Le rôle de l'industrialisation dans la formation du monde ouvrier en France (1880-1980)

Par Gérard NOIRIEL (EHESS, Paris)

Conférence SHMC
Samedi 8 novembre 1997

Sommaire

 
1. Introduction
2. L'hétérogénéité du monde ouvrier jusque dans les années 1880
3. Le processus d'ouvriérisation entre 1880 et 1930 et les nouveaux clivages du monde du travail
4. L'unification communiste

1. Introduction

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais rappeler à partir de quelles préoccupations j'ai entrepris mes travaux sur l'histoire du monde ouvrier français. Toute recherche, en effet, est conditionnée par le point de vue et les hypothèses adoptés au départ. Un historien qui privilégie l'analyse microhistorique en examinant les relations que les ouvriers ont nouées entre eux au niveau de leur atelier ou de leur quartier ne produira pas le même type de connaissances que celui qui inscrit sa recherche dans la "longue durée" et dans un cadre national. Les deux types d'approches sont parfaitement légitimes, mais il convient de les distinguer pour éviter d'alimenter des polémiques sans intérêt sur les mérites respectifs des approches "micro" et "macro". C'est pourquoi j'ai tenu, dans l'introduction de cet exposé, à évoquer rapidement la problématique qui a toujours sous-tendu mes recherches sur l'histoire ouvrière française. Le point de départ était tributaire du contexte à la fois intellectuel et politique de la fin des années 1970. Au niveau des questionnements, comme au niveau des méthodes, l'histoire ouvrière était alors dominée par les élèves d'Ernest Labrousse (directs ou indirects), comme Yves Lequin, Michelle Perrot, Madeleine Rebérioux, Rolande Trempé...L'objectif était d'appréhender l'histoire ouvrière comme un "fait social total" en combinant des approches quantitatives (fondées sur l'exploitation des statistiques fournies par les recensements, les registres du personnel...) et qualitatives (histoires de vie...); l'histoire des techniques et l'anthropologie historique, voire la sociologie de "terrain". Néanmoins, cette perspective ne permettait pas de résoudre tous les problèmes que je rencontrais dans ma thèse. Ayant choisi d'étudier l'histoire des "hommes du fer" dans la région de Longwy, à un moment où éclatait les grandes grèves de 1979-80 contre les fermetures d'usines, mon souci était de montrer que l'histoire du monde du travail pouvait contribuer à expliquer pourquoi les sidérurgistes faisaient preuve d'un tel acharnement pour empêcher le processus de restructuration industrielle dans lequel la France toute entière était alors engagée. Le caractère le plus frappant de ce mouvement social était que les ouvriers du fer, issus dans leur majorité de l'immigration, se mobilisaient en faisant appel à des "traditions" et à des symboles qui n'appartenaient pas à leur histoire personnelle ou familiale, mais qui reprenaient pour l'essentiel les thèmes folkloriques sur la Lorraine rurale qui avaient été élaborés à la fin du 19ème siècle par la droite nationaliste contre les "étrangers". J'ai essayé d'expliquer, dans l'ouvrage tiré de ma thèse sur le bassin de Longwy, les raisons historiques qui pouvaient expliquer ce paradoxe. J'ai emprunté la même démarche régressive dans ma synthèse sur l'histoire des ouvriers en France, publiée en l986. En partant du constat que les ouvriers britanniques ou allemands réagissaient de façon très différente à la crise profonde qui a bouleversé le monde industriel dans les années 1980, je voulais comprendre en quoi ces contrastes pouvaient s'expliquer par la spécificité des histoires ouvrières nationales. Par rapport aux autres grands pays industrialisés, la classe ouvrière française s'est illustré par la faiblesse de ses organisations syndicales. Ses capacités de mobilisation ont toujours été incomparablement plus faibles qu'en Grande-Bretagne, comme le montrent les différences dans le nombre et l'ampleur des grèves. En Allemagne, aujourd'hui encore, les organisations ouvrières ont la possibilité d'intervenir réellement sur le processus de production, dès le niveau de l'atelier, alors que les rapports sociaux dans l'entreprise restent marqués, en France, par une conception très hiérarchisée. L'essentiel se traite au sommet, au niveau de l'élite technicienne; la majorité des ouvriers étant réduits au rôle d'exécutants. Plus généralement, un simple regard comparatif montre que l'impact de la culture ouvrière dans l'ensemble de la société, son rayonnement au-delà des frontières de classe, est beaucoup plus réduit en France (par exemple le football est un sport beaucoup plus lié au monde ouvrier en Grande-Bretagne qu'en France). Ces réflexions m'ont amené à envisager l'histoire du monde ouvrier comme une composante essentielle de son identité collective et à développer l'hypothèse que plus les traditions du groupe ont été préservées, plus cette identité collective est forte (et plus, par conséquent, les capacités de résistance au changement sont importantes). Mais les sociologues ont montré que les traditions d'un groupe social peuvent se transmettre de deux façons :  par la voie "généalogique" (transmission directe d'une mémoire collective et d'une culture spécifique d'une génération à l'autre) et par la voie "institutionnelle" (quand des éléments importants de l'histoire et la culture de classe sont fixés par écrit ou dans des formes matérielles :  aménagement de l'espace, organisations, dispositions juridiques, ...). Ce qui m'a conduit à l'hypothèse qu'une "culture ouvrière" a d'autant plus de chances d'être solide et durable que se conjuguent en elle les deux principes qui définissent toute tradition sociale :  le principe "généalogique" et le principe "institutionnel". Le cas anglais est sans doute le meilleur exemple d'une tradition forte. D'abord, la construction ("making") de la classe ouvrière est consécutive à une très forte rupture sociale. La prolétarisation massive de millions de paysans est l'élément fondamental qui explique l'autonomisation progressive, au sein des classes populaires, d'un groupe ouvrier relativement homogène. Rupture que l'on constate non seulement dans le changement de la nature et du lieu de travail (terre/usine), mais aussi dans l'adoption des modes de vie urbains et salariés qui découlent de l'exode rural. Cette radicalité de la prolétarisation (que l'on retrouve un demi-siècle plus tard en Allemagne), favorise l'institutionnalisation des pratiques de classe, marquée notamment par la naissance d'un mouvement ouvrier suffisamment puissant et enraciné dans le monde du travail pour atténuer ou même "digérer" les bouleversements de la composition "technique" et sociale de la classe (rationalisation du travail, mobilité professionnelle). Par ailleurs, la force des frontières du groupe (consécutive à la fois à la brutalité de sa formation et à son poids décisif dans la population active) tend à limiter l'interpénétration entre les classes. D'où l'importance de la reproduction généalogique du statut ouvrier sur plusieurs générations qui contribue à maintenir vivante les traditions et l'identité collectives. L'étude du cas français m'a amené à conclure que cette formation de classe à l'anglaise n'avait pas été possible; du fait même que la révolution industrielle n'avait jamais occasionné des ruptures sociales aussi radicales qu'en Grande-Bretagne ou en Allemagne. Le rapport des forces issu de la Révolution française a eu pour effet d'atténuer ces ruptures. C'est pourquoi, le monde ouvrier français a toujours étét beaucoup plus hétérogène et instable que ses voisins, ce qui n'a pu qu'affaiblir l'identité collective du groupe. C'est ce qui explique, en dernière analyse, le paradoxe d'un pays où la classe ouvrière a joué un grand rôle politique, alors que socialement elle a été marginalisée.

Si j'ai tenu à rappeler les grandes lignes de la problématique que j'ai développée dans mes travaux, c'est parce qu'elle met en relief les liens étroits qui existent selon moi, partout en Europe, entre d'une part les rythmes et les formes prises par l'industrialisation et, d'autre part, les caractéristiques que présentent les principaux groupes sociaux. C'est ce que je voudrais essayer de montrer dans la suite de ce texte

2. L'hétérogénéité du monde ouvrier jusque dans les années l880

Pour comprendre les particularités françaises de la deuxième industrialisation, il faut absolument avoir présente à l'esprit la façon dont les chefs d'entreprise ont essayer de résoudre les problèmes de main d'oeuvre qu'ils ont rencontré tout au long du XIXe siècle. Jusque dans les années 1880, le monde ouvrier est extrêmement hétérogène. On peut néanmoins distinguer deux pôles, tous deux hérités de l'Ancien Régime :  les ouvriers de l'artisanat, que l'on rencontre surtout dans les villes, et les ouvriers de la grande industrie, qu'on trouve principalement dans les zones rurales, en majorité des ouvriers-paysans qui ont profité de la diffusion du travail textile et métallurgique dans les campagnes. Cette situation perdure jusqu'à la fin du Second Empire car l'agriculture et l'artisanat sont toujours les deux principaux moteurs de l'économie française. Les activités industrielles nouvelles (liées à la première industrialisation, fondée surtout sur le textile) ont un rôle secondaire et surtout, elles se développent majoritairement dans les campagnes. C'est ce qui explique la faiblesse de l'exode rural en France et le paradoxe du Second Empire où l'activité industrielle progresse fortement, sans que le nombre des ouvriers augmente. En l880, la moitié des actifs travaillent encore dans l'agricuture (ils ne sont plus que 25% dans ce cas en l840 en Grande-Bretagne, proportion que la France n'atteindra qu'en l950). Parler alors de la classe ouvrière n'a guère de sens et les observateurs les plus avertis, comme Frédérique Le Play, emploient toujours le pluriel. Les gens de métier, forment l'élite ouvrière. Ils sont enracinés dans leurs quartiers, souvent depuis plusieurs générations, fréquentent les milieux intellectuels militants, ont conservé la mémoire des luttes révolutionnaires passées. Ils entretiennent des liens étroits avec le monde de la boutique et du petit patronat (auquel ils accèdent fréquemment, avant de retomber, en bien des cas, dans le salariat). Les campagnes sont peuplées d'une multitude de petits propriétaires qui s'accrochent à leur lopin; tentent de l'arrondir en profitant de la vente des Biens Nationaux. C'est vers eux essentiellement que se tourne la grande industrie mécanisée. D'une part parce que le rapport de force entre classes issu de la Révolution ne permet pas aux patrons d'obtenir un déracinement massif du prolétariat paysan vers les villes. D'autre part parce que le système des valeurs qui domine encore la société française n'est pas celui du capitalisme. Les grosses fortunes s'orientent volontiers vers l'achat de biens fonciers, mais relativement peu vers l'industrie. Ceci laisse le champ libre à la petite bourgeoisie d'affaire qui trouve dans l'industrie rurale un moyen de limiter les dépenses en "capital fixe" et en salaires (le cas le plus flagrant étant le travail à domicile extrêment répandu en ce qui concerne le textile et la petite métallurgie). Par ailleurs, la répétition des journées révolutionnaires à Paris (ou à Lyon) amène la classe dirigeante à encourager des formules qui maintiennent les paysans à la campagne. De même, depuis les grandes enquêtes de la Monarchie de Juillet, le paupérisme est considéré comme le facteur essentiel des révolutions. D'où l'encouragement des formes diverses de pluri-activité qui caractérisent les classes populaires de cette époque (à la ville comme à la campagne). Même des saint simoniens comme Emile Martin, directeur des forges de Fourchambault (parmi les plus modernes de France au milieu du 19ème siècle), théorisent la pluri-activité comme forme originale de mode de production industriel. La petite propriété terrienne, doit permettre à l'ouvrier de se stabiliser; donner du travail à la femme, aux enfants, aux vieux et à l'ouvrier lui-même pendant les périodes de chômage. Pour la majorité des petits paysans la présence d'une "fabrique" dans la région est une aubaine. Elle fournira le numéraire dont le paysan a besoin pour acheter un lopin supplémentaire, pour rembourser des dettes... Pendant la morte saison d'hiver, elle permet de ne pas rester sans ressources. Le travail à domicile, distribué dans les campagnes par les marchands-fabricants, fournit les mêmes "avantages". Quant aux paysans qui ne trouvent pas ces compléments d'activité sur place, ils vont les chercher au loin, dans le cadre des migration saisonnières ou temporaires, si nombreuses dans la France du temps et qui constituent comme le trait d'union entre le monde urbain et le monde rural. Ce système industriel atteint son apogée sous le Second Empire. Il explique, à mon sens, le relatif consensus politique dont bénéficie Napoléon III jusque dans les années l860 et la faiblesse du mouvement ouvrier français. Que ce soit au Creusot, à Valentigney (chez Peugeot) ou ailleurs, l'immense majorité des ouvriers d'industrie, ne se reconnait pas dans les luttes développées par les ouvriers de l'artisanat urbaine. Culturellement et politiquement, ils continuent à se conduite comme des paysans. L'atonie du développement urbain et des échanges monétaires, autre conséquence très importante du faible exode rural, empêche l'éclosion des espaces propres au prolétariat industriel, limite les contacts entre l'élite des métiers et les travailleurs de l'industrie. La pluri-activité multiplie le nombre des individus qui eux-mêmes ne sont fixés ni dans le salariat, ni dans la classe ouvrière.

3. Le processus d'ouvriérisation entre 1880 et 1930 et les nouveaux clivages du monde du travail

On pourra opposer à ces remarques que l'Angleterre est un cas unique par la précocité de son industrialisation. En Allemagne, les mutations décisives du capitalisme ne se produisent qu'à la fin du 19ème siècle. Mais la comparaison France/Allemagne confirme l'hypothèse de l'impossible prolétarisation massive dans le cas français. Dans les années l880, l'économie européenne est frappée de plein fouet par la Grande Dépression, qui remet en cause tout le système de pluri-activité décrit plus haut. L'unification du marché national (suite à l'achèvement du réseau ferré) et l'afflux des marchandises fabriquées dans des pays où les règles de la production capitalistes sont déjà largement appliquées (traités de libre-échange de l860) sont des facteurs essentiels d'une crise qui touche d'abord les paysans. Leurs revenus diminuent dans des proportions dramatiques suite à la baisse des prix des céréales, aux catastrophes naturelles (phylloxéra) et à la faillite de l'industrie rurale (forges, textile à domicile) qui prive les paysans pauvres des ressources complémentaires indispensables. Les conditions économiques semblent ainsi remplies pour que se produise la rupture qui permettrait la construction d'une classe ouvrière homogène. D'autant plus que dès les années l890, la France connait une nouvelle phase de développement économique intense (début de la "deuxième industrialisation"), fondé sur la métallurgie et les constructions mécaniques, qui entraine un appel de main d'oeuvre considérable. De fait, l'on observe une intensification de l'exode rural, puisque la population urbaine passe de 30,5% à 42,1% entre l866 et 1906 et qu'environ 500 000 ouvriers agricoles quittent la campagne. Et pourtant, la lecture des statistiques fournies par les recensements montre que dans les dernières décennies du 19ème siècle, le nombre des ouvriers d'industrie stagne. Mieux! Dans la même période, la totalité de l'exode rural est absorbé par le seul secteur des "services" dont les effectifs double en vingt ans. Les effectifs des professions libérales, du commerce, les "travailleurs isolés" augmentent d'un tiers. Et au même moment, le Comité Central des Houillères se lamente car il manque 15 000 mineurs, 10% de la main d'oeuvre totale dans les mines, pour satisfaire les commandes. Le développement industriel français reste profondément marqué par les conditions dans lesquelles s'est déroulée la première industrialisation. L'implantation en zône rurale d'un grand nombre d'entreprises a empêché la formation d'une main d'oeuvre qualifiée et même d'un prolétariat n'ayant que sa force de travail à vendre. A la fin du 19ème siècle, la croissance des emplois dans l'industrie coincide avec l'extension du secteur des "services", consécutif au progrès scientifique (médecins), à l'élévation du niveau de vie (commerçants) et à l'émergence de l'Etat-Providence (fonctionnaires). Le malthusianisme démographique, le maintien d'une population paysanne pléthorique aggrave le déficit en main d'oeuvre et favorise l'instabilité ouvrière. Ainsi, dans les années qui précèdent la Première guerre, dans le Valenciennois, la moitié des mineurs changent de profession. A l'usine métallurgique de Decazeville, 65% des ouvriers quittent leur emploi l'année de leur embauche. Le patronat et la classe dirigeante se heurtent à un autre obstacle pour alimenter le marché du travail ouvrier :  les traditions démocratiques sur lesquelles la IIIe République naissante a fondé sa légitimité. Les solutions autoritaires à la Bismarck sont exclues dans le cas français. Et le fait que le suffrage universel ait précédé les grandes mutations capitalistes donne au groupe d'électeurs le plus nombreux, la petite paysannerie, une arme très efficace pour freiner les évolutions en cours (cf. les lois protectionnistes de Méline à la fin du siècle).

Pourtant, les bouleversements économiques apparus vers l900 s'accélèrent encore dans les décennies suivantes, surtout après la guerre. En l930, on peut estimer que la France a enfin accompli sa mutation industrielle. Pour la première fois, la population urbaine dépasse la population rurale. Plus de 50% des salariés travaillent dans des établissements de plus de 200 personnes et un quart dans des établissements de plus de 500. En une trentaine d'années, 40% des travailleurs "isolés" (petits artisans...) ont disparu. De plus, cette période voit le triomphe des grandes usines, notamment dans la sidérurgie, l'industrie chimique, la construction automobile...Dans le même temps, les exigences nouvelles de rentabilité imposent une rupture de l'entreprise avec son environnement rural, alors que jusqu'ici ces deux univers avaient toujours été complémentaires. Cette rupture se concrétise par la construction de hauts murs d'enceinte qui matérialisent l'espace usinier, par des mesures répressives fixées dans les règlements d'atelier pour empêcher l'absentéisme (notamment à l'époque des moissons...). La clôture de l'espace de travail s'accompagne des premières tentatives patronales pour élaborer des projets de "carrières ouvrières", fondées sur la pyramide hiérarchique, afin que les salariés s'identifient à l'entreprise, y investissent toute leur énergie. Si le clivage central de l'époque précédente ouvrier urbain/ouvrier rural s'atténue fortement, d'autres formes d'hétérogénéité apparaissent qui correspondent aux diverses solutions que le patronat français a imaginé pour résoudre son lancinant problème de main d'oeuvre. Au cours de cette période se constituent plusieurs marchés du travail ouvrier fortement cloisonnés et n'ayant guère de rapports entre eux. L'ancien secteur des métiers urbains se maintient, même s'il est marginalisé et replié sur lui-même. De même, le monde textile, né dans les décennies précédentes, tend à se stabiliser et à prendre la physionomie qu'il conservera jusque dans les années l950 (petites usines de 200 à 300 ouvriers, patronat "paternaliste", fréquence des implantations en zônes rurales...). La deuxième industrialisation provoque une importante expansion des "services" (notamment des transports) où l'on rencontre un monde ouvrier relativement protégé car bénéficiant des garanties de l'Etat (notamment en matière d'emploi). Deux branches industrielles profitent surtout de cette expansion économique :  Au bas de l'échelle, cumulant l'éloignement des centres urbains et les métiers les plus durs, on trouve les zônes d'industrie lourde qui sont le lieu d'un formidable renouvellement de population (accentué par la guerre) lié à l'immigration de masse. A l'autre bout de la chaine, la construction mécanique et électrique qui emploie encore à cette époque beaucoup d'ouvriers qualifiés et qui attire nombre de fils de mineurs de Denain ou d'ouvriers du Creusot passés par les centres d'apprentissage.

Chacun de ces grands marchés du travail ouvrier a sa propre histoire, ses caractéristiques professionnelles et régionales qui rendent particulièrement difficiles les tentatives d'unification sous une même bannière de classe. Néanmoins, c'est au tournant du siècle que se situe la véritable émergence du mouvement ouvrier moderne. Comme l'a montré Michelle Perrot dans sa thèse, le double processus démocratique qui s'épanouit alors :  débats parlementaires où s'illustrent les porte parole parlant au nom de l'ouvrier et explosion de la presse populaire de masse qui diffuse dans toute la France l'image du "prolétaire" - jouent un rôle essentiel dans la construction sociale du groupe ouvrier. Ce phénomène est fortement accentué par la multitude des grandes grèves durables (parfois pendant un an) et violentes (l'intervention de la troupe n'est pas rare) qui secouent la vie politique et qui, relayés par la grande presse, imposent dans l'opinion l'image des nouvelles figures ouvrières comme celle des mineurs. Désormais ce n'est plus le monde des métiers qui constitue l'élément moteur des luttes sociales, mais la grande industrie (elle fournit à elle seule 35% de l'ensemble des grévistes à la fin du siècle). Ces conflits trouvent maintenant un écho considérable au Parlement grâce à la naissance du parti socialiste qui s'implante durablement dans un grand nombre de municipalités ouvrières, notamment dans le Nord. La logique même du jeu politique veut que ceux qui souhaitent capter les suffrages ouvriers parlent au nom de l'ensemble de la classe et s'efforcent de gommer les différences entre les catégories. Ce travail d'homogénéisation est renforcé par la nécessité dans laquelle se trouvent les "élus du peuple" d'obtenir des améliorations tangibles de la "condition ouvrière" pour justifer leur fonction d'élu. D'où l'important développement de la législation sociale qui s'accompagne d'un premier grand travail de codification des rapports sociaux. L'activité juridique de la fin du 19ème siècle contribue à "découper" dans la "réalités sociales" des ensembles jusque là peu différenciés. C'est à ce moment-là qu'est réellement définie l'activité salariée (par opposition au "chômage"). Cette frontière est accentuée par les lois sociales; comme la Retraite Ouvrière et Paysanne de l910 qui instaure des régimes juridiques différents entre salariés et "indépendants". Comme le dit un député opposé à cette loi à la Chambre, ces mesures contribuent puissamment à la "construction" de classes sociales immuables. Tout ceci aboutit à une spectaculaire différenciation, au sein des classes populaires, entre le monde de la boutique et de l'artisanat et le monde ouvrier. Jusqu'à la Commune, ces deux groupes étaient encore très liés entre eux; mais leurs divergences s'accroissent de plus en plus à la fin du 19ème siècle (le monde des petits producteurs indépendants évoluant vers les partis de droite, voire d'extrême droite). Si bien qu'on peut penser que la constitution du mouvement ouvrier à la fin du 19ème siècle se fait, non pas dans le prolongement de la mobilisation artisanale développée sous la Monarchie de Juillet, mais contre les formes d'organisation, les signes identitaires et les valeurs que ceux-ci avaient élaborés dans les décennies antérieures. Les multiples péripéties qui agitent le mouvement ouvrier français avant 1914, notamment l'opposition entre les partisans des syndicats de métier et ceux d'un syndicat de branche industrielle, illustrent l'affrontement entre ces deux définitions contradictoires de la classe ouvrière. Si la victoire des partisans du syndicalisme "moderne" est acquise dès les années qui précèdent la guerre de l4, la puissance du mouvement ouvrier français est incomparablement moins grande qu'en Grande Bretagne ou en Allemagne.

Les mêmes facteurs qui expliquent cette faiblesse institutionnelle - prolétarisation limitée, hétérogénéité et instabilité du monde ouvrier - doivent être mentionnés en ce qui concerne l'autre véhicule des traditions ouvrières :  la reproduction généalogique. Etant donné la situation du marché du travail, beaucoup d'ouvriers voient s'ouvrir de nombreuses possibilités d'ascension sociale (de type père mineur dans le Nord, fils ajusteur chez Renault, ou père ouvrier, fils gendarme; père ouvrier-artisan dans les métiers parisiens, fils petit patron d'une entreprise travaillant comme sous-traitant pour l'automobile...). L'ampleur des destructions des sites industriels dans le Nord et l'Est, la disparition d'environ 10% de la main d'oeuvre pendant la guerre, l'exode massif vers la région parisienne, achèvent de briser dans les anciens foyers industriels les canaux généalogiques de la transmision de la culture de classe.

4. L'unification communiste

La période 1914-l936 doit être vue comme une nouvelle phase de rupture considérable des traditions propres au monde ouvrier français. Les grandes corporations militantes, appartenant à la grande industrie, qui étaient péniblement parvenues à marginaliser les "gens de métier" dans les organisations et les représentations collectives de la classe à la fin du 19ème siècle, sont très affaiblies à partir de 1914. Les pertes matérielles et humaines dues à la guerre, l'extraordinaire renouvellement du monde ouvrier de l'industrie lourde dans les années vingt, provoquent un affaiblissement considérable du mouvement ouvrier. C'est pourquoi, dans les années vingt, la base ouvrière de la CGT et de la SFIO, tend de plus en plus à se limiter au secteur "protégé" du monde du travail, que les statistiques du temps appellent les ouvriers des "services" (essentiellement les transports). Avec la crise des années l930, les ouvriers des nouveaux bassins industriels (les banlieues et les cités pour faire vite) commencent à leur tour à s'enraciner. Le retournement de la conjoncture économique stimule leur combativité. Mais ils ne se reconnaissent pas dans le mouvement ouvrier "réformiste". C'est dans ces lieux neufs et tout particulièrement dans les grandes usines métallurgiques de banlieue qu'émerge une nouvelle génération de militants qui trouvent dans le parti communiste l'instrument grâce auquel, en l936, il vont étendre leur hégémonie sur l'ensemble du mouvement ouvrier. Entre le Front Populaire et la Guerre froide sont construits tous les signes essentiels de la nouvelle identité ouvrière :  constituée autour de l'image du "métallo" parisien (cf. Gabin au cinéma), elle intègre les valeurs du courage, du refus de la compromission, une vision simple de l'ennemi, une croyance (fondée sur l'expérience de l936) qu'on peut tout obtenir des patrons par la lutte collective, une survalorisation du combat politique au détriment des luttes d'atelier; ce qui laisse une place essentielle aux porte-parole, aux appareils et à la délégation de pouvoir. Cette vision du monde devient d'autant plus générale, qu'elle est colportée par les intellectuels (ceux qui ne voulaient pas "désespérer Billancourt") et surtout en partie institutionnalisée au moment où des représentants de ce groupe ouvrier hégémonique accèdent au pouvoir d'Etat. Le communiste Ambroise Croizat, ministre du travail à la Libération, joue comme on sait un grand rôle dans l'élaboration des conventions collectives qui sont la source des nomenclatures professionnelles mises en place alors par l'INSEE. Or désormais, l'enregistrement statistique a une importance décisive. Jusque là en effet, on peut considérer que les statistiques professionnelles produites par les services de la Statistique Générale de la France constituaient un regard "externe" sur le monde du travail, qui l'affectait relativement peu. Désormais, au contraire, la définition statistique, du fait même qu'elle structure des groupes ou des sous-groupes d'"ayants droit", des privilèges et des honneurs sociaux, affecte l'identité ouvrière de l'intérieur; ce qui accentue les effets de mobilisation de l'ensemble de la classe autour de ses figures de prou. C'est sans doute au cours des deux décennies qui ont suivi la deuxième guerre mondiale que l'homogénéité du groupe ouvrier, sous l'influence dirigeante du PCF, a été la plus importante en France. Néanmoins, la faiblesse native du mouvement ouvrier français comparé à ses homologues européens demeure. D'une part, les divisions entre communistes et socialistes sont la trace du décalage chronologique et des contrastes régionaux qu'a connus le processus d'institutionnalisation du monde du travail. D'autre part, l'hégémonie du PCF à partir de l936 marque le triomphe définitif d'une homogénéisation de classe faite "par en haut", c'est à dire consécutive à des événements politiques (Front Populaire, Résistance, Guerre froide). Mais ce type d'unification symbolique ou fondé sur la participation à des événements exceptionnels reste finalement assez extérieur à la culture de classe de la majorité des ouvriers. La faible ancienneté de la fraction du groupe ouvrier sur laquelle s'appuye principalement les organisations communistes accentue la faiblesse de l'enracinement syndical dans les ateliers et écarte la possibilité d'une homogénéisation de classe fondée sur les pratiques quotidiennes et la culture d'atelier. D'où la faiblesse chronique des effectifs et l'ampleur de la délégation de pouvoir en faveur des porte-parole. Dans ces conditions, en dépit de l'apparence de force qui se dégage du mouvement communiste à son apogée, le processus de segmentation et de recomposition que nous avons constaté pour les périodes précédentes réapparait très vite. Le mouvement ouvrier reste trop faiblement institutionnalisé pour pouvoir s'y opposer. Conséquence à long terme de l'absence d'exode rural massif au 19ème siècle et du recours précoce à l'immigration, il existe encore dans les années l950, un important "réservoir" de main d'oeuvre rurale que l'industrie standardisée (automobile, équipement ménager...) utilise à son profit pour "contourner les forteresses ouvrières" des banlieues et des cités et pour créer par conséquent de nouveaux lieux neufs d'industrialisation. Un nouveau recours massif à l'immigration permet une nouvelle fois de renouveller les échelons inférieurs du monde du travail; composés de ceux qu'on appelle désormais les OS, produits de la nouvelle phase de rationalisation technique. Ce processus favorise la mobilité sociale de la fraction la plus ancienne de la classe ouvrière. La nouvelle hétérogénéité du monde ouvrier (que ce soit au niveau des espaces et des postes de travail ou de l'origine ethnique des nouveaux ouvriers) provoque de nouvelles divisions du mouvement ouvrier, illustrées par la naissance de la CFDT.

En conclusion, la principale caractéristique de la classe ouvrière française sur la longue durée tient à mon sens à la constante faiblesse de son autonomisation en tant que groupe social, du fait de l'impossible rupture initiale par rapport à son environnement rural. Chaque période de forte industrialisation s'est concrétisée par l'apparition d'espaces ouvriers nouveaux, donc sans passé et sans mémoire (cités paternalistes de l'industrie lourde à la fin du 19ème siècle, banlieues de l'industrie automobile dans l'entre-deux-guerres, usines standardisées de l'électro-ménager dans les années l960). La faiblesse de l'identité de classe a été constamment entretenue également par l'incertitude des frontières du groupe ouvrier. Régulièrement renouvelée par le bas (constance d'un exode rural limité numériquement et de l'immigration étrangère), la culture "ouvrière" a toujours été, en France, fortement imprégnée des diverses formes de culture rurale. Mais l'afflux incessant de nouveaux entrants dans le groupe a favorisé la perméabilité de la classe également dans ses échelons supérieurs; donnant ainsi quelque consistance au mythe d'une école républicaine facteur d'égalité et de promotion sociale.

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