Présentation par Vincent Viet de son ouvrage La France immigrée. Construction d'une politique 1914-1997 (Fayard).

par Vincent VIET, docteur en histoire, IHTP

Conférence du 22 janvier 1999

Sommaire

La Première Guerre mondiale et l'entre-deux-guerres
Deuxième moment  :  Vichy
Troisième moment  :  Construction d'une politique de l'immigration (1945-1974)
b) la dérégulation coloniale et l'AS
c) La croissance des années 1960

L'auteur a souhaité centrer son propos sur sa démarche et sur la construction de la politique française de l'immigration qu'il a appréhendée sous l'angle des structures administratives.

Après avoir rappelé qu'il existait fort peu d'études de ce genre (celle de Jean-Charles Bonnet pour l'entre-deux-guerres constitue une solide exception), Vincent Viet a observé que les études de science politique qui s'en rapprochaient étaient certes détaillées sur la période des années 70, 80 et 90, mais fort allusives sur les périodes antérieures. En particulier, les répercussions de la crise des années 30, des deux guerres mondiales, de la décolonisation et notamment de la guerre d'Algérie sur la politique de l'immigration ne lui paraissent pas avoir fait l'objet de travaux approfondis. Il a relevé que la production scientifique tendait à se " décolonialiser " au sens où la dénonciation du colonialisme, sous-jacente aux études scientifiques des années 70 perdait du terrain au profit d'une recherche plus sereine. S'il existe une foule d'études historiques, anthropologiques, sociologiques sur l'immigration, la plupart sont centrées sur une immigration particulière. Les travaux sur " l'interethnicité " sont très rares en France (Cf. Nancy Green), alors qu'ils sont légion dans les pays anglo-saxons. En outre, les études sur les relations entre nationaux et étrangers, entre immigrés et nationaux sont extrêmement rares ; il s'agit là d'une grave lacune qui peut conduire à des erreurs d'interprétation, d'analyse ou de perspective.

Or, l'étude de la politique de l'immigration sous l'angle des structures administratives offre une bonne occasion d'appréhender les relations d'interdépendance, les interférences de situation ou les différences de statut historique, juridique et social entre nationaux et étrangers et entre les diverses catégories d'étrangers. Ces structures ont dû, en effet, s'efforcer, au nom d'un même souci de cohésion sociale (ou d'ordre public), d'intégrer les étrangers en France tout en préservant les nationaux des concurrences qui pouvaient naître de la présence étrangère sous le rapport de l'emploi, du logement, de la formation professionnelle, de la protection sociale, de l'accès aux soins, etc.
Vincent Viet a ensuite insisté sur le rôle très important que les questions de main-d'oeuvre ont joué dans la construction historique de la politique de l'immigration. Sans doute démographes et juristes ont-ils souligné la contribution du droit de la nationalité à la formation de la population française et même à l'intégration sociale des étrangers, mais il faut bien comprendre que ce droit n'aurait pas pu s'exercer sans l'existence de flux migratoires induits par les besoins en main-d'oeuvre de l'économie française. Réciproquement, l'immigration économique aurait fort bien pu se passer d'un droit généreux de la nationalité, dont la seule véritable justification fut, jusque dans les années 1950, l'impuissance de la société français à conjurer par des remèdes natalistes (autrement dit nationaux) son déclin démographique. L'immigration a de fait rempli deux fonctions essentielles  :  une fonction économique et une fonction de peuplement, mais ce sont les besoins en main-d'oeuvre qui, dans le long terme, ont surtout cautionné, justifié et commandé l'immigration organisée et inorganisée, sauf durant deux périodes  :  la dépression des années 1880 et la grande crise des années 30.

L'importance des questions de main-d'oeuvre a cependant été remise en cause durant la décennie 1974-1984 par l'arrêt de l'immigration économique et par l'affirmation d'une thématique de l'intégration des étrangers dans une conjoncture fortement déprimée. Il s'agit là d'une situation inédite. D'abord, parce que la politique de l'immigration a renoncé à son mode de régulation traditionnel qui consistait, en période de récession, à renvoyer dans leur pays les étrangers, soit par des mécanismes incitatifs soit par des mécanismes contraignants. Ensuite, parce qu'il n'est plus seulement question de devoirs envers les étrangers mais de droits des étrangers  :  droit au regroupement familial, droit d'expression syndicale, droit d'association, etc. Cette mutation oblige l'analyste des structures à diversifier ses angles d'approche et à rechercher les causes de la nette dichotomie fonctionnelle qui se dessine entre des structures qui se vouent à l'intégration des étrangers (la thématique de l'intégration étant contemporaine des années 80) et d'autres qui se consacrent à la lutte contre l'immigration clandestine et à la maîtrise des flux migratoires.

Si l'on veut comprendre cette dichotomie, il est indispensable de se pencher sur la généalogie et sur les références passées des structures impliquées dans les questions migratoires. Cette démarche qui revient à analyser le cheminement de la politique de l'immigration sous l'angle de ses structures administratives se justifie doublement  :  d'une part, on est dans un domaine où les attributions régaliennes de l'État ont été et restent encore très importantes, même si elles sont limités depuis fort longtemps par des engagements internationaux très souvent bilatéraux et depuis peu par l'organisation de l'espace Schengen. D'autre part, les structures peuvent être considérées comme des acteurs au sens où elles initient et infléchissent des orientations politiques ; des révélateurs au sens où leur création, leur disparition mais aussi leur métamorphoses éclairent ces orientations ; des vecteurs dans la mesure où elles expriment et reconduisent des traditions et des principes (les structures sont porteuses de compromis).

Dès lors les interrogations sont les suivantes  :  par quel processus la politique de l'immigration est-elle devenue une politique publique ? comment s'est-elle ordonnée autour de structures nées à des époques différentes ? Comment apprécier le rôle des structures dans la construction de cette politique ?

L'hypothèse avancée par l'auteur est que cette politique s'est construite par ajustements successifs en s'efforçant de reconduire, face à des événements et à des évolutions qui l'ont débordée, les compromis hérités de sa matrice juridico-institutionnelle de 1945 et de pratiques antérieures à celle-ci. Vincent Viet a cherché à savoir si cette politique vivait toujours sur des compromis hérités de son passé ou si elle tendait, au contraire (des réponses sont données dans l'ouvrage), à s'en démarquer. Sa grille d'analyse tire aussi bien vers l'analyse des politiques publiques (envisagées dans leur interdépendance), mais sa démarche mobilise les outils classiques de la réflexion historique. Pour démontrer cette hypothèse, Vincent Viet a envisagé plusieurs périodes  : 

La Première Guerre mondiale et l'entre-deux-guerres

Cette période est celle de pratiques administratives ou d'un embryon de politique publique de l'immigration. C'est la Grande Guerre qui a posé les fondements d'une politique de la main d'oeuvre intégrant dans ses modalités les questions migratoires. Pour combler les vides causés par la mobilisation, les pouvoirs publics ont dû en effet prendre des mesures qui dérogeaient à la tradition libérale de non intervention de l'État dans le recrutement de la MOE et de la MOC. Des structures relevant de ministères différents sont alors apparues dans plusieurs départements ministériels (SMOC, SMOE, SMOA), dont la coordination a progressivement été assurée par le ministère du Travail, qui n'étant pas lui-même employeur de main-d'oeuvre, était considéré comme un répartiteur impartial.

Cette politique très dirigiste s'est traduite par la négociation d'accords de main d'oeuvre avec des gouvernements étrangers et par l'institution d'une carte d'identité pour les travailleurs étrangers. Les catégories qui sont apparues entre main d'oeuvre civile nationale, Main-d'oeuvre coloniale et main-d'oeuvre étrangère, main-d'oeuvre mobilisée et prisonniers de guerre sont en fait le fruit de la spécialisation des structures administratives. Il serait erroné de penser qu'elles recouvraient des formes de discrimination  :  l'effort de guerre impliquait simplement une utilisation rationnelle de la main d'oeuvre qui conduisait à définir, dans un souci d'efficacité, de nouvelles catégories, notamment complémentaires (terme alors usité). Il ne s'agissait pas de protéger le marché national du travail, mais d'utiliser au maximum les ressources humaines dans le cadre d'une guerre patriotique qui ne souffrait aucune exclusive. Reste que la MOE et la MOC ont surtout été employées par les établissements qui travaillaient pour la Défense nationale et donc pour des ministères (et non pas dans l'industrie privée).

La premier conflit mondial n'a pourtant fondé une politique publique de l'immigration. Le souci majeur de la classe politique était de revenir aux pratiques libérales de la Belle Époque. Était-il celui de l'administration ? Au sortir de la guerre, les structures qui venaient d'être créées sont en fait restées en place. Une répartition des rôles s'est même dessinée entre les structures administratives confirmées dans leurs fonctions et les organisations patronales, regroupées dès 1924 en une puissante Société générale de l'Immigration  :  le recrutement était patronal, mais les contrats d'introduction de MOE devaient être visés par les services de la MOE, les visites médicales étaient effectuées par des médecins agréés par l'administration, tandis que les régularisations et les naturalisations restaient du ressort des pouvoirs publics. Cette organisation mixte de l'immigration est révélatrice d'un compromis entre les pratiques antérieures au conflit et le dirigisme de guerre.

C'est dans le cadre de cette organisation mixte que l'accès des étrangers au marché du travail a été réglementé. D'abord par une loi de 1926  :  les travailleurs étrangers ne pouvaient plus, dans l'année suivant leur installa, être employés dans une autre profession que celle pour laquelle ils avaient été introduits (le même régime sera appliqué à partir de 1938 aux sujets marocains et tunisiens " protégés français " sur le territoire métropolitain) ; puis par la loi du 10 août 1932 sur le % de la MOE, dont les décrets d'application ont été pris en concertation avec les organisations syndicales.

D'une certaine façon, cette préférence, qui n'est nullement spécifique à la France (Cf. Allemagne de Weimar en 1922), a conféré à la politique de la main d'oeuvre un caractère national qu'elle n'avait pas pu acquérir durant la Grande Guerre ; elle a aussi contribué à reléguer les travailleurs immigrés dans les professions les plus pénibles. De là des rigidités dans la répartition de la population active qui ont eu pour effet de réduire la marge d'action de la politique de la main d'oeuvre durant la crise des années 30, la substitution de travailleurs nationaux aux travailleurs étrangers se révélant dans bien des cas impossible à réaliser. C'est pour cette raison que la politique des retours des étrangers s'est montrée sélective  :  elle a surtout concerné les travailleurs sous-qualifiés ou ceux qui pouvaient être remplacés par de la main d'oeuvre nationale. Les pouvoirs publics ont néanmoins fini par comprendre que le chômage se développait alors que les entreprises souffraient d'un manque criant de travailleurs qualifiés  :  ils en ont tiré les conséquences en opérant la fusion des services de la main d'oeuvre nationale et des services de la MOE dans un service central de la main d'oeuvre du ministère du Travail (MT). L'édifice sera complété, deux années plus tard, au niveau de l'administration centrale par une Direction générale du travail et de la main-d'oeuvre sera créée en 1937, soucieuse d'articuler (et non plus de juxtaposer) les questions de main d'oeuvre nationale et les question de MOE.

La politique de la main d'oeuvre s'est donc construite en 2 temps, la première guerre mondiale et la crise des années 30. Ses fondements ne sont pourtant pas de même nature que ceux de la politique du travail, vouée depuis la fin du dix-neuvième à la protection légale des travailleurs. Le droit du travail est en effet d'essence universelle, c'est-à-dire indifférents aux origines des salariés qu'il prétend protéger ; la politique de la main d'oeuvre, qui s'appuie sur un droit de l'entrée et de séjour, s'est au contraire attachée à réglementer l'accès au marché du travail et à certaines professions. C'est là une grande différence qui explique la difficulté que le MT a éprouvée depuis la fin des années 30 à articuler, au niveau de ses structures centrales et extérieures, deux politiques d'essence différente. Sans doute est-on ici au coeur de la philosophie du droit républicain dont la " vocation " historique est de créer des espaces indifférenciés, mais dont l'accès est réglementé.

Deuxième moment  :  Vichy

Vincent Viet s'est démarqué des études consacrées aux étrangers sous Vichy, car elles lui paraissaient sous-estimer les " interférences " ou les " parentés " de situations entre nationaux et étrangers en postulant implicitement que ces derniers avaient davantage souffert des mesures coercitives que les premiers. Les choses ont été beaucoup plus compliquées. Il est clair que le fait d'être étranger sous Vichy, régime ouvertement xénophobe, était un facteur de vulnérabilité. Mais ce régime s'en est pris aux figures de " l'Anti-France " qui pouvaient être de nationalité française (communistes et francs-maçons). Son antisémitisme largement autochtone a, par ailleurs brouillé la frontière de la nationalité qui existait avant guerre entre Juifs français et Juifs étrangers, même si les Juifs étrangers ont particulièrement souffert des persécutions.

Si l'on examine les archives de la Relève et du STO, on s'aperçoit que les travailleurs envoyés en Allemagne étaient pour l'essentiel des nationaux. Il faut attendre mars 1944 pour que l'envoi des travailleurs étrangers devienne prioritaire. Plus de 700.000 travailleurs français ont été mutés en Allemagne, alors qu'il existait plus de 2,5 millions d'étrangers en France en 1939. La question est dès lors la suivante  :  étant donné le " coût politique " considérable qu'a représenté le STO, pourquoi le régime de Vichy, idéologiquement xénophobe, n'a-t-il pas envoyé plus de travailleurs étrangers en Allemagne ? et pourquoi la préférence nationale, legs de entre-deux-guerres, n'a-t-elle pas pu jouer ?

Il faut en fait tenir compte de la chronologie et d'un certain nombre de paramètres. Sous le régime du volontariat, la proportion de la MOC et de la MOE partie en Allemagne fut élevée (entre 22 et 23%, proportion bien supérieure au pourcentage des étrangers et des travailleurs coloniaux dans la population active), ce qui ne fut pas le cas sous les régimes de la Relève et du STO. En outre, il est indispensable de prendre en compte l'évolution du marché du travail (chômage jusqu'à la fin de l'année 41, puis pénurie de main d'oeuvre), la ou plutôt les stratégies économiques du troisième Reich, la nationalité des étrangers (ressortissants des puissances de l'Axe, des puissances alliées et des puissances neutres).

Le régime de Vichy aurait sans doute bien voulu envoyer en plus grand nombre des travailleurs étrangers en Allemagne, mais il n'a pas pu le faire pour de multiples raisons  :  a) diplomatiques (l'État français était lié par des engagements interna contractés avant-guerre) ; b) techniques ou structurelles (remise en vigueur de la Loi du 10 août 32, MOE employée dans des indus stratégiques ; dispersion des réfugiés par le Commissariat à la Lutte contre le Chômage) ; 3) résistance des fonctionnaires de l'administration classique du travail et de la main d'oeuvre et du CLC ; 4) et parce qu'il a développé des pratiques d'exclusion qui ont privé la politique de la main d'oeuvre d'un nombre considérable de bras.

De là plusieurs conclusions  :  1) La préférence nationale n'a pas pu être mise en oeuvre dans le cadre de la politique de la main d'oeuvre. L'analyse de cette politique montre qu'il s'est produit, par rapport à entre-deux-guerres, une inversion radicale des pratiques administratives. La logique du STO a en effet conduit le régime à traiter les ressortissants français assujettis au STO selon des recettes policières que la III République avait appliquées aux étrangers ; 2) La rupture du droit d'asile est surtout symbolique  :  3% de retraits de nationalité, 800 réfugiés politiques remis aux autorités allemandes (c'est beaucoup symboliquement, mais c'est peu en quantité) ; 3) la xénophobie s'est entremise dans la cogestion de la solution finale, puisque ce sont surtout des Juifs étrangers qui ont été victimes des persécutions (c'est là un fait essentiel), mais elle n'a pas pu s'exercer dans le cadre de la politique de la main d'oeuvre. En clair, la politique de la main d'oeuvre a dû composer avec la politique de l'exclusion menée par Vichy, mais la réciproque ne s'est pas vérifiée.

Troisième moment  :  Construction d'une politique de l'immigration (1945-1974)

C'est au sein du HCPF, rattaché à la présidence du GPRF, que les principes de la nouvelle politique de l'immigration (NPI) ont été définis  :  il s'agissait de repeupler la France pour remédier à son déclin démographique en tenant compte des déficits en main-d'oeuvre des diverses branches industrielles, de sélectionner les éléments étrangers susceptibles d'être introduits sur le territoire et de mettre en oeuvre un programme d'implantation et d'assimilation à leur intention. La NPI est issue d'une contraction historique entre des problèmes structurels et des données conjoncturelles commandées par la reconstruction ; elle procède d'un ajustement hypothétique entre ce qu'il aurait fallu faire et ce qu'il faut faire pour répondre aux besoins du présent et pour rattraper dans l'avenir , le temps perdu. Elle sera cependant très vite rattrapée par des considérations purement conjoncturelles.

Le caractère public de cette politique est consacré par la création de l'ONI, établissement public placé sous la double tutelle du MTSS et du tout nouveau MSPP (ministère de la Population). L'Office se voit confier le monopole de recrutement, mais l'organisation administrative se fait grosso modo sur les mêmes bases qu'avant 1939. Dans sa dimension peuplement, cette politique n'était pas exempte d'ambiguïtés. L'inquiétude nataliste en faisait un pis-aller, tout en lui conférant un caractère très sélectif voire racialiste (peur de la dissolution de l'ethnie ou de la " race " française). Si les critères d'assimilabilité et de désirabilité définis par Georges Mauco ont été écartés par le Conseil d'État, une préférence culturelle en faveur d'une immigration européenne, d'ailleurs non propre à la France, s'est incontestablement affirmée au sein des structures du MSPP. Le droit excluait certes toute discrimination fondée sur l'origine ethnique des migrants, mais il ne prévoyait pas de sanctionner des pratiques sélectives.

La politique de la main d'oeuvre a pris d'emblée l'ascendant sur la politique de la population, les introductions nouvelles étant bien davantage dictées par l'analyse de la conjoncture que par des préoccupations de repeuplement. En particulier, le rééquilibrage des composantes de la population française, pourtant inscrit au coeur des préoccupations du MSPP, s'est heurté à des contraintes objectives (pénurie de logements) et légales (libre circulation des Français musulmans d'Algérie (FMA) entre l'Algérie et la Métropole depuis 1947). Or ces contraintes n'ont pas disqualifié la préférence culturelle en faveur d'une immigration d'origine européenne (Plan Culture-Famille, aide financière à l'installation de familles appartenant à certaines nationalités, missions de l'ONI dans des zones étrangères choisies). Les responsables des questions migratoires se sont efforcés de faire venir des Allemands et des Italiens, tout en encourageant financièrement l'installation de leurs familles, afin de contrebalancer une migration algérienne devenue incontrôlable. Ils favoriseront ultérieurement l'entrée sur le territoire d'Espagnols et de Portugais. Ces efforts pour attirer ces populations reposaient sur le préjugé qu'elles étaient culturellement plus assimilables que les populations originaires d'Afrique du Nord ou de contrées plus lointaines (Cf. rapports des inspecteurs de la Population).

b) la dérégulation coloniale et l'AS  : 

Comment les structures se sont-elles efforcées d'intégrer les étrangers dans la société française ? Les pouvoirs publics se sont d'abord appuyés sur des conventions internationales, très souvent bilatérales, avant de mettre en oeuvre une action sociale qui constitue aujourd'hui, avec la maîtrise des flux et la lutte contre l'immigration clandestine, l'un des axes les plus importants de la politique française de l'immigration. De quand date l'action sociale en faveur des étrangers ?

Avant 1945, celle-ci se bornait à des formes d'accompagnement social, l'essentiel des efforts étant fourni par des associations ou par des services internationaux, comme le SSAE, auxquels l'État apportait son soutien financier. A la Libération, les pouvoirs publics ont pris soin d'évacuer le coût social de l'immigration  :  les employeurs français étaient tenus d'assurer la formation professionnelle des migrants et de leur procurer un logement. Le système a bien fonctionné dans le cadre de l'ordonnance du 2 novembre 1945, aussi longtemps que les étrangers ont été régulièrement introduits, c'est-à-dire jusqu'en 1957. Mais il s'est lézardé dès avant cette date en raison des migrations spontanées qui se développaient entre les trois départements algériens et la métropole. La loi du 20 septembre 1947 portant statut organique de l'Algérie avait, en effet ; reconnu l'égalité des droits et devoirs entre FMA et Français non musulmans ; égalité qui impliquait la libre circulation entre l'Algérie et la France. Comment dès lors insérer dans la société les migrants algériens qui formaient une population flottante, démunie, analphabète, et sous-qualifiée ?

Comme la qualité de citoyen français reconnue aux FMA interdisait de procéder à la création d'organismes spécifiques, les administrations centrales ont identifié les besoins de cette population en fonction de leurs compétences traditionnelles  :  chacun des ministères s'est efforcé de leur appliquer la préférence nationale et de les faire bénéficier d'une action sociale aussi prioritaire que compensatrice (logement).

Deux systèmes parallèles ont alors pris racine. Le premier était fondé sur un droit commun d'exception, applicable aux étrangers qui bénéficiaient de garanties relatives à l'emploi et au logement, à condition d'être régulièrement introduits (ordo. du 2 nov. 1945). En équilibre dynamique, il évacuait la question sociale, puisque l'emploi, garanti par la pénurie de main d'oeuvre et par la croissance, en commandait le fonctionnement. D'une certaine façon, le système était quasiment intégré, puisque la charge afférente à l'établissement des étrangers était partagée entre les employeurs et les migrants eux-mêmes pourvus d'un emploi. Le deuxième système se fondait, par assimilation, sur le droit commun applicable aux FMA comme aux nationaux et fonctionnait d'une tout autre manière. Ce n'est pas l'emploi qui en commandait la marche, mais bien le droit lui-même. La population musulmane se voyait privée, en tout cas, des garanties matérielles qui lui auraient permis de se sentir mieux lotie en droit et en condition que la MOE. L'écart qui la séparait de la population nationale était, en somme, sensiblement plus important que celui pouvant exister entre les nationaux et les étrangers, bénéficiaires de garanties. L'assimilation avait de ce fait créé une toute nouvelle frontière, d'autant plus névralgique qu'elle était fondée sur une distorsion entre l'égalité des droits et l'inégalité civile des conditions. Elle avait aussi, pour la première fois dans l'histoire française de l'immigration, ouvert à l'autorité publique un très large champ d'action sociale.

L'action sociale est donc bien née des problèmes posés par l'immigration algérienne, mais elle n'a acquis son caractère spécifique qu'avec la guerre d'Algérie, en décembre 1958. Dès 1956-1957, cette guerre a soumis les grandes administrations centrales à rude épreuve, l'encadrement social des FMA entrant en conflit avec la volonté de restaurer l'ordre public (dispositif d'encadrement particulièrement important). Ce n'est qu'en décembre 1958, avec l'institution d'une Délégation à l'action sociale pour les FMA, rattachée au Premier ministre, que les tâches sociales et les tâches de maintien de l'ordre ont été dissociées. Disposant du FAS (dont les attributions s'exerçaient de part et d'autre de la Méditerranée), créé dans le cadre du Plan de Constantine, Massenet fut chargé de coordonner l'action sociale en faveur des FMA présents en métropole. Le FAS et la Sonacotral (fondée en 1956) ont ainsi été mobilisés pour résorber les bidonvilles issus d'une migration algérienne de plus en plus familiale. Cette orientation est cependant intervenue trop tardivement pour modifier le cours d'une guerre, dont l'issue ne pouvait plus être que politique depuis le discours sur l'autodétermination de septembre 1959. Sans donc avoir été décisive, l'action sociale a été le legs majeur de la guerre d'Algérie  :  en 1964, l'exception algérienne (régime spécial) s'est maintenue, mais l'action sociale a été étendue à tous les étrangers (extension des attributions de la Sonacotral qui devient en 1963 la Sonacotra, du Service des Affaires musulmanes du MI et du FAS).

La politique de l'immigration dans sa dimension sociale résulte ainsi de la rencontre entre un droit commun d'exception qui se refusait à l'envisager et une exception dans le droit commun qui réclamait des formes d'action sociale spécifiques.

c) La croissance des années 1960

L'extension de l'action sociale s'avérait d'autant plus nécessaire que le cadre juridique de la politique de l'immigration ne résistait plus, depuis 1957, à l'emballement de la croissance économique. Pour faire face aux besoins en main d'oeuvre des entreprises, la procédure exceptionnelle de la régularisation s'est généralisée et l'immigration des faux touristes a été encouragée par des accords bilatéraux supprimant les visas pour les séjours de courte durée. L'ajustement est donc devenu essentiellement quantitatif, tout en conservant paradoxalement son caractère malthusien. C'est en effet bien davantage la conjoncture que les déséquilibres de la population française ou le déficit réel de la population active qui montrait la marche à suivre.

En l'espace d'une décennie, de 1957 à 1968, le dispositif conçu à la Libération s'est laissé déborder par 3 phénomènes  :  l'expansion économique, la décolonisation qui ne fut pas une brutale rupture et, enfin, la construction européenne.

Un véritable chassé croisé en est résulté  :  les ressortissants des anciennes colonies sont passés, sous l'effet de la décolonisation, d'un statut de " Français relatifs ou protégés " à un statut d'étrangers " absolus " ; les ressortissants des pays européens sont passés, sous l'effet de la construction européenne, du statut d'étrangers absolus, dont la venue était pourtant favorisée, à celui d'étrangers relatifs. Si ce chassé croisé a pris un temps considérable (près de 30 années), c'est d'abord parce que l'expansion économique renforçait la concurrence entre les pays d'immigration et tendait, de ce fait, à raréfier les sources de main d'oeuvre disponibles en Europe ; c'est aussi parce que la préférence culturelle en faveur d'une immigration d'origine européenne avait à composer avec une tradition d'assistance issue de l'idéal civilisateur de la colonisation (le droit de la nationalité en a longtemps porté la marque). C'est enfin parce que la décolonisation a été un processus très lent qui s'est amorcé en pleine expansion économique. Au bout du compte, la préférence culturelle a fini par avoir raison de l'obligation d'assistance coloniale, et les lois Pasqua semblent coïncider avec la fin de la décolonisation (grande différence avec l'Allemagne, longtemps pays d'immigration et d'émigration, qui a perdu ses colonies en 1918).

L'apparition, en 1966, d'une Direction de la population et des migrations au sein d'un grand ministère des Affaires sociales est le fruit d'un processus alluvionnaire qui porte la trace des transformations de la société français, des évolutions démographiques (baby-boom) et des événements politiques que la France a connus depuis 1945. C'est la fin de l'inquiétude nataliste (l'État ne se préoccupe plus des problèmes de population, bien que la DPM comporte dans son intitulé le terme " population "  :  le MSPP disparaît ; c'est aussi la fin de la guerre d'Algérie avec le souci de supprimer les régimes d'exception, même si l'exception algérienne est maintenue ; c'est la pérennisation d'une action sociale spécifique applicable à tous les étrangers nouvellement arrivés sur le territoire (le traitement social de l'immigration s'appuie sur des instruments spécifiques) ; c'est l'implosion du régime de l'ordonnance du 2 nov. 1945 qui s'est amorcée dès 1957 avec l'ouverture des frontières et la suppression du visa préalable pour les séjours de moins de 3 mois (régularisations massives), mais c'est aussi la volonté de revenir à l'orthodoxie de 1945 ; c'est enfin l'avènement d'une société de consommation qui supporte de moins en moins les contrastes sociaux.

La DPM est née du souci d'avoir en permanence une vision de synthèse des différentes composantes de la population de France et des relations d'interdépendance entre nationaux et étrangers, mais aussi entre les différentes communautés étrangères. Elle est l'héritière des attributions de certains services du MSPP (naturalisations et études démographiques  :  tutelle de l'INED), de la Délégation à l'action sociale (Massenet sera son premier directeur) avec la tutelle du FAS. C'est une structure qui ne dispose pas de services extérieurs propres (elle s'appuie sur les DDAS et les DDTE), car l'action sociale est conçue comme un sas à clapet, le clapet devant se refermer une fois les étrangers pris en charge par les structures de droit commun. Il ne saurait exister de politique sociale qui soit uniquement ciblée sur les étrangers, car le critère juridique de la nationalité ne définit pas un champ d'intervention sociale ; réciproquement, il ne saurait y avoir de politique sociale excluant de son champ d'action les immigrés, sauf à générer des inégalités soc qui aboutiraient à en invalider la fonction.

Si l'on fait abstraction des moments exceptionnels que les deux guerres mondiales ont représentés et si l'on raisonne dans la longue durée, l'ambivalence des structures apparaît manifeste  :  les structures ont certes administré une préférence nationale dans les domaines de l'emploi et du logement notamment, mais elles se sont aussi efforcées, dans un même souci d'ordre public ou d'harmonie sociale, d'intégrer les étrangers dans la société française. Cette ambivalence n'a plus cours aujourd'hui, puisque le clivage passe désormais, depuis le milieu des années 1980, entre étrangers en situation irrégulière et étrangers en situation régulière. S'il permet désormais d'envisager le traitement social de l'immigration (régulière) sur le mode de l'indifférenciation (et non plus de la différenciation), ce clivage fait bon marché des relations sociales ou des relations de parenté qui peuvent exister entre ces deux catégories d'étrangers ou même entre nationaux et étrangers. Il empêche les politiques sociales de fonctionner pleinement selon les principes de la solidarité sociale (Cf. troisième partie de l'ouvrage).

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