Les migrations estudiantines et la féminisation des universités européennes
(résumé)

Natalia Tikhonov, Université de Genève

L'Étudiant étranger. Préactes dela journée d'études du 8 février 2002

La fin du XIXe siècle voit l'apparition de deux nouvelles catégories d'étudiants dans l'espace universitaire occidental :  les étrangers et les femmes. Cette tendance se manifeste principalement dans des pays possédant un réseau universitaire dense et bien développé, tels que la Suisse, la France, l'Allemagne, l'Empire austro-hongrois et la Belgique. Les universités italiennes, espagnoles, anglaises, écossaises, néerlandaises ou scandinaves sont touchées par cette vague dans une moindre mesure  :  le nombre d'étudiants étrangers y demeure relativement faible, compte tenu, entre autres facteurs, des langues d'enseignement rarement apprises dans des écoles d'autres pays européens. La présence féminine y est également moins importante et se traduit principalement par celle d'étudiantes nationales. Par conséquent, ma contribution sera axée sur les universités qui ont connu une précoce et massive entrée des femmes dans leurs murs. Je tenterai de démontrer l'existence d'un lien étroit entre l'accès des femmes à l'enseignement supérieur et la migration des étudiants dans l'espace universitaire européen dans les années 1870 - 1910.

Le meilleur moyen d'illustrer cette hypothèse est de se référer aux statistiques universitaires des pays d'émigration estudiantine. Pour montrer l'ampleur de ce phénomène, considérons la situation à la veille de la Grande Guerre  :  en 1913, sur 1000 étudiants immatriculés, les universités allemandes comptent 80 étrangers, les autrichiennes 96, les françaises 170, les belges 289 et les suisses 516. La présence féminine y évolue de manière similaire. Pour cette mme année 1913, sur 1000 étudiants inscrits on dénombre 79 femmes en Allemagne, 86 en Autriche, 92 en France et 287 en Suisse (pour la Belgique ce chiffre fait malheureusement défaut, en l'absence d'études comparatives sur la présence de femmes dans ses universités). Une analyse plus détaillée de la présence féminine dans les hautes écoles de ces pays nous permettra de déceler les composantes de cette vague migratoire.

La Suisse a connu à la fois la plus forte pénétration de ses universités par les étrangers et les femmes. Au début du XXe siècle, le paysage universitaire suisse se compose de sept établissements d'enseignement supérieur pour un pays de 3 300 000 habitants. Parmi ceux-ci, cinq pratiquent une politique de scolarisation très ouverte, à savoir les universités de Zurich, Berne, Genève, Lausanne et Neuch‰tel, tandis que les deux autres, B‰le et Fribourg, sont plus réticents à élargir leur recrutement traditionnel. L'accès des femmes aux études supérieures commence à partir de la fin des années 1860, avec les premières inscriptions des étudiantes russes enregistrées à l'Université de Zurich. Les années 1900 -1910 voient simultanément le taux de féminisation le plus élevé et la plus forte présence d'étudiantes étrangères. Durant cette période les femmes constituent entre 25 et 30% du total des immatriculations, alors que les étrangères forment plus de 90 % de l'effectif féminin. Au semestre d'hiver 1906/07, 1832 femmes sont immatriculées dans l'ensemble des universités suisses, dont 1696 étrangères et seulement 127 Suissesses. Le corps d'étudiantes étrangères consiste principalement en les étudiantes venues de l'Europe orientale, et plus particulièrement de l'Empire russe, dont la plupart sont de confession judaïque, catholique ou luthérienne et appartiennent aux minorités ethniques de l'Empire. Référons-nous de nouveau au semestre d'hiver 1906/07, lorsque sur 1696 étrangères immatriculées les ressortissantes de l'Empire russe sont au nombre de 1545, soit 89 %. Parmi les autres étrangères, l'on retrouve des autres Slaves (des bulgares, des serbes ou des roumaines) ainsi que des Allemandes, des Françaises et des Anglo-saxonnes.

En France, le mouvement des femmes vers les universités s'amorce en 1861, lorsqu'une Française est admise à l'examen de baccalauréat à Lyon. Toutefois, le droit théorique d'accès aux études supérieures date seulement de 1880. En général, les règlements relatifs à l'admission des femmes portent un caractère national et il n'y pas de différences sensibles entre les académies. A la différence du cas suisse, dès le début des années 1890 le nombre d'étudiantes nationales l'emporte toujours sur celui d'étrangères, en représentant, selon les années, entre 50 et 65% des inscriptions féminines. Ici aussi, les étudiantes de l'Empire russe forment la composante principale de l'effectif féminin étranger et leur présence est particulièrement prononcée dans les années 1900. L'Académie de Paris, qui fournit à elle seule près de la moitié des inscriptions féminines, est également celle qui est la plus fréquentée par des étrangères. Contrairement aux statistiques nationales, le nombre d'étudiantes françaises y est en général moins élevé que celui des étrangères, mais à la veille des hostilités les deux effectifs s'égalisent. Les autres universités françaises à connaître l'afflux d'étudiantes étrangères sont celles de Montpellier, Nancy, Grenoble et Toulouse, qui sont également les plus sollicitées par la clientèle étrangère aussi bien féminine que masculine.

Le tour de la Belgique vient dans les années 1880. Au cours des années 1880-1882, les femmes sont admises successivement aux universités de Bruxelles, Liège et Gand. L'Université catholique de Louvain n'ouvre pas ses portes aux femmes avant 1920, et ne rentre pas par conséquent en ligne de compte pour notre étude. Sur ces trois universités favorables aux études de femmes, je n'ai pu recueillir des statistiques que sur celle de Bruxelles. Contrairement aux autres universités analysées, il s'agit d'un chiffre sommaire, faisant état de l'ensemble de femmes immatriculées durant la période 1880-1914. Sur un total de 585 étudiantes régulières, les Belges représentent 43% et les étrangères 57%. Parmi ces dernières l'on distingue clairement deux groupes principaux  :  les ressortissantes de l'Empire russe (50% de l'effectif féminin étranger), parmi lesquelles, une fois de plus, les représentantes des minorités ethniques sont majoritaires, et les anglo-saxonnes (35% de l'effectif féminin étranger).

En Allemagne, l'admission des femmes aux études universitaires en tant qu'étudiantes régulières survient quelques 30 ans plus tard par rapport aux pays analysés plus haut. C'est le duché de Bade qui joue le r™le pionnier, en régularisant l'immatriculation des femmes en 1900 (la première immatriculation est faite à l'Université de Heidelberg, en avril 1900) et en optant clairement pour la mixité de l'enseignement supérieur. De 1900 à 1909 les états confédérés reconnaissent les uns après les autres le droit des femmes à l'enseignement supérieur. Les universités prussiennes sont les dernières à ouvrir leurs portes aux femmes. Enfin, le 18 aoõt 1908, un arrté ministriel légalise le statut d'étudiantes régulières dans toutes les universités de la Prusse. La présence féminine dans les universités allemandes et non seulement plus tardive, mais aussi plus faible que dans d'autres pays d'émigration des étudiants. A la veille de la guerre, leur proportion atteint seulement le seuil de 7% du total des inscriptions. Mme dans les universités les plus féminisées, parmi lesquelles l'on compte Berlin, Bonn, Freiburg, Göttingen, Heidelberg, Königsberg, Marburg, München et Münster, la proportion d'étudiantes immatriculées se situe entre 5 et 10 % du total des inscriptions. Pour ce qui est des étudiantes étrangères, leur nombre est relativement insignifiant comparé aux inscriptions de leurs consþurs allemandes. Quant aux originaires de l'Empire russe, dont la vague a déferlé sur un nombre d'universités occidentales, elles ne semblent pas tre particulièrement attirées par les institutions allemandes, dont elles ne forment jamais plus de 5% de l'effectif féminin, en choisissant principalement les universités de Berlin, Giessen et Göttingen.

Enfin, l'Autriche est le pays qui a connu la présence féminine la plus faible, bien que l'admission des femmes aux études supérieures y soit de quelques années antérieure à l'Allemagne. L'Université de Vienne admet les étudiantes à partir de 1897. Graz et Innsbruck suivent l'exemple viennois respectivement en 1901 et en 1904. Durant la période précédant le premier conflit mondial, les étudiantes ne représentent guère plus de 2% de l'effectif total de l'Université de Graz et de 1% de l'effectif de l'Université d'Innsbruck. Quant à Vienne, le plus grand centre universitaire de toute l'Europe centrale et orientale, elle attire un nombre d'étudiantes légèrement supérieur à la moyenne nationale. A la veille de la guerre elles forment 5% de la population estudiantine. Bien que pour l'instant nous ne disposions pas de données relatives aux origines géographiques et ethniques de l'effectif féminin, des témoignages de l'époque nous laissent supposer que les universités autrichiennes ne figuraient pas parmi les universités de prédilection des étudiantes venues de l'est de l'Europe.

Cet aperçu m'amène à des conclusions suivantes. Dans les grands pays d'accueil la présence d'étudiants étrangers en général, et celle des femmes en particulier, demeure marginale par rapport à la taille du marché universitaire intérieur. Or, sa signification s'accroît dans des petits pays d'accueil au recrutement plus libéral, tels que la Suisse ou la Belgique. Les étudiantes, qui composent la plus grande partie de cette vague migratoire, sont exclues des systèmes d'enseignement nationaux, du fait de l'absence de structures d'enseignement supérieur pour les femmes dans leurs pays (le cas d'étudiantes anglo-saxonnes en Belgique, venues se présenter aux examens de doctorat en médecine, inaccessible aux femmes dans leurs pays) ou des quotas appliqués à l'admission des minorités ethniques et religieuses (cas des étudiantes de confession judaïque, luthérienne ou catholique de l'Empire russe). En se référant aux travaux de Victor Karady, l'on peut qualifier le choix effectué par des étudiantes allogènes de l'Empire russe de la demande d'études par opportunité contrainte, alors que la migration des étudiantes suscitée par le manque d'offre d'études dans leurs pays (anglo-saxonnes, Russes de confession orthodoxe) relève davantage de la demande structurelle. Contrairement à leurs pairs masculins, participant à la formation des élites de leur pays d'origine par le savoir acquis à l'étranger, les femmes, de par leur position dans la société de l'époque, ne pouvaient pas aspirer à ce rôle. Quant à la provenance des étudiants étrangers, la montée des ressortissants de l'Empire russe, hommes et femmes, est particulièrement spectaculaire dans le monde universitaire occidental.

Les grandes lignes des migrations des étudiants avant la Première guerre ont été brossées par un nombre de chercheurs. Or, à l'heure actuelle, j'appellerai à se pencher davantage sur une étude qualitative de cette population. Une étude plus détaillée des étudiants migrants de l'Empire russe permettra de définir avec plus de précision leurs origines ethniques et confessionnelles, tant importantes pour définir les raisons du choix d'études à l'étranger. D'autres groupes migrants d'étudiants étrangers, de moindre taille et aux destinations plus ciblées, méritent également des recherches approfondies. Enfin, la prise en compte de la composition par sexes des populations migrantes facilitera dans une large mesure l'explication du choix du pays et de l'université d'accueil.

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