Expulsion des étrangers, d'une mesure policière à une mesure administrative :   le cas du Rhône, 1919-1933

Mary D. Lewis, doctorante, New-York University

Conférence du 11 février 1998

La première codification de l'expulsion des étrangers date de 1849. La Loi du 3 Décembre 1849 permet au Ministre de l'Intérieur de conduire à la frontière tout individu qui trouble l'ordre public.  Examiner les pratiques d'expulsion de près pourrait nous donner une idée de la façon dont l'administration imagine l'ordre public et de ce qu'elle conçoit comme le troublant selon le temps. Je viens de personnifier l'administration.  Quand on parle du contrôle des immigrés, c'est trop souvent l'administration qui est personnifiée et non l'immigré.  L'immigré souffre, semble-t-il, d'une volonté étatique consciente, unitaire, et efficace, volonté exprimée par les lois réglémentant l'immigration et le séjour des populations étrangères en France. Cependant, l'administration n'est pas une personne mais est constituée d'une multitude d'agents. A travers l'examen des pratiques concrètes d'expulsion, nous pourrons démêler les va-et-vient de l'administration française en matière de réglementation des populations étrangères vivant en France et voir, l'impact de ces pratiques sur la personne étrangère qui est visée.

Un dossier d'expulsion comprend plusieurs documents :   une notice individuelle remplie lors de l'arrestation de l'individu, qui provoque la rédaction d'un rapport détaillé du commissaire de police, celui se prononce en faveur d'une mesure d'expulsion, ou prône un simple avertissement. Le dossier est ensuite transmis à la Préfecture, où le Secrétaire Général pour la Police ou le Préfet, selon les cas, écrit au bureau de la sureté du Ministère de l'Intérieur, en reprenant les données du rapport du commissaire et en donnant un avis. C'est enfin ce bureau qui décide s'il y a lieu de prendre un arrêté d'expulsion contre l'étranger en question. Ce sont donc les échelons de base de l'administration française qui entament les procédures d'expulsion. Elle peut donc différer selon les particularités de la police locale, le contexte politique, économique et social de la région, et selon les relations qu'entretiennent localement étrangers et administration.

Dans le cas du Rhône du lendemain de la Grande Guerre jusqu'à la crise des années trente, nous avons pu constater un certain nombre de tendances revelatrices de l'enjeu posé pour les étrangers par le contexte de plus en plus aigu de la période de l'entre-deux-guerres en France. D'abord, les motifs des expulsion changent.  Si le dossier d'expulsion est construit  à partir d'une notice individuelle remplie lors d'une arrestation, c'est dire qu'au départ, l'expulsion est utilisée comme une pratique policière. Pendant les années vingt, outre les expulsions des étrangers soupçonnés d'être meneurs de grèves ou propagandistes du bolchevisme, on recommande l'expulsion le plus souvent  d'étrangers ayant été condamnés pour un délit qui mettait en cause la sureté d'une autre personne ou de ses biens. Pendant cette période, si la poursuite de l'étranger se termine par un non-lieu ou un acquittement, dans la quasi-totalité des cas, un arrêté d'expulsion n'est pas pris.    

Pendant une courte période de transition, au tournant de la décennie, le fait de fonder l'expulsion sur une condamnation devient moins important que la volonté de maintenir un contrôle sur une population étrangère, condamnée de droit commun ou pas.  On voit, par exemple, des expulsions prises avant que l'étranger soit jugé, ou même d'étrangers acquittés, en raison des "renseignements" donnés sur son "attitude", sa "conduite" ou sa "moralité" qui est de nature à troubler l'ordre public. Pendant cette période de transition, on constate également un nombre croissant d'expulsions assorties d'un sursis.  Ces sursis pouvaient être renouvelés, par trimestres, par semestres ou par années, mais l'octroi du sursis peut toujours être refusé ou soumis à un certain nombre de conditions, comme par exemple la preuve d'un travail régulier, ou -et on le verra plus pendant la crise- la promesse de ne pas occuper un emploi salarié.  Alors qu'auparavant, on ne donnait des sursis qu'aux étrangers qui en ont fait la demande, sur papier timbré (souvent avec l'appui d'un avocat ou d'un notable), à partir des années trente, l'octroi des sursis immédiats mais conditionnels est, à mon sens, une sorte d'admission que l'expulsion n'est plus une manière de renvoyer les étrangers"dangéreux" du territoire français, mais, de plus en plus, une manière de surveiller une population appelée à rester.

Après ce glissement vers une expulsion de plus en plus arbitraire quoique souvent tempérée par l'octroi d'un sursis, les expulsions reprennent avec la crise un certain sens, sans qu'elles soient pour autant basées sur des condamnations précises comme elles l'étaient durant les années vingt.  A partir de 1932, on commence à voir des expulsions pour des délits que j'appelle "économiques" :   défaut de contrat de travail visé par le Service de la Main-d'Oeuvre Étrangère, dérobage d'escarbilles de la gare pour se chauffer, voyage en tramway sans s'être muni de ticket, mendicité, petits vols, etc. Un phénomène nouveau se développe :   on commence à expulser ceux qui n'ont pas obéi à une mesure de refoulement (le plus souvent ordonné pour défaut de papiers en règle).  Que l'on soit travailleur industriel recruté mais arrivé à la fin de son contrat ou réfugié arménien sans travail, la même logique s'applique :   ne sont pas bienvenus les étrangers susceptibles de prendre le travail aux Français ou de devenir "une charge pour le Pays".  Le facteur le plus important de l'ordre public est devenu économique, parait-il.

Les dossiers d'expulsion nous permettent de voir se répandre une logique nationaliste et protectionniste même chez les plus petits fonctionnaires. Ils montrent aussi comment ont réagi les étrangers.  Alors que souvent on peint une image noire de l'effet de la crise sur les populations immigrantes en France, ces dossiers nous permettent d'apercevoir, outre la misère et le retour forcé, l'habileté et la solidité des étrangers, même pendant une période d'extrême difficulté. Umberto C., refoulé pour défaut de contrat de travail visé et ensuite expulsé pour ne pas avoir obéi au refoulement, quitte ainsi le pays en 1932 avant qu'on puisse lui notifier son expulsion et donc viser sa carte d'identité ainsi.  Ce n'est qu'en 1939 qu'on découvre qu'il n'est parti que pour quinze jours et qu'il est revenu de suite à l'endroit duquel il avait été refoulé.  Philippe P., artisan coiffeur qui après une maladie redevient garçon coiffeur, donc salarié, a à ce titre besoin d'un contrat visé favorablement par le Service de la Main-d'Oeuvre Étrangère, ce qui lui est refusé.  Il est refoulé puis expulsé.  Mais, au lieu de se soumettre à la mesure d'expulsion, il rachète un fonds de coiffure, ainsi devenant patron coiffeur, et demande un sursis à l'expulsion, ce qu'il reçoit.  En 1938, on rapporte son expulsion. Certains passibles d'expulsion démenagent, les recherches afin de leur notifier leur expulsion "demeurent infructueuses," jusqu'au moment où on les retrouve, quelques années après, vivant dans l'arrondissement voisin et travaillant sans carte d'identité depuis plusieurs années. D'autres quittent le département du Rhône avant qu'on puisse leur retirer leur carte d'identite, recevant de nouvelles cartes dans un autre département, parfois à quelques kilomètres de Lyon.  Des centaines risquent l'arbitraire de l'administration et font le sacrifice d'une demi-journée de travail pour se présenter au bureau des étrangers tous les trois ou six mois pour redemander un sursis. Pour beaucoup d'entre eux, la persévérance est finalement payante :   leurs expulsions sont rapportées et ils deviennent après la deuxième guerre mondiale titulaires des cartes de résident privilégié, ou même se naturalisent.   Il est possible que l'exemple du Rhône soit un cas particulier.  Ce serait peut-être une autre histoire dans une région avec une économie moins diversifiée et une agglomération urbaine moins complexe et étendue.   Ceci reste à voir.  Mais l'exemple du Rhône n'en reste pas moins important car il nous rappelle que non seulement l'administration est plurielle, mais que les étrangers le sont aussi.

[Mary D. Lewis est doctorante en histoire à New York University et travaille actuellement sur une thèse sur l'expérience immigrante pendant l'entre-deux-guerres à Lyon et à Marseille, sous la direction de Herrick Chapman.]

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