Le renouvellement des cartes d'identité de travailleur étranger dans le Cher entre 1935 et 1939
par Philippe Rygiel
Conférence du 26 mars 1999
Les dossiers de demande de renouvellement de carte
d'identité de travailleurs conservés aux archives
départementales du Cher pour la période 1935-1939
nous permettent d'initier une telle enquête. A ces sources
nous avons posé trois questions :
- Existe-t-il un écart entre la population à
laquelle l'office départemental de la main d'oeuvre
conteste le droit de travailler en France et celle qui est
visée par les textes émanant de l'administration
centrale?
- Quelle part de la population visée par l'office
départemental se voit déniée la
délivrance d'une carte d'identité de travailleur?
- Ces deux populations sont-elles significativement
différentes de la population étrangère
demandant le renouvellement de ses titres de séjour? Le
dispositif permettant de répondre à ces questions
est pour l'essentiel constitué d'une base de
données décrivant un échantillon de 656
demandes de renouvellement de carte d'identité
déposées auprès des autorités du Cher
entre 1935 et 1939.
Son étude permet d'établir que de 4 à 5%
de ces demandes se voient opposé un avis
défavorable par les services du ministère du
travail. Ces avis sont très inégalement
répartis dans le temps puisque si 9% des demandes
déposées durant le premier semestre 1935 se voient
opposer un refus -les consignes énergiques du gouvernement
Flandin furent manifestement suivies d'effet- le taux de refus
oscille durant les périodes suivantes entre 2 et 4,5%. Ils
affectent également plus particulièrement certaines
catégories d'étrangers. Les manoeuvres de
l'industrie sont les premiers visés (80% des refus sont
opposés à des manoeuvres de l'industrie alors
qu'ils ne déposent que 32% des demandes). Parmi eux les
plus menacés sont ceux qui travaillent pour des secteurs
industriels (travaux publics, verrerie, porcelaine, chaux et
ciment) très touchés par la crise. La
répartition des populations immigrées dans l'espace
local n'étant pas homogène, cela a pour effet de
faire peser la menace du refoulement sur les Portugais (22% de
refus) et dans une moindre mesure sur les Tchécoslovaques
(5% de refus) et les Polonais (5% de refus) plus que sur les
autres nationalités représentées ici (0% de
refus pour les Italiens et les Yougoslaves, 1% pour les Belges),
ce que les caractéristiques de leur mode d'implantation
dans l'espace socio-économique local semble suffire
à expliquer. Un tel résultat est conforme à
l'esprit de la réglementation de l'époque, qui
appelle à se débarrasser des étrangers en
surnombre dans l'économie nationale. D'autres le sont
moins. Il apparaît ainsi que les services locaux de la main
d'oeuvre refusent avec constance d'accorder une carte de
travailleur industriel aux femmes désireuses de travailler
dans l'industrie (17% de refus) alors même que l'office est
incapable de fournir aux employeurs une main d'oeuvre de
substitution et qu'aucune directive nationale ne prend cette
population pour cible. Un examen attentif des dossiers
concernés fait apparaître que les premières
visées par ces refus sont les femmes mariées
arrivées en France durant les années vingt, soit,
du fait de la composition de la population immigrée du
département, les femmes polonaises et celles qui, ayant
jusque là travaillé dans l'agriculture souhaitent
occuper un emploi industriel.
Ces refus semblent alors résulter de la conjonction de
trois logiques. D'une part, garant de l'allocation optimale de la
main d'oeuvre étrangère, l'office de placement, en
accord avec la législation de l'époque, s'oppose
à tout glissement des champs vers l'usine. De plus, acteur
de la politique de l'emploi et non seulement gérant de la
main d'oeuvre étrangère, il mène une action
conforme à l'esprit des déclarations de Jacquier,
ministre du travail du gouvernement Flandin, qui souhaite
écarter du marché du travail non seulement les
étrangers mais aussi les femmes et les vieillards. Enfin,
le travail des femmes mariés est ici manifestement
supposé contre nature et ne peut guère se justifier
que dans les cas d'absolue nécessité. Du moins le
fait que certains refus sont justifiés par le fait que le
salaire du mari est largement suffisant aux besoins du
ménage nous amène-t-il à le penser.
Reste à se prononcer sur l'efficacité de ces pratiques. Nous ne pouvons ici l'apprécier qu'indirectement. En effet, nous ne savons pas à ce stade lesquels de ces refus se sont traduits par des refoulements ou des sorties du territoire. Cependant nous pouvons savoir dans combien de cas la décision initiale de l'office départemental a été maintenue et dans combien de cas elle a du être révisée, soit quelle partie de la population visée par l'office de la main d'oeuvre départemental a été, au moins temporairement, écartée du marché du travail légal une fois la procédure administrative arrivée à son terme. La décision finale diffère en effet souvent de celle initialement prônée par l'office du travail, puisque dans environ la moitié des cas l'avis défavorable est finalement rapporté. Nous ne pouvons pas toujours saisir les mécanismes qui conduisent à ces révisions. Il semble cependant que celle-ci est provoque dans la plupart des cas par une intervention extérieure suscitée par le refus de carte. En effet la décision initiale est maintenue dans 80% des cas si le dossier ne comporte aucune trace d'une intervention extérieure, elle ne l'est que dans 30% des cas si celui porte témoignage de l'intervention d'un employeur, d'un élu ou d'une autre instance demandant le rapport de la décision.
Il nous faut donc, pour comprendre les mécanismes de ces procédures, nous demander d'abord quels dossiers font l'objet d'une demande de révision. Celles-ci ne se répartissent pas au hasard. Il est rare que l'on demande la révision d'une décision affectant une femme. Il semble que trois facteurs principaux rendent raison de la composition de la population formée des hommes qui bénéficient d'une telle demande. Le capital social dont disposent ceux dont l'implantation locale est la plus solide (venus en famille) et la plus durable paraît leur permettre, soit de mettre en oeuvre des stratégies destinées à mettre en échec la première décision (reconnaissance d'un enfant français, légalisation d'une union avec une française, demande de naturalisation, déclaration acquisitive au profit d'un enfant né en France), soit de susciter l'intervention en leur faveur d'élus ou d'entrepreneurs. Ceux appartenant au secteur de la métallurgie, de la tuilerie ou qui travaillent chaux et ciment semblent particulièrement enclins à le faire. La structure de leur main d'oeuvre peut l'expliquer. Les entreprises majeures de ces trois secteurs sont isolées en milieu rural et leur personnel fortement segmenté selon l'origine et la pénibilité du travail, peinant depuis des décennies à recruter des travailleurs locaux pour effectuer les travaux pénibles ou les travaux de force, les dirigeants de ces entreprises doutent de la possibilité de substituer à la main d'oeuvre qu'on leur enlève une main d'oeuvre française, doute qu'ils expriment fréquemment et vigoureusement au détour des nombreuses lettres qu'ils adressent à la préfecture. Le troisième facteur enfin tient à la nationalité des intéressés. Les seuls consulats étrangers à intervenir en faveur de leur nationaux sont les consulats polonais et tchécoslovaques, particulièrement actifs en 35, ce que leur qualité d'alliés privilégiés de la France suffit sans doute à expliquer. Ce dernier élément, ajouté à leur répartition dans l'espace local, fait que Tchécoslovaques et Polonais bénéficient en plus grand nombre que les autres nationalités de ces demandes de révision de la décision initiale (44% pour les Tchécoslovaques, 52% pour les Polonais) alors qu'une décision défavorable touchant un citoyen portugais ne donne lieu à un recours que dans 37% des cas.
Il faut, avant de déterminer à quel point ces recours affectent la distribution des refus de carte, examiner lesquels de ceux-ci permettent d'obtenir le renouvellement d'une carte de travailleur. Là encore trois critères semblent s'imposer. Les décisions initiales sont plus rarement maintenues au début de la période, sans que nous puissions en déterminer très clairement les raisons. Le réexamen des dossiers semble obéir à une logique plus nataliste et démographique qu'économique, puisque si la place tenue dans la production semble ici peu compter, les demandeurs mariés au nom desquels un recours fut déposé sont 89% à obtenir gain de cause, alors que ce n'est le cas que d'environ la moitié des célibataires dans le même cas, sans là encore, puisque nous ne savons pas avec précision qui intervient lors du réexamen d'un dossier, nous puissions interpréter cet écart. Enfin, le poids social de l'intervenant, plus sans doute que son argumentaire, se révèle décisif. Les consulats étrangers obtiennent gain de cause dans tous les cas, et si les patrons de la métallurgie (100%) de la porcelaine et de la verrerie obtiennent fréquemment gain de cause, ce n'est pas le cas de ceux des entreprises de tuileries ou de chaux et ciment (53%), ce qui semble, étant donné la conjoncture économique locale, renvoyer plus à la surface sociale des uns et des autres qu'à la gravité de la crise dans ces différents secteurs. Les Portugais, mal placés encore au regard de ces critères, sont donc ceux dont les dossiers sont le plus rarement révisés, tout en étant ceux dont le dossier fait le plus rarement l'objet d'une demande de révision. De ce fait, si au total 2% des demandes de renouvellement de carte émises par un sujet polonais ou tchécoslovaque font l'objet d'un refus définitif, c'est le cas de 16% des demandes présentées par un sujet portugais.
Ces constats son t susceptibles de plusieurs lectures. A un
premier niveau, on peut parler du semi échec d'une
politique dont les effets apparaissent à ce stade bien en
deçà des espérances de ses promoteurs et de
ses agents, dont la volonté de purger le marché du
travail se heurte à la fois à
l'insubstituabilité de fait de la main d'oeuvre
étrangère et de la main d'oeuvre française,
et au contat de l'intégration sociale, déjà
bien avancée à la fin des années trente,
d'une frange importante de l'immigration, intégration que
le dispositif réglementaire contraint à prendre en
compte. Enfin se dressent devant eux un certain nombre d'acteurs,
employeurs, maires, immigrés eux-mêmes, dont
certains disposent des ressources permettant de faire
échec à des décisions qu'ils
perçoivent comme contraires à leurs
intérêts.
Ce n'est pas là dire que cette politique n'a pas eu
d'effets. L'étranglement administratif de la population
immigrée a, durant la première moitié des
années trente, provoqué des départs en
masse, mais nous pouvons supposer ici que les décisions
administratives sont sans doute directement au principe d'un
nombre plus modeste d'entre elles que ses promoteurs ne le
prévoyaient.