La petite entreprise italienne du bâtiment en banlieue parisienne : passage vers la société industrielle
Par Marie-Claude Blanc-Chaléard, Université de Paris1-Panthéon-Sorbonne
Sommaire
I. Entreprises du bâtiment et intégration des Italiens à Nogent-sur-Marne (1870-1970)Avertissement : Cet article fait suite à une table ronde sur les mobilités sociales en France qui s'est tenue à Lyon au centre Pierre Léon en juin 1997, à l'initiative d'Yves Lequin. Cette table ronde intitulée "Lignages, transmissions, mémoire et mobilité sociale à l'époque contemporaine" invitait à s'interroger sur le moteur des mobilités sociales, accélérées lors de l'entrée dans la société industrielle : appel de la nouveauté ou force des traditions et lignages ? A partir de nos recherches, nous proposons ici le cas de la petite entreprise immigrée du bâtiment [1].
Document 1.
Louis Taravella (deuxième en partant de la droite) et ses trois fils en 1995. | La famille Cavanna-Taravella en 1932 : deuxième à gauche, Dominique Cavanna, à droite, Dominique Taravella, à côté de lui son fils Louis. |
Les deux photos du document 1 nous montrent la continuité d'un petite "dynastie" du bâtiment, celle des Taravella, entrepreneurs en maçonnerie à Nogent-sur-Marne depuis 1911. Sur la photo de 1932, Dominique Taravella co-fondateur de l'entreprise "Cavanna-Taravella" est à côté de son fils Louis. On retrouve ce dernier sur la photo de 1994, à la retraite, mais entouré de ses trois fils, respectivement entrepreneur du bâtiment, promoteur immobilier et expert auprès des tribunaux. Images de la transmission et d'une réussite renouvelée : l'automobile permet de mesurer le statut social de la famille en 1932. A l'arrière-plan de la deuxième photo, l'immeuble de luxe témoigne de l'adaptation de l'entreprise à l'évolution du marché local. Trois générations, qui résument le long périple de l'immigration italienne à Nogent, des années 1870 aux années 1960.
S'agissant de la petite entreprise du bâtiment, qu'on regarde généralement comme le lieu privilégié de l'intégration italienne en France, le cas nogentais est exemplaire : dans le premier groupe de migrants recensé au XIXè siècle (en 1872 très exactement), on ne rencontre que des maçons. Quelques décennies plus tard, le bâtiment fait figure de spécialité italienne à Nogent, commune de la banlieue parisienne, habitée d'une majorité d'employés et d'une minorité de notables installés près du bois de Vincennes. Dès l'entre-deux-guerres, il est devenu banal de faire appel à l'entrepreneur italien pour la construction de maisons individuelles ou de petits immeubles. Aujourd'hui pourtant, les Taravella sont les seuls à poursuivre le chemin ouvert au début du siècle : les autres "dynasties" se sont éteintes à la deuxième génération et les entreprises au nom latin encore actives, peu nombreuses, sont celles de familles installées après 1950. Autant de faits qui conduisent à s'interroger sur la place de la petite entreprise du bâtiment dans le passage de l'immigration à l'intégration. Ce qui suppose d'autres interrogations, pour les pionniers du XIXè siècle, sur le passage vers la société industrielle, et pour les suivants, sur la transmission du modèle.
Après avoir exposé dans un premier temps les étapes qui ont jalonné l'histoire de l'entreprise du bâtiment à Nogent, on ouvrira ensuite quelques pistes pour l'analyse. Des remarques comparatives sur les communes environnantes comme Montreuil permettront d'élargir la réflexion au-delà de la singularité du cas nogentais.
I. Entreprises du bâtiment et intégration des Italiens à Nogent-sur-Marne (1870-1970)
L'histoire des Italiens de Nogent est celle d'une colonie immigrée. Celle-ci s'est organisée d'emblée autour du groupe villageois qui figure en position dominante parmi les 113 Transalpins recensés en 1872 : 70% sont alors originaires du Val Nure, austère vallée apennine au Sud de Piacenza, et plus de 40 % de la commune de Ferriere, située dans la très haute vallée, notamment du hameau le plus désolé en altitude, Rocca (la roche). Pour maintenir en vie les petites exploitations dont on imagine la précarité, ces montagnards ont eu recours, selon un modèle classique, à des migrations saisonnières dont les formes ont varié au cours du temps. Les dernières en date avant Nogent conduisaient les femmes dans la plaine du Pô pour la récolte du riz, et les hommes dans les forêts piémontaises, en groupe dûment organisés de scieurs de long. Feligname (scieurs de long), telle est la profession figurant sur les registres de Ferriere, pour tous ceux que l'on retrouve maçons à Nogent [2].
1870-1914 : les entreprises italiennes du bâtiment émergent en milieu nogentais
Les maçons de la première colonie sont en fait les hommes-à-tout-faire des chantiers tenus par les entreprises locales de cette banlieue en formation. A une exception près, on ne compte que des ouvriers jusqu'en 1900. La mobilité est extrême, les hommes du village se relaient à Nogent, parfois de façon saisonnière. La "vraie vie" est de l'autre côté des Alpes, à Ferriere. Mais la tête de pont est solide sur les bords de Marne. Elle s'enrichit très vite de la présence des femmes : elles viennent pour travailler elles aussi, à l'usine de plumes ou comme blanchisseuses, les enfants demeurant au village tant qu'ils ne sont pas en âge de gagner de l'argent. Dans un climat d'intense ségrégation, ces femmes contribuent à la structuration de la colonie : certaines deviennent logeuses, des couples s'intègrent à la vie communautaire et restent plus longtemps en France : une annexe du Val Nure est ouverte à "Rocca-sur-Seine" [3]. Une vie différente y prend corps. A la dispersion des hameaux montagnards répond l'extrême concentration des originaires du Val Nure au centre de la commune de Nogent. D'autres Italiens s'agrègent à eux. Tous sont là pour travailler, mais le travail a pris un air urbain, même si le bâtiment ou le blanchissage se pratiquent en plein air. Tous les immigrés sont jeunes et sensibles à la banlieue parisienne qui les entoure : le charme encore agreste des bords de Marne, mais aussi les échos de la fête dont retentissent les guinguettes nogentaises, la modernité des institutions qui se mettent en place autour de la mairie et de l'école. Peu à peu, la colonie marque son propre espace : quelques commerces, des cafés, des bals s'implantent discrètement dans les ruelles du centre-ville.
Les premières entreprises du bâtiment émergent de ce milieu qu'elles contribuent à consolider. Le tableau construit à partir des listes de recensement nous montre la multiplication des entrepreneurs après 1900 (document 2). Jean Maloberti qui se dit "entrepreneur" en 1891, a fait figure de précurseur, sans parvenir toutefois à laisser son nom sur des immeubles de Nogent. Il signale la tendance précoce des gens de Ferriere [4] à tenter leur chance comme travailleur indépendant. En 1911 est apparue une distinction entre "patrons" et "entrepreneurs". Les premiers, tâcherons employant à l'occasion des chantiers un petit nombre d'ouvriers, misent sur leur force de travail et leur savoir-faire. Les seconds ont un rôle structurant dans la colonie. Ils entretiennent désormais les filières de travail avec les lieux de départ et construisent des logements qu'ils louent à leurs compatriotes. Parallèlement, ils sont introduits de diverses façons dans la vie de la commune : ils obtiennent fréquemment les adjudications pour l'entretien des bâtiments municipaux et appartiennent pour certains aux sociétés patronales de secours mutuel, l'activité du bâtiment étant considérée localement comme une spécialité en partie italienne. A la veille de la Première Guerre mondiale, les entrepreneurs sont au sommet de la hiérarchie communautaire tout en étant les mieux intégrés à la société nogentaise.
Il y a une dimension collective à ce parcours. En trente ans d'apprentissage et de transmission du métier via entre autres les Limousins, les Italiens ont acquis un savoir-faire que certains sont en mesure de monnayer et de faire prospérer. Ils s'appuient pour cela sur une main-d'œuvre communautaire sans cesse renouvelée, mi-familiale, mi-villageoise, en tout cas peu exigeante et avide de travailler. Sur le marché français, gros demandeur dans la banlieue en construction, les Italiens s'imposent par leurs prix très bas, et leur rapidité d'exécution. Il va sans dire qu'après les difficultés de la Grande dépression (en gros, années 1885-1900), les années du début du siècle offrent une conjoncture favorable au moment où la colonie atteint une certaine maturité. Mieux installés dans le métier, les migrants fournissent également le point de départ de l'accumulation, en habitant le premier immeuble d'une nouvelle entreprise. Pour les plus habiles ou les plus chanceux, il était possible de valoriser à l'extrême un capital caractérisé par la faiblesse de la mise de fond de départ.
Les plus habiles ou les plus chanceux ? En l'absence d'autres sources que les récits des héritiers, dans lesquels il est difficile de faire la part du légendaire, la variété des itinéraires invite à laisser une large place au hasard des personnalités au sein de cette génération de pionniers. Voici, raconté par Louis Taravella, le parcours de Joseph Imbuti :
Il était illettré, signant à peine son nom. Mais quand il a vu qu'il allait faire le manœuvre sur les chantiers, ça ne lui a pas plu. Il s'est trouvé une voiture à bras et a commencé à faire des bricoles, avec des matériaux de récupération qu'il entassait sur un bout de terrain acheté pour deux sous. On trouvait plein de terrains comme ça. En gagnant comme cela un peu d'argent, il a réussi à construire un premier immeuble. Il y a mis des locataires et le reste a suivi.
A l'illettré Imbuti, destiné à devenir le plus gros entrepreneur de la colonie dans l'entre-deux-guerres, il serait facile d'opposer Louis Corbellini, qui avait fait des études au séminaire de Piacenza. Arrivé à Nogent où vivaient ses parents, il épouse la fille d'un Italien déjà intégré et, après avoir "fait le maçon" quelque temps, se met à son compte à 24 ans, tandis que sa femme ouvre un commerce. Pourtant, les études ne sont pour rien dans la réussite de l'entreprise Cavanna et Taravella, qui voit le jour en 1911 et qui semble issue du processus même de la migration. Les deux Dominique sont fils d'émigrés misérables, natifs de Rocca de Ferriere, et respectivement charretier et maçon à Nogent. Côté Taravella, c'est le récit mythique de l'enfant arrivé gare de Lyon avec un écriteau autour du cou, chargé de l'héritage transmis par son père : un louis d'or que le patron de celui-ci lui avait donné à Nogent, après l'accident qui devait lui coûter la vie. La transmission entre père et fils ouvre symboliquement sur l'activité en France. Les deux Dominique sont aussi cousins germains et l'entreprise qui naît de leur alliance va dominer la colonie, à travers le travail et le logement : l'hôtel "le Grand Cavanna", qui accueille les nouveaux venus et anime la vie de la colonie est aussi une affaire de famille, renforcée dans les années 1920 par le mariage de Louis et Henriette Cavanna. Dès 1911, l'entreprise avait sacré la rue Sainte-Anne comme centre du Nogent italien, en y constuisant un immeuble destiné aux familles d'immigrés, relativement moderne pour l'époque.
La petite entreprise du bâtiment a donc émergé sans révolution, mettant à profit les potentialités d'une société immigrée, après un certain temps d'installation et à l'occasion d'une conjoncture favorable. Sans avoir constitué le projet initial des migrants, elle s'est imposée naturellement à travers l'initiative de quelques individus susceptibles de saisir l'occasion. Mais dès lors, elle va jouer un rôle double dans la colonie, en l'organisant et en constituant le modèle de référence.
Document 2 . Entreprises du bâtiment et
évolution de la colonie italo-nogentaise
D'après les listes nominatives de recensement
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1872
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1891
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1901
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1911
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1926
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1936
|
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1962
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Actifs italo-nogentais (hommes)*
|
88
|
222
|
210
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311
|
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654
|
435
|
|
417
|
% ouvriers du bâtiment
|
92 %
|
89 %
|
83,5 %
|
76 %
|
|
54 %
|
47,5%
|
|
44%
|
Entrepreneurs bâtiment*
|
0
|
1
|
3
|
6
|
|
20
|
15
|
|
19
|
Patrons bâtiment*
|
0
|
0
|
0
|
9
|
|
12
|
19
|
|
|
Patrons commerce*
|
0
|
0
|
1
|
6
|
|
20
|
18
|
|
14
|
Autres patrons*
|
0
|
2
|
2
|
3
|
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4
|
16
|
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14
|
Total Italo-nogentais (ho et fe)*
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113
|
481
|
510
|
818
|
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1614
|
1260
|
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986
|
* valeurs absolues
Un modèle qui s'épanouit dans l'entre-deux-guerres
Le tableau 2 en témoigne, le nombre des entrepreneurs et patrons du bâtiment fait un bond pendant l'entre-deux-guerres. Cette envolée accompagne certes la progression numérique de la colonie, qui passe de 800 personnes en 1911 à plus de 1600 en 1926. Partout en France, et en banlieue parisienne tout particulièrement, l'afflux italien atteint des dimensions inégalées. Montreuil, au Nord de Nogent-sur-Marne, voit s'installer plus de 2000 Italiens entre 1921 et 1926, Fontenay-sous-Bois, Vincennes, Champigny connaissent des poussées comparables. Dans ce nouveau contexte, le Nogent italien fait figure de pôle en banlieue Est, pôle d'emploi grâce à ses entreprises, pôles de rencontre et de réjouissances pour Transalpins de tous horizons [5] grâce à ses hôtels et ses bals. Par ailleurs, partout, on assiste à l'arrivée de familles en plus grand nombre : que l'on fuie le fascisme ou qu'on espère échapper à la précarité de la vie ouvrière ou paysanne au-delà des Alpes, beaucoup envisagent un stage prolongé en France. Comme au temps des pionniers, on est prêt à accepter tous les métiers, mais le marché de l'emploi s'est diversifié dans la banlieue en voie d'industrialisation. A Montreuil, les ouvriers du bâtiment constituent moins du quart des actifs masculins. A Nogent même, la colonie, moins cohérente dans ses origines (le groupe originaires du Val Nure demeure le plus nombreux, mais plus de 60% des Italiens présents en 1926 sont nés hors des province de Parme et Plaisance), ne compte plus que 54% de maçons (contre plus de 70% avant guerre).
La petite entreprise du bâtiment n'en connaît pas moins un développement sans précédent, plus rapide que celui de la colonie, puisque le nombre a plus que doublé par rapport à l'avant-guerre. Parmi la vingtaine d'entreprises italiennes, la maçonnerie vient en tête, mais il y a également une tradition de fumistes (venus d'une vallée voisine du Val Nure dans la province de Parme) et on trouve des peintres, des carreleurs. Après les avantages de la reconstruction qui a fortifié les entreprises existantes : "A la fin de la guerre, il y a eu cette remise en état dans le Nord de la France, ils se sont enrichis" (Ginette Corbellini), la même souplesse "d'installation" qu'au XIXè siècle favorise la prolifération des petits patrons. D'autant que les années voient s'accroître une demande multiple et modeste, consécutive au grand épanchement des lotissements de maisons individuelles en banlieue. Les Cavanna et Taravella, Imbuti, deviennent des entreprises notables à l'échelle locale, embauchant plus de 100 ouvriers. Le nombre des nouveaux venus est le signe que leur réussite fonctionne comme un modèle. La volonté de travailler à son compte apparaît comme le projet d'un très grand nombre de migrants.
Une analyse plus précise nous permet de lire ici l'héritage de la tradition migrante déjà installée à Nogent. Alors que, dans la première génération d'entrepreneurs, on trouvait des origines diversifiées (de nombreux Piémontais), ce sont les originaires du Val Nure qui dominent parmi les entrepreneurs de l'entre-deux-guerres : 6 sur les 12 recensés en 1926, à quoi s'ajoute la majorité des patrons. Cette situation est le reflet de celle du bâtiment en général, qui apparaît comme fortement liée à la communauté ancienne. On a distingué sur le document 3 la répartition professionnelle en fonction des origines. En 1926, plus de 60% des hommes originaires de Parme et Plaisance travaillent dans le bâtiment contre moins de 40% parmi les natifs du reste de l'Italie. D'une part, le fonctionnement de l'entreprise du bâtiment va de pair avec celui de la communauté. Le patron demeure plus ou moins le parent, présent aux mariages et enterrements, rendant de petits services au moment de ses séjours outre-monts. Le fils Taravella, Louis (le héros de nos photos), qui succède à son père à veille de la guerre, est encore aujourd'hui "Vivi" pour tous les Italo-nogentais venus de Ferriere. D'autre part, c'est parmi les héritiers du milieu d'immigration, en France ou en Italie que le projet d'avenir prend la forme d'une ascension par le bâtiment.
Toutefois, dans l'entre-deux-guerres, Nogent n'est qu'un pôle particulièrement cohérent au sein d'un ensemble qui a vu se développer ailleurs un processus similaire. Dans l'Est parisien, des entreprises de taille diverse sont nées dans d'autres communes, comme celle de Barsi, originaire du Val Nure lui aussi et arrivé à Montreuil à la fin du XIXè siècle. A la tête d'une grosse entreprise à Vincennes dans les années 1920, Barsi construit les premiers hauts immeubles de Montreuil dits "gratte-ciel", achevés en 1932. De son côté, Clérico, modèle de réussite parmi les vitriers du Val Soana, fournit en vitres tous ses compatriotes de la construction banlieusarde. Complémentarités et solidarités contribuent à consolider l'inscription des entreprises italiennes dans l'économie parisienne du bâtiment. D'autant que les entrepreneurs maîtrisent parfaitement les réseaux dans la société d'accueil, sachant jouer entre fournisseurs et matériaux de récupération, connaissant les clients, les habitudes locales et toujours à l'aise pour remporter les marchés, sur les bases constantes d'un travail plus rapide et moins cher [6]. A la parfaite intégration dans l'économie banlieusarde répond une intégration sociale qui perpétue l'effet du modèle. L'automobile des Taravella en est un signe, modeste paraît-il, à côté du tapage visuel qui accompagnait l'arrivée des Barsi dans les réunions d'Italiens. Au-delà de Nogent, le bâtiment apparaît bien comme le lieu privilégié de la réussite italo-banlieusarde.
On ne sera donc qu'à demi-étonné de voir cette activité prendre de l'ampleur en milieu italien dans les années 1930, et cela au moment où le bâtiment entre dans une crise terrible. Les recensements de 1936 montrent en effet qu'à Montreuil, le pourcentage d'ouvriers du bâtiment a augmenté jusqu'à mobiliser 40% des actifs masculins, tandis qu'à Nogent se sont multipliés les petits patrons (19 contre 12 en 1926). Tenter sa chance à son compte dans un contexte de crise n'a rien d'original et le phénomène est général dans la France de l'époque. Il semble qu'un certain nombre de Transalpins aient trouver là un moyen de survivre, parfois même le point de départ d'une entreprise, comme le père Schenardi qui faisait du porte à porte avec sa caisse à outil. Dans une période où le chômage et les décrets Laval ont conduit à un écrémage assez considérable des actifs immigrés (contraints au retour), on peut penser que, parmi ceux qui restaient à Montreuil, beaucoup avaient vu dans le bâtiment l'activité qui leur convenait le mieux, après la période de grande instabilité professionnelle des années 1920. En tout cas, le tropisme italien vers le bâtiment dans cette partie de la banlieue mérite d'être noté.
Cette grande époque de l'immigration italienne qui s'achève dans l'incertitude en 1939 a vu fonctionner la petite entreprise du bâtiment comme un modèle de réussite économique et de mobilité sociale au sein de la société d'accueil. Mais on l'a vu aussi servir de refuge, espace communautaire protecteur pour ceux qui échouaient ou activité pré-industrielle susceptible de se substituer aux défaillances du travail salarié. Si on regarde maintenant du côté de ceux qui sont nés en France, comme on a tenté de le faire sur le document 3 à propos de Nogent, on s'aperçoit que le bâtiment n'est guère plébiscité parmi les enfants d'immigrés formés en banlieue ("nés Fce" sur le graphique) : moins de 40 % des emplois masculins. La tendance s'accentue en 1936, où l'évasion vers d'autres secteurs de l'artisanat ou l'usine d'une part, vers les professions d'employés d'autre part, est nette. A ceux qui sont nés en France, le bâtiment ne semble pas une voie d'intégration. Cette tendance ouvre sur l'évolution contrastée de la dernière période.
Document 3. Répartition professionnelle des
Italiens de Nogent (hommes seuls) en 1926 et 1936
Source : Listes nominatives des recensements
Années 1945-1960 : une évolution en deux dimensions
Si les flux migratoires du second après-guerre n'ont rien de comparable à ceux des années 1920, il convient de considérer les Trente glorieuses comme la période la plus brillante du bâtiment italien en région parisienne.
Il y a d'abord un effet de nombre. Dans une étude publiée en 1954, H.Mogilewsky estime à 20% la part des entreprises italiennes dans le bâtiment francilien, cette proportion s'élevant à un tiers pour la maçonnerie, secteur le plus "italien" [7]. Cela se traduit à Nogent par un renouveau des entreprises et une multiplication des petits patrons à leur compte. A Montreuil, c'est le grand essor. En 1939, on ne repérait que cinq noms italiens parmi les professionnels du bâtiment dans l'indicateur Bijou. En 1965, il y en a plus de trente, soit la moitié du total pour la maçonnerie. A l'origine de cet essor, la fièvre de construction qui saisit l'agglomération à partir du milieu des années 1950 (en 1955 commence le premier chantier HLM de Montreuil). Désormais, l'activité du bâtiment devient prioritaire parmi les immigrés italiens de Montreuil, comme dans toute la banlieue et de plus en plus à Paris où pourtant elle était restée minoritaire jusque dans l'entre-deux-guerres [8]. Une aubaine pour une société d'immigrés qui a déjà ses réseaux dans le métier et peut compter sur des filières encore actives avec le pays de départ. A Nogent, la dernière vague demeure largement originaire des provinces de Plaisance et de Parme.
L'autre dimension est l'impression de facilité qui permet toutes les espérances : "il y avait du travail pour tout le monde". Les entreprises nogentaises qui ont survécu à la guerre et se sont refait une santé en participant à la reconstruction en Normandie prospèrent, les fils succèdent aux pères, bientôt les ouvriers portugais et algériens vont succéder aux Italiens. Mais une nouvelle génération d'entreprises peut également réussir. Témoins les deux exemples nogentais de Maloberti et Ippolito. D'un côté, Jean Maloberti renouvelle le genre en fondant une coopérative de production dite "la Nogentaise" à laquelle il associe ses anciens camarades de captivité. Jean Maloberti est un produit de la colonie italo-nogentaise : son père était le premier entrepreneur, signalé en 1891. Sa mère est française. Catholique pratiquant comme beaucoup d'Italo-nogentais, il s'était déjà illustré dans la fondation d'une association de patronage entre les deux guerres. Portée par la vague favorable des années 1945-1970, "la Nogentaise" deviendra une entreprise d'une taille inédite à Nogent, employant jusqu'à 700 ouvriers et chargée de marchés importants comme la construction du centre nautique. A l'opposé de "la Nogentaise", le parcours plus classique mais solitaire du méridional Ippolito, originaire des Pouilles et, en tant que tel, exclu des réseaux traditionnels de la colonie. D'abord exploité sans même recevoir de salaire chez un patron de Nogent, il apprend à "faire du plâtre" et décide de prendre une patente. Pour son premier chantier, il a fait croire à l'entrepreneur qui l'avait embauché qu'il avait des camions et des ouvriers, alors qu'il était seul avec sa "Simca" ! Pourtant, comme jadis, à force de travail et de savoir-faire, il finit par réussir et obtient un autre chantier : "Et ensuite, j'ai fait jusqu'à 200 logements, j'ai travaillé avec la Hénin, la banque de Suez (gros promoteurs d'alors)." A ce stade son entreprise comptait 25 à 30 ouvriers.
On touche ici à une troisième dimension. En dépit d'un mouvement intense de modernisation et de concentration dans l'industrie du bâtiment, confronté au développement de chantiers géants et de la construction en éléments préfabriqués, il restait dans les années 1960 une place pour les structures réduites des entreprises issues de l'immigration italienne. De nombreuses opérations supposaient la sous-traitance et l'énormité des besoins conduisait à diviser le travail. Rares cependant furent les entreprises qui purent profiter de ces conditions favorables pour se transformer en grande entreprise. "La Nogentaise" n'a pas survécu à la crise des années 1970, comme la plupart des entreprises héritées du passé italien de la commune. Le tableau 4 est de ce point de vue sans appel. Des entreprises fondées avant 1939, il ne reste que celle gérée par le fils de Louis Taravella. Celles que l'on trouve aujourd'hui sont peu nombreuses, de dimension réduite et sans lien avec la colonie du passé [9].
Document 4 . Evolution du nombre d'entreprises italiennes
du bâtiment à Nogent
D'après les listes nominatives et les indications
de Louis Taravella, entrepreneur en retraite
Entrepreneurs d'origine italienne
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1936
|
1946
|
1962
|
Années 1990
|
Génération d'avant la
2° GM
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16
|
14
|
10
|
1
|
Génération
d'après la 2° GM
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5
|
3
|
Dernière
génération
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2
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A côté de possibilités d'adaptation remarquables aux effets positifs de la conjoncture, on est frappé dans le cas de Nogent par la faiblesse du phénomène de transmission au-delà de la deuxième génération, surtout pour ceux qui sont nés en France. Le document 5 montre la répartition professionnelle de trois générations en 1962, en séparant pour les plus jeunes ceux qui sont de nationalité italienne et ceux qui ont la nationalité française. Sans que cela recoupe complètement la séparation entre natifs de France et natifs d'outre-monts, on voit toutefois que les maçons demeurent majoritaires chez lez derniers arrivés (20-45 ans), tandis qu'ils sont minoritaires chez leurs contemporains franco-italiens. La tendance déjà décelée en 1926 s'affirme ici à travers l'évasion vers les professions non manuelles intitulées sommairement "cols blancs". On notera la disparition de la catégorie des entrepreneurs à la troisième génération.
Document 5 . Répartition socio-professionnelle de 4
groupes italo-nogentais en 1962 (hommes)
D'après les listes nominatives de recensement
Même s'il convient de nuancer ce fait, eu égard au jeune âge de la troisième génération, on lit sur ce graphique la substitution d'un modèle nogentais, celui d'une société de cadres et d'employés, au modèle d'intégration par le bâtiment et l'entreprise. Il est remarquable que l'héritier des Cavanna, Serge, petit-fils de Dominique, ait préféré travaillé dans d'autres sociétés comme ingénieur des BTP, plutôt que de reprendre l'entreprise familiale laissée aux Taravella. A Montreuil, on retrouve la même tendance, dans une version plus ouvrière. Une majorité des fils de l'immigration occupe des fonctions d'ouvrier qualifié et de contremaître dans les années 1960, comme les autres Français de la commune. Néanmoins, le cycle du bâtiment est ici en décalage par rapport à Nogent. La moitié des gens à leur compte dans cette industrie après la Seconde Guerre mondiale étaient présents avant, les uns comme ouvriers du bâtiment, déjà spécialisés (carreleurs, menuisiers), les autres comme fils d'ouvriers. La bonne conjoncture des années 1950-1960 leur a permis d'achever le parcours commencé. Si certains se sont maintenus dans un créneau étroitement spécialisé, ils n'ont pas non plus fonder de dynastie. Mais comme à Nogent, une génération d'installation plus tardive, issue de la dernière vague migrante, maintient une certaine présence italienne dans le bâtiment.
II. La petite entreprise du bâtiment et la transformation sociale des migrants
Le récit qui précède situe l'entreprise du bâtiment dans un espace de transition entre plusieurs mondes. Le chemin des migrants les a conduits de la montagne isolée aux abords de la grande métropole, de la société traditionnelle à la société industrielle, de l'Italie à la France. On peut se demander dans quel sens se trouve flêché le passage à travers ce recours à la petite entreprise : adaptation aux possibilités nouvelles d'une ère riche de promesses ou permanence d'antiques modes de vivre et d'entreprendre ? Trois pistes nous semblent ici intéressantes à explorer. Elles concernent la place de la petite entreprise de type artisanal dans l'économie dite moderne notamment en France, les systèmes de représentations qui ont accompagné les initiatives des entrepreneurs italiens du bâtiment et les réalités de la transformation sociale.
La petite entreprise, mentalité archaïque ou entrée dans la modernité ?
Les études sur les migrations provinciales en témoignent, s'installer à son compte constitue pour le migrant parisien du XIXè siècle, le rêve de réussite à peu près exclusif [10]. On y voit volontiers une reproduction en ville des stratégies du petit propriétaire rural, jaloux de son indépendance. L'absence de savoir-faire "moderne", le rôle du surtravail et du bon sens paysan dans la réussite lient cette société des migrants à l'économie précapitaliste et aux mentalités du passé. A cela s'ajoute le maintien des liens avec la terre de départ (dont on vise l'agrandissement ou la reconquête), l'habitude de prendre femme au pays et le désir d'y être enterré. Face à ce projet, l'entreprise ou le petit commerce permettent de gagner de l'argent, mais comme assurance pour "progresser" dans le passé, pas comme moyen de produire plus et mieux et de gagner une place nouvelle dans la société urbaine et industrielle.
Les itinéraires italiens semblent s'inscrire dans cette logique : nous avons vu les premières entreprises naître à partir de rien, se développer pour l'essentiel sur le travail humain, "l'auto-exploitation" et l'exploitation de la famille et des compatriotes. Nous avons noté l'incapacité de ces affaires à dépasser la simple transmission à la génération suivante et à s'inscrire dans l'évolution qui ouvre sur la grande entreprise industrielle. L'itinéraire d'un Imbuti est exemplaire : illettré, mais esprit roué et force de la nature, il parvient à construire une affaire suffisamment puissante pour engager deux comptables dans l'entre-deux-guerres et construire plusieurs des plus importants immeubles de Nogent. Pourtant l'entreprise s'éteint avec lui. Il n'a pas de descendant et n'imagine pas pour son affaire un avenir autonome. Sa femme (épousée tardivement et beaucoup plus jeune que lui), profite de l'héritage outre-monts, dans le village des origines, à Gremiasco (province d'Alessandria).
Pour autant, la petite entreprise urbaine et industrielle telle qu'elle se développe parmi les migrants du XIXè siècle ne nous semble pas réductible aux permanences de mentalité issues de l'ancienne économie rurale et artisanale. Les maçons limousins, qui font le chemin entre la Creuse et Paris au cours du XVIIIè siècle, ne s'organisent à leur compte qu'à l'approche de la deuxième moitié du XIXè siècle, stimulés par les travaux de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Les gens du Val Nure ont une vie de migrants qui a toujours fait d'eux des saisonniers, et les voilà qui s'installent à Nogent ! La distance ne peut être seule en cause : il y a bien la perspective offerte par une société en mutation plus rapide. L'émergence des entreprises a pris d'ailleurs un certain temps après l'arrivée du groupe à Nogent. Soit trois à quatre décennies, au cours desquelles les paysans et scieurs de long sont devenus des spécialistes de la maçonnerie et au cours desquelles la colonie s'est acclimatée aux possibilités locales, en s'implantant durablement. Il semble donc bien que l'expérience de la petite entreprise du bâtiment accompagne un changement en cours des mentalités. Ce changement est porteur d'une dynamique qui transforme progressivement les mentalités du lieu de départ lui-même. D'autant que celui-ci n'est pas immobile. La modernisation progresse difficilement dans l'Italie des lendemains de l'Unité, mais cela suffit pour semer des aspirations que l'émigration fait germer. Les émigrés sont les plus revendicatifs sur l'insuffisance des écoles ou l'inefficacité de l'administration [11].L'émigration, tout en restant majoritairement un phénomène mobile, prend la forme d'un projet plus concret : on se prépare au métier de maçon avant d'émigrer, on ouvrira même des centres de formation en Italie après 1945.
Parallèlement, il convient de relativiser l'archaïsme économique de la petite entreprise du bâtiment. Les méthodes sont traditionnelles, la part de l'innovation semble faible. Sans doute lit-on ici et là que les Italiens ont introduit certaines techniques qui leur étaient propres (les Vénitiens et l'art du carrelage dans l'entre-deux-guerres), mais aucun de nos témoignages n'a fait état d'une entreprise ayant construit sa fortune grâce à une invention. Le secret des Italiens réside bien davantage dans leur diligence à s'approprier des savoir-faire (les plâtriers italiens sont très appréciés après 1945), en même temps que dans leur capacité d'adaptation au marché. En détournant à leur profit les bas-coûts de la main-d'œuvre immigrée et en construisant filières et réseaux, ceux qui ont réussi ont utilisé à des fins économiques modernes des possibilités offertes par le système traditionnel. Nous avons vu comment, dans le boom des Trente Glorieuses, les entreprises italiennes occupèrent une place indispensable, parfaitement intégrées dans la grande industrie du bâtiment.
Cela va de pair avec le poids longtemps maintenu des entreprises de type artisanal dans le processus français d'industrialisation, marqué par la coexistence de formes complémentaires et contrastées. Jusqu'aux années 1960, une partie de la société urbaine a conservé des modes de production et une façon de vivre où la modernité entrait sans violence. On a pu voir l'ébénisterie du faubourg Saint-Antoine s'adapter aux fluctuations d'un marché à la fois plus populaire et changeant en conservant la structure plus souple des ateliers. L'emploi d'ouvriers étrangers était combiné à une certaine mécanisation pour faire baisser les coûts [12]. Le bâtiment est plus encore représentatif de cet espace intermédiaire, à la fois activité de rebut et industrie indispensable, combinant de puissantes sociétés pour conduire des travaux de plus en plus importants, avec des petites entreprises seules capables de répondre aux formes multiples de la demande. En sachant occuper cet espace, les entrepreneurs italiens faisaient preuve d'une indéniable capacité à saisir les possibilités de l'économie française.
Trois systèmes de représentations
On perçoit dans ce qui vient d'être dit le croisement de plusieurs systèmes de référence. Avec des combinaisons diverses selon l'époque et le lieu de naissance, trois nous semblent opératoires pour la communauté italo-nogentaise.
Le premier est celui de la société de départ, celle du Val Nure. L'émigration vers la France répond à l'origine à une stratégie de survie. Avant Nogent, d'autres migrations temporaires ont répondu au même souci, nous l'avons dit. Au lendemain de l'Unité italienne, la situation s'est dégradée, dans l'Apennin comme dans nombre de campagnes italiennes. Les mines de fer (d'où le nom de Ferriere) qui avaient fourni un temps un salaire d'appoint dans la haute vallée, se sont taries. Surtout, l'arrivée de l'Etat italien moderne a bouleversé l'économie traditionnelle en tuant les profits que l'on tirait de la contrebande transfrontalière (on était à la limite entre le duché de Parme et la Ligurie), en interdisant certains usages forestiers et en imposant de nouvelles taxes [13]. Une tradition voudrait que l'émigration vers la France ait suivi une période d'appauvrissement radical à la suite de laquelle il aurait fallu céder toutes les terres au curé, les villageois ne pouvant pas satisfaire aux dîmes excessives demandées par l'Eglise. Le premier temps de l'émigration aurait servi au rachat des terres [14]. Loin d'être une échappée vers le monde moderne, l'émigration apparaît clairement comme un rejet de la modernité. Pour autant, on aura noté que la culture économique locale, faite de déplacements et de réajustements économiques supposait une faculté d'adaptation qui saura se manifester au-delà des Alpes. Le mélange d'individualisme et d'esprit communautaire de ces petits propriétaires montagnards, exploitant leurs terres dans leurs hameaux respectifs, mais périodiquement regroupés sous la direction de l'un d'eux pour travailler dans un autre milieu, n'est pas le moins original des traits de mentalités hérités du passé.
La communauté qui s'organise à Nogent va susciter un nouveau système de références. La configuration urbaine obligeant à se resserrer, un ensemble différent se constitue, fortement soudé par l'homogénéité professionnelle et le climat de ségrégation ambiante. En même temps, les possibilités de travail font bientôt de Nogent un lieu essentiel de rencontre d'une part notable de la jeunesse du Val Nure, qui côtoie là d'autres Transalpins, et des Français. Si le travail en France est une aubaine pour la survie de la famille au village, le passage dans le Nogent italien devient un moment d'initiation attendu pour les jeunes. Et lorsqu'il sera question dans les âpres montagnes du Val Nure, des bals du Grand Cavanna et des moments chaleureux de la vie communautaire, l'attente ne fera que grandir. Parallèlement, la communauté crée un espace économique nouveau, au sein duquel les entrepreneurs trouvent clients et main-d'œuvre. Nous avons vu là la première étape de leur succès. Et nous avons vu comment ce succès avait conduit à la naissance d'un modèle, auquel pouvait se référer plus ou moins confusément tout candidat à l'émigration à partir de l'entre-deux-guerres. Le modèle demeure étroitement circonscrit au milieu d'émigration, mais il contribue à transformer la colonie italo-nogentaise en lieu de rupture par rapport à la société du passé. Le départ en bloc des familles au lendemain de la Première guerre mondiale, si elle ne signifie pas la disparition de l'idée de retour, témoigne d'un désir de goûter quelque temps à l'autre vie proposée par le milieu à la fois familier et moderne des bords de Marne. "Après la guerre, les gens pensaient qu'en France, il y aurait plus d'avenir pour leurs enfants."(Madeleine Toni-Ribeyre) Même si on continue de faire travailler des garçons à peine sortis de la scolarité, on vient désormais chercher à Nogent une formation pour ses enfants jugée meilleure que celle qui est dispensée dans l'école intermittente de Ferriere.
A travers cette formation, c'est le milieu d'accueil qui envahit le champ les représentations, ouvrant la voie à l'assimilation des jeunes. A des degrés divers, l'ensemble de la communauté migrante est touchée par ce troisième ensemble de références. Les mentalités se transforment à travers les pratiques, les usages de la ville et des institutions, usages plus sourcilleux pour ceux qui ont à gérer leurs intérêts dans cet espace étranger. C'est sans doute là ce qui a rendu plus rapide l'intégration de nombreux petits entrepreneurs. Les mentalités se transforment également à travers l'existence d'un modèle dominant. Celui-ci ne fait guère de place à l'entrepreneur. Les entreprises de l'Est parisien comptent quantité des petites usines, de grands ateliers et d'affaires de taille moyenne ; c'est un milieu dispersé dans lequel les entrepreneurs italiens prennent place discrètement. En face, l'identité de Nogent est celle d'une ville bourgeoise, où bourgeoisie signifie rejet du travail manuel, même si la plupart des habitants ont des revenus modestes. Les femmes italiennes, qui lavent le linge ou font le ménage chez des bourgeoises de Nogent, les petits "Ritals" qui mesurent ce qui les sépare des autres, à l'école ou dans les rues, sont d'autant plus sensibles à ces références que, dans le même mouvement, entrent en action les effets de l'exclusion et du rejet. En tant qu'étrangers et esclaves du bâtiment, les Italiens en portent doublement le poids. Aussi la soif d'intégration passe-t-elle par l'aspiration à sortir du bâtiment, entretenue par les pères eux-mêmes : "Je voulais que mon fils fasse autre chose que ce métier de forçat". On trouve ici l'explication à l'évasion repérée dans les années 1920 sur nos graphiques, sensible chez ceux qui sont nés en France.
Cette évolution suggère d'autres questions sur le rôle de la petite entreprise du bâtiment dans la transformation sociale des immigrés italiens en région parisienne.
Entre réussite familiale et repli communautaire
Le parcours qui accompagne classiquement l'avancée dans la modernité urbaine et industrielle est souvent celui qui conduit des structures sociales communautaires vers l'éclatement des destins individuels. Des formes collectives de l'émigration aux choix personnels des jeunes sortis du moule français, l'histoire des Italiens de Nogent semble s'inscrire dans cette perspective.
Ce que l'on sait sur la société de départ invite à nuancer ce point de vue. Les exploitations du Val Nure étaient généralement travaillées à l'échelle de la famille, faiblement élargie aux collatéraux les plus proches (frères), dans le cadre d'un habitat relativement dispersé. Le poids de cette organisation séparée va se retrouver très vite à Nogent, à travers les choix variables des couples, dont les uns gardent avec eux leurs enfants, d'autres non. La décision d'émigrer relève de la famille et tous n'ont pas, loin de là, le même itinéraire. La famille est donc au centre de l'organisation sociale. C'est elle que nous retrouvons dans le fonctionnement de l'entreprise du bâtiment. C'est elle aussi qui lui donne son sens, à travers la nécessité d'une descendance. L'entreprise est par là une voie d'intégration fortement inscrite dans la société des origines.
Mais parallèlement, l'entreprise transforme les structures sociales dans l'émigration en consolidant une communauté dont les liens étaient plus lâches en Italie. En contrôlant les filières avec la vallée de départ, en contrôlant l'ensemble des ouvriers à travers leur rôle de patron venu du même pays, voire de parent, les entrepreneurs du bâtiment, qui plus est, liés aux commerçants et hôteliers, organisent la vie communautaire [15]. De fait, nous l'avons vu , dans l'entre-deux-guerres le bâtiment était d'abord le fait des originaires de Parme et Plaisance. Dès lors, l'existence d'un milieu du bâtiment italo-nogentais fortement soudé semble avoir agi de façon ambivalente dans l'intégration des membres de la communauté à la société moderne parisienne. Le rôle de refuge pour ceux que menaçaient de multiples agressions du milieu d'accueil n'est pas contestable. Celui de modèle de réussite représenté par l'entreprise indépendante liée au milieu a tiré dans le même sens. En même temps, les généalogies que nous avons tenté de faire à partir des listes nominatives de Nogent montrent que les maçons se succèdent fréquemment sur trois générations. Dans ces foyers, l'aisance ne vient qu'avec l'augmentation des revenus au temps des Trente glorieuses. Les recherches sont trop incomplètes pour conclure sur les trajectoires des familles qui ont construit leur destin en s'écartant de ce milieu [16]. On ne peut que rappeler ici que les contraintes communautaires n'ont jamais empêché les trajectoires indépendantes. La présence précoce des femmes dans l'émigration a favorisé le maintien de perspectives familiales, inscrites cette fois dans le nouveau milieu urbain. Dès le XIXè siècle, certains noyaux familiaux s'installent définitivement en France, d'autres quittent Nogent pour Paris. Une grande liberté est également laissée aux individus qui peuvent suivre leur propre chemin sans pour autant rompre avec la communauté. Ces potentialités d'indépendance, qui ont sans doute servi les premiers destins d'entrepreneurs, étaient inscrites dans la société de départ. Elles ont offert une antidote aux excès possibles des logiques communautaires activées par les entreprises.
Les quelques pistes de réflexion que nous proposons ici mériteraient d'être approfondies. A travers l'analyse incomplète du cas nogentais, il nous a semblé que la petite entreprise du bâtiment correspondait bien à une entrée dans la société moderne [17]. Apparue après qu'une première rupture soit intervenue avec le milieu de départ, l'entreprise italienne s'inscrit dans une logique qui ne la marginalise pas, bien au contraire, dans l'évolution industrielle de la banlieue à l'Est de Paris. En revanche, la réussite de l'entrepreneur s'appuie sur une organisation communautaire qui tend à figer les structures sociales du groupe, tandis qu'il ne semble capable d'envisager des perspectives qui dépassent la transmission familiale. Aussi ce modèle ne suffit-il pas à couvrir tout l'espace de l'intégration. Pour les plus indépendants, ou pour ceux qu'influence d'abord le cadre français de représentations, l'intégration et la mobilité sociale passe par d'autres canaux, moins communautaires.
Notes
[1] Cf. BLANC-CHALÉARD, M-C ., Les Italiens dans l'Est parisien, années 1880-1960. Une histoire d'intégration , Rome, Ecole française de Rome, 2000 et MILZA, P., et BLANC-CHALÉARD, M-C., Le Nogent des Italiens , Autrement, Paris, 1995. [Retour au texte]
[2] Les informations utilisées ici sont tirées des travaux non imprimés de Manuela Martini et du père Louis Taravella qui, l'un et l'autre, se sont intéressés aux origines de la communauté migrante de Nogent. MARTINI M., L'habitude de migrer. Variations dans le parcours migratoire depuis les montagnes de l'Apennin émilien (Ferriere di Piacenza, Italie, XIXè-XXé siècles), DEA EHESS, Paris, 1992. TARAVELLA L., Histoire sociale des habitants de Rocca di Ferriere (Piacenza), émigrés dans la région parisienne, à travers les récits biographiques. 1880-1980, Mémoire de maîtrise en sociologie, 1983. [Retour au texte]
[3] Cf. LEQUIN Y. (dir.), La mosaïque France , Histoire des étrangers et de l'immigration en France, Larousse, 1988, p.359. [Retour au texte]
[4]Le nom de Maloberti, qui est celui d'un des hameaux de Ferriere, est l'un des plus représentés à Nogent. [Retour au texte]
[5]lEn dépit de la grande diversification des origines, les natifs de Parme et Plaisance demeurent les plus nombreux dans l'Est de l'agglomération parisienne. [Retour au texte]
[6]Selon Louis Taravella, voici comment se faisaient les affectations de chantier dans l'entre-deux-guerres : "Les architectes faisaient une soumission aux entreprises. Celles-ci donnaient leurs conditions sous pli cacheté. On fixait un jour, une heure de rendez-vous. Toutes les entreprises étaient là, on ouvrait toutes les enveloppes. C'était souvent les Italiens : ils travaillaient plus vite, on pouvait monter un étage par semaine." [Retour au texte]
[7]MOGILEWSKI H., "La main-d'œuvre italienne dans le bâtiment dans la région parisienne", Acta geographica , n°42, Juin 1962, p.13-18. [Retour au texte]
[8]Ainsi, les Italiens du faubourg Saint-Antoine, traditionnellement employés dans l'ébénisterie, ne se trouvaient que 9% dans le bâtiment en 1946. En 1968, ils étaient 25%. [Retour au texte]
[9]Les grandes entreprises d'origine italienne ne sont pas tout à fait absentes du marché parisien. Les informations du livre de Salvatore Palidda, tirées de la chambre de commerce italienne, n'en signalent que quelques unes qui soient issues d'une famille de migrants. Deux pour l'ancienne immigration, dont la considérable Pittau S.A. et deux pour celle d'après 1945. Les placentins sont encore représentés en banlieue Est notamment à Champigny par les frères Quagliaroli. PALIDDA S., L'imprenditorialità italiana e italo-francese nelle circoscrizione consolare di Parigi, CIEMI, 1992, p.38-39. [Retour au texte]
[10] CORBIN A., Archaïsme et modernité en Limousin au XIXè siècle , 1845-1880 , Paris, 1975 ; RAISON-JOURDE, F., La colonie auvergnate de Paris au XIX°siècle , Paris, 1976 ; Ethnologie française , numéro spécial : "Les migrations provinciales à Paris", X, 1980. [Retour au texte]
[11]C'est ce que montre le travail de Caroline Douki sur une des régions de départ, la province de Lucques. DOUKI C.,"Les maires de l'Italie libérale à l'épreuve de l'émigration : le cas des campagnes lucquoises", Mélanges de l'école française de Rome , t.106 -1994, pp.333-364. [Retour au texte]
[12] FAURE A.,"Petit atelier et modernisme économique : la production en miettes au XIXè siècle", Histoire, économie et société , 1986, n°4, pp.531-557. [Retour au texte]
[13]MARTINI, M., op.cit . [Retour au texte]
[14]C'est ce que révèle un petit mémoire dactylographié, malheureusement sans date et qui affirme s'appuyer sur des témoignages (l'ouvrage cité de Louis Taravella y fait également allusion, mais nous n'avons aucune source écrite. ROEHR-CHINOSI, C., Maintien des liens culturels et insertion des migrants. Un exemple : l'association de Parme-Plaisance en France , p.7. [Retour au texte]
[15] Avant même l'alliance des enfants Cavanna, unissant le principal hôtel et la grande entreprise locale, il était courant de voir les femmes d'entrepreneurs comme logeuses ou patronnes de café. [Retour au texte]
[16] Le travail exemplaire de Maurizio Gribaudi invite à rechercher ce qui distingue les itinéraires les uns des autres pour mieux comprendre les dynamiques réelles d'un groupe. Nous ne disposons pas aujourd'hui d'informations suffisantes pour cela. GRIBAUDI, M., Itinéraires ouvriers, espaces et groupes sociaux à Turin au début du XXè siècle , éd° française, EHESS, Paris, 1987. [Retour au texte]
[17] Signalons qu'une recherche en cours de Manuela Martini sur la petite entreprise italienne du bâtiment dans l'Est parisien, devrait faire reculer sensiblement le front de nos incertitudes. [Retour au texte]