De la liberté du commerce pour tous à la carte de commerçant étranger(19ème siècle-1938)

Claire Zalc (ENS-LSS)

Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers. Préactes du colloque d'octobre 2003

Parmi les raisons qui expliquent le retard relatif d'intérêt des historiens de l'immigration pour le monde de la petite entreprise, il faut rappeler la spécificité de cet univers où le national ne s'impose pas, tout du moins jusque dans les années 1930, comme une catégorie pertinente de différenciation. Cette spécificité à la fois juridique, administrative et sociale de l'univers de l'indépendance a pour conséquence de rendre ardu le travail de l'historien puisque les sources portant sur les petites entreprises et les petits entrepreneurs restent, pour la plupart, lacunaires sur la question de la nationalité. Et pourtant l'univers de l'atelier et de la boutique ne se situe pas en marge du processus de «nationalisation » de la société française. Il connaît également la mise en place de procédures d'identification nationale qui ne suivent ni les mêmes rythmes ni les mêmes modalités que celles du monde du «travail immigré »[1]. Quels sont ces décalages et à quoi tiennent-ils ? C'est à cette question que voudrait répondre cette communication.
L'enjeu, dans cette courte histoire de la «nationalisation » du monde de la petite entreprise en France, consiste à réfléchir aux incidences des normes juridiques et institutionnelles sur la structuration sociale de cet univers comme sur les stratégies économiques des immigrants. On tentera, ainsi, lorsque les sources le permettent, d'opérer un aller-retour entre les débats politiques, les mesures administratives et, autant que possible, les pratiques et réactions des acteurs concernés afin d'aborder la contrainte étatique d'un point de vue pratique et concret, sans se contenter d'évoquer des lois et décrets «désincarnés ». L'accent sera mis tant sur le processus de production d'une différenciation nationale parmi les petits entrepreneurs que sur sa mise en œuvre matérielle et sur ses conséquences.
Les sources utilisées pour mener ce projet sont diverses. La description des cadres juridiques qui déterminent le statut des petits entrepreneurs étrangers a été menée grâce à l'étude des manuels, des thèses et des textes de droit commercial. Mais j'ai tenté de mieux cerner les chemins qui mènent à l'adoption du droit par l'étude des textes de loi, discussions et propositions parlementaires relative aux artisans et aux commerçants étrangers, et le dépouillement des archives de quelques organisations professionnelles, notamment la Chambre du commerce de Paris. Enfin, les fonds du Ministère de l'Intérieur et du Ministère du Commerce informent sur les modalités de la politique mise en œuvre par les pouvoirs publics à l'égard des petits entrepreneurs étrangers.
Cette histoire s'articule autour de trois temps : un premier 19ème siècle au cours duquel prévaut le principe de la liberté du commerce pour tous, les années 1880-1919 qui voient l'ébauche du processus d'identification nationale dans le monde de la petite entreprise, puis les années 1930, sur lesquelles je m'attarderai plus longuement, moment privilégié de la nationalisation du monde de la petite entreprise. C'est alors que d'immigrants, les petits artisans et commerçants deviennent étrangers.


Une liberté de principe (1807-1880)


Liberté du commerce pour tous !


La participation des étrangers au commerce n'est pas un phénomène contemporain[2]. Sous l'Ancien Régime, le système des corporations établit le droit de faire du commerce comme un droit réservé. Mais la constitution d'un droit distinct pour le commerce, qui se matérialise par la rédaction d'un Code du commerce, en 1807, rend toute distinction nationale inopérante dans le milieu des commerçants. «Tous les étrangers, sous le régime du Code [...] pouvaient donc venir librement en France, s'y installer, monter ou acheter un commerce, un fonds artisanal exploiter une industrie, de la même manière que les Français »[3]. En effet, la distinction entre droit civil et droit commercial mise en place en 1789 par l'Assemblée constituante a pour conséquence de faire du commerce une activité ouverte à tous. Cette distinction est notamment conçue dans l'objectif de rompre avec la tradition qui faisait, en France, du commerce un privilège. Le droit d'exercer une profession commerciale, artisanale ou industrielle devient, dès lors, classé au nombre des droits naturels ou «droit des gens », et non des droits civils qui, en revanche, ne sont applicables qu'aux «nationaux ».
Si droit civil et droit commercial constituent les deux branches du droit privé, le droit commercial règle les rapports entre particuliers auxquels donne lieu l'exercice du commerce alors que le droit civil règle les rapports entre particuliers étrangers à toute profession exercée par eux ou se rattachant à des opérations non commerciales. Ainsi le droit civil est souvent qualifié de droit commun car il s'applique, en principe, à tous les actes et à toutes les personnes. Au contraire, le droit commercial est un droit spécial puisqu'il est fait pour le commerce : il s'agit de «l'ensemble des règles de droit positif applicables aux hommes dans un État donné, lorsqu'ils se livrent au commerce », autrement dit d'une juridiction qui s'applique uniquement et exclusivement aux commerçants[4].
Précisons que la différenciation entre droit civil et droit commercial n'a rien d'universel : le droit anglo-saxon ne la connaît pas. Or la séparation entre droit civil et droit commercial est constitutive de la liberté, pour les étrangers, de s'établir comme commerçants. En effet, l'étranger, en France, n'est pas admis à jouir de tous les droits reconnus aux Français puisque les droits civils sont réservés aux seuls nationaux, selon le Code civil. Le droit de faire du commerce étant considéré au nombre des droits naturels, lié au jus gentium, tous les étrangers peuvent exercer une activité commerciale sur le territoire français. «Toutes les nations ont considéré le commerce comme étant du droit des gens. C'était un principe du droit romain... Jamais, en France, on n'a contesté aux étrangers le droit de faire partie des sociétés de commerce, et on leur a accordé la même protection qu'aux citoyens français » peut-on ainsi lire dans le Code des étrangers de Legat, daté de 1832[5].
Ainsi le premier dix-neuvième siècle, depuis la Révolution jusque dans les années 1880, se caractérise par un grand libéralisme en matière d'exercice du commerce pour les étrangers. Certains juristes font même du droit de faire le commerce «un droit fondamental de l'étranger [...] constituant l'apanage de l'homme et non du citoyen »[6]. D'autres, plus pragmatiques, insistent sur les bienfaits économiques de l'ouverture aux étrangers. Il faut rappeler que les entrepreneurs anglais, écossais, suisses, belges, ou encore américains, se concentrent dans les activités de la première industrialisation : la banque, le textile, la métallurgie, secteurs dans lesquels les Français se risquent peu à investir. Les historiens de l'industrialisation rappellent le rôle des étrangers sur les fronts pionniers de l'industrie en France, promoteurs du renouvellement des techniques de production et de financement, notamment dans les usines textiles et métallurgiques[7]. En 1885, le juriste Xavier Garnot affirme ainsi que «l'État n'aurait aucun avantage à empêcher les étrangers d'apporter au développement de la richesse nationale le secours de leurs capitaux »[8]. La bienveillance politique manifestée par cette organisation juridique à l'égard des entrepreneurs étrangers n'est pas dépourvue d'intérêts économiques.
La distinction entre les droits naturels et les droits politiques n'achoppe que sur quelques rares difficultés d'application, notamment lorsqu'il s'agit de définir les règles de la participation aux élections professionnelles. En effet, la seule véritable restriction à l'exercice du commerce par les étrangers concerne, au dix-neuvième siècle, leur participation aux élections des organismes professionnels et consulaires. La loi du 8 décembre 1833 met fin au flou juridique concernant cette question puisqu'elle décide, en termes formels, que les juges des tribunaux de commerce doivent être élus par des citoyens français, commerçants patentés et que, pour y être éligible, il faut être inscrit sur une liste électorale ou être ancien commerçant français[9]. Les fondements des dispositions qui conditionnent le droit de vote aux élections consulaires à l'exercice de droits politiques sont pourtant nettement ébranlés en 1898, lorsque les femmes obtiennent le droit d'élire les juges des tribunaux de commerce. La différence qui s'instaure alors témoigne de l'émergence progressive d'une confusion entre droits civils et droits naturels, produit de la «nationalisation » de la société française, à l'œuvre depuis les débuts de la IIIe République. Pourtant, la garantie d'une liberté de commerce pour tous explique que les sources propres à l'activité commerciale ne permettent pas de distinguer, dans les sources antérieures à 1919, les entrepreneurs français des étrangers.

Silence du droit, silence des sources


Le silence des sources «traditionnelles » de l'histoire sociale sur la nationalité des entrepreneurs est la conséquence des principes de constitution du droit commercial. En effet, deux faits découlent de la différenciation entre le droit commercial et le droit civil. Il existe, tout d'abord, une juridiction spéciale pour les commerçants : les tribunaux de commerce, qui prononcent des jugements spécifiques (les jugements de faillite et de liquidation judiciaire ne peuvent s'appliquer qu'aux commerçants)[10]. Ensuite, la fiscalité assujettit les commerçants à des impôts spécifiques. Or l'histoire contemporaine du commerce et des commerçants se fonde principalement sur les archives issues de ces spécificités juridiques : les dossiers de faillite et les rôles d'imposition des patentes constituent, en effet, les sources essentielles de l'historiographie socio-économique de la France du dix-neuvième siècle[11]
Mais ces documents ne permettent pas de repérer les étrangers parmi les commerçants. Les rôles d'imposition des patentes sont muets sur la nationalité du commerçant. Ils indiquent l'identité (nom, prénom) du patenté, l'objet de son entreprise, son adresse et éventuellement l'adresse de son domicile, enfin la classe et le montant de l'impôt auquel il est soumis, mais la nationalité n'est pas mentionnée. Quant aux jugements de faillite, ils indiquent, certes, souvent la nationalité mais l'information est subsidiaire, et les dossiers ne sont pas classés selon ce critère ce qui rend la source difficilement exploitable pour traiter spécifiquement des faillis étrangers, sauf à posséder en amont une liste de noms, ou de numéros de dossiers de faillite.
Ainsi les juristes continuent de rappeler, dans les années 1920, que les seules restrictions à la liberté d'établissement des étrangers relèvent de mesures de police. Ils font alors référence aux dispositions administratives de surveillance des étrangers. En effet, s'ébauche, de 1881 à 1919, par étapes, une différenciation parmi les entrepreneurs, selon le critère de nationalité, différenciation qui aboutit, en 1919, à la généralisation de l'identification nationale des commerçants, avec la mise en place du Registre du commerce.

Les étapes de l'identification (1880-1919)


La logique policière


Les années 1880-1919 voient la mise en place d'une série de restrictions à la liberté d'établissement des étrangers, visant certains secteurs professionnels jugés «particulièrement sensibles ». Elles s'inscrivent dans une logique administrative de police des étrangers, qui participe de la politique d'intégration nationale mise en place par la IIIe République. Ainsi les principes qui guident les premières mesures de distinction nationale dans le monde de la petite entreprise relèvent d'une logique policière, soucieuse du maintien de l'ordre «public et moral ». L'activité commerciale n'est pas visée en tant que telle par ces dispositions, qui s'inspirent essentiellement des fantasmes construits au début du siècle autour de «l'immoralité » de l'étranger et participent de la criminalisation de «celui qui vient d'ailleurs ».
La très grande majorité des professions commerciales ne distinguent pas, au dix-neuvième siècle, les Français des étrangers. Seul un ensemble de dispositions restrictives relatives à l'arraisonnement de navires marchands par des étrangers fait exception à la règle. Les premières mesures discriminatoires datent des années 1880 : elles s'inscrivent dans le contexte de la Grande dépression, vaste crise économique qui secoue les économies européennes dans le dernier tiers du dix-neuvième siècle et suscite, en France, un certain nombre de tensions entre Français et étrangers. Pourtant, il semble que les dispositions adoptées à partir de 1881, en vue de fermer l'accès de certaines professions aux étrangers restent cantonnées à certains secteurs, extrêmement limités, du monde de l'entreprise, secteurs au poids économique peu significatif. Il s'agit, par contre, de domaines particulièrement sensibles sur le plan symbolique – d'un point de vue «politique et moral », pour reprendre les terminologies de l'époque[12]. La presse est la première concernée : la loi du 29 juillet 1881 exige des gérants de journaux la nationalité française. Puis, en 1898, le droit de s'établir comme pharmacien devient régi par le principe de réciprocité : tout étranger, quoique muni du diplôme de pharmacien français, ne peut exercer la pharmacie en France que si, par réciprocité, un Français peut, dans les mêmes conditions, exercer la pharmacie dans son pays. Enfin, le législateur intervient pour écarter les étrangers de la direction ou du service des cercles et des casinos. Les restrictions et les interdictions professionnelles dressent donc, en creux, la liste des attributs du parfait criminel : le jeu (casinos), la drogue (pharmacies), la politique (presse). Elles participent de la criminalisation de l'étranger qui s'impose comme le principe de légitimation d'une politique de différenciation nationale.
C'est également la logique qui prévaut à propos des marchands ambulants étrangers : la législation sur les nomades de 1912 qui constitue une étape clé dans la mise en place de processus d'identification nationale des professions commerciales est en effet légitimée par des considérations policières et une logique du «maintien de l'ordre public »[13]. D'ailleurs, la loi du 16 juillet 1912 est incontestablement une loi de police. De l'échelon local au niveau national, sont chargés de son application la direction de la Sûreté générale au ministère de l'Intérieur, la préfecture de police à Paris et les divisions des préfectures chargées des affaires de police dans les départements. Plus précisément, la surveillance des ambulants compte parmi les attributions de la police judiciaire. Au ministère de l'Intérieur, le troisième bureau de la Sûreté générale, chargé du dossier du contrôle des professions ambulantes, est celui du «contrôle général des services de recherches judiciaires ». C'est pourquoi la loi de 1912 ne concerne les commerçants qu'indirectement. Certes, elle exclut les étrangers de la catégorie «forain » et réglemente, à partir du critère de nationalité, l'exercice d'un commerce ambulant. Mais il s'agit avant tout d'une mesure à visée policière. Ce n'est qu'à partir de la première guerre mondiale que les termes du débat se modifient lorsqu'émerge une volonté de contrôle spécifique des étrangers parmi les commerçants.
La loi du 9 novembre 1915 apporte, en effet, des restrictions substantielles à la liberté de faire le commerce en instaurant une réglementation spécifique pour les tenanciers des bars et des cafés : le débitant doit être de nationalité française ou avoir une résidence de plus de cinq ans en France, dans les colonies ou les pays de protectorat (article 1er). Le critère de nationalité devient alors un élément discriminant dans l'exercice de la profession de débitant. Mais la loi du 9 novembre 1915 n'est qu'un corollaire de l'ensemble de dispositions, adoptées pendant la guerre pour limiter la consommation d'alcool, notamment dans l'armée[14]. Les restrictions apportées par la loi du 9 novembre 1915 à l'ouverture, par des étrangers, de débits de boissons, appartiennent au registre des mesures de sûreté adoptées en temps de guerre; elles sont légitimées par des considérations de «santé et de moralité publiques ». Enfin, l'enjeu est éminemment politique. Les débits de boissons sont les lieux privilégiés des réunions politiques, en particulier par les militants pacifistes qui trouvent, dans les arrière-salles des bars et des cafés, la discrétion requise par leurs activités clandestines. En instaurant un contrôle sur la personne du débitant, le gouvernement d'Union sacrée tente aussi de limiter le champ d'action des opposants politiques.
Pourtant, la guerre de 1914-1918 constitue un moment de rupture dans les logiques d'identification : les commerçants étrangers deviennent également l'objet de revendications spécifiques. Ce n'est plus en tant que criminels potentiels, déviants ou agitateurs politiques que les étrangers sont visés mais en tant que commerçants. La Grande Guerre, qui voit l'exacerbation des logiques nationalistes et nationales, consacre l'amorce d'une nouvelle logique qui va distinguer, parmi les commerçants, Français et étrangers en instaurant des procédures d'identification nationale dans le monde de la petite entreprise.

Instituer un «état-civil des établissements commerciaux »


Le Registre du commerce est institué en France par la loi du 18 mars 1919. Avant cette date, lors de l'ouverture d'un commerce, les formalités consistaient seulement dans le dépôt d'un double de l'acte de société, au greffe du Tribunal de commerce du lieu de l'établissement. Les entrepreneurs n'optant pas pour la forme juridique d'une société se trouvaient ainsi affranchis de toute déclaration officielle. Dès la fin du dix-neuvième siècle, plusieurs voix se font entendre en faveur de la création d'un Registre du commerce[15]. Cependant l'ingérence de l'État est souvent mal perçue dans le secteur marchand où la discrétion et le secret comptent parmi les revendications traditionnelles. La volonté des pouvoirs publics d'enregistrer les entreprises heurte les sensibilités commerçantes[16].
Ce n'est que pendant la guerre de 1914-1918 que le débat sur l'opportunité de la création d'un Registre du commerce franchit le seuil de l'Assemblée avec le dépôt, le 17 octobre 1916, d'une proposition de loi allant dans ce sens. L'exposé des motifs de la loi explique que le Registre du commerce a pour objet d'organiser ce que l'on pourrait appeler “l'état civil des établissements commerciaux”. “ Qu'il s'agisse, en effet, de connaître la nationalité d'un commerçant, le régime juridique sous lequel il est marié, les établissements qu'il a dirigés précédemment ou qu'il exploite simultanément en France ou à l'étranger, la publicité telle qu'elle est organisée actuellement présente de fâcheuses lacunes ou une dispersion regrettable  »[17]. Notons que l'argumentation réserve d'emblée une grande place à la question de la nationalité du commerçant, qui vient au premier rang des informations utiles à connaître.
En effet, la Première guerre mondiale, moment important bien que mal connu de rejet des étrangers, imprime sa marque sur les motifs légitimant la création d'un Registre de commerce. Elle exacerbe la logique de différenciation nationale, à l'œuvre depuis les débuts de la Troisième République, puisque la défense de la patrie semble passer par la “ protection » du marché du travail contre les étrangers. Le commerce apparaît comme un objet privilégié des discours qui arguent alors d'un “ danger du point de vue national ». La dénonciation des «profiteurs de guerre » se greffe sur la question des commerçants étrangers. Les rapports établis par la préfecture de Police sur l'état d'esprit de la population parisienne pendant l'année 1915, se font l'écho de plaintes récurrentes contre les commerçants étrangers[18]. De même, les organisations professionnelles se mobilisent comme la Chambre syndicale de la Bijouterie, de la Joaillerie et de l'Orfèvrerie de Paris adresse le 17 novembre 1915 une lettre au ministre du Commerce Clémentel, pour réclamer la possibilité de «s'assurer de l'origine des chefs d'établissement étrangers avec lesquels [ils] sont en relation commerciale ». D'autre part, le contexte de guerre permet de donner un nouvel écho aux arguments de l'espionnage économique. Les commerçants nés dans les territoires ennemis font ainsi l'objet d'un contrôle soupçonneux, bien souvent provoqué par des lettres de dénonciation. La Sûreté générale s'emploie notamment à vérifier scrupuleusement la «conduite et la moralité » des commerçants naturalisés d'origine allemande, ou encore autrichienne et hongroise.
La création du Registre de commerce s'inscrit ainsi dans un contexte particulier d'exacerbation de la logique de différenciation nationale et se trouve légitimée, dans le discours, par le “ problème des étrangers ». Et si le Registre du commerce n'est pas une création française – il existe dans plusieurs autres pays en 1914, et en particulier en Italie, en Espagne, dans les pays scandinaves, en Allemagne mais aussi dans quelques pays d'Amérique latine comme l'Argentine et le Chili–, la France innove en demandant qu'y figure la nationalité. Les auteurs de la proposition ds'en félicitent à plusieurs reprises, rejoints par les experts chargés d'étudier le projet de loi.
Aucune autre nation jusqu'à ce jour ne nous semble avoir imposé cette indication [...] s'il avait existé longtemps avant la guerre, [ce Registre] nous eût peut-être évité la surprise d'un certain envahissement de notre marché par les étrangers avides de mettre la main et d'imposer leur hégémonie sur notre commerce et notre industrie[19].
Il est alors possible d'analyser l'institution du Registre de commerce comme un moment de la «révolution identitaire » qui met progressivement fin aux modalités d'identification propres à la logique préindustrielle où l'interconnaissance des individus au sein de leur communauté locale permettait l'identification directe[20]. Mais si l'institution du Registre du commerce confirme l'importance de cette «révolution identitaire » dans la France du début du vingtième siècle, elle illustre également que cette «révolution » suit des rythmes décalés selon les différents espaces sociaux.
Le monde de la petite entreprise intègre, en effet, tardivement le clivage national en son sein, en comparaison notamment avec le monde ouvrier. Jusque dans les années 1930, les travailleurs indépendants de l'agriculture, du commerce, de l'industrie ou des professions libérales entrent en France librement sous la seule condition de justifier de leur identité par la production d'un passeport en règle. Le contrôle sur les salariés étrangers, concrétisé par la présentation obligatoire d'un contrat d'embauche pour obtenir une «carte d'identité de travailleur » est inopérant. C'est ainsi que les petits entrepreneurs échappent pour une part aux lourds procédés de contrôle étatique du travail immigré. Alors que la réglementation du séjour s'appuie sur un contrôle de plus en plus strict du travail immigré depuis la mise en place de la carte d'identité de travailleur étranger, en 1917, les immigrants qui ne rentrent pas dans le cadre du rapport salarial bénéficient d'une situation originale dans le paysage juridique français : en effet, aucune disposition législative ou administrative de caractère général ne vient entraver la possibilité, pour les étrangers, d'embrasser la profession de commerçant[21]. D'une part, le principe de «liberté de faire le commerce » est générateur, comme on l'a vu, d'une ouverture, en droit, de la profession pour les étrangers. D'autre part, la direction de la politique d'immigration de la IIIe République a tendance à laisser les indépendants dans l'ombre de mesures centrées autour de l'univers salarié. Cette spécificité prend fin au milieu des années 1930.

Des cartes à la discrimination (1935-1938)


Encarter les artisans étrangers (1935)


Les arguments déployés tout au long des années 1930, et avec une virulence croissante, par les organisations commerçantes et artisanales contre la «concurrence déloyale des étrangers »rencontrent un incontestable écho dans les milieux politiques et institutionnels. Experts de l'immigration, élus locaux et parlementaires se rallient à la cause des classes moyennes indépendantes requérant une intervention rapide des pouvoirs publics pour «défendre l'artisanat et le commerce français ». La nature spontanée voire contrainte de leur migration en France, l'«inutilité économique » de leurs activités, leur engagement dans des secteurs professionnels qui forment «l'essence même de la puissance nationale » mais surtout la relative vacance juridique qui, en comparaison avec les salariés, caractérise leur situation en matière de séjour et de travail sont autant de raisons évoquées par les groupes de pression pour requérir des pouvoirs publics la mise en place de barrières à l'entrée des professions artisanales et commerciales.
Dans un premier temps, les pouvoirs publics tentent de répondre aux récriminations des organisations professionnelles et de la classe politique en renforçant les actions de contrôle et de surveillance des indépendants étrangers. Ils choisissent en effet de limiter leur action à quelques circulaires aux préfets, les encourageant à user des moyens d'opposition dont ils disposent «et même de moyens dilatoires » pour empêcher l'établissement d'entrepreneurs étrangers nouvellement arrivés sur le territoire[22]. Mais cela ne suffit pas à apaiser les «défenseurs de l'artisanat et du commerce français » qui réclament, à grands cris, de pouvoir compter sur des moyens législatifs. L'intensité des mobilisations partisanes, et notamment parlementaire, légitime le durcissement par voie réglementaire de la législation à l'égard des indépendants étrangers, avant de l'imposer à partir de 1935.
Il faut toutefois attendre l'arrivée à la présidence du Conseil de Pierre Laval, en juin 1935, pour que le gouvernement dote les pouvoirs publics des moyens réglementaires pour limiter l'installation des artisans étrangers. Le décret-loi du 8 août 1935, revendiquant pour objectif de «protéger les artisans français contre la concurrence des artisans étrangers », soumet les artisans au même régime que les salariés étrangers[23]. Dès lors, les artisans doivent être détenteurs d'une carte d'identité d'étranger qui porte la mention «artisan », ce qui instaure, en pratique, l'obligation pour exercer la profession d'artisan de disposer d'une autorisation préfectorale. Puis le décret-loi pose le principe d'une limitation du nombre des étrangers dans l'artisanat qui peut, comme pour le monde salarié depuis la loi du 10 août 1932, faire l'objet de décrets de contingentement par secteurs. Il s'agit donc d'étendre aux artisans étrangers l'effet des dispositions légales et réglementaires concernant les salariés. Cependant, cette mesure se heurte, dans son application, à deux écueils.
D'une part, les mesures de contingentement prévues dans le texte du décret-loi tardent à être adoptées. Les Chambres de métiers se plaignent de la lenteur des processus d'application et déplorent qu'en 1937, aucun décret d'application n'ait encore été pris. Surtout, le décret-loi du 9 août 1935 engage les artisans étrangers à se déclarer comme tels. Or la définition de l'artisan reste encore, à l'été 1935, relativement imprécise. Le décret-loi amène les pouvoirs publics à codifier un «statut administratif » de l'artisan en imposant la définition fiscale comme règle administrative. Les étrangers soumis au régime de la carte d'artisan étranger sont ceux qui dépendent fiscalement du statut d'artisan, autrement dit qui bénéficient de l'article 23 du Code des impôts directs[24]. Mais la mesure n'interdit pas aux artisans étrangers qui le souhaitent de ne pas arguer, devant l'administration préfectorale, du régime fiscal réservé aux artisans.
Le 24 février 1938, le Préfet de police de Paris se fait l'écho des difficultés rencontrées dans une note adressée au Sixième Bureau de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN). Certes, en application des instructions reçues, un certain nombre d'étrangers se sont vus refuser la carte d'artisan. Mais beaucoup sollicitent alors une carte d'identité de non-travailleur, dont ils étaient le plus souvent titulaires avant le décret-loi de 1935. Et comment reconnaître un artisan d'un commerçant ? «Le commissaire de police ne peut pas toujours établir très nettement s'il se trouve en présence d'un artisan ou d'un commerçant et doit s'en rapporter, vu la complexité de la question, aux déclarations que lui font les intéressés eux-mêmes ” déplore ainsi le Préfet de police[25].
Les stratégies de contournement de la loi amènent ainsi nombre d'artisans étrangers à se faire imposer dans des conditions nettement défavorables, renonçant aux bénéfices du régime fiscal réservé aux artisans. Cette possibilité ne dure que trois ans. Le 2 mai 1938, un nouveau décret-loi assujettit à la carte d'artisan tous les étrangers qui «exercent leur activité dans les conditions de fait déterminées par la loi de 1923, même s'ils sont imposables au titre de l'impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux ». Dès lors, l'indépendance devient l'un des critères juridiques de définition de l'artisan. Les pouvoirs publics, poussés par la nécessité de statuer sur la différence entre un travailleur étranger et un artisan étranger, soumis à deux procédures d'encartement distinctes, précisent les caractéristiques propres du «travailleur » et de «l'artisan ». L'existence d'un lien de subordination avec un employeur caractérise la situation du travailleur étranger alors que l'artisan échappe à cette tutelle (article 7 du décret du 14 mai 1938). Puis, l'institution d'une carte de commerçant étranger consacre une nouvelle étape de la différenciation juridique entre l'artisan et le commerçant.

Encarter les commerçants étrangers (1938)


L'année 1938 voit fondre sur la France une véritable «pluie de décrets » concernant les étrangers[26]. Au milieu de cet ensemble de dispositions relatives aux étrangers, deux mesures viennent bouleverser les conditions d'établissement et d'exercice des commerçants étrangers : les décrets-loi du 17 juin et du 12 novembre 1938[27].
Le décret-loi du 17 juin 1938 tend à «assurer la protection du commerce français » en réglementant l'admission des étrangers à une profession commerciale[28]. Il crée la possibilité de mettre en place des mesures de contingentement qui, sur avis des Chambres de commerce et des groupements économiques, fixent le pourcentage d'étrangers exerçant leur activité dans telle ou telle catégorie d'industrie ou de commerce. Il subordonne l'inscription d'un étranger au Registre du commerce à la présentation d'une carte d'identité de non-travailleur en cours de validité et permet, en cas de difficultés d'appréciation, de soumettre les dossiers d'immatriculation à la Préfecture pour vérification de conformité des pièces présentées. Un pas de taille est franchi vers une procédure de contrôle administratif de l'établissement d'un commerçant étranger. Il ne s'agit pourtant que de la première étape vers l'encartement des commerçants étrangers.
Le décret-loi du 12 novembre 1938 renforce ces mesures en interdisant à tout étranger l'exercice sur le territoire français d'une profession commerciale ou industrielle s'il ne possède pas de «carte de commerçant ». Il devient désormais interdit à tout étranger d'exercer sur le territoire français une profession commerciale ou industrielle sans justifier de posséder une carte d'identité spéciale portant la mention commerçant  et délivrée par le préfet du département où l'étranger exerce son activité. La demande s'effectue à la préfecture, puis elle est transmise à la Chambre de commerce du département pour enquête et avis. Le préfet porte un point de vue d'ordre public alors que la Chambre de commerce se prononce en fonction de considérations économiques. Les organisations consulaires ont gagné sur ce point : elles participent au processus de délivrance du titre. Néanmoins, elles ne disposent que d'un pouvoir consultatif : la décision revient en dernier lieu au préfet[29]. Très rapidement, les pouvoirs publics s'attèlent à la mise en forme matérielle de la carte de commerçant étranger[30]. Le projet de maquette parvient sur le bureau d'Albert Sarraut, ministre de l'Intérieur, en mai 1939. Les cartes, imprimées par l'Atelier général du timbre, auront le même format que les autres cartes d'identité d'étrangers. L'identité de commerçant étranger prend une forme juridique et matérielle.
La volonté de limiter la liberté d'établissement des étrangers joue un rôle central dans les pratiques administratives de l'attribution des cartes de commerçants étrangers. En effet, elle permet de légitimer une intervention de l'État de plus en plus importante dans le secteur des professions indépendantes sous le prétexte d'une «défense de l'artisanat et du commerce français ». L'institution d'une carte de commerçant étranger participe ainsi du mouvement d'institutionnalisation et de professionnalisation de la catégorie «commerçant ». A compter de 1938, tous les petits entrepreneurs étrangers sont contraints de demander la délivrance de l'une des deux cartes : soit la carte d'artisan, soit la carte de commerçant. A l'occasion des procédures menant à la délivrance de tel ou tel titre, les catégories d'«artisan » et de «commerçant » doivent être affinées, précisées et justifiées. Les étrangers jouent un rôle clé dans ce processus de différenciation. L'essentiel de la correspondance échangée entre le ministère de l'Intérieur, le ministère du Commerce et les autorités préfectorales tourne autour des difficultés d'appréciation de la nature de la profession exercée, difficultés qui engendrent la suppression de la carte d'artisan en 1941 !
Surtout, le processus d'identification et de codification de l'activité commerciale ouvre grand la porte aux pratiques de discrimination selon la nationalité. Alors que l'ouverture d'une entreprise, pour un commerçant français, n'est subordonnée à aucune exigence administrative, elle devient soumise, pour les étrangers, à des critères vagues, déterminés par les seules autorités administratives. A une époque où les théories sont largement répandues qui font de la moralité un attribut national, parfois même ethnique, les principes de sélection des étrangers aptes à exercer la profession de commerçant prennent rapidement les chemins de la discrimination.

La discrimination en pratique

En mars 1939, la fabrication des cartes de commerçants étrangers est lancée. Il est prévu d'en fabriquer 200 000 pour la première année. Mais en attendant que les documents définitifs soient disponibles, le ministère de l'Intérieur donne l'instruction de délivrer aux entrepreneurs étrangers des «autorisations temporaires d'exercer une profession commerciale ou industrielle ». D'emblée, les chiffres établis trahissent la volonté étatique de réduire le plus possible le nombre de titres délivrés. Les projections prospectives du nombre d'autorisations à envoyer à chaque département sont fixées selon un ratio de moins de 0,5% du total des étrangers recensés. Ainsi le département de la Seine qui compte 438 668 étrangers selon les données du service des cartes d'identité d'étrangers du ministère de l'Intérieur doit se contenter de 2 000 autorisations temporaires[31]. Ce choix suscite une protestation immédiate du préfet de police dans une note adressée au directeur de la Sûreté nationale : «on ne compte pas moins de 50 000 étrangers résidant dans le département de la Seine qui peuvent être assujettis à l'obligation de la carte spéciale de commerçant » ! Les dossiers étant à remplir en triple exemplaires, il requiert des services ministériels qu'on lui envoie immédiatement 30 000 chemises et qu'on en imprime 120 000 supplémentaires[32]. Les querelles de chiffres masquent un débat de fond.
En effet, le décret-loi du 12 novembre 1938 peut donner lieu à plusieurs interprétations. Faut-il délivrer automatiquement des cartes aux commerçants étrangers déjà établis et porter l'effort de limitation sur les nouveaux postulants ou, au contraire, considérer que la nouvelle réglementation remet en cause le droit d'exercer une profession commerciale pour tout étranger, fût-il déjà installé à la tête de son entreprise ? Les directives du ministère de l'Intérieur tranchent en faveur de la première théorie : la situation des étrangers dont les cartes d'identité sont en règle ne doit pas faire l'objet de discussions[33]. Dans la pratique, les réfugiés sont les premiers à faire les frais de la politique de discrimination mise en place au travers des directives ministérielles. La Commission interministérielle instituée pour faire appliquer les mesures de «protection du commerce français » statue dès le 13 février 1939 sur les étrangers «apatrides ou réfugiés politiques ». Elle émet l'avis qu'on ne leur accorde pas la carte d'identité de commerçant qui «doit être nécessairement réservée aux étrangers dont l'honorabilité est certaine »[34]. Reprenant ses conclusions, le ministre de l'Intérieur attire l'attention des autorités préfectorales sur certaines catégories d'étrangers dont les requêtes devront faire l'objet sinon d'un refus tout du moins d'un «examen particulièrement sévère ».
Nombreux sont, en effet, les éléments qui, bien que séjournant régulièrement en France, ne présentent, pour nous, aucun intérêt et dont il serait inopportun d'envisager la fixation définitive en leur remettant la carte de «commerçant ».
On peut citer, à cet égard, certains immigrés dépourvus de statut : les réfugiés ex-Autrichiens, les réfugiés Espagnols et de nombreux étrangers originaires d'Allemagne, de Pologne et de Roumanie, dont la présence sur notre sol doit être considérée comme provisoire[35].
Toutes les demandes faites par les titulaires de visa de transit ou de visa d'entrée de courte durée doivent être par conséquent écartées. Enfin il convient, continue la circulaire, de considérer avec une vigilance toute particulière les requêtes effectuées par de «prétendus touristes » et «certains étudiants », comme celles «des individus originaires des États de l'Europe centrale et orientale dont la situation doit être examinée avec le plus d'attention ». Les critères qui déterminent l'action des pouvoirs publics empruntent peu aux considérations d'ordre économique ou professionnel. Forts d'un pouvoir discrétionnaire très étendu accordé par les textes des décrets-loi, les préfets sont chargés, par les directives ministérielles, d'opérer une discrimination dans le monde de la petite entreprise selon une hiérarchie nationale, au bas de laquelle se situent les réfugiés.
Mais nombre d'entre eux ne s'embarrassent pas de cas d'espèce et se contentent de refuser quasi-sytématiquement toutes les demandes de cartes de commerçants étrangers. La préfecture de la Seine se caractérise, notamment, par une attitude de rejet, encouragée par la Chambre de commerce de Paris en juin 1939.
Il semble que la Préfecture de police, dans l'attente de pourcentages prévus par le décret-loi du 17 juin 1938, se montre extrêmement réservée quant aux installations nouvelles et refuse à peu près toute demande de carte avant que la Chambre de commerce ait fait connaître son avis ; il y a lieu de s'en féliciter. D'ailleurs les enquêtes concernant les étrangers désirant s'installer commerçants sont actuellement en cours ; la Chambre de commerce de Paris a déjà reçu un certain nombre de dossiers qui seront examinés avec la plus grande attention[36].
Les autorités préfectorales sont aidées dans leur tâche par les Chambres de commerce qui s'empressent d'user des pouvoirs que leur accorde la loi pour fermer les portes du monde de l'entreprise à tous les concurrents jugés «déloyaux », manifestant un empressement et un entrain particuliers à multiplier les avis défavorables.
Dans la pratique, les critères mobilisés pour émettre ou non un avis favorable à la demande de carte de commerçant étranger paraissent relever d'un certain arbitraire[37]. A Bordeaux, une restauratrice portugaise, immatriculée au Registre du commerce depuis mai 1936, reçoit un avis défavorable car «son établissement laisse une impression fâcheuse et sa clientèle est composée exclusivement d'étrangers de diverses nationalités »[38]. Les justifications des refus mêlent étroitement jugement professionnel, considération économique ou réflexion personnelle. Ainsi pour cette dame Dombrowski dont la naissance en France, en Dordogne, ne l'empêche pas d'essuyer pas un refus. Le rapport d'enquête destiné à évaluer la «moralité commerciale » de la demandeuse rappelle les trois mariages successifs que la commerçante a contractés : le premier avec un officier français, le deuxième, en 1923, avec un commerçant anglais qui lui a valu de devenir «britannique », puis le dernier avec un russe nommé Dombrowski. Quelques foulées seulement séparent l'appréciation de la «moralité commerciale » du jugement exclusivement «moral » : «Les renseignements que nous avons recueillis montrent qu'elle est très intrigante et qu'elle fréquente les milieux étrangers. En outre, elle a constamment des différends avec ses créanciers » note le rapport du préfet, afin de justifier son «avis défavorable »[39]. Les autorités préfectorales, appliquant à la lettre les instructions ministérielles, optent ainsi pour une interprétation particulièrement stricte et sévère des consignes de «protection du commerce français » ; elles interdisent, chaque fois qu'il est possible, l'exercice d'une profession commerciale aux étrangers même lorsque ces derniers ont installé leur entreprise depuis plusieurs années.
L'étau se resserre encore lorsque les tribunaux de commerce entreprennent, parallèlement, de renforcer les contrôles des étrangers lors des immatriculations au Registre du commerce. Les années ont passé depuis la loi du 18 mars 1919, instituant le Registre, dont l'article 14 préservait la liberté du déclarant en précisant que le greffier n'avait aucun pouvoir d'appréciation sur les déclarations faites. Les refus d'immatriculations se multiplient au greffe du tribunal de commerce de la Seine : non seulement, les greffiers refusent les demandes de nouvelles immatriculations de commerçants étrangers si ceux-ci ne sont pas détenteurs de cartes de commerçants, mais ils sanctionnent également les entrepreneurs déjà installés qui viennent au greffe pour signaler une simple modification à leur déclaration[40]. Or, dans le même temps, la préfecture de police refuse de délivrer des cartes de commerçants aux individus qui ne sont pas en mesure de présenter un extrait prouvant leur immatriculation au Registre du commerce ! Les entrepreneurs étrangers qui désirent exercer leur activité légalement se heurtent ainsi à des procédures organisées selon un cercle vicieux dont ils ne peuvent trouver l'issue. Plusieurs préfets soulèvent la contradiction auprès du ministre de l'Intérieur, notamment les préfets de la Nièvre, de la Charente-Inférieure ou encore de l'Eure. Mais le responsable du Service de la carte d'identité des étrangers du ministère se montre intraitable, réservant à ces interrogations une réponse lapidaire, le 11 avril 1939 : «ce sont des "clandestins" que l'on ne peut considérer comme des commerçants »[41].
En 1939, le monde de la petite entreprise a fermé ses portes aux étrangers : le nombre d'étrangers autorisés à s'immatriculer au Registre du commerce de la Seine diminue de manière spectaculaire : il est quasiment divisé par quatre entre 1938 et 1939[42]. De plus, les contraintes administratives imposées aux commerçants étrangers rendent leur établissement précaire, toujours soumis à la menace d'un refus de carte de commerçant étranger.


Ainsi donc, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, le principe de la «liberté du commerce » qui prévalait tout au long du 19ème siècle est largement bafoué. Désormais, une ligne de démarcation sépare le monde de la petite entreprise entre nationaux et étrangers, traçant deux groupes qui ne bénéficient ni des mêmes droits d'accès à l'indépendance, ni des mêmes contraintes dans l'exercice de leur profession. Le processus de «nationalisation » du monde de la petite entreprise dont on a tenté ici de décrire les principales étapes engendre un certain nombre de transformations du statut d'indépendant sur le marché du travail. Il conduit notamment à préciser les attributs juridiques, fiscaux, professionnels et politiques des différentes composantes des «classes moyennes indépendantes » contribuant à l'édification de frontières administratives entre ambulants et sédentaires comme entre artisans et commerçants.
Résolument accrochée au projet de montrer combien le droit, loin d'être un «monde à part », informe et modèle les pratiques économiques, cette histoire ouvre un vaste ensemble d'interrogations autour de l'articulation entre les processus d'identification et les inscriptions dans le corps social des petits entrepreneurs désormais identifiés «étrangers ». Cependant, après avoir montré et démonté les processus d'identification, le modelage des identités d'artisan puis de commerçant étranger par les procédures d'encartement, des zones d'ombres subsistent quant aux réactions en retour des «identifiés ». La construction d'indicateurs pertinents capables de mettre à jour les rapports entre les normes et les comportements, reste ici en grande partie inaboutie. Il s'agit sans doute de l'un des principaux défis à relever pour l'historien des temps à venir.


Notes

[1] Sur ce point, on renvoie aux différents travaux de Gérard Noiriel, notamment Le Creuset français, Histoire de l'immigration XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1988 et La Tyrannie du national. Le droit d'asile en Europe 1793-1993, Paris, Calmann-Lévy, 1991.
[2] Richard Gascon, Grand commerce et vie urbaine à Lyon au XVIe siècle. Lyon et ses marchands (vers 1520-vers 1580), Paris-La Haye, 1971 ; Jean-François Dubost, «Les Italiens dans les villes françaises : XVIe-XVIIe siècles », in Denis Menjot et Jean-Luc Pinol (dir.), Les Immigrants et la ville. Insertion, intégration, discrimination (XIIe-XXe siècles), Paris, L'Harmattan, 1996, p. 91-105. Voir également Jacques Bottin et Donatella Calabi (dir.), Les Étrangers dans la ville. Minorités et espace urbain du bas Moyen Age à l'époque moderne, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme (MSH), 1999, notamment les articles d'Alain Thillay, «Les artisans étrangers au faubourg Saint-Antoine à Paris (1650-1793), p. 261-270, de Wolfang Kaiser, «Récits d'espace. Présence et parcours d'étrangers à Marseille au XVIe siècle », p. 299-312 et de Bertrand Gautier et Peter Voss, «Les communautés marchandes étrangères dans l'espace urbain bordelais (1620-1715) », p. 329-343.
[3] Monique Malblanc, Le statut juridique du commerçant étranger, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1943, p. 38.
[4] Louis Juliot de la Morandière, Le Droit commercial, Paris, Colin, 1929, p. 7.
[5] cité par Marthe Simon-Lepitre, L'Activité professionnelle des étrangers en France, Paris, Librairie du journal des notaires et des avocats, 1955, p. 12.
[6] Pietro Esperson, Le Droit international privé dans la législation italienne, Paris, Marchal, Billard et Cie, 1880, p. 2.
[7] Yves Lequin (dir.), La Mosaïque France..., op. cit., p. 327 à 334.
[8] Xavier Garnot, Conditions de l'étranger dans le droit public français, Thèse de droit, 1885, p. 80.
[9] Marthe Simon-Lepitre, L'Activité professionnelle des étrangers en France, Paris, Librairie du journal des notaires et des avocats, 1955, p. 91.
[10] Les propositions récentes dans le monde des juristes autour de la mise en place d'une «faillite civile » remettent en question l'un des fondements de la spécificité du droit commercial. Voir Xavier Lagarde, L'Endettement des particuliers : étude critique, Paris, LGDJ, 1999.
[11] Pour ne noter que des titres de référence, portant sur la capitale, Jeanne Gaillard, Paris la ville (1852-1870), op. cit. ou Gérard Jacquemet, Belleville au XIXe siècle, du faubourg à la ville, op. cit. Jean-Clément Martin nuance pourtant la validité historique des jugements de faillite comme source : «Le commerçant, la faillite et l'historien », Annales ESC, 1980, p. 1251-1268.
[12] Georges Mauco classe ainsi les «problèmes de l'immigration » selon quatre ordres : l'ordre économique, l'ordre social, l'ordre physique et sanitaire et l'ordre politique et moral. Les Étrangers en France, leur rôle dans l'activité économique, Paris, Colin, 1932, p. 459.
[13] Claire Zalc «Contrôler et surveiller le commerce migrant. Nomades, forains et ambulants à Paris (1912-1940) », actes du colloque La police et les migrants, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 365-388.
[14] L'absinthe est prohibée (16 mars 1915), les syndicats et les associations antialcooliques obtiennent le droit d'action en justice (9 novembre 1915) et la vente d'alcool dans la zone des armées est interdite (19 janvier 1917. Voir Lucien Clostres, Le régime administratif et pénal des débits de boissons à consommer sur place, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1938, 259 p
[15]En témoigne l'étude menée en 1901 par un professeur de droit de l'Université de Paris sur les Registres du commerce allemand et suisse, étude qui provoque de nombreuses discussions et débats dans les milieux juridiques, ACCIP cote III. 3.20 (3).
[16] Les projets de Registre du commerce provoquent de vifs débats dans les milieux juridiques et commerciaux, souvent réticents devant cette initiative, perçue comme l'un des moyens supplémentaires pour l'Etat de s'immiscer dans leurs affaires ». Ainsi de ce juge au Tribunal de commerce de Rennes qui s'inquiète dès 1895 : “ ne vaut-il pas mieux laisser chaque commerçant exercer son commerce, comme il le fait aujourd'hui, hors du regard intéressé et souvent hostile des tiers? Est-ce que le secret des opérations n'est pas essentiel au commerçant le plus honnête? ». Aux yeux des commerçants, le Registre du commerce incarne un moyen de contrôle étatique. Les réticences des milieux professionnels sont exprimées au moyen de relais institutionnels qui semblent constituer de véritables groupes de pression au tournant du siècle. Outre les différents syndicats professionnels (Chambres syndicales, Ligues professionnelles etc.), les Chambres de commerce constituent des organes intermédiaires entre les institutions syndicales et les pouvoirs publics : leur avis doit être pris en compte par l'administration avant toute réglementation des usages commerciaux et préalablement à diverses mesures touchant le commerce. Or les archives révèlent de nombreuses traces témoignant de l'intervention des Chambres de commerce auprès des députés et du ministère du Commerce s'insurgeant contre les premiers projets de registres de commerce, qui sont d'ailleurs successivement enterrés, en 1895 puis en 1901. ($$ références)
[17] Exposé des motifs, Projet de loi tendant à la création d'un Registre de commerce, n°2592, 17 octobre 1916, p. 2.
[18] Jean-Jacques Becker, Les Français dans la Grande Guerre, Paris, Robert Laffont, 1980, p. 194.
[19] Rapport de la Chambre de commerce de Paris sur le projet de loi visant à instituer un Registre de commerce, 16 décembre 1916, ACCIP cote III. 3.20 (3).
[20] Gérard Noiriel La Tyrannie du national..., op. cit., p. 63-80.
[21] Marcel Livian, 1936, op. cit., p. 131.
[22] Voir les circulaires du Ministère du Commerce du 6 novembre 1934 et le 18 janvier 1935
[23] JO. Lois et décrets, 9 août 1935, p. 8699, et rectificatif p. 8746.
[24] Selon les dispositions de la loi du 23 juin 1923, complétée en 1934, les «artisans travaillant chez eux ou au dehors, qui se livrent principalement à la vente du produit de leur propre travail et qui n'utilisent pas d'autre concours que celui de leur femme, de leur père et de leurs enfants et petits-enfants, d'un compagnon et d'un apprenti de moins de dix-huit ans » sont taxés d'après le tarif applicable à la cédule des traitements et des salaires.
[25] AN F7/16035. Dossier C131B.
[26] L'expression est de Ralph Schor, L'Opinion publique et les étrangers, op. cit., p. 667. Sur l'ensemble des décrets de 1938, voir Jean-Charles Bonnet, Les Pouvoirs publics français et l'immigration, op. cit., p. 341-357.
[27] André Besson, «La législation commerciale interne », in La France économique en 1938, Annuaire de la vie économique française, Paris, Sirey, 1939, p. 353-355.
[28] J.O. Lois et décrets, 26 juin 1938, p. 7333-7334 et rectificatifs p. 7371, 7797 et 8626. Le texte de ce décret est reproduit dans son intégralité en annexe.
[29]JO. Lois et décrets, 4 février 1939, p. 1645.
[30] AN F7/16035. Dossier C134.
[31] AN F7/16035. Dossier C 13 7. Carte d'identité de commerçant. Notes et correspondances diverses.
[32] Note du préfet de police au directeur de la Sûreté nationale en date du 4 avril 1939. AN F7/16035. Dossier C 13 7.
[33] Circulaire du 22 mars 1939 à l'attention des préfets. AN F7/16035. C 13 4. La catégorisation est reprise, telle quelle, par Monique Malblanc, Le Statut juridique du commerçant étranger, op. cit., p. 109-110.
[34]Procès-verbal du 13 février 1939 de la Commission chargée de l'application des décrets concernant le régime des commerçants étrangers en France. AN F7/16035. Dossier C 13 15.
[35] Circulaire du 22 mars 1939 à l'attention des préfets. AN F7/16035. C 13 4.
[36] Chambre de commerce de Paris, «La situation des étrangers en France en l'année 1939 », rapport du 26 juin 1939 présenté par Marcel Bagnaud, p. 4. ACCIP. III. 4.44 (4). Commerçants et travailleurs étrangers. Permis de séjour, carte de commerçant étranger (1924-1986); étrangers, naturalisation, déchéance (1915-1955).
[37] Les renseignements dont je dispose ont été collectés au hasard des archives du ministère de l'Intérieur et du ministère du Commerce. Ils n'offrent, par conséquent, qu'une approche limitée et non représentative des pratiques de délivrance des cartes de commerçants étrangers. Sur ce point voir la communication d'Anne-Sophie Bruno.
[38] AN F7/16035. Dossier C13 5.
[39] Rapport du 6 juillet 1939. AN F7/16035. Dossier C13 5.
[40] Plus d'une dizaine de refus de demandes de modifications d'immatriculations sont conservées dans les dossiers du ministère de l'Intérieur. AN F7/16035 C 13 5.
[41] AN F7/16035. Dossier C 13 5.
[42] ADP, Registre du commerce de la Seine, D33U3.


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