L'histoire sociale dans l'enseignement secondaire

Par G. Noiriel

repris de Us magazine, décembre 1999

Affirmer que l’histoire sociale ne doit plus occuper une place importante dans les programmes d’histoire des collèges et lycées parce qu’elle ne serait plus à l’ordre du jour de la recherche est une absurdité. Ce genre de propos illustre les luttes de concurrence qui opposent les historiens entre eux sur la définition du savoir légitime en histoire. Le clivage entre histoire politique et histoire sociale n’est pas nouveau. Schématiquement, on peut dire qu’à chaque fois que la France a connu d’importants mouvements sociaux (début du siècle, années 1950, Mai 68), l’histoire sociale a eu le vent en poupe ; alors que dans les périodes de démobilisation, comme celle que nous connaissons aujourd’hui, l’histoire politique traditionnelle (qu’on appelle parfois " événementielle ") a repris le dessus. Mais il faut bien voir que ces polémiques n’ont qu’un lointain rapport avec la réalité de la recherche scientifique, telle qu’elle se pratique dans les thèses et les articles des revues historiques savantes. Avant d’affirmer que tel ou tel courant de la recherche est " dépassé ", il faudrait que les historiens se mettent d’accord sur les critères permettant d’évaluer l’innovation, le dynamisme, la productivité scientifique dans notre discipline. Or à l’heure actuelle de tels critères n’existent pas. Dans ces conditions, les historiens qui tiennent des discours sur l’histoire ne peuvent être que juge et partie. On comprend que les historiens qui entretiennent des liens privilégiés avec le pouvoir politique et les médias disposent de moyens puissants pour discréditer leurs concurrents et imposer dans l’opinion l’idée que leur domaine de recherche est à la pointe de l’innovation. Mais pour cultiver ces liens, il faut dépenser beaucoup d’énergie et y consacrer un temps considérable, au détriment du travail scientifique. C’est ce qui explique ce paradoxe (qui n’est pas nouveau)  :  ce sont souvent ceux qui parlent au nom de l’histoire qui la pratiquent le moins dans sa forme savante. Bien évidemment, ce clivage ne recoupe pas l’opposition histoire sociale/histoire politique. Ces deux domaines possèdent leurs " savants " et leurs " vulgarisateurs ". Néanmoins, il est évident que les historiens qui se réclament de l’histoire politique sont surreprésentés dans les lieux de pouvoir évoqués plus haut (comme chroniqueurs de presse, experts dans les instances officielles chargées de l’élaboration des programmes du secondaire, directeurs des collections de manuels scolaires chez les éditeurs). On comprend mieux dans ces conditions pourquoi et comment le discours sur la " crise " de l’histoire sociale a pu se diffuser au cours des dernières années.

Ceci dit, il est incontestable que l’histoire économique et sociale, appuyée sur les méthodes quantitatives, que Fernand Braudel et Ernest Labrousse avaient impulsée dans les décennies d’après-guerre, a perdu son dynamisme. Mais cela s’explique par le fait qu’une nouvelle génération d’historiens a défriché de nouveaux chantiers qui ont bouleversé l’ancienne histoire sociale. Sans entrer dans les détails, on peut retenir deux aspects majeurs de ce renouvellement. En premier lieu, les historiens sociaux ont tendance aujourd’hui à rejeter l’analyse en termes de structures au profit des acteurs. On raisonne de moins en moins à partir des entités collectives qui étaient au centre de l’ancienne histoire économique et sociale  :  la " Classe Ouvrière ", la " Bourgeoisie ", etc. Le mot d’ordre est de " déconstruire " ces entités pour voir comment, concrètement, se nouent les relations entre les individus ; comment on passe du singulier au collectif. En second lieu, et les deux points sont liés, les historiens sociaux rejettent de plus en plus aujourd’hui le schéma explicatif global que Braudel et Labrousse avaient imposé en s’inspirant de la conception marxiste de l’histoire (infrastructure/superstructure). Ce schéma distinguant trois instances superposées :  l’économique, le social et le politique, fonctionnait comme une " grille de lecture " passe partout censée expliquer tous les phénomènes historiques. Sans nier l’importance des facteurs économiques dans les transformations du monde social, les historiens sociaux d’aujourd’hui privilégient des schémas explicatifs plus diversifiés, plus étroitement adaptés aux problèmes qu’ils cherchent à résoudre dans leur travail empirique. La conséquence peut-être la plus importante de cette évolution tient au fait que la définition des domaines de l’histoire est en train de changer. Au lieu de définir l’histoire politique comme le domaine qui s’occupe de la réalité politique, on s’intéresse au politique en tant qu’objet de recherche pouvant être étudié aussi bien par l’histoire politique classique que par l’histoire sociale, culturelle, etc. Il ne s’agit plus, dans ces conditions, d’opposer l’histoire politique à l’histoire sociale mais de se demander comment l’historien peut étudier le politique (quelles problématiques, quelles méthodes, etc.). Je crois que c’est à ce niveau que se situent les vrais clivages qui divisent actuellement la recherche historique. L’histoire politique qui a pignon sur rue aujourd’hui refuse de s’ouvrir sur les sciences sociales. Elle continue à raisonner à partir de ces personnages fictifs que sont la Nation, l’Etat, l’Opinion. Les historiens sociaux s’efforcent quant à eux d’appréhender ces entités politiques à l’aide des instruments que la sociologie ou l’anthropologie ont élaboré pour étudier la société.

Lorsqu’on examine les programmes et les manuels d’histoire du secondaire on est frappé de constater que ces innovations et ces débats sont complètement ignorés. Certes, il existe un décalage dans le temps entre la recherche " de pointe " et sa traduction pédagogique. Mais cela n’explique pas tout. Pour prendre un exemple que je connais bien, on constate qu’en dépit de son important développement depuis les années 1980, l’histoire de l’immigration n’a été intégrée ni dans les programmes ni dans les manuels mis en oeuvre en 1996. J’ai moi-même fait partie de deux commissions réunies, au cours des années 1980, à l’initiative du ministère de l’éducation nationale pour réfléchir sur la meilleure façon d’aborder l’immigration dans l’enseignement de l’histoire. Mais ces réunions ont abouti à des rapports qui ont fini dans des tiroirs de l’Inspection générale. Affirmer que ces recherches récentes seraient trop " compliquées " pour pouvoir être enseignées est un argument peu crédible. Certes, le problème de savoir comment traduire les acquis de la recherche dans l’enseignement est une question essentielle qui nécessite une collaboration étroite entre chercheurs et professeurs. Mais on ne voit pas pourquoi l’histoire de l’immigration poserait des problèmes pédagogiques plus ardus que les autres phénomènes historiques. Par exemple, expliquer aux élèves de Première que le " protectionnisme " de la fin XIXe siècle, loin de se limiter à une question de droits de douane, marque un tournant fondamental dans l’histoire des sociétés modernes parce qu’il inaugure la logique juridico-administrative de protection du marché du travail national, n’est pas pédagogiquement plus difficile que de détailler les péripéties diplomatiques qui ont précédées la première guerre mondiale.

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