Les Grecs de Marseille et le nationalisme grec

Erato PARIS, Université de Nice Sophia-Antipolis

Compte-rendu de la conférence donnée le 24 novembre 2000

Par rapport à d'autres communautés grecques, déjà très bien étudiées, comme celle d'Alexandrie, la communauté grecque de Marseille apparaît comme une grande oubliée, les monographies sur le sujet brillant plutôt par leur absence. En ce qui concerne la documentation à ce sujet - sur laquelle je travaille depuis deux ans - on peut signaler la thèse de Pierre Echinard (1973 ), Grecs et Philhellènes à Marseille, de la Révolution française à l'indépendance de la Grèce , qui couvre l'époque entre 1793 et 1830. Plus récemment (1998), Anna Mandilara a présenté à l'Université européenne de Florence sa thèse sous le titre The Greek Community in Marseille, 1816-1900  :  Individual and Network Strategies . En dépit et au-delà de l'intérêt de cet ouvrage sur la question de la diaspora grecque, il apparaît que le sujet n'est traité par l'auteur que d'un point de vue strictement économique. Signalons aussi l'ouvrage de Sophie Basch, Le Mirage grec, La Grèce moderne devant l'opinion française (1846-1946) , qui étudie la perception qu'avaient les écrivains français de la Grèce, et qui fait quelquefois référence, mais rarement, aux deux principales communautés grecques du XIXe et du début du XXe siècle, celle de Marseille, et celle de Paris. Mis à part ces trois études et quelques articles quelque peu généraux, aucune étude approfondie n'a encore été effectuée sur l'ensemble de cette minorité dynamique en France. Il s'agit donc d'un champ nouveau d'investigation.

Cette minorité est faite de riches marchands, d'armateurs, d'intellectuels et de négociants internationaux disposant de maisons de commerce qui deviennent, au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle, de véritables dynasties présentes dans toutes les grandes villes ports de l'Europe, de la Méditerranée et bien au-delà, jusqu'à Odessa, sur la Mer Noire, grâce notamment au contrôle que les négociants grecs exercent sur l'essentiel du commerce du blé russe. A preuve, ce constat d'un inspecteur de la Banque de France à propos des Grecs en 1860  :  « A l'est et à l'ouest de la Méditerranée, à Constantinople et à Marseille, sont les sièges principaux de leurs affaires ». En ce qui concerne Marseille, en 1863, on peut y dénombrer, selon Echinard, une centaine de maisons de commerce grecques, « deux fois plus que Londres, trois fois plus que Vienne ou Livourne » et peut-être autant que Trieste. Un exemple éclatant de cette communauté florissante, révélé par les archives privées de la famille Zarifi, toujours présente à Marseille  :  la maison Zafiropoulo et Zarifi, dite la maison Z/Z, fondée en 1852 et vouée à l'importation de blé d'Odessa, prend une importance capitale en devenant une des plus prospères maisons du commerce marseillais. Outre Marseille, la Maison Z/Z a eu des agences à Constantinople (son siège central), à Londres-Liverpool, à Odessa et à Trieste. Les deux lettres Z/Z, inscrites sur les sacs de farine, furent connues et popularisées dans tout le midi de la France. Après la loi sur le blé (début 1900), d'inspiration nettement protectionniste, la maison se tourne vers l'industrie et la finance, contribuant puissamment à l'essor de Marseille. Deux autres exemples également révélateurs  :  d'abord la famille Argenti, venant de Chio, qui fonda à Marseille en 1820 la société « Argenti père et fils », réunissant ainsi les intérêts de ce réseau familial présent dans plusieurs villes européennes. Philip Argenti, né à Marseille vers la fin du siècle, devient par ses donations à la Grèce un des célèbres évergètes (bienfaiteurs). Puis, la famille Rodocanachi. Fuyant les massacres de Chio, la famille s'établit dès 1822 à Londres, Marseille, Livourne et Odessa. Parmi ceux qui sont restés en France, il faut citer Emmanuel (1859 - 1934), historien, membre par correspondance de l'Académie d'Athènes et couronné par l'Académie française pour l'ensemble de son oeuvre.

Pourtant, notre intérêt va bien au-delà de la dynamique évidente des réseaux des dynasties marchandes grecques installées à Marseille et dans d'autres pays. On s'intéresse avant tout aux mouvements d'idées qui contribuent (toujours par le biais de ces élites) à définir ou à renouveler les lieux culturels des villes. A l'arrière-plan de ce bouillonnement extraordinaire, il y a un thème phare expliquant en partie les balises chronologiques de cette présentation  :  la Grande Idée (Megale Idea) qui, surtout à partir des années 1850 et 1860 et jusqu'en 1922, enflamme une bonne partie de la diaspora grecque ; la Grande Idée qui, mêlant les souvenirs du passé grec de l'époque classique hellénistique et byzantine, aspire au retour du jeune royaume grec aux frontières géographiques de la « Grande Hellade »  :  les territoires peuplés par les Grecs, maintenus sous domination ottomane, ainsi que ces terres où avait rayonné autrefois la civilisation grecque. Et c'est là où le thème de la gréco-latinité, soit la longue durée de l'Hellénisme et ses prolongements dans le coeur même d'une France « latine », intervient de façon active.

Véritable réplique de la communauté d'Alexandrie, les Grecs de Marseille tantôt participent à la vie politique de la ville, tantôt patronnent la vie culturelle, artistique et sportive (et même la presse), et la Légion d'Honneur vient couronner l'oeuvre philanthropique de certains d'entre eux. En ce qui concerne la Grèce elle-même, la présence de ces mécènes grecs de Marseille se fait là aussi vivement sentir  :  ils dotent les écoles (comme, par exemple Auguste Ralli, qui, à sa mort en 1878, laissera des sommes considérables aux Lycées d'Athènes et de Chio), visant à la fois l'apprentissage de la langue grecque et une culture de haut niveau, ils érigent des hôpitaux, ils envoient des secours lors des grandes catastrophes naturelles, ils reçoivent avec tous les honneurs les représentants du gouvernement grec, ils soutiennent, discrètement et efficacement, l'insurrection crétoise etc. Mais les Grecs de Marseille, comme les documents le prouvent, et exactement comme ceux d'Alexandrie, soutiendront, on l'a dit, de façon dynamique la Grande Idée, diffusée depuis Athènes en direction de l'ensemble des communautés grecques de la diaspora et de l'Orient. A preuve, l'accueil et le soutien offerts par la communauté grecque à Jean Colettis (le grand représentant de la « Megale Idea ») à l'occasion de son voyage à Marseille. A preuve encore, l'Association Coray, dont le comité directeur, composé de Rallis et Zafiropoulos, espérait que la publication des quatre volumes de la correspondance du « grand homme» ait comme effet « l'imitation de ses sentiments patriotiques et l'extension de l'Hellénisme ». Enfin, capitale, la célébration en 1899 du 25 e centenaire de la fondation de la colonie hellénique  :  Massalia, et le discours de l'archimandrite de l'église orthodoxe de Marseille, Grégoire Zigavinos, sur « l'influence de l'esprit hellénique dans l'Occident ». S'y côtoient, en toutes lettres, gréco-latinité, longue durée de l'hellénisme, et défense de la Grande Idée.

La langue grecque étant un élément vital pour le maintien et la survie de cet hellénisme au-delà des frontières de la Grèce, un autre thème capital doit être ici mentionné :  celui de l'histoire de la langue hellénique dans le pays d'accueil.  On a voulu cerner les importantes questions suivantes.  Comment, par exemple, la question linguistique s'articule-t-elle à la Grande Idée ? Quels efforts les Grecs de France font-ils pour que leurs enfants apprennent la langue de leur patrie ? Comment les intellectuels grecs se définissent-ils dans le débat entre la langue « démotique » (ou populaire) et la « katharevousa » (ou langue officielle) ? Déjà, il apparaît qu'à Marseille, les enfants grecs vont au réputé Lycée de Marseille (le Lycée Thiers) pour apprendre, entre autres matières, et à la demande des parents, le grec moderne. Les archives de ce lycée (couvrant la période allant jusqu'aux années 1870) nous donnent une image pittoresque du type d'enseignement ainsi que des moeurs de cette école.

Quant au philhellénisme français de la ville, il est intimement lié à la cause nationale grecque. De pair avec la communauté grecque, deux réseaux philhellènes français s'illustrent particulièrement par leur soutien à la cause de la Grande Idée  :  celui du quotidien Le Sémaphore de Marseille , qui depuis les années 1830, est sous les auspices de la famille Barlatier (Auguste Barlatier [1809-1885] a même été honoré du titre suprême, celui de chevalier de l'ordre du sauveur de la Grèce); et celui gravitant autour de Jules Blancard, traducteur et historien, qui, en tant que professeur de Grec Moderne, d'abord au lycée de Marseille et ensuite à la Faculté des Lettres de Marseille (1878- débuts des années 1880) plaide auprès de son public pour « les droits légitimes de la Grèce » en soutenant avec acharnement la cause grecque. Il faut également mentionner ici que la Revue d'études grecques , publiée à Paris , explorée pour la période allant de 1871 à 1914, ainsi que le journal L'indépendance hellénique , édité à Athènes, font tout naturellement le pont entre les Grecs de France et ceux de la grande diaspora hellénique.

On l'a compris, cette étude vise en dernière instance à rendre à la France une mémoire grecque, et à faire émerger en Grèce une mémoire française.

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