent de vifs débats dans les milieux juridiques et
commerciaux, souvent réticents devant cette initiative, perçue
comme l'un des moyens supplémentaires pour l'Etat de
s'immiscer dans leurs affaires ». Ainsi de ce juge au Tribunal
de commerce de Rennes qui s'inquiète dès 1895 : “
ne vaut-il pas mieux laisser chaque commerçant exercer son commerce,
comme il le fait aujourd'hui, hors du regard intéressé et
souvent hostile des tiers? Est-ce que le secret des opérations
n'est pas essentiel au commerçant le plus
honnête? ». Aux yeux des commerçants, le Registre du
commerce incarne un moyen de contrôle étatique. Les
réticences des milieux professionnels sont exprimées au moyen de
relais institutionnels qui semblent constituer de véritables groupes de
pression au tournant du siècle. Outre les différents syndicats
professionnels (Chambres syndicales, Ligues professionnelles etc.), les Chambres
de commerce constituent des organes intermédiaires entre les institutions
syndicales et les pouvoirs publics : leur avis doit être pris en compte
par l'administration avant toute réglementation des usages
commerciaux et préalablement à diverses mesures touchant le
commerce. Or les archives révèlent de nombreuses traces
témoignant de l'intervention des Chambres de commerce auprès
des députés et du ministère du Commerce s'insurgeant
contre les premiers projets de registres de commerce, qui sont d'ailleurs
successivement enterrés, en 1895 puis en 1901. ($$
références)
[17] Exposé des
motifs, Projet de loi tendant à la création d'un Registre de
commerce, n°2592, 17 octobre 1916, p. 2.
[18] Jean-Jacques Becker,
Les Français dans la Grande Guerre, Paris, Robert Laffont, 1980,
p. 194.
[19] Rapport de la Chambre de
commerce de Paris sur le projet de loi visant à instituer un Registre de
commerce, 16 décembre 1916, ACCIP cote III. 3.20 (3).
[20] Gérard Noiriel
La Tyrannie du national..., op. cit., p. 63-80.
[21] Marcel Livian, 1936,
op. cit., p. 131.
[22] Voir les circulaires du
Ministère du Commerce du 6 novembre 1934 et le 18 janvier 1935
[23] JO. Lois et
décrets, 9 août 1935, p. 8699, et rectificatif p.
8746.
[24] Selon les dispositions
de la loi du 23 juin 1923, complétée en 1934, les
«artisans travaillant chez eux ou au dehors, qui se livrent
principalement à la vente du produit de leur propre travail et qui
n'utilisent pas d'autre concours que celui de leur femme, de leur
père et de leurs enfants et petits-enfants, d'un compagnon et
d'un apprenti de moins de dix-huit ans » sont taxés
d'après le tarif applicable à la cédule des
traitements et des salaires.
[25] AN F7/16035. Dossier
C131B.
[26] L'expression est
de Ralph Schor, L'Opinion publique et les étrangers, op.
cit., p. 667. Sur l'ensemble des décrets de 1938, voir
Jean-Charles Bonnet, Les Pouvoirs publics français et
l'immigration, op. cit., p. 341-357.
[27] André Besson,
«La législation commerciale interne », in
La France économique en 1938, Annuaire de la vie économique
française, Paris, Sirey, 1939, p. 353-355.
[28] J.O. Lois et
décrets, 26 juin 1938, p. 7333-7334 et rectificatifs p. 7371, 7797 et
8626. Le texte de ce décret est reproduit dans son
intégralité en annexe.
[29]JO. Lois et
décrets, 4 février 1939, p. 1645.
[30] AN F7/16035. Dossier
C134.
[31] AN F7/16035. Dossier C
13 7. Carte d'identité de commerçant. Notes et
correspondances diverses.
[32] Note du préfet de
police au directeur de la Sûreté nationale en date du 4 avril 1939.
AN F7/16035. Dossier C 13 7.
[33] Circulaire du 22 mars
1939 à l'attention des préfets. AN F7/16035. C 13 4. La
catégorisation est reprise, telle quelle, par Monique Malblanc, Le
Statut juridique du commerçant étranger, op. cit., p.
109-110.
[34]Procès-verbal du
13 février 1939 de la Commission chargée de l'application
des décrets concernant le régime des commerçants
étrangers en France. AN F7/16035. Dossier C 13 15.
[35] Circulaire du 22 mars
1939 à l'attention des préfets. AN F7/16035. C 13
4.
[36] Chambre de commerce de
Paris, «La situation des étrangers en France en
l'année 1939 », rapport du 26 juin 1939
présenté par Marcel Bagnaud, p. 4. ACCIP. III. 4.44 (4).
Commerçants et travailleurs étrangers. Permis de séjour,
carte de commerçant étranger (1924-1986); étrangers,
naturalisation, déchéance (1915-1955).
[37] Les renseignements dont
je dispose ont été collectés au hasard des archives du
ministère de l'Intérieur et du ministère du Commerce.
Ils n'offrent, par conséquent, qu'une approche limitée
et non représentative des pratiques de délivrance des cartes de
commerçants étrangers. Sur ce point voir la communication
d'Anne-Sophie Bruno.
[38] AN F7/16035. Dossier C13
5.
[39] Rapport du 6 juillet
1939. AN F7/16035. Dossier C13 5.
[40] Plus d'une dizaine
de refus de demandes de modifications d'immatriculations sont
conservées dans les dossiers du ministère de
l'Intérieur. AN F7/16035 C 13 5.
[41] AN F7/16035. Dossier C
13 5.
[42] ADP, Registre du
commerce de la Seine, D33U3.