L'histoire sociale dans l'enseignement secondaire
Par G. Noiriel
repris de Us magazine, décembre 1999
Ceci dit, il est incontestable que lhistoire économique et sociale, appuyée sur les méthodes quantitatives, que Fernand Braudel et Ernest Labrousse avaient impulsée dans les décennies daprès-guerre, a perdu son dynamisme. Mais cela sexplique par le fait quune nouvelle génération dhistoriens a défriché de nouveaux chantiers qui ont bouleversé lancienne histoire sociale. Sans entrer dans les détails, on peut retenir deux aspects majeurs de ce renouvellement. En premier lieu, les historiens sociaux ont tendance aujourdhui à rejeter lanalyse en termes de structures au profit des acteurs. On raisonne de moins en moins à partir des entités collectives qui étaient au centre de lancienne histoire économique et sociale : la " Classe Ouvrière ", la " Bourgeoisie ", etc. Le mot dordre est de " déconstruire " ces entités pour voir comment, concrètement, se nouent les relations entre les individus ; comment on passe du singulier au collectif. En second lieu, et les deux points sont liés, les historiens sociaux rejettent de plus en plus aujourdhui le schéma explicatif global que Braudel et Labrousse avaient imposé en sinspirant de la conception marxiste de lhistoire (infrastructure/superstructure). Ce schéma distinguant trois instances superposées : léconomique, le social et le politique, fonctionnait comme une " grille de lecture " passe partout censée expliquer tous les phénomènes historiques. Sans nier limportance des facteurs économiques dans les transformations du monde social, les historiens sociaux daujourdhui privilégient des schémas explicatifs plus diversifiés, plus étroitement adaptés aux problèmes quils cherchent à résoudre dans leur travail empirique. La conséquence peut-être la plus importante de cette évolution tient au fait que la définition des domaines de lhistoire est en train de changer. Au lieu de définir lhistoire politique comme le domaine qui soccupe de la réalité politique, on sintéresse au politique en tant quobjet de recherche pouvant être étudié aussi bien par lhistoire politique classique que par lhistoire sociale, culturelle, etc. Il ne sagit plus, dans ces conditions, dopposer lhistoire politique à lhistoire sociale mais de se demander comment lhistorien peut étudier le politique (quelles problématiques, quelles méthodes, etc.). Je crois que cest à ce niveau que se situent les vrais clivages qui divisent actuellement la recherche historique. Lhistoire politique qui a pignon sur rue aujourdhui refuse de souvrir sur les sciences sociales. Elle continue à raisonner à partir de ces personnages fictifs que sont la Nation, lEtat, lOpinion. Les historiens sociaux sefforcent quant à eux dappréhender ces entités politiques à laide des instruments que la sociologie ou lanthropologie ont élaboré pour étudier la société.
Lorsquon examine les programmes et les manuels dhistoire du secondaire on est frappé de constater que ces innovations et ces débats sont complètement ignorés. Certes, il existe un décalage dans le temps entre la recherche " de pointe " et sa traduction pédagogique. Mais cela nexplique pas tout. Pour prendre un exemple que je connais bien, on constate quen dépit de son important développement depuis les années 1980, lhistoire de limmigration na été intégrée ni dans les programmes ni dans les manuels mis en oeuvre en 1996. Jai moi-même fait partie de deux commissions réunies, au cours des années 1980, à linitiative du ministère de léducation nationale pour réfléchir sur la meilleure façon daborder limmigration dans lenseignement de lhistoire. Mais ces réunions ont abouti à des rapports qui ont fini dans des tiroirs de lInspection générale. Affirmer que ces recherches récentes seraient trop " compliquées " pour pouvoir être enseignées est un argument peu crédible. Certes, le problème de savoir comment traduire les acquis de la recherche dans lenseignement est une question essentielle qui nécessite une collaboration étroite entre chercheurs et professeurs. Mais on ne voit pas pourquoi lhistoire de limmigration poserait des problèmes pédagogiques plus ardus que les autres phénomènes historiques. Par exemple, expliquer aux élèves de Première que le " protectionnisme " de la fin XIXe siècle, loin de se limiter à une question de droits de douane, marque un tournant fondamental dans lhistoire des sociétés modernes parce quil inaugure la logique juridico-administrative de protection du marché du travail national, nest pas pédagogiquement plus difficile que de détailler les péripéties diplomatiques qui ont précédées la première guerre mondiale.