Se former et s'informer  :  un regard sur la migrations scolaire russe dans les grands établissements français entre 1800 et 1940
(Résumé de communication)

Irina Gouzévitch, Dmitri Gouzévitch

L'étudiant étranger. Préactes dela journée d'études du 8 février 2002

C'est le travail sur l'histoire des relations franco-russes en matière d'ingénierie qui nous a mis, il y a 10 ans de cela, sur la piste des étudiants russes dans les grands établissements français. Nos premières recherches dans ce domaine ont tout d'abord porté sur les années 1800-1840. A l'occasion des bicentenaires de quelques-unes des grandes écoles (Polytechnique, Ecole des Ponts et Chaussées, Ecole des Mines) nous avons eu l'opportunité d'étudier de ce point de vue les archives des établissements concernés. Ces premiers résultats, bien qu'encore ponctuels, nous ont permis, d'une part, de tenter la typologie des migrants en provenance de l'Empire russe selon les motifs et les visées de leur déplacement, et de l'autre, d'étendre cette recherche sur d'autres types d'établissements scolaires français (universités et écoles techniques provinciales). Le cas du CNAM s'est avéré particulièrement significatif pour progresser sur cette voie  :  les matricules de ses auditeurs libres, malgré la période limitée (de 1922 à 1935) qu'elles recouvrent nous ont révélé 1°) qu'il s'agissait alors déjà d'un phénomène de masse, et 2°) qu'entre les premières moitiés du XIXe et du XXe siècles, la migration en provenance de la Russie a changé de nature. Les visiteurs et les stagiaires russes (envoyés de l'Etat par excellence) de la première période ont cédé la place aux émigrés de toutes sortes durant la seconde. L'examen des listes des élèves des écoles techniques provinciales tels que l'Institut électrotechnique de Toulouse ou l'Ecole de chimie de Mulouse, ayant confirmé la première hypothèse, a contribué à affiner la typologie des migrants et à combler des lacunes chronologiques (notamment pour le dernier tiers du XIXe et le début du XXe siècle).

C'est pourtant l'exemple de Nancy qui s'est avéré le plus instructif à tous les égards. Dans la communication, nous nous appliqueront donc à développer cet exemple dont l'interet dépasse largement le cadre d'une simple étude de cas et, qui plus est, offre une grille d'analyse applicable à l'ensemble des institutions étudiées où à étudier dans l'avenir.

En effet, les premiers étudiants en provenance de l'Europe de l'Est apparaissent à l'Institut électrotechnique de Nancy (IEN) au lendemain de sa création, en 1901, et leur flux, toujours croissant, ne tarit pas durant 38 ans, de 1902 et 1940. Tenter un portrait collectif de ce groupe nous semble intéressant de plusieurs points de vue. Cela permettra, tout d'abord, d'inscrire ce phénomène dans le contexte plus large de la politique que le gouvernement français a mené sur le long terme à l'égard de la migration scolaire et de mieux se rendre compte des fluctuations conjoncturelles de cette politique sur l'étendue de quatre décennies. Cette étude a par ailleurs ceci d'opportun qu'elle s'ouvre sur plusieurs chantiers de recherche qui intéressent aujourd'hui les chercheurs français et étrangers travaillant dans les domaines aussi variés que l'histoire des enseignements techniques et des politiques scolaires dans les pays concernés, l'histoire de l'émigration russe et polonaise, les études du genre, etc.

L'interet particulier du cas nancéen relève du fait que l'étude s'appuie sur un corpus richissime de sources primaires et secondaires d'origines diverses. Parmi les plus consistantes celles de l'Ecole elle-même sont à signaler en premier  :  ses collections de documents présentent une cohérence et une continuité d'informations dont le caractère homogène a rendu possibles des analyses statistiques et sociologiques originales. Confrontées aux publications du Bulletin de l'Amicale des anciens élèves de l'Ecole offrent une rare possibilité de retracer, à travers les statistiques établies, le profil d'une population d'étudiants qui compte un milier d'individus. Les informations fournies permettent de restituer en grandes lignes les divers volets de l'existence des étudiants étrangers, relatifs, notamment, à leur parcours personnel antérieur à l'Ecole, à leur séjour dans l'établissement et à leur devenir professionnel. Les divers aspects de leur vie d'étudiants ' inscriptions, scolarité, vie extrascolaire, diplômation, débouchés sur le marché du travail ' se font également plus transparents grâce à ces documents. Leur étude systématique permet d'établir la sociologie de cette population dont les origines communes n'excluent nullement une extrême diversité ethnique, religieuse et sociale. Ainsi, l'étude a confirmé l'hypothèse avancé précédemment, à savoir que la population d'étudiants dits russes dans les écoles techniques (à Nancy comme ailleurs) s'avéra majoritairement juive. Cette conclusion rejoint les résultats obtenus grâce à l'examen des autres cas. L'importance numérique des Juifs russes parmi les étudiants étrangers de l'IEN s'explique à la fois par la politique d'ouverture sans restrictions officielles des établissements techniques français (le souci de l'expansion de la culture francophone y a joué un rôle de proue) et par le contexte historique particulier de l'Empire russe (sa politique à la fois assimilatrice et discriminatoire vis-à-vis de cette minorité). Il n'empêche que l'IEN a accueilli dans ces murs les représentants des autres minorités ethniques et religieuses en provenance de la Russie, tels les habitants de l'Asie centrale, du Caucase, de l'Ukraine ou encore des Pays baltes. La typologie des migrants qu'on peut établir à partir des documents suggère que les motifs de leur migration étaient variables  :  économiques (pauvreté) aussi bien que politiques (opposition), éthnico-religieux (persécution des minorités) et administratifs (accès à l'enseignement). Pour mieux cerner cette diversité qui constitue plus particulièrement la spécificité des migrants scolaires est-européens, nous avons fait appel à un autre groupe de sources provenant à la fois des autres champs disciplinaires et d'une autre historiographie (russophone). Les matériaux recueillis en Russie nous ont permis, entre autre, d'établir la stratigraphie du mouvement migratoire en provenance de ce pays et de rendre explicite sa dépendance immédiate de la politique du gouvernement russe vis-à-vis de sa jeunesse étudiante, de ses opposants politiques, de ses minorités ethniques et religieuses, la législation dans ces domaines faisant souvent état de ses conjonctures et phobies de toutes sortes). L'étude a également remis en évidence une difficulté spécifique liée à l'histoire politique complexe de la Russie du XXe siècle dont l'organisation étatique (qui conditionne les motifs, l'intensité, le vecteur et la composition des flux migratoires) n'est pas la même avant et après l'Octobre 1917. Notre analyse tiendra donc compte de cette complexité.

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