Le renouvellement des cartes d'identité de travailleur étranger dans le Cher entre 1935 et 1939

par Philippe Rygiel

Conférence du 26 mars 1999

Le travail proposé ici trouve son origine dans une interrogation quant à la nature des procédures permettant à la troisième République de contrôler les flux d'entrée et de sortie d'étrangers et aux effets sociaux de telles procédures. J'avais, alléché par la disponibilité de sources abondantes, conçu un vif intérêt pour l'une de ces procédures, celle du refoulement administratif. Distincte de l'expulsion, puisque elle ne suppose pas l'intervention de l'Etat central et n'est pas, contrairement à celle-ci, infamante, elle permet au préfet d'un département français d'enjoindre un étranger à quitter le territoire national sans avoir à justifier de sa décision. L'étude des dossiers de refoulement permet de reconstituer l'enchaînement qui amène à une telle décision. Celle-ci peut être prise à l'initiative des forces de police locales, qui peuvent être amenées à considérer, pour des raisons variées, qu'un étranger est indésirable ou peut résulter du refus de l'office départemental de la main d'oeuvre de viser favorablement un contrat de travail présenté à l'appui d'une demande de renouvellement de carte de travailleur, ce qui revient dans bien des cas à refuser à un étranger la possibilité de disposer d'un titre de séjour légal. Nous sommes donc renvoyés à l'étude de la délivrance des cartes d'identité, qui apparaissent bien comme l'élément central du dispositif de régulation de la population étrangère présente durant l'entre-deux-guerres.

Les dossiers de demande de renouvellement de carte d'identité de travailleurs conservés aux archives départementales du Cher pour la période 1935-1939 nous permettent d'initier une telle enquête. A ces sources nous avons posé trois questions  : 
- Existe-t-il un écart entre la population à laquelle l'office départemental de la main d'oeuvre conteste le droit de travailler en France et celle qui est visée par les textes émanant de l'administration centrale?
- Quelle part de la population visée par l'office départemental se voit déniée la délivrance d'une carte d'identité de travailleur?
- Ces deux populations sont-elles significativement différentes de la population étrangère demandant le renouvellement de ses titres de séjour? Le dispositif permettant de répondre à ces questions est pour l'essentiel constitué d'une base de données décrivant un échantillon de 656 demandes de renouvellement de carte d'identité déposées auprès des autorités du Cher entre 1935 et 1939.

Son étude permet d'établir que de 4 à 5% de ces demandes se voient opposé un avis défavorable par les services du ministère du travail. Ces avis sont très inégalement répartis dans le temps puisque si 9% des demandes déposées durant le premier semestre 1935 se voient opposer un refus -les consignes énergiques du gouvernement Flandin furent manifestement suivies d'effet- le taux de refus oscille durant les périodes suivantes entre 2 et 4,5%. Ils affectent également plus particulièrement certaines catégories d'étrangers. Les manoeuvres de l'industrie sont les premiers visés (80% des refus sont opposés à des manoeuvres de l'industrie alors qu'ils ne déposent que 32% des demandes). Parmi eux les plus menacés sont ceux qui travaillent pour des secteurs industriels (travaux publics, verrerie, porcelaine, chaux et ciment) très touchés par la crise. La répartition des populations immigrées dans l'espace local n'étant pas homogène, cela a pour effet de faire peser la menace du refoulement sur les Portugais (22% de refus) et dans une moindre mesure sur les Tchécoslovaques (5% de refus) et les Polonais (5% de refus) plus que sur les autres nationalités représentées ici (0% de refus pour les Italiens et les Yougoslaves, 1% pour les Belges), ce que les caractéristiques de leur mode d'implantation dans l'espace socio-économique local semble suffire à expliquer. Un tel résultat est conforme à l'esprit de la réglementation de l'époque, qui appelle à se débarrasser des étrangers en surnombre dans l'économie nationale. D'autres le sont moins. Il apparaît ainsi que les services locaux de la main d'oeuvre refusent avec constance d'accorder une carte de travailleur industriel aux femmes désireuses de travailler dans l'industrie (17% de refus) alors même que l'office est incapable de fournir aux employeurs une main d'oeuvre de substitution et qu'aucune directive nationale ne prend cette population pour cible. Un examen attentif des dossiers concernés fait apparaître que les premières visées par ces refus sont les femmes mariées arrivées en France durant les années vingt, soit, du fait de la composition de la population immigrée du département, les femmes polonaises et celles qui, ayant jusque là travaillé dans l'agriculture souhaitent occuper un emploi industriel.
Ces refus semblent alors résulter de la conjonction de trois logiques. D'une part, garant de l'allocation optimale de la main d'oeuvre étrangère, l'office de placement, en accord avec la législation de l'époque, s'oppose à tout glissement des champs vers l'usine. De plus, acteur de la politique de l'emploi et non seulement gérant de la main d'oeuvre étrangère, il mène une action conforme à l'esprit des déclarations de Jacquier, ministre du travail du gouvernement Flandin, qui souhaite écarter du marché du travail non seulement les étrangers mais aussi les femmes et les vieillards. Enfin, le travail des femmes mariés est ici manifestement supposé contre nature et ne peut guère se justifier que dans les cas d'absolue nécessité. Du moins le fait que certains refus sont justifiés par le fait que le salaire du mari est largement suffisant aux besoins du ménage nous amène-t-il à le penser.

Reste à se prononcer sur l'efficacité de ces pratiques. Nous ne pouvons ici l'apprécier qu'indirectement. En effet, nous ne savons pas à ce stade lesquels de ces refus se sont traduits par des refoulements ou des sorties du territoire. Cependant nous pouvons savoir dans combien de cas la décision initiale de l'office départemental a été maintenue et dans combien de cas elle a du être révisée, soit quelle partie de la population visée par l'office de la main d'oeuvre départemental a été, au moins temporairement, écartée du marché du travail légal une fois la procédure administrative arrivée à son terme. La décision finale diffère en effet souvent de celle initialement prônée par l'office du travail, puisque dans environ la moitié des cas l'avis défavorable est finalement rapporté. Nous ne pouvons pas toujours saisir les mécanismes qui conduisent à ces révisions. Il semble cependant que celle-ci est provoque dans la plupart des cas par une intervention extérieure suscitée par le refus de carte. En effet la décision initiale est maintenue dans 80% des cas si le dossier ne comporte aucune trace d'une intervention extérieure, elle ne l'est que dans 30% des cas si celui porte témoignage de l'intervention d'un employeur, d'un élu ou d'une autre instance demandant le rapport de la décision.

Il nous faut donc, pour comprendre les mécanismes de ces procédures, nous demander d'abord quels dossiers font l'objet d'une demande de révision. Celles-ci ne se répartissent pas au hasard. Il est rare que l'on demande la révision d'une décision affectant une femme. Il semble que trois facteurs principaux rendent raison de la composition de la population formée des hommes qui bénéficient d'une telle demande. Le capital social dont disposent ceux dont l'implantation locale est la plus solide (venus en famille) et la plus durable paraît leur permettre, soit de mettre en oeuvre des stratégies destinées à mettre en échec la première décision (reconnaissance d'un enfant français, légalisation d'une union avec une française, demande de naturalisation, déclaration acquisitive au profit d'un enfant né en France), soit de susciter l'intervention en leur faveur d'élus ou d'entrepreneurs. Ceux appartenant au secteur de la métallurgie, de la tuilerie ou qui travaillent chaux et ciment semblent particulièrement enclins à le faire. La structure de leur main d'oeuvre peut l'expliquer. Les entreprises majeures de ces trois secteurs sont isolées en milieu rural et leur personnel fortement segmenté selon l'origine et la pénibilité du travail, peinant depuis des décennies à recruter des travailleurs locaux pour effectuer les travaux pénibles ou les travaux de force, les dirigeants de ces entreprises doutent de la possibilité de substituer à la main d'oeuvre qu'on leur enlève une main d'oeuvre française, doute qu'ils expriment fréquemment et vigoureusement au détour des nombreuses lettres qu'ils adressent à la préfecture. Le troisième facteur enfin tient à la nationalité des intéressés. Les seuls consulats étrangers à intervenir en faveur de leur nationaux sont les consulats polonais et tchécoslovaques, particulièrement actifs en 35, ce que leur qualité d'alliés privilégiés de la France suffit sans doute à expliquer. Ce dernier élément, ajouté à leur répartition dans l'espace local, fait que Tchécoslovaques et Polonais bénéficient en plus grand nombre que les autres nationalités de ces demandes de révision de la décision initiale (44% pour les Tchécoslovaques, 52% pour les Polonais) alors qu'une décision défavorable touchant un citoyen portugais ne donne lieu à un recours que dans 37% des cas.

Il faut, avant de déterminer à quel point ces recours affectent la distribution des refus de carte, examiner lesquels de ceux-ci permettent d'obtenir le renouvellement d'une carte de travailleur. Là encore trois critères semblent s'imposer. Les décisions initiales sont plus rarement maintenues au début de la période, sans que nous puissions en déterminer très clairement les raisons. Le réexamen des dossiers semble obéir à une logique plus nataliste et démographique qu'économique, puisque si la place tenue dans la production semble ici peu compter, les demandeurs mariés au nom desquels un recours fut déposé sont 89% à obtenir gain de cause, alors que ce n'est le cas que d'environ la moitié des célibataires dans le même cas, sans là encore, puisque nous ne savons pas avec précision qui intervient lors du réexamen d'un dossier, nous puissions interpréter cet écart. Enfin, le poids social de l'intervenant, plus sans doute que son argumentaire, se révèle décisif. Les consulats étrangers obtiennent gain de cause dans tous les cas, et si les patrons de la métallurgie (100%) de la porcelaine et de la verrerie obtiennent fréquemment gain de cause, ce n'est pas le cas de ceux des entreprises de tuileries ou de chaux et ciment (53%), ce qui semble, étant donné la conjoncture économique locale, renvoyer plus à la surface sociale des uns et des autres qu'à la gravité de la crise dans ces différents secteurs. Les Portugais, mal placés encore au regard de ces critères, sont donc ceux dont les dossiers sont le plus rarement révisés, tout en étant ceux dont le dossier fait le plus rarement l'objet d'une demande de révision. De ce fait, si au total 2% des demandes de renouvellement de carte émises par un sujet polonais ou tchécoslovaque font l'objet d'un refus définitif, c'est le cas de 16% des demandes présentées par un sujet portugais.

Ces constats son t susceptibles de plusieurs lectures. A un premier niveau, on peut parler du semi échec d'une politique dont les effets apparaissent à ce stade bien en deçà des espérances de ses promoteurs et de ses agents, dont la volonté de purger le marché du travail se heurte à la fois à l'insubstituabilité de fait de la main d'oeuvre étrangère et de la main d'oeuvre française, et au contat de l'intégration sociale, déjà bien avancée à la fin des années trente, d'une frange importante de l'immigration, intégration que le dispositif réglementaire contraint à prendre en compte. Enfin se dressent devant eux un certain nombre d'acteurs, employeurs, maires, immigrés eux-mêmes, dont certains disposent des ressources permettant de faire échec à des décisions qu'ils perçoivent comme contraires à leurs intérêts.
Ce n'est pas là dire que cette politique n'a pas eu d'effets. L'étranglement administratif de la population immigrée a, durant la première moitié des années trente, provoqué des départs en masse, mais nous pouvons supposer ici que les décisions administratives sont sans doute directement au principe d'un nombre plus modeste d'entre elles que ses promoteurs ne le prévoyaient.

A un autre niveau, qui me paraît plus riche, cette étude me semble montrer qu'il est plus fécond d'étudier la mise en oeuvre d'une politique en la comprenant comme la résultante d'un jeu de forces initiées par des acteurs aux poids, aux intérêts et aux représentations propres, que comme la mise en oeuvre d'une volonté d'état monolithique qui se heurterait à la résistance d'intérêts particuliers. En effet, il nous faut ici pour comprendre les décisions prises faire un détour par l'étude de la façon dont les échelons locaux de l'administration s'approprient les directives reçues et les retraduisent en fonction de leurs représentations, qui dérivent à la fois de leur idéologie fonctionnelle et de leur idéologie politique. De même, nous sommes obligés d'identifier les acteurs concernés par la politique menée, qui, par le conflit ou la négociation, tentent d'infléchir les décisions auxquelles ils sont confrontés. Certains, capables de mobiliser efficacement des ressources importantes, y parviennent, au point que l'agrégation de leurs pratiques infléchit significativement l'action de l'État lorsqu'elle est observée au niveau macro, sans compter qu'ils peuvent agir à d'autres niveaux afin d'obtenir que les dispositions réglementaires ou législatives prennent en compte leurs intérêts. Une telle perspective, couplée à l'usage du nombre, offre enfin l'avantage de permettre la mise en place de dispositifs quasi reproductibles, garants de la comparabilité des résultats.

[ Retour à l'index de la rubrique ]