"Suspendre l'immigration" :
" 1974 " passé au crible d'une sociologie de l'(in)décision
Sylvain Laurens, LaSSP – GTMS (EHESS)
Texte présenté dans le cadre du séminaire
d'histoire sociale de l'immigration, janvier 2005. Ce texte appartient à
la famille des working papers
En France, le 3 juillet 1974, le Conseil des Ministres
décide de la suspension de l'introduction des travailleurs
immigrés. Le gouvernement, dirigé alors par Jacques Chirac, prend
cette décision en plein été en la justifiant par un
contexte économique difficile et un contexte international changeant.
Chacune des remises en situation possibles est en soi vraie
«chronologiquement » mais enferme l'explication de
cette mesure dans un prisme d'analyse unique, rythmé par une seule
temporalité. Il n'est pas en effet indifférent de
préciser soit que cette décision vient dix-huit mois après
les circulaires Marcellin-Fontanet
[1]
déjà restrictives (en rattachant cette décision à un
contexte administratif et législatif), soit huit mois après la
décision de l'Allemagne
[2] de
restreindre également l'entrée de travailleurs
immigrés (en la rattachant à un contexte international /
européen), soit deux mois après l'élection de
Valéry Giscard d'Estaing (en la rattachant à un contexte
politique et électoral).
L'intérêt particulier de cette circulaire
apparaît surtout a posteriori. Cette décision se limitant au
départ à une «suspension provisoire »
n'a jamais été publiquement remise en cause et semble
être devenue, avec le temps définitive. Survenue quelques jours
après la création d'un secrétariat d'Etat aux
travailleurs immigrés, le 28 mai 1974, cette mesure est suivie de peu par
l'arrêt de l'immigration familiale (le 9 juillet), très
vite remise en cause par le Conseil
d'Etat
[3].
Cette décision de 1974 est un objet
«solide » rencontré dans le cadre d'un
travail de thèse portant sur les hauts fonctionnaires français en
charge de l'immigration dans les années 70. Cette thèse, en
cours, est menée dans une perspective
socio-historique c'est-à-dire privilégiant «
la
question du lien social » unissant différents groupes
sociaux entre eux, à différentes institutions, et
«
les rapports qu'entretiennent entre eux les individus dans
le cadre de leurs activités
quotidiennes[4] ». Mes recherches
se concentrent donc plutôt sur le rapport que les hauts fonctionnaires
entretiennent avec la Nation et ceux qui sont exclus du national et sur le
rôle que ces hauts responsables se représentent être le leur
au sein de l'Etat
[5]. Cette perspective ne
prédispose pas vraiment à s'intéresser à une
décision en particulier. On peut même dire que la socio-histoire
s'est en partie construite contre des pratiques trop linéaires de
l'histoire visant à trouver un
«turning-point », une césure à tout
prix. Cela s'explique notamment par le fait que dans une perspective
socio-historique ce sont les rapports entre groupes qui comptent et non pas
l'actualisation permanente des rapports de force, se cristallisant par
exemple dans une circulaire, qui peuvent donner à croire à un
observateur extérieur que l'on «bascule »
dans une nouvelle période. Dans une telle perspective
l'intérêt de délimiter des
«tournants » apparaît donc bien souvent secondaire.
De plus, la notion de décision peut également
poser problème parce qu'elle n'est pas sans impliquer des
acteurs rationnels (en finalité), souvent unanimes qui décident en
connaissance de cause et en fonction d'objectifs précis, ayant une
représentation claire d'un phénomène (qui existe en
tant que tel, en dehors des acteurs qui participent à sa construction
sociale). Ce type de représentation suppose que le responsable,
institué en décideur (et souvent présenté comme un
individu totalement déconnecté d'un groupe social), dispose
d'un «tableau de bord », d'indicateurs
fiables pour prendre une décision parmi différents choix
possibles.
Toutefois, il est difficile d'écarter la question
de «la suspension » de l'immigration d'un
simple revers de main. En effet, même si la tentation de penser
«à côté » des
autres
[7] peut être grande, cette question
de la suspension des flux ne peut être éludée ne serait ce
que parce qu'elle est considérée par un nombre incalculable
d'auteurs comme un tournant décisif. Sans en faire
systématiquement un «atome de fait
historique
[8] »,
«1974 » joue dans bon nombre de travauxle rôle de balise et de point de
bascule
[9]. Alors que l'on a coutume sans
doute d'opposer différentes approches historiques entre elles, on a
là une date sur laquelle beaucoup de chercheurs semblent
d'accord
[10]. L'objet de cette
communication ne sera pas, par un effet de placement distinctif au sein du champ
scientifique
[15], de démontrer que la
date césure n'est pas 1974 mais 1972 avec la genèse des
circulaires Marcellin-Fontanet, ni même 1966 avec la création de la
DPM au sein du ministère des Affaires Sociales... Nier les effets sociaux
de la décision de 1974 serait nier les effets sociaux du droit et ses
conséquences sur la vie des migrants. «
La décision
de juillet 1974 n'a pas l'impact qu'on lui prête. Mais
elle n'a pas non plus qu'une valeur symbolique. Sans les provoquer
elle a renforcé les mutations déjà à l'oeuvre
dans la dynamique globale de
l'immigration[16]”.
Toutefois qu'une date soit devenue, en si peu de temps,
un référent incontournable dans des champs distincts mérite
sans doute une explication. Il est possible d'évoquer
d'emblée cinq éléments qui expliquent
déjà en grande partie le succès de
«1974 ». Ils ne sont évoqués ici que parce
qu'ils ont pu guider notre réflexion :
- La prégnance de la dichotomie administration /
politique (policy / politics) qui contribue à l'oubli
progressif qu'il s'agissait d'une suspension provisoire
à la fois dans les textes mais aussi pour les
décideurs
[17]. Dans une logique
où l'immigration est souvent pensée comme un flux,
l'énoncé performatif de la «fermeture des
frontières » prend tout son sens car il élude la
réalité de l'application d'une décision
politique en faisant de l'administration une chaîne
d'exécution qui accomplit sans faillir la tâche qu'on
lui confie (sous-entendant que fermer les frontières est possible et
qu'il suffirait de le décider). Cela renforce la portée
symbolique de la décision : «
en 1974 les
frontières ont été fermées »
n'ayant pas la même dimension que «
la suspension
temporaire des entrées des travailleurs immigrés a
été décidée par le Conseil des
Ministres ». Cela est renforcé par un deuxième
«oubli » : cette décision venait après
des circulaires déjà restrictives et il y a une continuité
sur ce point, sur le plan législatif et administratif. 1974
apparaît d'autant plus comme une décision tranchée si
l'on ne considère pas le durcissement progressif des conditions
d'entrée des travailleurs immigrés depuis une dizaine
d'années.
- Le fait que cette décision est proche
chronologiquement du choc pétrolier de 1973. Nous aborderons plus
loin dans cette communication la notion de crise mais il est sans doute utile de
préciser ici que le choc pétrolier stoppant net les Trente
Glorieuses constitue un mythe économique, dépassé en
économie mais toujours vivace auprès du grand public et des non
spécialistes de cette discipline.
- Le fait que la décision corresponde aussi à
une rupture institutionnelle et politique et quasiment à une
mythologie politique. L'arrivée au pouvoir de celui que tous les
commentateurs politiques désigne comme étant «le plus
jeune Président que la France n'ait jamais
portée », s'accompagnerait de la promotion d'un
libéralisme politique à la française et donc d'un
intérêt nouveau pour l'immigration alors que la
période précédente serait marquée par une
dépolitisation totale du thème.
- Le fait que la décision permette de produire un
discours sur une mutation des flux migratoires : 1974 fournit une date
limite théorique à l'existence de
norias
[18]. Sur ce point il y aurait sans doute
déjà beaucoup à dire. La thèse de Laure Pitty sur
les ouvriers Renault
[19] par exemple montre
bien qu'il y a une stabilisation, dans ces usines en tout cas, de la main
d'œuvre ouvrière bien avant 1974. De la même
façon sur l'immigration familiale, la décision de 1975
consacre administrativement une situation non encadrée, un
phénomène massif qui est régulier depuis une
décennie
[20].
- Le fait qu'elle corresponde à une
césure scientifique : la thèse de Patrick Weil
été fondatrice et reprise par bon nombre de travaux
ultérieurs sans forcément toujours retenir qu'il y a un
durcissement progressif
[21]. Si Patrick Weil
considère qu' «
à partir de 1974, le
problème de l'immigration change de définition pour les
décideurs qui en ont la charge”, il prend en effet soin de
préciser dans quelle mesure cette décision vient à la suite
des circulaires Marcellin-Fontanet ce qui n'est pas toujours le cas de
travaux ultérieurs qui ne reprennent que la date de
1974
[22].
Ces cinq points, bien sûr,
s'interconnectent
[23] et expliquent le
«succès » de cette mesure sans pour autant faire
de «1974 » un objet scientifique illégitime. Comme
cela a déjà été évoqué, éluder
la question de la suspension des flux consisterait à écarter la
dimension performative de sa proclamation politique et les effets sociaux du
droit. En cela il serait donc trop facile d'adopter une posture purement
critique. L'objectif de cette communication sera donc d'expliquer la
suspension des introductions de travailleurs immigrés en 1974 depuis une
perspective socio-historique en essayant, tant faire se peut, de resituer le
nouveau de ce qui sera dit ici dans la continuité des travaux
déjà existants y compris les plus
récents
[24].
Dès lors, toute la difficulté consiste à
penser une décision sans la réifier. Celle-ci pour être
étudiée depuis une perspective socio-historique, doit sans doute
être re-problématisée. Le «champ »,
la «configuration » tels qu'ils peuvent être
mobilisés dans des travaux similaires seront sans doute ici d'une
grande utilité. Mais la difficulté majeure consiste à
pouvoir tout penser «ensemble » alors qu'il nous
est sans doute impossible de faire une sociologie de tous les champs. Même
si notre focale, dans le cadre de cette communication, devrait rester
in
fine concentrée sur les hauts fonctionnaires, il est difficile de ne
pas prendre en considération les variables qualifiées de
«lourdes » ou de «macro » depuis
des socles épistémologiques distincts. Même si tous ces
éléments sont perçus, médiatisés par des
agents au sein de la fonction publique, difficile de ne pas considérer
par exemple «la crise économique”, «la
fermeture des frontières dans les autres pays
européens » dans ce que ces
«événements » comportent de
«solide », de réel en termes d'effets
sociaux. Le problème que nous rencontrons ici n'est pas propre
à l'immigration. Il a pu être rencontré par
d'autres auteurs qui l'ont alors souvent résolu en
«bricolant » leur propre appareil
conceptuel
[25]. Toute la difficulté
consiste ici à penser ce que Jacques Lagroye appelle des
«configurations de
processus
[26] ». Là où
Norbert Elias nous propose de penser des configurations d'individus,
comment penser la constitution de l'immigration en un enjeu
spécifique dans un nombre si élevé de
«lieux » ? Que retenir dans une analyse cherchant
à délimiter ce qui a pu à un moment donné pousser
certains acteurs à prendre la décision de «suspendre
l'immigration » ? Ce problème – qui revient
à limiter à un certain seuil la portée d'un
raisonnement constructiviste – ne se pose pas pour des grilles
d'analyse mettant en scène «un acteur
rationnel ». Dans une telle perspective «penser tout
ensemble » (l'économie, le politique,
l'administration, les patrons, les syndicats) est possible et c'est
sans doute ce qui fait en partie la force (de persuasion) des grilles
d'analyse proposées par certains auteurs anglo-saxons tels que Gary
Freeman
[27]. Ces modèles explicatifs
sont capables d'embrasser de vastes ensembles sociaux sans
véritablement rencontrer de problèmes
épistémologiques. Cette communication propose de faire un rapide
détour par les lectures économiques et politiques de la crise de
1974 (I) avant de s'intéresser plus particulièrement au
rôle joué par les hauts fonctionnaires dans ce processus conduisant
à la suspension de l'introduction de travailleurs migrants
(II).
I Portée et limites des explications par le " tout " économique
ou le " tout " politique
Une approche en termes de " sociologie de l’Etat " permet d’appréhender
le groupe " haut fonctionnaire " et leur culture d’Etat comme
un des moteurs d’une définition de la politique d’immigration
française. Mais se contenter d’une sociologie des hauts fonctionnaires
risquerait de produire une étude stato-centrée et " autiste
" quant aux autres déterminants de la politique d’immigration.
aux autres déterminants de la politique d'immigration. Il nous semble donc
nécessaire dans un premier temps de souligner la portée et les limites
de certaines lectures purement économique ou politique de la décision
de 1974
[28].
1, les lectures économiques de
«l'arrêt de l'immigration » : un
acteur rationnel face à la crise
Le gouvernement français aurait pris la décision
de fermer les frontières face à la crise économique de plus
en plus visible en imitant la décision de ses
voisins
[29]. Dans ce type de lecture
l'Etat est un acteur unique et cohérent. La suspension provisoire
de l'introduction de travailleurs étrangers serait l'action
qui permettrait à l'Etat de maximiser les gains face à une
menace : la suspension garantirait la préservation des
intérêts économiques nationaux en temps de crise. Une telle
représentation de l'action de l'Etat nécessite
«un tableau de bord », des indicateurs économiques
permettant aux décideurs politiques de
«trancher ». Quel était l'état de ces
indicateurs en 1974 ?
Sur le simple plan de la croissance, l'année 1974
marque effectivement un premier infléchissement avant
l'effondrement à venir de 1975. Il peut paraître paradoxal
avec notre regard actuel de considérer un taux de 3% de croissance comme
un taux alarmant mais si l'on considère effectivement que le
pouvoir politique d'alors était habitué à
gérer des taux de croissance bien plus importants et qu'il a
déjà été inquiété par le premier choc
pétrolier, l'on pourrait effectivement conclure que la situation
économique lui semble alors délicate. Sur le plan de
l'évolution du chômage, 1974 marque un accroissement de
quelques dixièmes de point (aux alentours de 3%) avant une nette
progression en 1975 : cette évolution progressive donnerait raison a
posteriori aux dirigeants d'alors qui, voyant déjà un taux
de chômage progresser depuis quelques mois, feraient prévaloir une
logique de compensation nationale par anticipation de la crise de l'emploi
à venir.
Mais expliquer la «suspension
provisoire » au regard de la crise économique comporte bien
vite des limites. Après la crise des années 30 et celle des
années 70 le lien entre «dégradation de
l'économie » d'une part et
«arrêt de l'immigration voire retour des immigrés
dans leur pays » d'autre part semble aujourd'hui
profondément inscrit dans nos représentations communes. Ce lien
entre crise et fermeture des frontières semble d'autant plus
«naturel », en France où :
«des campagnes d'opinion successives ont visé à
faire apparaître comme un fait naturel le report de l'instabilité
économique liée à la crise, en premier lieu sur des
catégories vulnérables telles que les immigrés[30]”.
Sans doute ici le cloisonnement disciplinaire reste
préjudiciable. La plupart des chercheurs en sciences sociales n'ont
en matière de science économique que des notions
élémentaires qui nous amènent parfois à
réifier certaines notions, notamment celle de crise. Pourtant cela fait
bien longtemps que les économistes ont appris à distinguer
derrière le terme univoque de «crise » une infinie
variété de situations, et comme le souligne Dominique Lévy,
la délimitation même des situations auxquelles on peut appliquer le
mot crise fait l'objet depuis longtemps d'un débat
disciplinaire
[31]. A quel type de crise
correspond véritablement «la crise des années
70 » et en quoi elle pourrait «logiquement »
conduire à une fermeture des frontières ?
Nous évoquerons simplement l'idée que
cette justification n'a pu être activée par le pouvoir
politique que dans la mesure où elle revêtait l'apparence de
l'intérêt commun. Cette reformulation d'enjeux
économiques en enjeu politique n'a pu se faire facilement et sans
une certaine «distorsion » de la réalité et
ce pour trois raisons :
- Premièrement les différents secteurs sont
rarement en crise au même moment et cette crise les touche rarement de la
même manière. 1974 par exemple coïncide, en France, avec
l'excellente santé de l'industrie du papier, peinant
même à fournir, notamment en raison de la campagne
électorale grande consommatrice de papier. Les demandes de
dérogation à l'arrêt de l'immigration affluent
dès août 74 auprès de la direction de la Division Population
et Migration, administration en charge de délivrer les cartes de travail.
- Deuxièmement, au delà même de cette
absence de synchronisation entre les différents secteurs,
la crise
n'affecte pas tous les secteurs économiques de la même
façon. Certains entrepreneurs ne trouvent pas dans le ralentissement
de leur activité la justification d'un bouleversement de leur
processus de production. Au contraire même, certains secteurs, comme
l'automobile par exemple, ont pu longtemps conserver une chaîne de
production incluant un grand nombre d'immigrés et une main
d'œuvre peu qualifiée, la crise empêchant
l'ouverture de nouveaux marchés et ne permettant pas une
modernisation de l'appareil de production. Ainsi, malgré la
fermeture des frontières officielles et la crise économique,
l'industrie Peugeot de Sochaux procède au recrutement, sous
contrôle de l'ONI de 382 ouvriers
italiens
[32] en septembre 1974. Au même
moment USINOR réclame 150 ouvriers marocains pour les mines de Longwy
afin de pallier au départ à la retraite de 167 mineurs
français. Au total près de 357 demandes de dérogations sont
adressées au secrétariat d'état aux travailleurs
immigrés entre juillet 1974 et octobre
1976
[33].
Il faut sans doute sans cesse garder à l'esprit
cet extrême éclatement des positions. Selon les secteurs, et
à l'intérieur des secteurs, selon la taille des entreprises
et leur position dans le processus de production de la branche, selon aussi
leurs ressources financières et l'intérêt porté
par ses dirigeants à l'amélioration de la
productivité, le recours à la main-d'œuvre
immigrée semblait plus ou moins une impérieuse
nécessité. Pour certains l'appel à
l'immigration était même la seule chance de survie. Certains
secteurs ont d'autant plus intérêt à voir la venue de
travailleurs immigrés se poursuivre lorsqu'il y a
«crise ». Cela est d'autant plus vrai pour les
entreprises les moins modernisées qui n'ont pas les moyens de
financer leur reconversion vers de nouveaux procédés de
production.
- Troisièmement,
tous les acteurs politiques,
patronaux ou même syndicaux n'ont pas la même capacité
à nommer la crise et ne font pas de l'arrêt de
l'immigration un enjeu nécessitant un investissement
équivalent selon leurs positions.
Pour certains secteurs, la
main d'œuvre immigrée représente un enjeu pour
d'autres non. À l'intérieur d'un même
secteur selon la taille de l'entreprise et la position occupée les
avis concernant l'immigration peuvent varier. L'exemple du secteur
du bâtiment est à ce titre particulièrement
éclairant : seuls les «leaders » du secteur
ont un intérêt certain à arrêter l'immigration
et à disqualifier ainsi les entrepreneurs ayant recours à des
procédés de production moins modernes incluant une main
d'œuvre nombreuse et peu
qualifiée
[34].
Mais un dernier élément décisif va
à l'encontre de l'idée que la suspension de
l'immigration serait une décision rationnelle (en finalité)
prise uniquement au regard d'attendus économiques. Le gouvernement
français connaissait le caractère structurel de
l'immigration depuis 1960 et la segmentation importante du marché
du travail français. Depuis quinze ans «
une
non-substituabilité
tendancielle[35] » des
travailleurs français aux travailleurs immigrés induit une
situation paradoxale : toute augmentation du chômage ne se traduit
plus par une diminution de l'immigration. Si cet état de fait peut
inquiéter le gouvernement, celui-ci est conscient que certains secteurs
dépendent toujours étroitement de l'arrivée
continuelle de travailleurs étrangers. L'arrêt de
l'immigration ne peut à cet égard qu'encourager une
augmentation nette du nombre de demandes de travail non satisfaites, ce qui ne
manque pas de se produire dès l'annonce officielle de la
suspension.
On le voit, si elle peut expliquer une certaine
inquiétude, la situation économique ne peut à elle seule
expliquer un «arrêt » ou même
«une suspension provisoire » :
une situation
économique non favorable pour un secteur ne peut être
qualifiée de «crise » par le pouvoir politique que
par un basculement de sens, par un changement de registre (dépassant
l'intérêt particulier pour défendre
«l'intérêt
général[36] »)
qui ne sembler aller de soi qu'a posteriori, nous rappelant
qu'ainsi le «
rôle essentiel des porte-parole est de
nommer la crise, de désigner des responsables, de proposer des
solutions[37]. » Si un
tel basculement a eu lieu il nous faut en expliquer les conditions sociales de
possibilité.
2. la suspension provisoire serait le produit du jeu
politique : «Giscard » et la société
libérale avancée
Lorsque Valéry Giscard d'Estaing et Jacques
Chirac créent leur premier gouvernement, la plupart des observateurs
politiques sont frappés par la multiplication du nombre de
secrétariats d'Etat : secrétariat d'Etat à
la condition féminine, à la condition pénitentiaire,
à l'environnement
[38]... La
création du secrétariat d'Etat aux travailleurs
immigrés en 1974 peut aussi être analysée comme la
consécration de «l'immigration » en tant que
thème sociétal, susceptible d'être traité par
le gouvernement. Porté par les mouvements associatifs, le thème de
l'immigration aurait finalement été repris à son
compte par le gouvernement.
En termes de «stratégie
politique » il est tout à fait possible de considérer
qu'au début de son septennat, Valéry Giscard d'Estaing
souhaitant se positionner dans la droite ligne de son discours sur la
société libérale avancée, tente de rallier à
lui un électorat de gauche sensible aux mesures sociales en faveur des
immigrés tout en considérant que son électorat plus
conservateur sera séduit par la perspective d'arrêter
l'immigration. En quelque sorte, pour des raisons politiques, le
traitement de l'immigration par les giscardiens comporterait
nécessairement un volet social et un volet
«fermeté ». Ne pouvant, au regard de son
positionnement politique, adopter seulement un volet social, l'annonce de
la «fermeture des frontières » pourrait être
un effet d'annonce en direction de ces deux publics
distincts
[39].
On peut également considérer que la fermeture
des frontières contente les syndicats, notamment FO qui demande
qu'une telle décision soit prise depuis septembre 1973.
Mais ce qui est sûr c'est qu'une telle
mesure ne contenta pas tous les patrons, et qu'au contraire le patronat
reste divisé sur la question, comme il peut en faire la preuve au
Congrès de Lille en octobre 1974.
Pour ce qui est de la nomination d'André Postel
Vinay, toujours en mobilisant uniquement une grille de lecture
«politique » l'on pourrait également
considérer que la création de ce secrétariat d'Etat
est un signe envoyé aux dirigeants des pays africains. Une
redéfinition de la politique française en direction de
l'Afrique rendue nécessaire par l'éviction de
J.Foccart et la volonté de Valéry Giscard d'Estaing de
préserver des liens privilégiés avec
l'Afrique
On pourrait aussi considérer, comme cet ancien membre
de cabinet ministériel du secrétariat d'Etat aux
travailleurs immigrés, que Postel Vinay était l'homme des
liens avec les associations :
«Postel Vinay était un homme du social...
venant de la gauche... Giscard souhaitait réellement que ce sujet,
cette grande question de société et difficile soit gérée
par quelqu'un qui pourrait établir des relations de confiance avec
un milieu qui était turbulent. Les associations du travail dans ce
secteur, les associations de solidarité.... Turbulentes ![40]»
Ces éléments étant précisés il convient
sans doute d'apporter quelques nuances. L'idée d'attribuer à
un secrétaire d'Etat la charge d'un problème «sociétal
», et ce afin de séduire l'opinion publique est une idée
née durant la campagne présidentielle de 1974. Cette segmentation
de l'offre politique, rendue en partie techniquement possible grâce
au sondage, propose de satisfaire des segments d'électeurs en envoyant
un signal positif en leur direction. Cela fut notamment le cas pour le secrétariat
d'Etat à la condition féminine dont l'idée fut trouvée
par l'intermédiaire d'une cellule d'évaluation et de réflexion
mise en place durant la campagne rassemblant conseillers politiques, publicitaires
et sondeurs :
«C'est pendant la campagne présidentielle.
C'est Giscard qui avait fait une demande. Il nous avait dit «je sens
pas le truc avec les femmes, on trouve pas l'impact qu'il faudrait. Réfléchissez !
».Et un soir...On était un peu à part dans les locaux
de la campagne. Nous n'étions pas rue de la Bienfaisance.... On était
rue de Courcelles.....Dans un local d'entreprise qui n'était pas
encore installé. On avait un énorme plateau alors qu'on était
une petite équipe. Et le soir en phosphorant j'ai eu cette idée.
Deux jours après il le balançait en meeting et c'était
réglé.[41]»
Mais si cela reste valable pour la plupart des secrétariats d'Etat
créés alors (environnement, condition féminine, prisons)
cela ne fut pas le cas pour le secrétariat d'Etat aux travailleurs
immigrés. Cette idée de créer un secrétariat
d'état particulier pour les travailleurs immigrés n'a pas
été proposée par la cellule mais par Valéry
Giscard d'Estaing lui-même sur les conseils d'André Postel
Vinay. La principale différence réside sans doute dans le
fait que le secrétaire d'Etat aux travailleurs immigrés est
adossé à une véritable administration[42].
Les déterminants de la politique d'immigration sont bien sûr
en partie «politiques » et une partie de la décision
de 1974 se veut aussi un «effet d'annonce »[43]
mais l'arrêt de l'immigration n'est pas en tant que telle seulement
une mesure censée contenter l'électorat de droite[44].
De même sur le plan des relations avec l'Afrique, de l'aveu même
du successeur d'André Postel Vinay, une telle grille de lecture s'avère
vite limitée et la stratégie de VGE concernant l'Afrique se
joue sans doute plutôt du côté du ministère de
la coopération[45].
II° partie : «1974 »
une étape dans un processus de ré-institutionnalisation de
l'immigration en thème politique auquel participe la haute fonction
publique
Sans faire de détour
«constructiviste », cette posture rationaliste classique
donne d'emblée des éléments d'analyse. Certains
éléments «solides » dirons-nous peuvent
expliquer la décision du 3 juillet 1974. Toutefois ce type
d'analyse peine à expliquer le passage de problématiques
circonscrites à un sous-espace social (le secteur du bâtiment par
exemple) à la sphère politique et leur retranscription dans le
langage de l'intérêt général. Resituer les
décisions prises par les agents au regard des configurations, des
rapports de force qui les ont rendu possibles peut permettre de substituer
à une approche institutionnelle, une approche en terme de groupes et de
lien social. Mais pousser ce raisonnement jusqu'à son terme
implique de penser les rapports entre «producteurs de politiques
publiques » d'une part et «sujets des politiques
publiques » d'autre part non plus à travers
l'image d'un système (régi par des inputs et des
outputs), ou même à travers des structures, mais à travers
les relations de domination ou d'interdépendances existant entre
différents groupes sociaux : les hauts fonctionnaires, les agents
qui ont un intérêt à influencer la définition
d'une politique d'immigration, les immigrés (et leurs
porte-parole)
[46]. Une telle approche nous
permet notamment de ne plus considérer les politiques publiques comme des
productions extraites du social. Elle permet, par exemple, le dégagement
des rapports entre patronat et décideurs politiques d'une simple
analyse en termes de stratégie d'influence ou de
lobbying
pour resituer ceux-ci dans la perspective d'une analyse en termes de
groupes, un même groupe pouvant produire à la fois des hauts
fonctionnaires et des patrons
[47].
Etudier la période charnière de
l'année 1974 présente un intérêt évident
y compris lorsque cette période est analysée depuis un socle
épistémologique distinct de l'école de l'acteur
rationnel. Centrer son regard sur l'administration permet notamment de
percevoir comment les préoccupations économiques ou politiques
sont médiatisées au sein de l'administration et comment
celles-ci peuvent être réinterprétées au regard des
logiques administratives qui conduisent l'action des agents (I).
Mais nous faisons ici surtout l'hypothèse que beaucoup de
travaux éludent un travail de mise en forme réalisé par les
hauts fonctionnaires qui, plus qu'une simple montée en
généralité ou le résultat d'un travail de
lobbying, nous semble à la fois un mode peu connu de production du
politique propre à la situation d'acteurs à
l'interstice entre champ administratif et champ politique (II)
susceptibles de s'instituer en «gardiens du
national » (III).
1, Une première dissonance : suspendre
l'immigration n'est pas en 1974 une
«urgence » sur le plan administratif
Au regard de ce qu'il a été
précisé dans la première partie et des travaux
déjà connus sur l'administration française en charge
de l'immigration, un historien qui se pencherait sur les archives des
différents départements ministériels concernés par
l'immigration devrait trouver surtout :
- des notes du Ministère du Travail plaidant pour une
politique de main d'œuvre optimisée face à un
chômage naissant
- des notes de la direction de la réglementation au
Ministère de l'Intérieur expliquant qu'il vaut mieux
fermer les frontières pour des raisons de sûreté
- des notes du Ministère des Affaires Etrangères
qui plaident pour des relations apaisées avec les pays
d'émigration et qui n'incitent pas particulièrement
les autres ministères à des restrictions en matière de flux
migratoires.
Cela est en partie vraie, notamment pour le Ministère
des Affaires étrangères
[48], mais
bon nombre d'éléments invitent à la plus grande
circonspection. Certains acteurs sont favorables à une restriction des
flux, comme cela était déjà le cas depuis de nombreuses
années, mais rares sont ceux qui plaident pour une suspension totale des
introductions.
-
Sur le plan du Ministère du Travail, le
chômage augmentant sensiblement, on pourrait donc imaginer que
l'administration centrale donne des signaux dans ce sens au pouvoir
politique. Toutefois cette tendance à la non substituabilité des
travailleurs français aux travailleurs immigrés, observée
depuis 1960 est connue par le ministère du travail et
l'empêche d'avancer une réponse sans nuances face
à la situation économique. En effet, la logique
«rationnelle » se trouve prise dans une double
contrainte : faut-il favoriser la satisfaction des demandes d'emploi
à court terme en ayant recours à la main d'œuvre
immigrée (ce que demandent les entreprises) ou faut-il favoriser une
embauche de travailleurs français (alors que ceux-ci refusent ces postes
et que cela risque de créer des goulets
d'étranglement) ?
[49]
Cette contradiction n'a pu être
dépassée que parce que certains agents ont
privilégié un élément au détriment de
l'autre. Au sein de l'administration centrale du Ministère du
Travail, des agents ont depuis le début de la décennie 1970
réussi à imposer de la situation économique une lecture qui
privilégie la logique de compensation nationale au détriment de la
satisfaction des demandes d'emploi. Il s'agit plus
particulièrement, au sein de la DPM, de la sous-direction des mouvements
de population qui multiplie les interventions en ce sens dans toutes les
réunions internes, interministérielles et internationales
auxquelles elle prend part. L'étude des archives de cette
sous-direction révèle à quel point celle-ci faisait
«feu de tout bois », s'appuyant sur une multitude
d'expertises dont, notamment, celles émises par les entrepreneurs
du bâtiment les plus actifs et les plus opposés à
l'entrée de travailleurs
immigrés
[50]. Les argumentaires liant
revalorisation du travail manuel et arrêt de l'immigration se
multiplient. Une note largement diffusée à la fin 1972 au sein de
la DPM
[51] en constitue en quelque sorte
un archétype. Mme Viot, sous-directrice, y évoque
«
le délaissement de certaines tâches par les
nationaux » entraînant dans
«certains
secteurs un processus de substitution pure et simple de la main
d'œuvre nationale par la main d'œuvre
étrangère”. On retrouve cette thématique de la
nécessaire revalorisation du travail manuel reprise un mois plus tard par
le DPM dans une note qu'il adresse au cabinet du
ministre
[52].La revalorisation du travail
manuel, consacrée par les experts du Commissariat Général
au Plan, soutenue par un discours de filière (par certains entrepreneurs
du BTP), et reprise et intégrée à un discours de
compensation nationale (par les agents de la DPM) est prête à
être intégrée par les responsables politiques susceptible
d'être traité comme tel
[53].
Mais en lui seul ce discours aurait pu très bien ne pas être repris
et ne justifierait pas un «arrêt » mais
plutôt un «filtre » au niveau des entrées.
Il faut un DPM particulièrement sensible à ce type
d'argumentaires pour que ces éléments soient
intégrés dans une analyse plus globale. Nous verrons plus loin
comment ce discours a pu si parfaitement être repris à son compte
par les échelons supérieurs.
-
Si l'on considère
l'Intérieur rien de particulier, vu de
l'extérieur, ne prédisposerait le Ministère à
pousser en 1974 plus que par le passé à une fermeture des
frontières. On pourrait même considérer que les
périodes les plus sensibles sur le plan de la sécurité sont
antérieures. Nous reprendrons ici à notre compte une des
interrogations qu'un ancien responsable de la DPM formulait lors
d'un entretien : pourquoi arrêter l'immigration en 1974
alors qu'en 1962 face à une situation perçue comme plus
délicate, la circulation pour les travailleurs reste relativement
libre ? Cette question est d'ailleurs aussi valable pour 1972 et les
circulaires Marcellin-Fontanet :
«Moi je me suis souvent posé la question,
je n'ai jamais trouvé la réponse. Il y a sûrement des
réponses de caractère idéologique. Il y a certainement des
gens qui ont des réponses de caractère idéologique, de
caractère d'analyse macro économique, pression sur les
salaires... Dans le fond on est en 72, 62 la turbulence est beaucoup plus
grande, il y a des masses de population qui viennent d'Algérie qui
s'abattent sur la métropole avec des problèmes de conditions
de vie, des problèmes d'emploi... En 72 il n'y a rien de tel.
Il y a même pas le choc pétrolier... c'est 73 et suivantes...
72 je ne sais pas je n'ai jamais eu la réponse. Si vous la trouvez
vous me la donnerez parce que je me la suis souvent posée cette
question. »
Jean-Daniel Leroy, sous-directeur à la DPM
Effectivement quelques dossiers concernant la
sur-délinquance des immigrés peuvent être trouvés
dans les archives et analysés dans le sens d'un Ministère
percevant l'immigration comme un phénomène menaçant
sur le plan de la sécurité. Mais à la lecture ces dossiers
ne semblent pas particulièrement alarmistes. Cette criminalité est
avant tout expliquée, au sein du Ministère de
l'Intérieur, par des raisons sociales (et non pas seulement
ethniques
[54] comme une lecture trop militante
pourrait le laisser penser). Sur le plan politique, tout comme en mai 1968, la
récupération éventuelle des travailleurs immigrés
par des mouvements d'extrême gauche préoccupe bien le
Ministère
[55] (surtout après les
grèves de la faim suivant les circulaires Marcellin Fontanet), mais les
régularisations étant achevées, le problème
«gauchiste » ne relève pas d'une
actualité particulière en 1974.
Durant cette période, le Ministère de
l'Intérieur est également attaqué sur le plan du
racisme par l'Amicale des Algériens en Europe qui mène une
campagne particulièrement visible en diffusant des listes de
«crimes » dont les algériens seraient victimes et
qui resteraient impunis. Cette stratégie vise, de la part de
l'Amicale, à dénoncer «un racisme anti
arabe » et à pointer les défaillances de
l'institution policière et judiciaire françaises. Ce dossier
préoccupe particulièrement le ministère. Les heurts entre
Français et immigrés d'Afrique du Nord sont listés
systématiquement. Les années 1972 1973 et 1974 sur ce point
marquent effectivement une augmentation sensible du nombre de victimes
d'assassinats de ressortissants
algériens
[56],
d'agressions
[57] voire
d'attentats
[58].
L'été 1973 fut particulièrement violent à
Marseille. Le bilan officiel est de onze
morts
[59]. Parce qu'il attaque les
policiers dans leurs pratiques quotidiennes et le Ministère dans sa
capacité à assurer l'ordre public, ce dossier est
traité uniquement au niveau du ministre et des directeurs
d'administration centrale et est considéré comme
particulièrement sensible
[60].
Chacun des cas incriminés par l'Amicale fait
l'objet d'une enquête rapide pour vérifier le fondement
des accusations
[61]. En contre coup et comme
pour fournir des argumentaires au Ministère des Affaires
Etrangères, le Ministère de l'intérieur décide
d'envoyer alors systématiquement la liste des arrestations
effectuées par la Police de l'Air et des Frontières au
responsable des conventions administratives et des affaires
consulaires
[62]. Ces attaques contre le
Ministère, si elles préoccupent certains responsables, ne
justifient pas pour autant une «fermeture » des
frontières.
Car en réalité ce n'est pas tant la
délinquance étrangère ou la récupération des
immigrés par les «gauchistes » ou le racisme qui
préoccupe le Ministère de l'Intérieur que
l'immigration algérienne en tant que telle. Toutes ces questions
mettent en résonance le statut particulier dont bénéficient
les migrants algériens. Dans les années 1973 et 1974 les
autorités consulaires algériennes et les responsables du
ministère de l'intérieur en charge de l'immigration se
rencontrent fréquemment. Ses rencontres mêlent plusieurs questions,
dont les cas de «
mauvais traitements de travailleurs
algériens », mais aussi “
le désir du
gouvernement algérien de vendre certains biens
immobiliers ”, «
le problème de la
mosquée de Paris[63] »,
et surtout la question du contingent qui, mise en suspens par la décision
de Boumédienne, préoccupe le ministère depuis les accords
de 1968.
-
Enfin sur le plan du Ministère des Affaires
Etrangères, l'arrêt officiel de l'émigration
annoncé par le gouvernement algérien le 19 septembre 1973 a permis
de mettre entre parenthèse les renégociations de l'accord
Nekkache-Grandval et des accords de main d'œuvre de 1968. Par
ailleurs des renégociations progressives d'accord bilatéraux
de main d'œuvre avec les pays d'émigration sont
déjà en cours
[64]. Une annonce
officielle d'une suspension de l'immigration ne peut que gêner
les relations diplomatiques que la France entretient avec les différents
pays d'émigration. Même si certains pays
d'émigration comme l'Algérie et le Portugal ne voient
pas d'un bon œil le départ massif de leurs ressortissants, en
durcissant les conditions d'entrée des travailleurs, la France rend
théoriquement plus délicat les allers-retours des travailleurs
migrants en direction de leur pays d'origine. Sur le plan purement
diplomatique, la proclamation politique d'une fermeture des
frontières ne pourrait s'expliquer qu'au regard des positions
déjà prises par autres les pays européens. Cela nous
inviterait alors à considérer qu'il s'agit d'un
signe lancé aux pays d'émigration pour leur signifier que la
France «aussi » restreint ses entrées. Une telle
logique supposerait que les responsables français soient
particulièrement effrayés par le détournement de flux
d'immigration traditionnels vers l'Allemagne ou la Grande Bretagne
en direction de la France. Rien de tel n'a été
retrouvé dans les archives du Ministère des Affaires
Etrangères
[65] qui a plutôt
tendance à considérer cette question comme un thème mineur
au sein de négociations plus
globales
[66]. 1974 ne correspond à rien
de bien précis au regard de la «routine
administrative » de ce Ministère.
Pour conclure sur le plan de ce qui constitue
l'actualité de ces administrations en 1974, il est juste de dire
que si un certain nombre d'éléments poussent en faveur
d'une restriction des flux, le scénario d'une
«suspension » des introductions n'apparaît
pas comme un scénario plausible avant le mois de mai 1974 dans aucune des
notes émises dans aucun des ministères. La ligne fixée
à l'attention des agents administratifs depuis la décision
algérienne de fin 1973 et le conseil interministériel de janvier
1974 vont alors dans trois sens :
- Pour le Ministère du Travail : assurer au mieux
la compensation nationale dans les secteurs qui embauchent
- Pour le Ministère de l'Intérieur :
réprimer les actes de xénophobie dont sont victimes les
algériens
- Pour le Ministère des Affaires
Etrangères : supprimer la tolérance de 9 mois dont
bénéficient les travailleurs algériens pour trouver un
emploi et diminuer le volume du
contingent.
[67]
2, Deuxième dissonance : des hauts fonctionnaires
qui prennent en compte «l'ensemble de la question » et formule
la restriction des flux au regard de la «question algérienne
»
Notre hypothèse est que pour un groupe social
relativement homogène, les hauts fonctionnaires, la
«maîtrise des flux » est devenue un objectif
intégré dans un ensemble plus global et la décision de 1974
n'est qu'une étape dans un processus plus vaste visant
à faire de l'immigration un thème devant être
traité par le politique. Cette situation suppose qu'à un
niveau hiérarchique inférieur, la maîtrise des flux soit
déjà devenu un objectif prioritaire. Nous rejoignons ici Alexis
Spire lorsque celui-ci précise que “
la décision prise en
juillet 1974 de suspendre l'immigration s'inscrit dans un processus
plus général de conversion des agents de l'Etat à un
objectif de «maîtrise des flux » qui est
progressivement généralisé à l'ensemble des
pratiques administratives[68]”.
Progressivement, depuis la Libération, l'autorité de
l'Etat sur les étrangers s'exerce par le biais d'agents
qui interviennent à des échelons subalternes. Dans chacun des
ministères concernés cette relative autonomie dans les pratiques a
conduit peu à peu ces agents à remettre en cause les principes
libéraux de l'ordonnance de
1945
[69]. Cette remise en cause les conduit,
par contre coup, à opérer auprès de leurs supérieurs
hiérarchiques un véritable travail d'imprégnation qui
finit par porter (notamment en raison du retournement de conjoncture). Ce
travail de co-construction de la pensée d'Etat tel qu'il est
décrit notamment par Alexis Spire n'est pas sans effets sociaux sur
les migrants mais aussi, ce qui a été peu analysé
jusqu'à présent, sur les supérieurs directs de ces
«soutiers des politiques publiques ». Ce travail
d'imprégnation a pris du temps car à la différence
des niveaux subalternes où le travail bureaucrate s'envisage dans
la permanence et la durée, le niveau hiérarchique supérieur
est marqué par sa plus grande circularité (de par le
caractère généraliste de la formation des hauts
fonctionnaires). Mais une fois ce travail de sensibilisation plus
abouti
[70], les effets sociaux de cette
conversion sont décisifs notamment en raison d'une plus grande
proximité des hauts fonctionnaires avec les décideurs politiques
(qui est à la fois une proximité hiérarchique mais aussi
sociale).
«1974 » constitue une étape
visible du processus de conversion à la maîtrise des flux parce
comme pour les circulaires Marcellin-Fontanet ce sont des responsables
politiques «hauts placés » qui endossent la
décision, ce qui n'était pas le cas dans les années
60. Le fait que la décision soit prise en conseil des ministres et que le
Président de la République, le Premier Ministre y soient
associés montre à quel point le travail de sensibilisation
opéré depuis près d'une décennie par des
agents, chacun inscrits dans leur administration respective, a fini par
«aboutir ».
Mais ce travail de sensibilisation ne se réduit pas
à une simple «reprise » d'argumentaires. Les
idées ne circulent pas d'un groupe social à l'autre
sans travail de remise en forme. A un niveau de responsabilité local ou
placé très bas dans la hiérarchie :
«la nécessité de la «défense
des intérêts de l'Etat » est commune à tous les
agents qui s'y trouvent engagés et elle est sous-jacente à
tous leurs antagonismes ; [mais] l'existence de logiques administratives
différentes place néanmoins ces agents, selon leur position
hiérarchique et selon le type d'administration auquel ils appartiennent,
en situation de concurrence pour imposer leur propre définition de
ce que recouvrent «les intérêts » de l'Etat concernant
la gestion de l'immigration[71]».
À un niveau de responsabilité plus
élevé tout fonctionne comme si la division du travail de
domination obligeait les hauts fonctionnaires à se penser
«
comme les agents nécessaires d'une politique
nécessaire[72] » et
à remplir leur rôle de défenseur de
l'intérêt général, sans calcul cynique. Ils
sont bien sûr toujours en poste dans «un »
ministère mais «
ils sont obligés d'invoquer
l'universel pour exercer leur domination et ils ne peuvent manquer
d'être pris à leur propre jeu et de soumettre leur pratique
à des normes prétendant à
l'universalité[73] ».
En 1974, pour les hauts fonctionnaires la question de l'immigration est
étroitement liée à la question de l'immigration
algérienne. Il serait possible de débattre longuement sur les
raisons qui font que cette question est considérée avec attention
par les hauts fonctionnaires de tous les ministères en 1974. La
proximité de l'indépendance (un peu plus d'une dizaine
d'années), la genèse de certaines institutions (la DPM
créée sous l'impulsion de Michel Massenet auparavant
délégué à l'action sociale pour les FMA), le
parcours de certains hauts responsables et leurs passages par les colonies (le
directeur de la réglementation Guy Fougier mais aussi bon nombre de
ministres comme Jacques Chirac, Michel Poniatowski ou Valéry Giscard
d'Estaing
[74]), le caractère
important de l'immigration algérienne et son évolution vers
une immigration familiale qui
inquiète
[75], sont autant
d'éléments qui peuvent expliquer en partie cette
focalisation. Nous émettons ici l'hypothèse que la question
algérienne joue un rôle de catalyseur et permet au Ministère
de l'Intérieur et du Travail de trouver
in fine un
«terrain commun » sur la question de la maîtrise
des flux migratoires. L'immigration algérienne, dans sa
globalité, est à la fois celle qui préoccupe le plus le
Ministère de l'Intérieur pour des raisons de
sécurité, de maintien de l'ordre et des raisons qui sont
propres à l'histoire du
ministère
[76], et qui, pour le
ministère du Travail, reste le flux migratoire le plus difficile à
encadrer. Sur cette question algérienne, les hauts fonctionnaires du
ministère du Travail et de l'Intérieur trouvent un terrain
d'entente pour mener à bien leurs objectifs respectifs. A preuve
ceux-ci ont tendance à très facilement à
«outrepasser
[77] » leur
rôle dès qu'il s'agit de formuler un avis sur
l'attitude à adopter avec l'Algérie. Cela est par
exemple perceptible lorsque certains hauts fonctionnaires analysent la
décision du gouvernement algérien du 19 septembre 1973 de
suspendre l'émigration. Si certains éléments
d'analyse montrent par exemple très clairement que
l'Intérieur est préoccupé pour des raisons de
sécurité intérieure par les déclarations du
président Boumédienne
[78]
l'analyse de la direction de la réglementation ne se cantonne pas
à une analyse en termes d'ordre public ou de défense de son
image comme cela a déjà pu être évoqué. Une
note du 22 septembre 1973
[79]
rédigée à l'attention du ministre par Guy
Fougier
[80], directeur de la
réglementation au sein du Ministère de l'Intérieur
semble au contraire très proche d'une analyse en termes de
relations internationales
[82].
Ce type de note peut être analysée à deux
niveaux : tout d'abord, elle illustre le fait que
l'Algérie préoccupe particulièrement les hauts
fonctionnaires en charge de l'immigration au sein du ministère de
l'Intérieur. Ensuite ce n'est qu'en restituant la
cohérence interne de son discours que l'on peut donner à
voir dans quelle mesure Guy Fougier se permet, bien au-delà de ses
prérogatives ayant trait à la réglementation de la
circulation des migrants, de donner son avis sur des considérations
internationales et de les transmettre au Ministre.
Ce type de prise de position n'est pas un cas
isolé. Il est possible d'en trouver l'exact équivalent
au sein du Ministère du Travail. C'est notamment le cas de ces
notes adressées par Charles Barbeau
[83]
et André Postel Vinay
[84] (alors
directeurs de la DPM) à Guy Fougier concernant un éventuel trafic
de faux certificats de résidence algériens.
L'immigration algérienne, dans la mesure
où elle est particulièrement visible statistiquement (car les
porteurs de certificats de résidence font l'objet d'un
comptage à l'entrée et à la sortie du territoire), et
dans la mesure où elle n'a pas été concernée
par les circulaires Marcellin-Fontanet de
1972
[85] préoccupent alors
particulièrement les hauts fonctionnaires en charge de
l'immigration dans les années 73 et 74. Ce type de
cristallisation peut être difficilement appréhendé par
un modèle d'analyse centré sur des «routines
administratives » qui seraient propres à chaque
administration.
L'immigration algérienne inquiète
d'autant plus que les flux des entrées / sorties des porteurs de
certificats évoluent particulièrement en 1974 et qu'un
écart statistique inquiète certains responsables de la
DPM :
Evolution des flux
algériens
[86]
|
1971
|
1972 |
1973
|
1974
|
Entrées
|
104 219
|
107338
|
114773
|
162000
|
Sorties
|
62881
|
76492
|
69028
|
88299
|
Solde
|
41338
|
30846
|
45745
|
73818
|
Une telle préoccupation du bon comptage des mouvements
de population étonne lorsqu'elle émane du Ministère
du Travail, censé être préoccupé par la logique de
main d'œuvre et non par les trafics de faux certificats. Cela est du
en partie à la particularité légale des migrants
algériens pour qui le certificat de résidence fait aussi office de
carte de travail. Mais cela s'explique surtout parce qu'à
compter d'un certain niveau de responsabilité (qui renvoie à
un champ des possibles des trajectoires des fonctionnaires, aux fondements
sociaux de la haute fonction publique et pas seulement à une position
hiérarchique dans un organigramme), le travail concernant
l'immigration ne consiste pas à défendre uniquement les
prérogatives de son ministère contre d'autres.
L'ensemble du phénomène est pris en compte dans un travail
de formulation qui n'est pas bureaucratique mais
«
pré ou
quasi-politique[87] ».
Ces agents sociaux de par leur parcours se sentent
légitimes pour investir un regard d'ensemble sur la question et
légitimer leurs pratiques quotidiennes au nom, selon les cas, de
l'intérêt de l'Etat, de l'intérêt
général ou de l'intérêt national et non plus
simplement au nom de leur ministère. Cela est facilité par la
possibilité de circulation de ces agents d'un ministère
à l'autre. Leur capacité à avoir de
l'immigration une vision globale est d'autant plus naturelle que
pour certains elle se résume à une simple projection dans leur
«futur » poste : Guy Fougier, ancien préfet,
chef de cabinet du ministre des Affaires Sociales (au moment où la DPM
est crée) devient directeur de la réglementation au
ministère de l'Intérieur. Charles Barbeau, ancien membre du
cabinet du Premier Ministre devient Directeur de la Population et des Migrations
avant d'être à son tour préfet puis directeur de la
réglementation (conseillé à ce poste par Guy Fougier)...
Là où la plupart des modèles proposent une dichotomie entre
politics et
policy suffisamment importante pour supposer des
études séparées, notre étude particulière sur
l'immigration nous amène à relativiser cet état de
fait. Lorsque l'on évoque la décision de 1974 avec un
chef de bureau de la DPM
[88], celui-ci vous dit
en substance qu'il s'agit d'une mesure à laquelle il
n'a pas été associé mais qui allait dans le sens de
ce qu' «ils » (les hauts responsables de la
DPM) souhaitaient. Cela leur semblait dans la continuité des choses, dans
la logique des choses. Comment un implicite peut-il passer de la sphère
administrative à la sphère politique pour être
retraduit en circulaire devant être, en retour, appliquée par
l'administration ?
Notre hypothèse est que le rôle des hauts
fonctionnaires en charge de l'immigration est de retraduire dans un
langage «audible » par le politique les
préoccupations propres à leur administration mais que ce
faisant, ils s'investissent d'un rôle qui n'est pas
simplement “bureaucratique ». Ils ne
«dé-singularisent » pas simplement leur position
en tentant de convaincre leur interlocuteur politique, ils produisent
véritablement «du
politique »
[89] en se faisant
l'écho auprès de leurs ministres du produit de la
«pensée d'Etat » concernant
l'immigration. Ce faisant ils font des choix, éludent des
éléments, ils construisent des édifices théoriques
et rhétoriques dans lesquels les immigrés sont assignés
à une position. Nous rejoignons ici «
la thèse
wébérienne selon laquelle toute condition sociale est en
même temps le lieu et le principe d'une organisation de la
perception du monde en un “ cosmos de rapports dotés de sens
”
[90] ».
Plus qu'un simple argumentaire ces discours
développent des théories du monde social dont les effets sociaux
peuvent être importants pour peu que l'état des rapports de
force, la configuration dans laquelle sont inscrits les hauts fonctionnaires
leur soit momentanément
favorables
[91].
Dans ce type de «théories »,
jamais un seul argumentaire n'est développé seul et tous les
éléments s'entremêlent : l'argumentaire
ethnique doit corroborer l'argument économique,
démographique et sécuritaire... C'est la cohérence de
l'ensemble qui permet d'être audible par le responsable
politique et d'emporter la décision. Plus le degré de
responsabilité augmente dans l'administration centrale et plus
cette capacité à intégrer des éléments
épars dans un même argumentaire est visible et assumée. Il
en résulte qu'à quelques mois d'écart,
l'on peut retrouver le cheminement de certains argumentaires depuis une
sous-direction jusqu'au ministre. Mais à chaque étape, les
arguments sont mêlés et un tri effectué pour que
l'édifice proposé au Ministre soit cohérent sur le
plan théorique
[92].
Le DPM qui plaide pour une restriction des entrées et
une organisation de la politique d'immigration qui correspond à son
propre intérêt et à sa propre position ne se contente pas de
développer un discours uniquement centré sur les questions de main
d'œuvre ou de croissance démographique. Certaines phrases de
conclusion de ses notes laisseraient même supposer qu'il serait
impensable de déterminer une politique d'immigration au regard de
ces seuls critères :
"Peut-on poursuivre comme actuellement une politique fondée
à la fois sur les besoins de main d'œuvre et sur les besoins
démographiques, et qui ne tient aucun compte de la nature et de la
composition ethnique de l'immigration actuelle ?[93]»
Pour appuyer son point de vue, le DPM met en avant le
dépassement d'un seuil de tolérance (ce qui est un discours
opératoire au même moment au sein du ministère de
l'Intérieur
[94]), la constitution
d'un sous-prolétariat et les réticences du monde ouvrier
(avec une citation d'un rapport du ministère de
l'Intérieur), la mise sur le même plan de la situation des
personnes originaires des DOM TOM et des immigrés. Tout converge pour
justifier l'arrêt d'une immigration au profit d'autres
(cela est déjà bien connu) mais au nom de
l'intérêt national pas simplement au nom d'une
politique de main d'œuvre (ce qui est déjà moins
connu)
[95]. De la même façon les
sondages réalisés par l'Office central de sondage et de
statistique (organe chargé des sondages de population au sein du
ministère de l'intérieur) ne se contentent pas de poser des
questions sur la «sécurité
intérieure » auprès de la population
française
[96].
L'Etat, pénétré par des groupes
sociaux, n'est pas une entité monolithe. Il n'est pas non
plus une simple machine administrative exécutant sans faillir les ordres
du champ politique. Les travaux de sociologie de l'Etat nous invitent
à considérer que ce qui devient
«politique » (ce qui est traité au niveau du
gouvernement) est bien souvent ce qui pose problème aux agents de
l'Etat au regard d'une culture commune partagée avec les
dirigeants politiques (de par notamment le passage par les mêmes
écoles et l'intériorisation de schèmes de
classification similaires). Ainsi, ce qui «remonte » au
niveau du ministre est bien souvent le produit d'un travail de classement
effectué par des agents mus par une même «culture
d'Etat », une culture au regard de laquelle certains dossiers
posent problème et doivent être transmis au cabinet du ministre.
De par leur activité quotidienne les agents de l'Etat
créeraient ainsi, chaque jour, du politique en définissant sans
cesse les domaines sur lesquels ils se déclarent ou non
compétents. La question algérienne est de celles qui
«remontent » mais non sans un travail de mise en forme
«pré-politique ». Le fait que la circulaire
Marcellin-Fontanet ait laissé de côté les flux
algériens semble potentiellement faire de cette question une question
politique et plus seulement administrative. Alors même que
l'Algérie vient d'annoncer l'arrêt de
l'émigration, la direction de la réglementation
prépare un avant-projet de circulaire qui ne verra jamais le jour sous
cette forme mais qui se présente a posteriori comme un prélude
à la décision de juillet
1974
[97].
La question de l'Algérie semble cristalliser
toutes les inquiétudes des différents hauts fonctionnaires dans
chaque Ministère concerné au même moment : au moins
pour ce qui est du Travail et de l'Intérieur. Tous les
éléments «solides » évoqués
dans notre première partie ne peuvent être considérés
comme déclencheur qu'au regard du travail permanent
d'imprégnation à la question de l'immigration
algérienne qu'ont mené les hauts fonctionnaires en charge de
l'immigration. Cette capacité qu'ont certains agents à
s'investir en «gardiens du
national »
[98] mériterait
sans doute d'être étudiée plus
précisément
[99].
3, Une troisième dissonance :
«devenir son propre ministre »
L'institutionnalisation progressive de
l'immigration en question politique passe notamment par la création
d'un secrétariat d'Etat aux travailleurs immigrés au
sein du gouvernement Chirac en 1974. Son premier titulaire est André
Postel Vinay, jusque là directeur de la DPM. Il n'est sans doute
pas de cas équivalent dans d'autres secteurs de l'Etat
où un directeur d'administration centrale devient son
«propre » Ministre. Le fait que
l'institutionnalisation sur le plan politique, gouvernemental, de la
question de l'immigration se fasse par une simple translation, un simple
saut d'un agent du plan administratif au plan politique semble aller dans
le sens de l'idée évoquée
ci-dessus
[100]. Directeur de la Caisse Centrale
de Coopération Economique pendant trente ans, André Postel-Vinay a
eu dans le cadre de ses fonctions à superviser les investissements des
entreprises françaises en Afrique pendant de longues années.
Président de l'AFTAM, association de foyers de travailleurs
africains en France, plaidant pour une nouvelle politique de
co-développement, il devient directeur de la DPM quelques mois avant de
devenir Secrétaire d'Etat. De par ses fonctions il était en
quelque sorte «aux avant-postes », au sein de la haute
fonction publique l'homme le plus qualifié et le plus
légitime pour désigner ce qu'il considérait comme un
problème (le poids démographique grandissant des pays du Sud) et
sensibiliser d'autres hauts fonctionnaires à ce qu'il voyait
comme une impérieuse nécessité (redéfinir les
rapports entre la France et les anciennes colonies).
Ce passage d'un agent haut placé sur le plan
administratif à un poste gouvernemental est symptomatique :
André Postel Vinay ne peut être nommé à ce poste que
parce qu'il est déjà producteur d'un discours
politique sur la question de l'immigration depuis son poste
précédent. Sa nomination est l'aboutissement d'un
travail de mise en forme «politique » d'une
question qui travaille l'administration française depuis de
nombreuses années. Ce passage d'un univers à l'autre
semble possible si l'on considère la genèse de la DPM.
Michel Massenet, nommé délégué aux FMA puis
directeur de la DPM grâce à ses liens avec le politique (le
général De Gaulle et Michel Debré notamment)
«habite
[101] »
déjà ce rôle d'une façon très politique
et donne une coloration particulière à ce poste qui perdurera
jusqu'à la nomination d'André Postel Vinay. Les
critères retenus pour la nomination d'un DPM s'inversent
alors par la suite subitement. Postel Vinay attend de son successeur qu'il
exécute les ordres. La coloration «politique » du
DPM ne semble plus à l'ordre du jour dès lors qu'il y
eu institutionnalisation sur le plan gouvernemental de l'immigration et
qu'un haut fonctionnaire est en charge, du côté politique, de
cette question :
«Donc on cherchait un directeur de la
population et des migrations... et donc au ministère du travail parmi les
fonctionnaires en état d'occuper le poste – ce qui
était exceptionnel car d'habitude on nommait des fonctionnaires du
Conseil d'Etat ou de la Cour des Comptes... donc au ministère on a
cherché et de bonnes œuvres ont proposé mon nom. Donc
j'ai été nommé Directeur de la Direction Population
et Migration alors que rien dans ce que j'avais fait auparavant ne me
prédisposait spécialement pour ce poste... Postel Vinay
nommé secrétaire d'Etat se préoccupe de se trouver un
successeur en tant que directeur. Il consulte, il y a les directeurs et donc
– il ne m'avait jamais vu – j'ai un entretien avec lui
à la fin de juin 74, il ne me connaissait pas...Il vous a demandé
quoi ?
Il y a une question qu'il m'a posée : Est-ce que
vous êtes d'accord pour que l'on suspende les procédures d'introduction
des travailleurs étrangers ? C'était ça la question,
j'ai dit donc oui.. Je vais vous expliquer après pourquoi, donc je
ne sais pas... on a peut être trouvé que j'étais quelqu'un
de bien...Dans le livre de Vincent Viet, il évoque le fait que c'est
Gabriel Oheix qui aurait soufflé votre nom... Oui, Gabriel Oheix
était un de mes camarades, il est mort maintenant mais il était
délégué général, directeur général
du travail et de l'emploi... il s'occupait des services de l'emploi et du
travail. Toujours est-il...Vous vous connaissiez d'où ? Oh..
depuis longtemps je le connaissais depuis longtemps.. C'est un énarque
d'une promotion qui suit la mienne et il a du se rendre compte que je languissais
des fonctions de directeur adjoint et il a eu l'idée – je suppose,
il ne m'a jamais dit ça comme ça – de me proposer par
exception car cela faisait au moins quinze ans qu'il n'y avait pas eu de
Directeur choisi parmi le personnel du Ministère, j'ai été
nommé directeur de la DPM.
Donc j'ai pris mes fonctions le 10 juillet 1974,
ce qui est important parce que c'est quelques jours avant que le Conseil
des Ministres a décidé sur la suggestion de Postel Vinay la
suspension des procédures d'immigration, de l'introduction de
travailleurs étrangers... Alors je ne suis pas responsable de la
décision mais je l'assume. Puisque j'ai donné mon
accord et c'est sur cet accord que Postel Vinay m'a proposé.
Pourquoi j'ai été d'accord, parce que depuis
longtemps, depuis 45, l'ONI était censé introduire des
travailleurs étrangers sur contrat de travail avec contrat
d'introduction, euh redevance des employeurs... et ce système
là fonctionnait complètement à vide... La moitié des
travailleurs étrangers qui étaient immigrants en France,
immigraient en dehors des procédures et l'autre moitié dans
le cadre des procédures... Autrement dit le système tournait
à vide ... Mon idée c'était qu'il fallait
arrêter tout ça, non pas pour suspendre définitivement
l'immigration ce qui est utopique... les mouvements migratoires sont comme
les vents entre cyclones et anti cyclones, ce sont des mouvements impossibles
à maîtriser, les frontières sont comme des passoires mais
... il était absurde de continuer à fonctionner avec des
procédures qui n'avaient plus aucune réalité
sérieuse.
Il fallait au moins prendre le temps d'une pause pour voir
ce qu'on allait faire. Donc en principe en 74 ce qu'on a décidé,
contrairement à ce que beaucoup de gens croient c'est une suspension
provisoire pour voir venir... Dans la foulée on a suspendu au moins
provisoirement l'introduction des familles puis on a repris petit à
petit après.... »
Entretien avec Pierre Fournier successeur
d'André Postel Vinay au poste de DPM
«Enfin Fournier en tout cas est un homme qui
a fait toute sa carrière au ministère .. Plutôt dans le
secteur travail .. Et qui est nommé directeur et qui a plutôt
l'image.. je ne mets rien de péjoratif là dedans...
plutôt du fonctionnaire besogneux, du bon serviteur... qui a gravi les
échelons et qui sera surtout un exécutant fidèle. Mais
c'était tout à fait honorable. Il n'y a rien de
péjoratif dans mon propos. Il a été directeur ce qui
n'a quand même pas été mon
cas ! »
Entretien avec Jean-Claude Sommaire, chargé de mission
DPM 1973-1977 (réseau d'accueil)
Pour occuper un poste gouvernemental en charge de
l'immigration le champ politique joue sur une très grande
porosité entre administratif et politique sur la question
d'immigration. Est appelé pour remplir ces fonctions le membre
d'un groupe social qui est déjà capable de produire un
discours pré politique sur cette question.
Deux notes écrites à quelques mois
d'écart par André Postel Vinay éclaire à ce
sujet. La première est rédigée une dizaine de jours
après l'élection de Valéry Giscard d'Estaing et
trois jours après sa nomination au poste de secrétaire
d'Etat (adressée au Ministre du
Travail)
[102]. Son titre «pour une
politique d'immigration » annonce un contenu programmatique et
rappelle des éléments déjà présents dans des
notes rédigées par André Postel Vinay alors qu'il est
en poste à la Caisse Centrale de Coopération
Economique
[103] ou
Président de l'AFTAM
[104]. Si elle
est la première note rédigée en tant que secrétaire
d'Etat, le discours n'a connu que peu d'évolutions par
rapport aux notes précédentes. L'éventualité
d'un arrêt de l'immigration n'est pas encore
présentée comme une option
envisageable
[105] même si «la
situation économique » est présentée comme
pouvant légitimer une telle mesure dans les semaines à venir. Le
langage est politique mais le style reste très administratif : il
s'agit de présenter des contextes et exposer la solution qui
revêt sa préférence parmi des solutions moins envisageables.
Selon un procédé bien connu et qui emporte bien souvent
l'amusement du côté des ministres, le conseiller
présente toutes les options en apparence : «
On
m'amène trois dossiers : le premier est financièrement
impossible, le deuxième est techniquement irréalisable et le
troisième est au libre choix du
ministre.
[106] », en
procédant ainsi le conseiller «
ouvre puis ferme chaque
porte et jette la clef dans le
puits.
[107] ». Sans doute dans
la première note rédigée quelques jours après sa
nomination André Postel Vinay n'espère pas pouvoir emporter
une décision nette sur l'arrêt des flux. Il se contente donc
d'en proposer une nette diminution. Probablement encouragé par des
discussions préalables avec des conseillers du
Président
[108], celui-ci impose
progressivement son point de vue. Dans une note rédigée en
prévision du comité restreint du 2 juillet 1974 et du conseil des
ministres du lendemain, André Postel Vinay rédige, à
quelques jours de la décision, une note très proche où
«la suspension des flux » est cette fois-ci
présentée comme une des deux options possibles :
Il devient en effet nécessaire de freiner fortement
les «introductions », voire de les interrompre pendant quelques
mois. Nous devons limiter les travailleurs étrangers en fonction
des possibilités d'emploi et d'accueil de notre pays[109].
Nous y sommes contraints par d'impérieuses
nécessités sociales et politiques. Nous pouvons aussi invoquer, en
faveur de cette limitation, les risques de récession qui pèsent
sur certaines industries. C'est ce qu'ont fait les allemands, quand
ils ont décidé d'interrompre en novembre 73 les
introductions de travailleurs étrangers. Comment procéder à
cette limitation ? Pour 1975, il faudra étudier un objectif annuel
d'immigration. Il faudra limiter, ensuite, les
«introductions » et les
«régularisations », de manière à ne
pas dépasser cet objectif. Dans l'immédiat,
c'est-à-dire pour le second semestre de cette année, nous avons le
choix entre deux méthodes :
La première méthode consisterait à
nous fixer un objectif semestriel qui réduirait l'immigration de
1974 à un niveau nettement inférieur à celui de 1972,
année d'immigration relativement faible, mais de forte croissance
économique. Cela conduirait à plafonner les
«entrées » du second semestre 1974 à
environ 20% au dessous de celles du premier semestre. Il faudrait donner, pour
cela des directives précises aux directions régionales du travail
et à l'office national d'immigration. IL faudrait aussi faire
jouer avec plus de rigueur, ce qu'on appelle la compensation. Compte tenu
des dangers grandissants de l'immigration, cette première
méthode de freinage correspond au strict minimum que nous puissions
envisager.
Une autre méthode plus ferme et plus nette,
serait bien préférable. Elle consisterait à décider
d'interrompre l'immigration pendant les prochains mois. Nous
pourrions aisément justifier cette mesure, à la manière
allemande, par la crainte d'une récession dans certaines industries
et souligner, en plus, par les graves difficultés de logement auxquelles
s'exposeraient les nouveaux arrivants. Cette deuxième
méthode offrirait de nombreux avantages. Par son caractère plus
spectaculaire, elle n'agirait pas seulement sur l'immigration
officielle, elle freinerait l'immigration clandestine et les arrivages de
«faux touristes ». Elle nous permettrait de nous opposer
plus efficacement à l'immigration familiale, au moins pendant la
durée de l'interruption générale.
Dans la conjoncture présente, il y aurait tout
lieu de croire que cette décision d'interruption serait bien vue
de grandes organisations syndicales et, même, sans doute, du CNPF,
au niveau supérieur[110]. Annoncée
comme une mesure provisoire, prévue pour les prochains mois, assortie
– s'il le fallait – de quelques dérogations, elle ne
créerait pas de gêne économique sérieuse. Les
mois de juillet et d'août sont des mois de faible immigration. D'autre
part, les «contrats d'introduction » déjà transmis
à l'étranger continueraient de s'exécuter. Le problème
pourrait être revu en septembre en fonction de l'évolution
constatée d'ici là. (...)Telles sont les grandes lignes de
la politique d'immigration que je soumets au Gouvernement. Les trois types
de mesures proposées (développement des programmes d'action
sociale et de logement, allègement de la réglementation et
durcissement de la lutte contre la fraude) forment un ensemble qu'il ne
paraît pas possible de dissocier. Les aspects restrictifs de cette
politique ne peuvent pas se concevoir sans leurs contreparties sociales ;
et la réciproque est également vraie. En proposant au gouvernement
cette nouvelle politique, je tiens à souligner encore sa nécessité
et l'urgence des mesures qu'elle comporte. L'abandon ou l'atténuation
de certaines de ces mesures ne me paraîtrait pas acceptable. Les dangers
que l'on a laissé grandir en permettant à l'immigration de
se développer d'une manière anarchique et sans aide sociale
suffisante nous obligent aujourd'hui à un changement d'attitude à
la fois rapide et total. Encore est-il douteux que nous puissions réussir
à réduire ces dangers même en agissant vite, étant
donné les risques – déjà très grands –
de la situation présente et les périls qui vont croître
avec l'évolution démographique du Tiers Monde. Au moins faut-il
tenter d'y parvenir.
Se resituer dans le quotidien des agents permet de distinguer
ce qui est de l'ordre de la légitimation publique d'une
décision de ses fondements plus profonds. On le voit la motivation de la
suspension des flux est en partie due à la perspective de l'effet
d'annonce qui sera produit. Sur ce point les fonctionnaires-gouvernants ne
semblent en aucun cas dupes de la portée de leur action :
«Il y avait un décret pour la
fermeture des frontières qui est illusoire. Le décret avait
été pris mais on sait bien que les frontières ça ne
peut pas être fermées. »
Robert Pandraud, directeur de la DGPN, membre du cabinet du
Ministre de l'Intérieur
1974-1978
[111]
Pour le public, la décision pourra être
«justifiée » par rapport notamment à la
décision déjà prise par l'Allemagne. Si le fait
d'être le seul pays en Europe à garder une politique
libérale inquiétait certains hauts fonctionnaires, dans cette note
le cas de l'Allemagne sert surtout à fournir une justification
publique à une décision prise pour des motifs plus
larges.
Ce qui apparaît clairement, c'est la lecture
«cohérente », sur le plan théorique, que
développe André Postel Vinay. Pour lui l'arrêt de
l'immigration est nécessaire même au-delà des
préoccupations économiques notamment en raisons de rapports
démographiques nord / sud qui sont extrêmement défavorables
à la France :
«on le sait, pour André Postel Vinay, la
crise économique et démographique s'annonce longue et durable,
et il en tire une première conséquence radicale : l'arrêt
strict des flux. Pour le gouvernement, la durée et la nature de la
crise économique restent incertaines[112].
»
Cette différence de point de vue explique la
démission d'André Postel Vinay quelques jours plus tard.
Mais elle est aussi symptomatique d'un état des choses : la
greffe ne prend pas. Au-delà du travail de formulation politique on
attend d'un ministre une maîtrise du jeu politique
qu'André Postel Vinay, aux yeux de ses co-ministres ne
possède pas :
«Un des jours de juillet Postel Vinay
m'avait donné rendez-vous à la régie Renault pour
aller voir Dreyfus qui était le PDG de Renault et son état major
pour parler des immigrés chez Renault. Et avant que je déjeune
dans l'anti-chambre, Postel Vinay me dit : «Ecoutez, il
faut quand même que je vous dise quelque chose. Je viens de voir Chirac il
m'a refusé les crédits. Je lui ai dit son fait, c'est
un petit bonhomme il ne comprend rien au problème... Je lui ai remis ma
démission. Mais ne dites rien ! »
Alors on a tenu le déjeuner avec Michel Dreyfus
et tout l'état major de Renault en faisant semblant de
prévoir une politique d'immigration alors que je savais moi que
Postel Vinay était démissionnaire et le lendemain ou le soir
même il envoyait une lettre à Chirac
furibarde »
Entretien avec Pierre Fournier
«Postel Vinay si vous voulez l'homme
était un type très très bien. L'homme politique
n'a jamais vraiment eu le temps de se développer. C'est un
métier qu'il ne connaissait pas. La politique c'est
l'art du possible et on peut pas d'un coup de baguette magique
changer... cela prend du temps. Postel Vinay, avait des préoccupations
extrêmement fondées mais il agaçait le président de
la République.”
Entretien avec Paul Dijoud
On retrouve ici, après l'avoir
relativisée, la séparation politics / policy qui reste efficiente
dès lors que l'on aborde la question du métier politique et
de son apprentissage. Le travail politique suppose l'acquisition
d'un certain nombre de codes qu'André Postel Vinay ne semble
pas maîtriser au regard des autres membres du gouvernement.
La mise en forme de la domination étatique : l'expression de
«la pensée d'Etat » à
l'égard des immigrés
Il aurait sans doute été possible de conclure
cette communication centrée sur 1974 autour de la question des
représentations. L'état actuel des recherches nous permet
déjà de souligner chez les hauts fonctionnaires rencontrés
la permanence des influences
démographiques
[113], une
extériorité par rapport aux expertises des sciences sociales
(malgré des emprunts épisodiques et le succès de certains
termes tels que «le déracinement »), la
prédominance d'une formation juridique... Les travaux de sociologie
de l'Etat ont souligné l'existence d'une culture
d'Etat transversale aux différents corps et il pourrait être
en effet intéressant d'en dessiner les contours car il n'a
pas encore pour le moment été précisé si cette
culture enfermait en son sein une vision de l'immigré.
Mais nous souhaitons profiter de ce séminaire pour
échanger sur ce qui n'est encore qu'un travail en cours et
des pistes de recherche, des intuitions qui seront peut être
invalidées par la suite. Etudier de près les serviteurs de
l'Etat prédispose à trouver sur son chemin la question de
l'Etat et du pouvoir entremêlés. Creuser cette piste de
recherche nous permettrait de dépasser la simple analyse des pratiques et
des représentations administratives face à
«l'immigration ». Au final, ce qui est en jeu ici
nous semble dépasser une simple sociographie d'un corps et de ses
représentations. Il s'agit en quelque sorte pour nous de
«boucler une boucle ». «
Les
administrations publiques et leurs représentants sont grands producteurs
de «problèmes sociaux » que la science sociale ne
fait que ratifier en les prenant à son compte comme problème
sociologique[114] » et
l'immigration fait sans doute partie de ces thèmes qui sont venues
aux sciences sociales à travers l'Etat. Repenser l'Etat
à travers l'immigration permet en retour d'interroger la
construction même d'un objet de recherche que nous acceptons bien
souvent tel qu'il s'offre à nous.
Nous avons déjà précisé à
quel point les registres de justification, les formes de légitimation du
pouvoir exercé sur l'immigré ne se font pas uniquement au
nom d'un ministère. Nous avons évoqué dans cette
communication dans quelle mesure tous ces registres de légitimation
s'entremêlaient et se trouvaient, à un certain niveau de
responsabilités, avancés ensemble. Ces formes de
légitimation de la politique d'immigration viennent justifier les
trois logiques
[115] qui structurent les
pratiques de l'administration française à
l'égard des migrants. Dans l'état actuel de nos
recherches nous avons isolé quatre formes de légitimation qui
semblent parmi les plus récurrentes :
- la légitimation par le national (la plus
fréquente)
- la légitimation par le populaire (variante de la
première mais teinté d'un discours de classe et où le
regard de surplomb des hauts fonctionnaires sur le social
s'exprime)
- la légitimation par l'universel (au nom par
exemple des rapports Nord / Sud)
- la légitimation par le culturel
Nous l'avons vu sur l'exemple de la suspension de
1974, ces quatre formes de montées en généralité
s'articulent et nécessitent pour le haut fonctionnaire ou le
responsable politique un minimum de travail d'agencement afin de
bâtir un édifice théorique cohérent. Ces formes de
légitimation constituent pour nous un point de départ pour un
approfondissement de nos recherches. Il est possible en se centrant sur ce lien
entre d'une part des «logiques » qui structurent
les pratiques administratives et d'autre part, au niveau
hiérarchique supérieur, des formes de légitimation
pré-politiques qui sont produites par les hauts fonctionnaires de mettre
en résonance la notion de «pensée
d'Etat » et la domination que celui-ci exerce à
l'égard des immigrés. Tout cela est exprimé encore en
termes très confus mais il nous semble que les hauts fonctionnaires que
nous avons étudiés dans le cadre de cette «suspension
de l'immigration » assurent la continuité d'un
travail social de domination à l'égard d'une
catégorie de personnes qui n'existe qu'à travers le
langage d'Etat et que, ce faisant, ils dévoilent une part de la
façon dont l'Etat procède pour assurer sa
pérennité.
Les “mini-théories » du monde social
développées par les fonctionnaires gouvernants sont autant de
moyens, pour l'Etat, de se penser et de penser, à travers ses
agents, la place que doivent occuper les immigrés au sein de la
société. Cette tournure qui pourrait laisser croire que l'on
substantialise l'Etat est bien sûr en partie valable si on la
formule à rebours : ces agents permettent l'actualisation
d'une pensée d'Etat concernant les immigrés.
|
Logique de main
d'œuvre[116]
|
Logique de Police
|
Logique de peuplement
|
Légitimation par le national
|
En temps de crise :
«Compensation nationale »
|
«On ne peut pas accueillir toute la misère
du monde »
Danger potentiel des migrants -> vagabonds, contrôle
des frontières, lutte contre le nomadisme, «tensions
sociales », «mobilisation gauchiste »,
troubles politiques,
|
Ouverture : «Il n'y a de richesses que
d'hommes. »
Fermeture : préserver la cohésion de la
société française
|
|
En temps de croissance :
La collaboration à l'effort économique
national justifie la présence de l'immigré.
Volant de main d'œuvre et pression sur les
salaires
|
|
|
Légitimation au nom du populaire et du pragmatisme
(par opposition à
l'intellectualisme))
|
En temps de crise : «les
immigrés créent des tensions dans les groupes
ouvriers »
|
Délinquance + grande des migrants
Les pauvres (français) sont racistes
|
Ouverture : fécondité plus grande des
pauvres /migrants
Fermeture :Taux de tolérance
|
|
En temps de croissance : «les
immigrés libèrent des emplois et permettent l'ascension des
classes populaires » (Sauvy)
|
|
|
Légitimation par l'universel
|
En temps de crise : favorisons plutôt la
coopération nord sud. Aidons les à se développer chez eux.
|
Tous les pays font de même. Coopération avec pays
du sud et en finir avec l'exploitation du clandestin, pour que les
migrants légaux aient la vie qu'ils méritent
|
Ouverture : modèle républicain, tout le
monde peut accéder à la citoyenneté française quelle
que soit la culture d'origine
Fermeture : discours sur les civilisations
|
|
En temps de croissance : les accueillir ici permet
de développer leur société là bas
«ils renvoient de l'argent chez
eux »
|
|
|
Légitimation par le culturel
déconnexion possible entre les hommes et leurs
cultures
|
En temps de crise : Ethnicisation des
différences (ne sont pas faits pour travailler en usine), main
d'œuvre trop faiblement qualifiée, Faisons connaître les
cultures de ceux qui ne partiront pas. Favorisons la préservation des
langues paternelles chez les enfants (retour possible)
|
Ethnicisation de la délinquance
|
Différencialisme, hiérarchisation entre les
cultures (3 cercles Mauco), logique sanitaire
|
|
En temps de croissance :
Immigré travailleur (ex portugais
bâtisseur)
|
|
|
C'est ce processus qui explique selon nous que si au
début de la décennie 1970 «
l'évolution
du système d'action économique en interaction jusque
là permanente avec le système d'action de la politique
d'immigration laisse les autorités publiques sans
référent sectoriel, sans expérience du faisable, sans
connaissance transmise d'une éventuelle règle du
jeu [117]”, cette règle
du jeu puisse être très vite reformulée par les hauts
responsables de l'Etat dans des termes audibles par le politique.
L'Etat a un intérêt à ce que ce travail de formulation
soit opéré. Cela est possible car même si les agents de
l'Etat ne disposent pas d'une mémoire étendue des
actions antérieures de
l'Etat
[118] ils sont capables de
re-générer des solutions similaires face à des situations
similaires :
«surgit soudain une autre manière d'expliquer
la permanence de l'institution et au-delà de la continuité
de l'Etat : non par la perpétuation supposée d'une mémoire
qui s'avère aussi déficiente au cœur de l'Etat qu'à
sa périphérie, mais par la reproduction d'une culture institutionnelle
définie comme praxis[119]».
C'est ce processus qui explique que certains discours,
accents déjà entendus lors de la crise de l'entre deux
guerres puissent à nouveau se faire entendre dans les années 1970
alors même que les agents en poste n'ont pas de
«mémoire » à proprement parler des crises
précédentes.
Cette culture d'Etat intériorisée, sans
être toujours mise en mots, guide le travail quotidien de nos agents et
elle se transmet à travers un groupe - les hauts fonctionnaires- dont les
fondements sociaux restent stables. Le fondement de cette praxis, de ce
«sens pratique » du «gouvernant »
réside dans cette capacité à adopter un regard de surplomb
sur le monde social et à développer une taxinomie assurant la
pérennité de l'Etat. Nous retrouvons là, à
propos des immigrés, un des moyens les plus aboutis que l'Etat
utilise pour asseoir sa domination.
«L'Etat n'a pas nécessairement besoin de
donner des ordres, et d'exercer une coercition physique pour produire un
monde social ordonné : cela aussi longtemps qu'il est en mesure
de produire des structures cognitives incorporées qui soient accordées
aux structures objectives et d'assurer ainsi la croyance, la soumission
doxique à l'ordre établi.[120]»
Si l'immigration permet de mettre en résonance la
«pensée d'Etat » nous nous trouvons ici
très vite désarmés pour travailler avec une telle notion
non pas seulement parce que celle-ci est floue (ce qui est en partie le cas)
mais surtout parce qu'elle est tautologique : la pensée
d'Etat, comme la raison d'Etat est ce qui permet à
l'Etat d'assurer sa propre
survie
[121] et l'on pourrait
très vite perdre de vue qu'à travers la survie de
l'Etat c'est aussi le maintien d'un ordre social qui est en
jeu. Ce travail de perpétuation d'un ordre social est rendu
possible par «
toute une série d'actes où les
agents investissent leurs intérêts matériels et symboliques
(symboliques peut être plus fortement et plus passionnément que
matériels), leurs préjugés sociaux, leurs
présupposés, bref tout leur être
social[122] ” et il ne
nous semble pas indifférent que ce travail de formulation,
d'assignation des immigrés à une place dans un
édifice théorique soit assuré par la «noblesse
d'Etat » et non par d'autres agents.
Le tableau synthétique ci-dessus soulèvera
sans doute de nombreuses questions. Nous espérons que celles-ci ne seront
pas tant centrées sur le contenu des cases (qui n'ont même
pas vocation à être des idéaux-types des discours tenus mais
des produits «possibles » de la rencontre entre une
logique structurant l'action administrative et une de ses formes de
légitimation) que sur l'idée principale
développée dans cette conclusion. Cette rapide synthèse de
l'espace des prises de position chez les fonctionnaires-gouvernants ne
présente un intérêt que parce qu'elle nous donne
à voir à la fois le modus operandi
(le processus par lequel
l'Etat maintient à travers ses agents un ordre social) et
l'opus operatum
(le résultat d'un travail de
domination, abouti, qui nous empêchent de penser les
«immigrés » autrement qu'à travers la
catégorie «immigré » et la place que
l'Etat leur attribue). C'est l'ensemble de cette grille de
lecture que nous souhaiterions voir débattue.´
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Notes
[1] Le 24 janvier 1972, les
circulaires Marcellin-Fontanet, (portant le nom du ministre de
l'Intérieur et du Travail) restreignent les possibilités de
régularisation a posteriori des travailleurs migrants entrés sans
autorisation sur le territoire Français.
[2] Décision du 23
novembre 1973
[3] Décision du
1
er juillet 1975
[4] NOIRIEL Gérard,
Etat, Nation, Immigration - vers une histoire du pouvoir, Belin, Paris,
2001, p11
[5] Sur le plan des
données empiriques, le travail en cours repose sur l'étude
d'archives publiques des fonds des institutions
«classiques » en charge de l'immigration
(DPM
6, FAS, ONI, CNLI) et privées (les archives de
l'ICEI, des archives des membres de cabinet de Paul Dijoud et Lionel
Stoléru principalement). Ce travail sur archives est
complété d'une part par un travail d'objectivation
statistique et d'autre part par la conduite d'entretiens
auprès de différents acteurs politiques et administratifs de
l'époque. Cette approche privilégie l'étude des
rapports entre «élites » et immigrés sous
l'angle des représentations qu'un groupe social se fait
d'un autre groupe social. II peut paraître paradoxal de
prétendre étudier les rapports censés exister entre deux
groupes qui pour ainsi dire ne se croise jamais physiquement. Ce paradoxe a
été en quelque sorte «retourné » et
a servi de questionnement initial : comment des personnes qui n'ont,
pour ainsi dire, jamais croisé un immigré (comme cela est
avancé durant les entretiens) peuvent-elles prendre des mesures
régissant leurs vies et se représenter le phénomène
de l'immigration ? Dans un pays où la classe ouvrière a
constitué la classe d'accueil des immigrés, la distance
physique que les dirigeants économiques ou politiques ont pu entretenir
avec des (travailleurs) immigrés, les rapports épisodiques et
circonscrit à la sphère domestique que ceux-ci ont pu avoir avec
eux, cantonnent souvent leurs représentations à un
méta-discours sur le «bon » ou le
«mauvais » immigré que l'on pourrait sans
doute qualifier de sens-commun s'il n'était sublimé
par leurs positions. Très rapidement, l'accent doit être mis
ici sur le fait que si les hommes politiques ou les hauts fonctionnaires vont
vers «les immigrés » et l'immigration sans
jamais avoir véritablement eu d'interactions sociales avec un
immigré, ils n'y vont pas l'esprit vierge comme “
un
enfant loup au milieu d'une carrière » (Berger et
Luckmann). Ils disposent déjà d'un stock de connaissances
mobilisables (à la fois propre à leur groupe social et retraduit
depuis leur position au sein de l'Etat) et activé en fonction des
«données » qui «remontent »
jusqu'à eux par leur administration, les sondages, les rares
courriers des administrés ou des électeurs, voire tout simplement
par leur histoire familiale, leurs propres expériences ou celles de leurs
proches. On pense ici à un des hauts fonctionnaires interrogés
faisant écho des récits de famille que son grand-père,
longtemps maire, lui faisait sur la façon dont
«ses » électeurs traitaient les immigrés
italiens au début du siècle dans le petit entre-soi d'un
village de montagne. Monique et Michel Pinçon-Charlot montrent
l'importance de cet
«enracinement rural des grandes
familles ». L'inscription dans un
«
fief » a pu ici cristalliser des
représentations. C'est le rapport d'une «grande
famille » à un univers politique local particulier qui a
favorisé la constitution de schèmes de perception particulier
«de l'étranger ». Des mythologies familiales
transmises de générations en générations relie
parfois histoire locale et histoire nationale et ouvre des pistes de recherche
qui pourraient s'avérer fécondes. Ces histoires contiennent
tout à la fois une représentation du
«populaire » (et de sa xénophobie supposée
latente) et de l'étranger (main d'œuvre pour les usines
locales et élément rejeté par les
nationaux/électeurs)
[7] Et non plus
«avec » ni «contre »
[8] L'expression est de
Paul Veyne, VEYNE Paul,
Comment on écrit
l'histoire ? , Paris, Le Seuil 1971, coll. Points, 1996,
p55
[9] L'année semble
marquer un passage d'un référentiel à un autre dirait
un spécialiste des politiques publiques.
[10] Ainsi Ralph Schor utilise
fréquemment le syntagme «la fermeture des frontières
décidée en 1974
11 », Dominique Schnapper
parle du «changement de politique de l'immigration intervenu
en 1974
12 ». En contre coup, la décision de 1974
fournit une limite souvent reprise pour mener des études
spécialisées sur les médias par exemple - pour Simone
Bonnafous elle constituait «une limite
raisonnée
13 » -, sur le droit - pour la juriste
Danièle Lochak «
rétrospectivement, 1974
apparaît donc bien comme une date clé dans l'histoire
récente du droit de l'immigration14 »-.
Cf SCHOR Ralph,
Histoire de l'immigration en France de la fin du
XIXé siècle à nos jours, Paris, Armand Colin, 1996,
p277, SCHNAPPER Dominique,
La France de l'intégration,
Sociologie de la nation, 1990, Paris, Gallimard, 1991, p172-173, BONNAFOUS
Simone, L'immigration prise aux mots, Paris, Kimé, 1991, p17,
LOCHAK DANIELE, «les politiques de l'immigration au prisme de
la législation sur les étrangers » in FASSIN Didier,
Les lois de l'inhospitalité : les politiques de
l'immigration à l'épreuve des sans-papiers, Paris, La
découverte essais, 1997, p45
[15] Les effets
d'affichages mécaniques et systématiques d'une
prétention à la «dé-construction sociale
de la réalité » induisent sans doute trop souvent une
position de surplomb artificielle masquant une posture militante. Cette posture
nuit à la neutralité axiologique en substituant à la
nécessaire rupture épistémologique une simple formulation
de ce que «devrait » être le réel au regard
d'attendus politiques. Toute activité de déconstruction doit
probablement être adossée à une problématique
circonscrivant et guidant sa portée, seul moyen sans doute de ne pas
éluder les effets sociaux de ces constructions déconstruites -
cf sur ce dernier point HACKING Ian,
Entre science et
réalité : la construction sociale de quoi ?, La
Découverte, 220p, 2001
[16] MARIE Claude-Valentin
«A quoi sert l'emploi des étrangers » in
FASSIN Didier, Les lois de l'inhospitalité : les politiques de
l'immigration à l'épreuve des sans-papiers, Paris, La
découverte essais, 1997, p145
[17] CAC 19950493 art 6 Un
exemple parmi d'autres, note strictement confidentielle du 12 juillet
1974, signée Michel Poniatowski envoyée à tous les
préfets “
Pour l'immédiat, le gouvernement a
décidé d'interrompre temporairement le recrutement de
nouveaux travailleurs étrangers ainsi que l'admission des
familles. ”
[18] C'est
l'idée qu'il y aurait eu stabilisation des migrants par peur
de ne pas pouvoir retourner en France. Cela permet d'illustrer souvent
caricaturalement et en oubliant la société de départ
«les trois âges de l'immigration » de
Sayad : avant ils faisaient des allers/retour, maintenant ils restent en
France et font venir leurs familles.
[19] PITTY Laure,
«
Ouvriers algériens à Renault-Billancourt de la
guerre d'Algérie aux grèves d'OS des années
1970. Contribution à l'histoire sociale et politique des ouvriers
en France », thèse d'histoire, Université de
Paris VIII, 2002.
[20] CAC 19950493 art. 6,
document de synthèse réalisé par la sous-direction des
mouvements de population le 24 juin 1971 (1960 et 1970) :
«
il peut être constaté que pendant les 10
dernières années : - un travailleur étranger
marié sur trois entré sur notre territoire s'est fait
rejoindre par sa famille.- que l'entrée en France de 100 actifs
étrangers a entraîné directement la prise en charge de 40
inactifs supplémentaires (femmes et enfants) ”
[21] WEIL Patrick,
L'analyse d'une politique publique – La politique
française d'immigration 1974-1988, Thèse
présentée en vue du doctorat de l'Institut d'Etudes
Politiques de Paris, 1988, pp153-156
[22]WEIL Patrick, La France
et ses étrangers : l'aventure d'une politique de
l'immigration
1938-1991, Paris, Calmann-Levy, 1991, p201 et aussi WEIL
Patrick, L'analyse d'une politique publique – La politique
française d'immigration 1974-1988, op.cit :
«
L'année 1974 marque un tournant réel et
symbolique dans la politique générale d'immigration de
l'après seconde guerre mondiale qui avait vu jusque là les
autorités publiques faciliter l'entrée et le séjour
d'immigrés. » p36
[23] Le fait que 1974
constitue «un basculement politique » a offert par
exemple une limite raisonnée pour la thèse de Patrick Weil qui,
elle-même, a permis aux travaux ultérieurs sur les flux de
délimiter des périodes très tranchées en durcissant
le trait.
[24] Cf notamment
«
Crises et consciences de crise »,
Vingtième siècle n°84, Paris, Presses de Sciences Po,
octobre-décembre 2004, 234 pages
[25] On pense ici par exemple
au concept de scènes tel que l'utilise Zittoun dans son article sur
la politique du logement : ZITTOUN Philippe, «Partis politiques
et politique du logement. Echange de ressources entre dons et dettes
politiques », RFSP, n°5, volume 51, Octobre 2001
[26] LAGROYE Jacques
séminaire sur «l'Institution », LaSSP, IEP
Toulouse, juin 2004
[27] FREEMAN Gary
«Migration and the political economy of the welfare
state »,
Annals of the American Academy of political and social
science, 485, 1986, pp51-63
[28] Ce détour par une
lecture économique et politique est en partie inspiré par les
travaux de Graham Allison. Graham Allison est un sociologue américain,
spécialiste des relations internationales qui enseigne à
l'université d'Harvard. Son modèle d'analyse,
appelé «modèle décisionnel » a
été rendu célèbre par son livre : «The
essence of decision » portant sur la crise des fusées de cuba.
(peu connu en France car non traduit). Allison a été formé
par le «May Group » de la J.F. Kennedy School- Harvard
University. C'est un groupe créé en 1966 qui se propose
d'examiner le poids de la bureaucratie sur les décisions
politiques. Les membres les plus connus de ce groupe restent Morton. H.
Halperin, Fred C. Ikle, William Kaufmann, Richard Neudstadt
[29] De peur notamment que si
tous les pays «ferment » leurs frontières, les
immigrés viennent de façon massive en France.
[30] MERCKLING ODILE,
Immigration et marché du travail : le développement de la
flexibilité en France, Paris, L'Harmattan, 1998, 408p
[31] cf LEVY Dominique,
“Crises”, working papers http://pythie.cepremap.ens.fr/levy/
«
Le terme "crise" est galvaudé, quel que soit le domaine.
En Économie, en particulier, chaque dysfonctionnement plus ou moins
structurel ou conjoncturel, macroéconomique ou sectoriel, est une
crise.
Le terme a été appliqué à des
situations sensiblement différentes. (...) Il existe néanmoins
encore un autre usage du terme, assez répandu, qui sert à
désigner des situations de grandes crises
, par opposition aux
récessions qui ponctuent le cycle conjoncturel, dites petites
crises
. L'appellation ne recouvre alors que trois événements,
mais trois événements majeurs, la crise de 1929 et les deux
grandes crises des dernières décennies du siècle. Ce qui
caractérise ces deux crises n'est pas, contrairement à celle de
1929, un effondrement subit de la production, mais une accumulation de
difficultés durables. »
[32] CAC 1988004 art.
221
[33] Seules les demandes
concernant l'introduction de plus de trois travailleurs immigrés
ont été comptabilisées par les services et transmis au
secrétariat d'Etat pour les soumettre à
décision.
[34] Sur ce point cf
CAMPINOS Myriam “
Emploi et gestion de la main-d'œuvre
dans le BTP, Mutations
de l'après-guerre à la
crise ”, 1984, Dossier du Centre d'Etudes et de Recherches
sur les
Qualifications, n° 34 Documentation Française,
(p27 notamment) et les travaux en cours de Nicolas Jounin (qui viendront
sans doute amender le caractère schématique de ce qui a
été exposé ici), JOUNIN Nicolas,
Relations
interethniques et relations de travail dans le secteur du bâtiment et des
travaux publics, thèse en cours sous la direction d'Alain
Morice, Université Paris VII. Mais aussi GORSE Suzanne,
Les
Travailleurs étrangers dans le secteur du BTP, mémoire DES en
économie Université Paris I, 1972, p244 Pour des
précisions sur l'importation de ce discours dans le champ politique
cf LAURENS Sylvain, “Crisis and immigation », European
Consortium for Political Research, Upssala, Suède, Workshop
«Who makes immigration policy ? », avril
2004
[35] MERCIER Christian,
Les déracinés du capital : immigration et
accumulation, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1977, p171
[36] Comme cela est
clairement explicité par Luc Boltanski : BOLTANSKI Luc, DARRE Yann
et SCHILTZ Marie-Ange, «La dénonciation »,
Actes de la recherche en sciences sociales, n°51, mars
1984
[37] Noiriel Gérard,
préface de BONNAFOUS Simone,
L'immigration prise aux mots,
Paris, Kimé, 1991, p10
[38] Le nombre de
secrétariat d'Etat passe de 12 à 21 entre le dernier
gouvernement Messmer et le gouvernement Messmer cf STAUB Materne,
Les
secrétariats d'état autonomes sous Valéry Giscard
d'Estaing, DEA d'études politiques, 1979, 170p
[39] Cette analyse uniquement
en termes d'offre politique rejoindrait celle proposée par
PERLMUTTER Ted, «Bringing Parties Back in : comments on
«modes of immigration politics ans liberal democratic
societies »,
International Migration Review, 30, 1995,
pp375-388
[40] Entretien avec JJ .
Gentil membre du cabinet ministériel de Paul Dijoud 1974-1976
[41] Entretien avec un ancien
membre de la cellule d'évaluation pour plus de détails sur
cette cellule cf LAURENS Sylvain, «Segmenter et évaluer la
demande politique pour optimiser l'offre : Valéry Giscard
d'Estaing et les cellules d'évaluation », in
MARTINEZ Isabelle et POCHET Christine (dir.),
Mesures, Presses de
l'Université des Sciences Sociales de Toulouse, Coll. Histoire,
gestions, organisation, n°12, 2004, pp203-214
[42] La DPM. Ce qui ne fut
pas le cas des autres secrétaires d'Etat et ce qui suscita pour
certains leur amertume. Cf intervention de F. Giroud in «Le
Giscardisme »,
Pouvoirs n°9, Paris, 1979
[43] voir plus loin
[44] Pourquoi par exemple
prendre cette décision en plein été alors qu'un gain
électoral serait sans doute plus important à la rentrée. La
grille de lecture politique nous semble en revanche plus opératoire
à compter de 1977 et de la défaite aux élections
municipales. Le durcissement de la législation semble plus
déterminé par des considérations politiques (ce que
confirment certains entretiens).
[45] Entretien avec Paul
Dijoud (sept 2004), cf également le rapport Abelin sur une nouvelle
politique de coopération publié en janvier 1975
[46] Ce parti-pris
épistémologique implique également d'étudier
avant toute chose les conditions de formation et de reproduction des
«hauts fonctionnaires » (prédispositions,
recrutement, formation, carrière). Très rapidement, il est
possible d'évoquer ici le fait que la haute fonction publique
recrute toujours majoritairement ses membres au sein de la bourgeoisie et de
l'aristocratie françaises Ces groupes substrats développent
sans doute des représentations propres de l'immigré qui
doivent être prises en compte. C'est en tout cas toujours
d'actualité dans les années 70 où les grands corps
puisent notamment toujours dans des grandes familles servant l'Etat depuis
la fin du siècle dernier. Sur ce point voir KESSLER Marie-Christine,
Les grands corps de l'Etat, Paris, Presse de la FNSP, 1986 ;
et plus particulièrement le chapitre II intitulé
«L'enracinement des grands corps » qui
revient longuement sur l'existence de «dynasties
administratives ». Pour une généalogie plus ancienne de
ces corps, il convient bien entendu de se référer aux travaux de
Christophe Charle et notamment à CHARLE Christophe,
Les hauts
fonctionnaires en France au XIXème siècle, Gallimard-Julliard,
coll. «Archives », 269p, 1980
[47] De ce point de vue, la
définition d'une politique de main d'œuvre
française est également dans une certaine mesure la retraduction,
dans le langage de l'Etat, des besoins en main d'œuvre de
certains entrepreneurs français ; la détermination des
«besoins en travailleurs immigrés » de la France
renvoyant assez largement «aux besoins en travailleurs
immigrés » exprimés par un groupe dont les contours
restent, pour la période qui nous concerne -les années 70-, assez
clairement définis. Pour ne citer que deux exemples, à des niveaux
différents, Jean-Noël Chapulut, président de la Commission
Nationale du Logement des Immigrés est le fils du Président du
Syndicat National des entreprises du Bâtiment (S.N.B.A.T.I) ;
Valéry Giscard d'Estaing est lié par son mariage à
une grande lignée de maîtres des forges, la famille Brantès.
Cf notamment sur ce point SAINT-MARTIN Monique (de), «Une grande
famille
”
in Le Capital Social, ARSS n°31,
1980, pp4-21
[48] CAC 19940493 art 6,
Chemise du MAE, Fiche Algérie, juillet 1974
«
En raison de la tendance des Algériens
à globaliser tous les problèmes, proposer la négociation en
soi difficile d'un nouveau régime de circulation reposant sur
l'obligation du visa aurait à n'en pas douter des incidences
dans d'autres domaines. Sur le plan de la réciprocité, le
rétablissement du visa donnerait aux Algériens le moyen de prendre
des mesures susceptibles d'affecter gravement les intérêts de
nos compatriotes. »
[49] Ce dilemme semble
formulé dans des termes assez proches lors de la crise de 1930 : cf
SINGER KEREL Jeanne, "Protection de la main d'oeuvre en temps de crise",
Revue européenne des migrations internationales n°2 1989
pp7-28 “
le problème pour les gouvernants n'est pas
simple. Il leur faut d'une part penser à la «paix
sociale » et donc essayer de limiter le chômage en
réduisant le nombre de travailleurs étrangers. Il est
nécessaire d'autre part de se souvenir des intérêts de
la grande industrie ayant besoin de main-d'oeuvre immigrée dans les
mines ou la métallurgie et du puissant «lobby »
agricole toujours à la recherche d'ouvriers étrangers.
Finalement on ne doit pas oublier que si la crise est temporaire, la demande de
travailleurs immigrés, elle, est devenue permanente. Il s'agit pour
nous d'analyser comment les autorités ont réussi à
concilier autant d'intérêts apparemment
contradictoires. »
[50] CAC 19860269 art 7
«
L'opinion est en effet particulièrement
sensibilisée à l'égard de l'immigration
étrangère et quand elle ne formule pas une hostilité
ouverte, cette opinion ne manque pas de témoigner une notable
réserve. Il appartient donc au gouvernement de devancer l'histoire,
afin de nous éviter une source nouvelle de conflits sociaux et de
régressions économiques ». Jean Caumel, bulletin de
l'organe de la fédération autonome du bâtiment et des
travaux publics décembre 1970. Cf également la note
intitulée :
«Approche technologique de
l'industrialisation du bâtiment » par Louis
Léonard, chargé de mission direction du bâtiment et des
travaux publics.
[51] CAC 19860269 art 7 note
intitulée «Problèmes fondamentaux posés par
l'emploi des travailleurs étrangers » (intervention de
Monsieur Gauthier, administrateur civil à la DPM, représentant le
Ministère à la rencontre organisée par le Ministère
fédéral allemand du travail et des affaires sociales à Bonn
du 23 au 27 octobre 1972, reprise et diffusée par Mme Viot dans la DPM,
en novembre 1972.
[52] CAC 19860269 art 6 Note
du directeur de la DPM au ministre 23 novembre
1972 :«
L'existence d'un volant de main
d'œuvre peu exigeante en matière de
rémunérations et prête à accepter à peu
près n'importe quelles conditions de travail est un des principaux
obstacles à la revalorisation de l'emploi industriel à
laquelle s'est attaché le gouvernement (...) A l'heure
actuelle ce risque se vérifie : des branches professionnelles
entières apparaissent comme étant aux mains des étrangers,
même si cette implantation se limite aux emplois d'exécution
les moins, et, sur le plan géographique aux grandes concentrations
industrielles et urbaines. »
[53] Jusqu'à
faire l'objet d'un secrétariat d'Etat particulier au
sein du ministère du Travail dès 1976.
[54] Note du 28 août
1973, rédigée par la direction générale de la police
nationale, direction centrale de la police judiciaire
intitulée «Importance et nature de la délinquance
étrangère » : “
sur 100
délinquants poursuivis, il y a 10 étrangers. Les étrangers
commettent donc proportionnellement plus de crimes et délits que les
français. (...) La délinquance des étrangers qui est
proportionnellement plus importante que celle des Français
s'expliquent bien entendu par les conditions de vie souvent difficiles qui
sont les leurs (notamment logement), leur inadaptation aux mœurs
françaises, leur emploi notamment dans des secteurs pénibles et
avec des qualifications inférieures. »
[55]CAC19890519 art 8 Note de
préparation à une réunion interministérielle, 1973
: «
indépendamment de ces formes déjà
anciennes de pénétration et d'influence, les gauchistes
s'efforcent de se présenter aux yeux des travailleurs
immigrés comme leurs défenseurs et leurs protecteurs à
l'encontre des pouvoirs publics, du patronat qui sont
présentés sous des dehors hostiles. C'est ainsi que les
gauchistes organisent de façon systématique des manifestations
contre les conditions de relogement des travailleurs immigrés
hébergés dans des taudis ou les bidonvilles. De même ils ont
exploité de façon méthodique tous les incidents, quelle
qu'en soient les causes, dont les maghrébins pouvaient être
victimes en affirmant qu'il s'agit d'actions racistes. Enfin,
utilisant de façon fort habile les mesures prises par le gouvernement
pour limiter l'immigration clandestine et les régularisations de
situation, ils ont réussi à provoquer des grèves de la faim
de la part des travailleurs immigrés. Ils ont constitué des
comités de soutien qui ont obtenu l'appui de tous les
professionnels de la charité, de tous les démagogues et de tous
les agitateurs. Dans leurs actions, les gauchistes ont la préoccupation
constante de former parmi les immigrés eux-mêmes des
prosélytes et de les associer à eux au sein des comités de
soutien qu'ils créaient. Ils sont ainsi parvenus à susciter
parmi la masse même des travailleurs des sympathisants et des militants
susceptibles d'acquérir une influence auprès de leurs
co-religionnaires. »
[56] CAC19890519 art 8, liasse 1, dossier
«agressions et attentats subis par les algériens »Le
bilan «non exhaustif » pointé par le Ministère
en 1973 est de 4 assassinats entre 1967 et 1970, 7 assassinats pour la seule
année 1971 et 10 assassinats entre 1972 et 1973, tous perpétrés
par des Français, «parfois ex colons».
[57] CAC19890519 art 8,
liasse 1 agressions graves non suivies de décès : 5 en 1967,
3 en 1968, 15 en 1970, 24 en 1971, 11 en 1972, 5 en 1973,
[58] Attentat contre le
consulat d'Algérie à Marseille en décembre
1973
[59] cf sur ce point GASTAUT
Yvan, «La flambée raciste de 1973 en France »,
Revue européenne des migrations internationales, n°2 1993, pp
61-75
[60] Voir sur ce point CAC
19890519 art. 8
[61] Et ce d'autant
plus que la télévision algérienne cherche au même
moment à obtenir une interview avec Jacques Chirac, alors Ministre de
l'Intérieur. (CAC 19890519 art.8 Note du cabinet du Ministre de
l'Intérieur du 2 avril 1974).
[62] 19890519 art.8 dossier
«affaires racistes et criminalité nord-africaine. Note du 9
octobre 1973
[63] CAC 19890519 art
8.D'après l'ordre du jour de la réunion du 13 mars
1974 entre M. Cantan (Min Intérieur) et M. Lounis 1
er
conseiller de l'ambassade d'Algérie à Paris.
[64] Un premier accord de
main d'œuvre a notamment été signé avec le Maroc
et la Tunisie en 1963, un accord a été signé avec le
Portugal le 3 avril 1971.
[65] Ce qui
«paradoxalement » est le cas au Ministère du
Travail : Note du 12 avril 1973 de Barbeau à M. Lagrange, directeur
de cabinet du ministre : “
Faire cavalier seul en Europe ferait de
la France l'exutoire européen des surplus démographiques du
Tiers Monde et, les yeux ouverts, nous conduirait tout droit vers des tensions
sociales dont les récents événements sont peut être
les premières manifestations et qu'il faut à tout prix
éviter. La France est jusqu'à maintenant le seul pays
d'Europe à pratiquer une politique
«libérale » en matière
d'immigration ; c'est également le seul à offrir
le spectacle d'une population étrangère, notamment
nord-africaine et africaine d'apparence aussi misérable. Il est
normal que la jeunesse s'en indigne ; il est anormal que les pouvoirs
publics laissent les choses en l'état. »
[66] C'est en tout cas
comme cela que le Ministère des Affaires Etrangères est
perçu par la DPM : «les diplomates compensent ce
qu'ils ne peuvent accorder en matière d'aide
économique et financière aux pays en voie de développement
par des concessions en matière d'immigration. » (Note de
septembre 1972), et par un ancien membre du cabinet du secrétaire
d'Etat aux travailleurs immigrés : «L
a
politique d'immigration cela n'intéressait pas le Quai
d'Orsay. C'était pas de la politique... C'est clair
qu'on voyait bien. Et c'est là que Dijoud se faisait peut
être des illusions c'est que pour le Quai D'Orsay
l'immigration c'est pas de la politique. Ce qu'on appelle de
la politique c'est des rapports politiques d'Etat à
Etat ; c'est les négociations sur les crises internationales
etc... ah bon ? Cela n'intéressait pas les diplomates ?
Non mais non. Attendez ce qui intéresse les diplomates c'est les
rapports entre les chefs d'Etat et les gouvernements c'est les
grandes négociations internationales, c'est le G7, les questions de
sécurité mais l'immigration ça n'a jamais
intéressé le Quai D'Orsay ”
[67] CR du comité
interministériel du 8 janvier 1974, archives du MEF, cabinet Giscard
d'Estaing
[68] SPIRE Alexis,
Sociologie historique des pratiques administratives à
l'égard des étrangers en France (1945-1975), (dir. SUAUD
Ch.,co.dir WEIL P.) thèse de doctorat de sociologie, 2003, p216
[69] Ordonnance qui avait
sans doute volontairement laissé aux agents subalternes des marges de
manœuvre importantes
[70] Un travail de
sensibilisation qui est rendu possible également par les
propriétés sociales et les parcours de certains agents hauts
placés.
[71] idem p9
[72] BOURDIEU Pierre,
la
Noblesse d'Etat, éditions de minuit, Paris, 1989,
p548
[73] idem
[74] Qui comme à un
niveau subalterne peut engendrer un phénomène
«d'hystérésis structurale »,
l'expérience coloniale pesant à la fois à
l'état objectivé et à l'état
incorporé cf SPIRE Alexis, op cit. p198
[75] Note sous direction des
mouvements de population du 24 juin 1971 L'évolution de
l'immigration familiale : «
Par rapport à la
période de 1946 à 1966 où les trois quarts de
l'immigration familiale provenaient d'Italie et d'Espagne on
constate dans les années récentes une modification
géographique des sources de l'immigration familiale
parallèle à celle des travailleurs. Un tiers seulement des
360 000 personnes introduites de 1965 à 1970 au titre du
regroupement familial étaient de nationalité espagnole
(90 000 environ) et italienne (35000 environ), 45% (plus de 160 000)
de nationalité portugaise. En outre plus de 10% (40 000 environ)
étaient originaires du Maroc et de la Tunisie alors que l'apport
familial en provenance de ces deux pays du Maghreb avait été
négligeable pendant la période
antérieure. »
[76] Et son rôle
notamment pendant la guerre d'Algérie
[77] Nous mettons le terme
«outrepasser » entre guillemet car nous serons sans doute
amenés à considérer plus loin dans le raisonnement que ce
que nous percevons comme un «outrepassement » au regard
de l'idéal type du bureaucrate wébérien fait sans
doute partie à part entière des prérogatives du haut
fonctionnaire parvenu à un certain niveau de responsabilités.
C'est peut être même sans doute au regard de ces
capacités à maîtriser la culture généraliste
valorisée à l'ENA qu'il peut connaître un
avancement plus ou moins rapide.
[78] CAC 1890518 art 8. Note
du 22 septembre 1973 :
«Les réactions de la
population française aux déclarations du président
Boumédienne et de l'ambassadeur d'Algérie à
Paris traduisent dans l'ensemble et à une assez forte
majorité un agacement certain que la poursuite de ces controverses
pourrait rapidement faire dégénérer. On relève
notamment dans les milieux ouvriers français certains réflexes
d'amour propre. Les uns et les autres qui côtoient des
Algériens depuis des années tant sur les lieux de travail que sur
ceux d'habitation s'étonnent du procès qui leur est
fait, alors qu'ils découvrent brusquement qu'ils ont beaucoup
supporté sans rien dire. D'ailleurs, ils estiment également
que cette affaire concerne au premier chef le gouvernement français
à qui il appartient d'apporter une réponse au gouvernement
algérien. A cet égard, l'ensemble de la population souhaite
une meilleure réglementation de l'immigration,
l'éloignement des oisifs de la pègre notamment des
souteneurs et une surveillance accrue pour réprimer les exactions, les
agressions et les rixes. »
Cette première note correspond à une mise en
forme classique, administrative. Il s'agit d'une
dé-singularisation traditionnelle où le directeur de la
réglementation «met dans la bouche » de la
population française des préoccupations du ressort du
ministère : «éloignement des oisifs »,
«meilleure réglementation »,
«réprimer les exactions ». Elle reprend bon nombre
d'éléments émis par le préfet de Paris dans
une note similaire deux jours avant : “
Dans une assez
forte majorité, la population française se montre agacée
par les critiques faites au nom de l'émigration algérienne.
Ce sentiment est surtout très sensible dans les populations qui, soit par
le lieu de travail ou de domicile, sont en contact avec les algériens.
Dans une forte proportion la population française est très
favorable à une réglementation stricte qui éliminerait les
oisifs et une pègre souvent insupportable qui exacerbe les sentiments de
défiance à l'égard des algériens. Les
éléments qui a tort ou à raison braquent la population
française vivant en contact avec les algériens tiennent :
à un certain refus d'assimilation à nos mœurs, à
une sexualité jugée débordante à
l'égard des françaises, à l'existence
d'une délinquance importante, aux charges jugées excessives
pour la sécurité sociale, à la promiscuité
imposée dans les écoles à des enfants qui ne connaissent
même pas la langue et qui bénéficient de tous les avantages
sociaux ”.
[79] CAC 19890519 art8. Note
du 22 septembre 1973 «Réflexions et commentaires à la
suite de la décision prise par le Conseil de la révolution et le
gouvernement algérien, de suspendre l'envoi de travailleurs en
France. »
[80] Né en 1932
à Paris, passé par le Lycée Buffon, Guy
Fougier
81 refuse que l'on considère son parcours comme
atypique. Il se plaît à rappeler que sa carrière n'a
rien d'anormale, que son passage par l'Algérie est du
à son appartenance “
aux classes d'âge
algériennes ». «
Je suis un pur produit de
l'Ecole Républicaine, j'ai fait une licence de droit, Science
Po et l'ENA Toujours habité à Paris, sauf pendant mes
périodes de carrière parce que j'ai choisi le corps
préfectoral à ma sortie et qu'à partir de là
j'ai suivi une carrière tout ce qu'il y a de plus classique
jusque dans le corps préfectoral où je bascule au Conseil
d'Etat le 25 janvier 1987. Et là je suis sorti du Conseil pour
être secrétaire général de la Défense
Nationale pendant cinq ans, la durée habituelle du détachement et
à l'issue du détachement je suis rentré au Conseil
d'Etat d'où je suis parti... C'est vraiment la
carrière tout ce qu'il y a de plus
classique ».(souligné par nous extrait entretien sept
2003). Telle qu'elle est présentée par le
Who's
Who la carrière de Guy Fougier semble laisser une place importante
à l'Algérie puis à l'immigration, en tout cas
durant les années 60 et 70 : chef de cabinet de préfet, mis
à la disposition du secrétariat général pour les
Affaires Algériennes (1958), puis sous-préfet en Algérie de
Teniet-el-Haad (1959), de Mascara (1962) il est nommé chef de cabinet de
Jean Marcel Jeanneney au moment même où celui-ci crée le
Ministère des Affaires Sociales et la DPM. Réintégrant le
ministère de l'Intérieur en 1969, il y occupe le poste de
directeur de la réglementation dès 1971 et ce jusqu'en 1977.
Régie par l'appartenance à un corps (la préfectorale)
et soumis à un effet de
«génération », Guy Fougier perçoit
sa carrière comme un mécanisme bien réglé où
le jeu de l'avancement suit son cours «modal » et
lui permet de gravir un à un les échelons jusqu'au Conseil
d'Etat. Par bien des égards, cette
«sensation » est fondée et ne peut
s'interpréter sous l'angle réducteur d'une
excessive humilité : si l'on considère sa progression
de carrière celle-ci est en effet conforme à celles de ses
camarades de promotion ce que vérifie un travail d'objectivation
statistique (Sur les 21 énarques de cabinet ayant fait l'ENA entre
1956 et 1958 (et ayant connu leur expérience de cabinet entre 1972 et
1979), 61% sont passés par Science Po Paris (comme Guy Fougier), 61,9%
ont une licence de droit (comme Guy Fougier), près d'un sur trois,
28% (pour ce qui est connu), a occupé un poste de fonctionnaire en
Algérie ou au Maroc avant leur expérience de cabinet, 33% ont eu
leur première expérience de cabinet entre 31 et 35 ans (Guy
Fougier a 34 ans lorsqu'il entre au service de Jean-Marcel Jeanneney), 61%
ont leur première expérience de cabinet entre 31 et 40 ans , 60%
ont fait plusieurs ministres et plusieurs ministères en cabinet (comme
Guy Fougier), 47% ont réintégré leur corps d'origine
après le cabinet (comme Guy Fougier). Secrétaire
général de préfecture à ENA+4, il a une
première expérience de cabinet à ENA+8 et est directeur de
la réglementation à ENA+13, préfet de Paris à ENA+30
et Conseiller d'Etat à ENA+36. Première expérience en
dehors de l'Institution-Mère et en dehors du corps
préfectoral, le passage par le cabinet du Ministre des Affaires Sociales
est l'expérience qui permet à Guy Fougier de revenir
à Paris après quatre ans passés en Algérie
(où victime d'un attentat de l'OAS il est contraint
d'être rapatrié sanitaire) et quatre ans passés dans
le Lot et Garonne. Cette expérience parisienne lui permet de rencontrer
bon nombre de personnalités de premier plan impliquées dans la
mise en place d'une nouvelle politique d'immigration à
compter de 1972. Mais elle lui permet surtout d'appartenir de façon
temporaire à un «groupement partiel » investi
d'une mission et animé par un leader à forte
personnalité, un ministre qui marque sa carrière et
l'amène à s'impliquer fortement dans son travail.
Perçu par ses collègues des autres ministères ayant
à travailler avec lui comme quelqu'un de
«rigoureux » (entretien avec un ancien membre de la DPM)
mais ayant toujours gardé «une Algérie
rentrée ».
[82]CAC19890519 art 28
«S'agissant des motivations profondes qui ont conduit le
colonel Boumédienne à marquer, de façon aussi
spectaculaire, les inquiétudes que lui cause «la
flambée raciste » dont seraient victimes, selon lui, les
travailleurs algériens, une analyse superficielle pouvait donner à
penser qu'elles tenaient à des réactions viscérales,
typiquement méditerranéennes et dont les dirigeants du monde arabe
ont donné jusqu'ici maints exemples. Un examen plus approfondi
permet d'avancer que procédant au contraire d'une
réflexion mûrie depuis longtemps elles s'inscrivent dans un
triple contexte, économique, psychologique et politique. (...)
l'hypothèque que font peser sur l'ensemble des relations
franco-algériennes et leur développement futur, la question de
l'immigration et «les carences » du gouvernement
français en la matière devait être levée. Il fallait
donc, avant que ne s'engagent sur le fond, les négociations
prévues à la suite de la visite à Paris de M. Bouteflika,
«tirer le signal d'alarme » et contraindre les
autorités françaises à ne pas se contenter de
déclaration de principe, mais à jeter les bases d'un plan
d'action, hardi et cohérent, propre à éliminer, une
fois pour toutes, le seul obstacle qui, en définitive, contrariait
l'avènement d'un climat nouveau de relations et une grande
espérance »
[83] CAC19890519 art 28,
liasse 3 évolution du courant migratoire algérien. Note de Charles
Barbeau à Guy Fougier le 2 novembre 1973
«Deux
hypothèses peuvent être avancés pour expliquer ce
phénomène : soit un trafic de faux certificats de
résidence, soit une défaillance dans l'enregistrement des
mouvements au niveau des sorties du territoire français. »
[84] CAC19890519 art 28, note
d'André Postel Vinay adressée à la direction de la
réglementation, le 16 mai 1974
«J'ai l'honneur
d'attirer une nouvelle fois votre attention sur le problème des
mouvements migratoires entre la France et l'Algérie. En effet, les
mouvements de titulaires de certificats de résidence pendant les premiers
mois de l'année 1974, présentent toujours des soldes
largement positifs. Il apparaît de plus en plus que l'on assiste
à l'entrée en France de ressortissants algériens que
l'on n'a pas vu quitter notre territoire. (...) Il devient de plus
en plus plausible que se développe une immigration algérienne
clandestine à l‘aide de faux certificats de
résidence. »
[85] CAC 1890518 art 28.
Rapport du préfet de Paris 1973 : «
Les
Algériens ne sont pas justiciables de la circulaire Fontanet. Ils peuvent
obtenir en France, après leur départ d'Algérie dans
le cadre de l'ONAMO un certificat de résidence d'une
durée de cinq ans qui leur permettent de travailler sur toute
l'étendue du territoire et pratiquement dans presque toutes les
professions. Ils ne sont même pas assujettis à la carte du travail.
Compte tenu du niveau d'éducation, des différences
fondamentales de culture et des efforts contraires du gouvernement
algérien l'assimilation de cette population est très
difficile. D'ailleurs leur unique objet en général est
d'envoyer le maximum d'argent chez eux et non de chercher à
s'établir dans la communauté d'accueil. A cet
égard et en conséquence ils acceptent des conditions de logement
déplorables sans toujours chercher à en sortir. La qualification
professionnelle reste évidemment très difficile ce qui les
relègue généralement en bas de la hiérarchie du
monde ouvrier ”.
[86] CAC19890519 art
28
[87] EYMERI Jean-Michel,
«Frontières ou marches ? » in LAGROYE
Jacques,
La Politisation, édition Belin, Paris, 2003,
p66
[88] Entretien avec Pierre
Gauthier, chef de bureau de la DPM 1972-1977, sept 2004
[89] On pourrait citer
à l'appui de cette idée la façon dont le directeur de
cabinet du ministre de l'Intérieur écarte, à partir
des éléments juridiques donnés par ses services,
l'idée un temps avancé par le ministère du travail de
créer dans chaque municipalité de France un comité
représentatif des immigrés : note du 17 décembre 1971,
émise par le cabinet du ministre de l'intérieur à
destination du cabinet du premier ministre : «
Je
reconnais pour ma part le très grand intérêt de cette
proposition mais pour le moment je suis conduit à émettre les plus
expresses réserves quant aux modalités de sa réalisation
telles qu'elles sont exprimées par le Ministère du travail
et à m'interroger sur sa légalité profonde (...) Plus
modestement mon Département se préoccupe de développer la
présence des services de l'Etat auprès des immigrés
en s'appuyant sur la connaissance qu'ont ses représentant des
problèmes spécifiques à chaque municipalité et en
marquant ainsi sa préférence pour une vue empirique des choses
particulièrement nécessaire lorsqu'on touche à des
questions qui sont, par nature, essentiellement politiques. »
CAC19890519 art 28
[90] GRIGNON Claude, PASSERON
Jean-Claude,
Le savant et le populaire, Misérabilisme et populisme en
sociologie et en littérature, Seuil, Paris, 1989, p 21
[91] Ce qui serait
déjà l'objet d'une communication en soi : quelles
sont les conditions qui doivent être réunies ? Nous faisons
ici l'hypothèse que certains éléments renforcent
à certains moments la primauté de la haute administration sur le
politique. Cela nous semble notamment le cas lors des périodes de fort
turn-over du politique. L'administration a en la matière le
privilège de la stabilité. Entre 1970 et 1974 trois ministres du
travail sont nommés. L'arrivée d'un nouveau ministre
fait d'ailleurs souvent l'objet d'une note à
l'attention du DPM l'enjoignant à orienter ses choix. Les
sous-directeurs sont parfois explicitement encouragés à
dépasser leurs prérogatives cf notamment CAC 19860269 art
7 :«note à rédiger pour le Ministre sur les
problèmes posés par la politique de
l'immigration » 16 octobre 1972 » où Charles
Barbeau s'adresse à ses services :
«Je
vous serais reconnaissant d'hésiter d'autant moins à
apporter des éléments nouveaux ou des idées nouvelles que
c'est très exactement ce que le Ministre attend de nous et que
cette note devrait servir de base de départ à une réflexion
de sa part sur les sujets qui nous préoccupent. J'ai noté
dans la marge les responsables principaux de chaque point à traiter mais
là encore tout complément apporté par une sous-direction
sur un point qui ne relève pas directement de sa compétence sera
le bienvenu. Il faut donc moins regarder ce qui nous est demandé comme un
exercice administratif que comme une incitation à la réflexion et
surtout à l'imagination..” (souligné par
nous)
[92] Pour suivre un tel
cheminement cf : CAC 19860269 art 7 note intitulée
«Problèmes fondamentaux posés par l'emploi des
travailleurs étrangers » (intervention de Monsieur Gauthier,
administrateur civil à la DPM, représentant le Ministère
à la rencontre organisée par le Ministère
fédéral allemand du travail et des affaires sociales à Bonn
du 23 au 27 octobre 1972, reprise et diffusée par Mme Viot dans la DPM,
en novembre 1972 puis note adressée par le DPM au ministre le 23 novembre
1972 où le DPM laisse le choix au ministre entre
«intégration » et «pluralisme
culturel »
[93]: CAC 19860269 art 7 note
adressée par le DPM au ministre le 23 novembre 1972
[94] CAC19890519 art 28. Fin
1971, Direction de la réglementation, cf note relative à la
concentration des travailleurs immigrés dans certaines
circonscriptions : “
Une trop grande concentration
d'immigrés rend impossible toute adaptation et, à plus forte
raison, toute intégration ; les problèmes de logement et de
scolarisation qui en résultent s'avèrent souvent insolubles
et aucune promotion véritable des immigrés ne peut se
réaliser. »
[95] Les
éléments avancés ici par le DPM sont repris en Conseil des
Ministres le 8 mai 1973 sous une forme très proche
[96] Office central de
sondage et de statistique du 12 au 15 septembre 1973, auprès d'un
échantillon national de 2000 personnes, représentatif de la
population adulte :
«Moins d'une personne sur cinq
estime que les travailleurs étrangers sont indispensables à
l'économie française. A une forte majorité (46%), le
public pense qu'ils sont simplement utiles. Plus d'une personne sur
quatre (29%) déclare qu'on pourrait s'en passer. Les ouvriers
italiens et espagnols sont – de très loin –
considérés comme les mieux admis par la population
française. Par contre, plus de quatre personnes sur cinq citent les Nord
Africains comme étant les moins admis. Ceux-ci sont suivis des Africains
qui ne sont cependant indiqués que par 38% des personnes
interrogées. »
[97] CAC 19890519 art
8.L'avant projet de circulaire du 9 octobre 1973 propose des mesures
contre «les faux touristes », explique le
caractère exceptionnel des régularisations et demande le retour
à une application stricte de l'ordonnance de 1945
et une
lecture stricte des accords de 1968
[98] Et non plus simplement
en «gardiens de l'Etat », comme Jean Michel Eymeri
l'évoque dans sa thèse.
[99] Cela était
notamment le cas, semble-t-il, pour au moins une autre catégorie
d'agents disposant de responsabilités importantes concernant
l'immigration : les responsables des services de santé
publique à Ellis Island au début du siècle cf MARKEL Howard
et MINNA STERN Alexandra, «Which Face ? Whose Nation ?
Immigration public health and the construction of disease at America's
Ports and borders, 1891-1928”, in
American Behavioral Scientist,
Vol 42, N°9, juin, juillet 1999, pp 1314-1331
[100] Un équivalent
administratif serait que le directeur du budget devienne son propre ministre des
finances immédiatement après son poste de directeur du budget ce
qui au regard des critères du microcosme politico-administratif est sans
doute «impensable ».
[101] Selon
l'expression utilisée par LAGROYE Jacques, «On ne subit
pas son rôle », Politix, n°38, 1997, pp 7 à
17
[102] Note
rédigée le 31 mai 1974 et peut-être transmise au nouveau
Président mais nous n'avons sur ce point aucune
indication.
[103] Réflexions sur
l'aide française, 15 novembre 1972, note strictement confidentielle
adressée au Président de la République (seul exemplaire
connu disponible à la BDIC)
[104] Note du 15 mars 1972
sur le problème du logement des travailleurs étrangers
isolés adressée au Premier Ministre
[105]CAC 19950493 art 6
«Sans doute ne pouvons-nous pas aller jusqu'à suspendre
l'immigration, comme l'a fait l'Allemagne, mais nous devrions
au moins étudier, pour 1975, la possibilité d'un objectif
très inférieur aux résultats de l'année
récente la plus faible, c'est-à-dire de l'année
1972. »
[106] Phrase
attribuée à un ancien ministre du logement, confiée lors
d'un entretien avec un ancien responsable de l'ADRI
[107] Commentaire
d'un ancien membre de la DPM à qui je fais lire lors d'un
entretien une lettre de Pierre Fournier à Lionel
Stoléru.
[108] Notamment Olivier
Fouquet
[109] Souligné dans
le document original
[110] Souligné par
nous : illustre ce qui a été dit en I sur le caractère
clivé du patronat à cette époque.
[111] Entretien à
Paris, novembre 2003
[112] WEIL Patrick, La
France et ses étrangers : l'aventure d'une politique de
l'immigration 1938-1991, Paris, Calmann-Levy, 1991,
p89
[113] La lecture assez
répandue de la revue Population par exemple est souvent
évoquée en entretien
[114] BOURDIEU
Pierre, Raisons pratiques, Seuil coll. Points, Essai, Paris, 1996, p105
[115] Logiques de police,
de main d'œuvre et de peuplement, cf SPIRE Alexis, op cit.
[116] Qui se décline
selon que les périodes soient labellisées
«crise » ou «croissance » par les
porte-parole politiques.
[117] WEIL Patrick,
L'analyse d'une politique publique – La politique
française d'immigration 1974-1988, Thèse
présentée en vue du doctorat de l'Institut d'Etudes
Politiques de Paris, 1988, p37
[118] Sur ce point voir par
exemple entretien de Pierre Fournier réalisé par Vincent Viet ou
Pierre Fournier avoue ne pas connaître l'existence d'une
expérience antérieure d'institution d'un
secrétaire d'Etat aux immigrés (en 1938)
[119] EYMERI Jean-Michel,
op.cit, p 647
[120] idem p128
[121] Ou comme le rappelle Michel Foucault
“
la loi de cette raison particulière à l'Etat
et qu'on appelle raison d'Etat, la loi de cette raison sera que, de toute
façon, le salut de l'Etat doit l'emporter sur n'importe quoi d'autre.
» FOUCAULT Michel,
Sécurité, Territoire, population,
Editions Hautes Etudes, Paris, 2004, p268. Cette remarque fonctionne aussi
avec le «coup d'Etat » qui peut être considérée
comme la survivance de l'Etat, la reconnaissance de l'Etat comme forme de
pouvoir légitime malgré un basculement politique. Michel Foucault
considère le coup d'Etat comme un processus «d'automanifestation
» de l'Etat.
[122] Pour ce qui nous intéresse
ici à la fois haut fonctionnaires et, le plus souvent, issus de la
grande bourgeoisie et aristocratie française. La citation est de
SAYAD Abelmalek, «Immigration et pensée d'Etat », ARSS
n° 129, septembre 1999
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