L'opinion française face à l'immigration depuis 1945, permanences et évolutions

Y. GASTAUT, Université de Nice

Conférence du 18/05/2001

Cette recherche se situe dans le cadre de l'histoire des représentations, c'est à dire une histoire culturelle du politique. Le contexte de l'opinion, analysé d'un point de vue d'historien, doit être éclairé par deux points. D'une part, à partir de 1945, on assiste à une mondialisation des flux de populations, avec comme caractéristiques une persistance européenne (avec une immigration espagnole et portugaise importante à partir des années 1950) qui se tarit au début des années 1970 et une amplification de l'immigration en provenance du Maghreb, d'Afrique noire et d'Asie. De ce fait, l'opinion publique n'envisage plus l'immigration dans un cadre européen, mais dans un cadre planétaire. D'autre part, la politique d'immigration, inaugurée par les ordonnances de 1945, a été, pendant toute la période, une politique à gestion difficile, délicate, peu lucide et peu cohérente. Elle fut tributaire à la fois des évolutions économiques, des relations diplomatiques et des prises de position de l'opinion publique. Les pouvoirs publics n'ont conçu l'immigration que dans le cadre du travail et n'ont jamais envisagé l'enracinement. A cette contradiction d'une gestion politique aux antipodes de la réalité s'ajoute celle d'une politique ouverte en apparence et discriminante en réalité, puisqu'un tri a été constamment opéré entre "bons" -culturellement proches - et "mauvais" immigrés - en provenance d'outre Méditerranée. Un second tri, élaboré plus tardivement, a également été mis en place entre immigrés officiels et immigré clandestins.

1) L'irruption de l'immigration dans le débat public

La politique d'immigration peut se scinder en deux périodes  :  de 1945 à 1965, ouverture totale et de 1965 à nos jours  :  fermeture. Dans ce contexte, les pouvoirs publics ont façonné les comportements de l'opinion publique qui réagit directement à la manière dont les élites politiques gèrent la question de l'immigration. L'évolution de l'état d'esprit des Français après la seconde guerre mondiale appelle une première remarque générale. Alors qu'elle s'en désintéressait auparavant, lorsque les étrangers étaient envisagés seulement comme une force de travail, l'opinion publique s'attache à l'immigration au moment où l'intégration est en voie de réalisation. La question de l'immigration fait en effet irruption dans le débat public pendant les années 1980  :  plus précisément entre 1983 et 1985. Deux événements en attestent  :  l'apparition du Front National sur la scène publique consacrée par les élections municipales du printemps et de l'automne 1983 (notamment à partir de l'évolution du scrutin à Dreux) et celle des jeunes issus de l'immigration dont la marche des beurs (octobre décembre 1983) est la preuve la plus nette.

Ce changement peut être mis en relation avec l'évolution de la société française qui, jusque dans les années 1970, demeure "mono-culturelle" (peu ouverte à d'autres cultures) et ne voit pas son racisme, dans la mesure où celui-ci reste tabou. Les séquelles de la mémoire de la seconde guerre mondiale et pour des raisons différentes de la guerre d'Algérie ont un poids majeur dans le développement de ce type d'attitude. Le thème de l'immigration n'apparaît dans le débat public que lorsque la société française commencera à s'ouvrir à d'autres cultures, lorsque le tabou du racisme sera levé dans l'opinion (les Français osant s'accuser eux-mêmes de racisme).

2) Accueils et rejets

Trois traits saillants caractérisent l'évolution de l'opinion publique à propos de l'immigration. La manière dont l'opinion publique réagit à partir de 1945 représente une tension permanente entre l'accueil et le rejet des migrants.
Trois formes de rejet peuvent être mises en évidence  : 

a) le racisme ordinaire, sorte de constante dans l'histoire, un racisme de la bêtise imprévisible et incompressible, bien mis en scène par le personnage de "Dupont Lajoie" (en référence au film d'Yves Boisset en 1974) ou du "Beauf" décrit par des humoristes ou caricaturistes (par ex Cabu)

b) le racisme de crise se développe avec la montée des difficultés économiques, le travailleur immigré étant perçu comme un concurrent sur le marché du travail  :  les conséquences de la crise de 1929 et celles du choc pétrolier de 1973-74 sont comparables, provoquant un rapide durcissement de la législation sur l'immigration.

c) le racisme colonial ou post-colonial, plus spécifique à la période récente (V ème République), fait de l'ancien colonisé le bouc émissaire de l'opinion publique, celui qu'il faut rejeter en priorité.

De nombreuses sources, parmi lesquelles les sondages témoignent d'une hiérarchie très nette dans le rejet des étrangers  :  si l'on s'attache à des grands groupes continentaux, les Européens sont les mieux acceptés (parmi lesquels les Italiens avant les Espagnols et Portugais), avant les Asiatiques (que l'on prend en compte seulement au milieu des années 70 avec l'arrivée des réfugiés "Boat people" d'Asie du Sud-Est), avant les migrants d'Afrique noire et enfin avant les Maghrébins au sein desquels tout particulièrement les Algériens sont les plus stigmatisés.

Ces trois formes de rejet sont véhiculés par l'extrême droite, mais pas seulement  :  les autres forces politiques et par voie de conséquence, une partie de l'opinion publique, développe des comportements de rejet. Il apparaît que la violence raciste est plus forte en France dans la décennie 70, période au cours de laquelle, la xénophobie s'exprime à travers des actes  :  l'année 1973 est à ce titre particulièrement marquée par la violence anti-immigrés, notamment dans le Sud de la France (ratonnades - notamment à Grasse en juin et à Marseille durant tout l'été - attentats - notamment contre le consulat d'Algérie à Marseille) faisant redouter des affrontements ethniques sur le territoire français. Dans les années 80, le racisme dont on a pourtant l'impression qu'il est nouveau et violent, s'exprime plus verbalement de manière plus contenue, conséquence de la visibilité du Front national.

Les tendances prônant l'accueil et la tolérance sont très hétérogènes. Elles sont représentées par de nombreux pôles de vigilance  :  les associations anti-racistes (anciennes comme la LICRA, la Ligue des Droits de l'Homme, le MRAP et plus récentes, comme SOS Racisme et France Plus), l'extrême gauche (PSU particulièrement), les chrétiens de gauche, un certain nombre d'intellectuels et enfin les mouvements des jeunes issus de l'immigration (à partir des années 1981-85). Se développent également une série de slogans qui prônent l'idée d'intégration autour des notions de "France plurielle", de "vivre ensemble" qui sont peu à peu reconnues des Français.

3) Question immigrée et identité nationale

Le lien effectué par l'opinion publique entre immigration et identité nationale  :  sous l'impulsion du Front National, la question de l'identité nationale traverse tous les courants de l'opinion, à partir de 1983-84. Deux France s'opposent alors  :  celle de l'ouverture et celle du repli identitaire. Trois débats qui ont plutôt évolué dans un sens restrictif, illustrent cette passion autour de l'identité nationale  :  le débat sur le droit de vote des immigrés (à partir de 1981), non encore réglé ; le débat sur la nationalité (à partir de 1985-86 et jusqu'à la réforme de 1993) ; le débat sur la laïcité (depuis l'affaire du foulard en 1989).

4) Les fantasmes de l'opinion

L'historien de l'opinion se doit de mettre en lumière les distorsions de jugement, fruits de nombreuses angoisses collectives ou fantasmes. A propos de l'immigration l'étude de plusieurs distorsions s'avère féconde  :  deux fantasmes sont classiques et récurrent sur la question, le nombre (peur de l'invasion et question du seuil de tolérance) et l'insécurité (image de l'immigré délinquant). Le fantasme de la religion, essentiellement l'islam n'apparaît qu'au début des années 80 avec l'évolution de la révolution iranienne, la peur de l'Islam conduisant souvent à l'amalgame immigré- musulman intégriste. Plus sournois est le fantasme du mauvais contact  :  le mélange entre différentes communautés conduirait à des affrontements raciaux, l'idée sous-jacente étant que le contact inter-culturel n'aboutirait qu'au racisme. Fait significatif, l'argumentaire antiraciste du "droit à la différence" a été perverti par l'extrême droite (influencée par les penseurs de la Nouvelle Droite) au milieu des années 1980, à des fins d'exclusion. Enfin, le dernier fantasme, diffusé dans les milieux populaire mais aussi intellectuels, met en exergue le fait que les travailleurs immigrés maghrébins, à la différence des Italiens dans la période précédente, seraient impossible à intégrer dans la société française  :  cet argumentaire a été souvent utilisé dans les années 80 et 90 pour justifier l'exclusion des jeunes issus de l'immigration.

La relation des Français à l'immigration a connu d'importantes évolutions depuis le milieu des années 90  :  un apaisement des tensions est indéniable, un certain optimisme se développe autour de cette question (effet coupe du monde, maturité des médias, intégration bien avancée, productions culturelles métissées, discours politique plus feutré...). La périodisation des mutations de l'opinion publique sur la question des étrangers se dessine alors peu à peu  :  l'immigré ignoré (jusqu'au année 70) puis stigmatisé (années 80 - début 90) puis pris en compte (processus en cours depuis le milieu des années 90).

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