Le travail, les migrations et les conflits en France  :  représentations et attitudes sociales sous la Monarchie de Juillet et la Seconde République

Par Pierre-Jacques Derainne

Ce texte reprend les conclusions d'une thèse, dirigée par Serge Wolikow, soutenue à l'Université de Dijon le 1er juillet 1999. Une première version de ce texte a été présentée lors d'une séance du séminaire Histoire des politiques d'immigration de Paris I (P.Weil, M-C Blanc-Chaléard) à l'automne 2000. Mise en ligne juin 2001.

Sommaire

L'objet de la recherche
 - La problématique
 - Les sources
Mutations identitaires et "nationalisation" de la conflictualité inter-ouvrière sous la Monarchie de Juillet
La nationalisation des hommes et des marchandises après 1830.
La classe, le sol, le sang et la fierté, ou la formation nationaliste du mouvement ouvrier en France.
" Le travail de la nationalité " par le haut et par le bas.
Une intégration dans la douleur.
Notes

L'objet de la recherche

J'ai choisi d'étudier les conflits entre ouvriers, notamment liés à la concurrence de migrants sur le marché du travail, en voulant rompre avec l'historiographe traditionnelle qui présentait souvent le conflit dans le monde du travail dans une seule dimension, c'est-à-dire l'opposition entre ouvriers et patrons.
J'ai abordé les conflits en question à l'échelle de la France. Ce choix permet de mesurer, au moins approximativement, leur "poids" réel, de faire apparaître les aires de surgissement, de mettre en relief d'éventuelles "ondes" conflictuelles, de souligner des professions utilisant davantage le conflit comme mode de régulation des relations inter-ouvrières.
Le cadre temporel choisi est la période allant de la Restauration à l'année 1849, (la fin de la monarchie de Juillet correspond à un début de massification des migrations ouvrères transnationales) ; mais je me suis également appuyé sur des comparaisons avec les périodes antérieures, l'ancien Régime, et postérieures, la fin du XIXe et le début du XXe siècle.

La problématique

La problématique centrale concerne les écarts, ou les convergences, entre les différentes perceptions sociales de la dimension migratoire du monde ouvrier. Peut-on dire avec Gérard Noiriel que le milieu du XIXe siècle est marqué par une absence de visibilité des migrants non-nationaux, en tant que non-nationaux, ou pour reprendre son exemple que ceux que l'on appellera plus tard "immigrés" sont vus "comme le compagnon du tour de France, l'Auvergnat ou le montagnard descendu des Alpes", c'est-à-dire à travers le prisme qui s'impose sous la monarchie de Juillet des "classes laborieuses" et des "classes dangereuses", dans une problématique centrée sur "la classe" [1] .

On touche ici à la question de l'utilisation sociale, de l'apprentissage, du national sur lesquels les avis divergent. Sophie Wahnich voit la Révolution française faire passer le sentiment national dans les mœurs" [2] . "Cette déliaison de l'identité juridique et de l'appartenance à une collectivité sociale locale signifie bien que désormais on est français avant d'être de tel ou tel village" [3] . Cette vision d'une identification nationale supplantant l'identification locale est rejetée par plusieurs historiens qui, à la suite de l'ouvrage pionnier d'Eugen Weber sur la transformation des paysans en Français, considèrent qu'en France "l'intégration nationale" s'est véritablement effectuée sous la Troisième République, sous la pression des institutions de l'État, armée, école, et des transformations économiques [4] . Ce mouvement général de nationalisation de la société se serait alors accompagné d'un bouleversement du regard porté sur les ouvriers migrants, avec une presse commençant à se faire l'écho des conflits entre ouvriers, avec la construction idéologique naissante du "problème des étrangers" [5] , et avec la diffusion de la notion de préférence nationale. Pour Raoul Girardet, la fin du XIXe siècle marque également un tournant dans la forme du nationalisme ; il devient alors de "droite", "conservateur", "méditation sur une décadence". Il est sentiment de protection contre une multitude de dangers  :  "influence décomposante des apatrides et des juifs, doctrines du cosmopolitisme et de l'internationalisme, rôle occulte des francs-maçons, concurrence des produits étrangers ruinant l'industrie nationale, tout ce que Maurras tend à grouper sous le terme générique d'Anti-France" [6] .

Ce questionnement nécessitait de s'intéresser au regard que les ouvriers portaient sur eux-mêmes. Nous nous sommes posés les questions suivantes  :  comment les ouvriers sédentaires ou en voie de sédentarisation percevaient-ils les nouveaux-venus ? Et comment les migrants intra-nationaux percevaient-ils les migrants transfrontaliers, c'est-à-dire non-nationaux ? Y a-t-il eu, face à l'émergence des migrations ouvrières non-nationales, une modification des stratégies ouvrières de protestation et une évolution des discours ? Quelles furent les réactions des ouvriers migrants-cibles ?

L'histoire des conflits entre ouvriers peut, à notre sens, aider à périodiser le phénomène de "francisation" des populations ouvrières. Si le mouvement d'identification nationale s'était réellement amplifié dans la société à partir de la Révolution, le fait de se sentir d'abord français aurait dû entraîner dès le début du XIXe siècle une nationalisation progressive des intérêts entre ouvriers, ou du moins une disparition des conflits entre ouvriers nationaux. Si au contraire la nationalisation des masses ouvrières ne s'était opérée qu'à la fin du XIXe siècle, les conflits inter-ouvriers antérieurs auraient dû continuer d'opposer des ouvriers nationaux ; dans le cas où des ouvriers concurrents non-nationaux auraient été pris à partie, les ouvriers contestataires n'auraient eu alors nul besoin de faire appel à des référents nationaux dans leurs procès de stigmatisation.

Mais l'histoire des conflits entre ouvriers, et de leur réception par la société, interroge aussi le nationalisme du milieu du XIXe siècle ; ne prend-il pas déjà la forme de ce nationalisme conservateur évoqué par Raoul Girardet ? Notons à ce sujet que, dès la Restauration, émerge en France le personnage de Chauvin, incarnation, selon Gérard de Puymège, du thème nationaliste du soldat laboureur [7] .

Considérant que les représentations ouvrières formaient une sorte de "jeu de miroir" avec les représentations émanant des bourgeois... nous avons été amenés à confronter les discours identitaires des ouvriers avec ceux des écrivains, journalistes, hommes politiques..., notamment les discours d'individus affirmant défendre les ouvriers. Nous nous sommes alors demandé quelles catégories identitaires, collectives ou spatiales, utilisaient les "intellectuels" et "militants" contestant le régime en place sous la monarchie de Juillet, quelle place prit le thème de la migration dans leurs écrits, et comment ils réagirent aux antagonismes entre ouvriers.

En analysant la projection imaginaire dans l'espace de l'identité professionnelle, il s'agissait également d'interroger le rapport entre la mutation du langage du travail, dans la première moitié du XIXe siècle, c'est-à-dire le passage du langage de "corps" au langage de "classe", et la mutation de l'espace de reconnaissance que traduit le passage, après 1830, du langage local au langage national. Il fallait alors approfondir, à la suite de William H. Sewell, les sens des expressions professionnelles identitaires, expressions souvent employées confusément par les historiens ; il fallait également réfléchir aux formes du discours de classe et à leur influence sur la culture des différentes composantes du monde ouvrier.

Cette recherche s'est donc situé à la croisée de plusieurs histoires  :  histoire sociale qui prend en compte les positions sociales, les statuts professionnels et les parcours géographiques ; histoire culturelle qui s'appuie sur la mise en scène des actions individuelles et collectives, les langages, les symboles et les images ; histoire des idées qui observe la construction des discours, et son évolution dans le temps ; histoire politique qui se penche sur les rapports qui s'établissent entre les groupes sociaux et les différents niveaux de l'autorité.

Les sources

Mes sources principales ont été  : 

-Les Archives nationales bien entendu, essentiellement les séries F7, BB18, BB30, BB24, les Archives départementales correspondant aux zones de conflits, à savoir le nord-est, le centre-est, le Rhône, les Bouches-du-Rhône, surtout les séries M, U, ainsi que quelques Archives municipales.

-La presse parisienne et provinciale ( Rhône, Bouches du Rhône, Nord...)

-Les brochures de l'époque conservées à la Bibliothèque nationale

Les types de documents utilisés ont été  : 

- les rapports de policiers, de gendarmes ou de magistrats

- les diverses pétitions, "placards", plaintes, propositions d'organisation du travail... ( en essayant de réfléchir aux langages utilisés, à la façon de se dénommer et de désigner l'autre).

- la grande enquête sur le travail agricole et industrielle de mai 1848 et notamment les réponses concernant les "étrangers".

- les règlements d'associations ouvrières.

- les demandes de naturalisation.

Mutations identitaires et "nationalisation" de la conflictualité inter-ouvrière sous la Monarchie de Juillet

Le monde ouvrier n'est, historiquement, ni l'espace social de l'expansion, de l'ouverture et de la solidarité, ni l'espace de la restriction, de la fermeture et de l'exclusion, ou plutôt il porte en lui ces deux types d'attitudes et il les combine au gré des conjonctures économiques, sociales et politiques.

Pour penser les formes de construction idéologique de l'étranger par les ouvriers dans la première moitié du XIXe siècle, il faut établir le lien avec les stratégies ouvrières de régulation du marché du travail sous l'Ancien Régime. Elles faisaient jouer des solidarités de "corps" ou de provenance contre le pouvoir des maîtres, mais aussi contre les ouvriers menaçant occasionnellement la cohésion et le pouvoir de l'organisation. La culture ouvrière était ainsi fortement marquée par l'idée que la protection passait par la limitation du nombre des ouvriers, que la lutte visait d'abord le "trop de bras", présent ou futur, idée que résumait un observateur comme Cliquot de Blervaches au milieu du XVIIIe siècle  :  " On doit convenir qu'ils [ les ouvriers organisés] limitent le nombre des ouvriers, et que moins il y a d'ouvriers dans une même profession, plus ils sont maîtres d'imposer des conditions dures à celui qui a besoin de leurs ouvrages " [8] .

Or, ce rapport entre protection et fermeture n'a pas disparu avec la grande rupture culturelle que fut la Révolution. Au XIXe siècle, les pratiques ou les revendications conjoncturelles d'exclusion d'autres ouvriers étaient toujours intégrées aux pratiques globales de protection. Le libre-échangiste Dunoyer le déplorait toujours en 1845  :  " il est encore assez dans leurs habitudes [les ouvriers] de s'opposer à ce qu'ils [les maîtres] prennent des ouvriers partout où ils en pourraient trouver " [9] . Dans le cadre de cette lutte pour le contrôle des marchés du travail, les groupes d'ouvriers faisaient toujours intervenir, en fonction des contextes sociaux, plusieurs "lieux" d'appartenance, notamment le "corps" et le territoire local.

Progressivement au XIXe siècle, sous l'effet de l'industrialisation, du bouleversement des transports, de la pression politique de l'État, la culture ouvrière de la restriction de l'accès au travail, qui s'appuyait sur la micro-communauté protectrice s'affaiblissait. Les ouvriers étendaient leur horizon, d'autant plus qu'ils étaient confrontés, après 1830, à l'idéologie, prônée par les militants et intellectuels républicains, de l'extensivité du "nous" ouvrier. Ainsi, c'est à partir de cette période que des organisations ouvrières commencèrent à admettre explicitement en leur sein, contre les anciennes représentations et contre la pression de l'État, les hommes d'une ou de plusieurs professions en " nombre illimité ". Mais ce mouvement, idéologique et pratique, d'extension géographique et sociale du "nous" ouvrier trouvait ses limites dans les frontières de la nation  :  la nouvelle "corporation" préconisée par les militants comprenait les ouvriers de même métier de la nation ; la "classe" était perçue comme l'ensemble des ouvriers vivant sur le territoire national, voire comme l'ensemble des ouvriers français.

Le mouvement d'unification nationale des intérêts ouvriers, qui se renforçait sous la monarchie de Juillet, ne supprimait pas toutefois les anciennes représentations associant restriction nécessaire de l'accès au marché du travail, exclusion sélective d'autres travailleurs, et défense sociale. Il déplaçait seulement les lignes de démarcation entre le "nous" et le "eux", modifiant la représentation du groupe de reconnaissance et celle des concurrents. Ces derniers devenaient de plus en plus les ouvriers migrants non-nationaux, en tant que non-nationaux. Bref, on assiste, après 1830, à une nationalisation progressive de la conflictualité inter-ouvrière, comme effet du mouvement de nationalisation ouvrière. On peut dire d'ailleurs aussi que les conflits contre les migrants non-nationaux étaient constitutifs du processus de nationalisation ouvrière  :  c'était également en brandissant contre des étrangers des drapeaux tricolores, en criant " Français soutenez nous " que des ouvriers peu protégés tels que les migrants du Massif Central dits " Auvergnats ", sur les chantiers de terrassement ou à Paris, marquaient leur "entrée en nation", se pensaient eux, et pensaient certains de leurs camarades, comme "Français".

Si l'on ne peut pas encore parler véritablement d'un monde ouvrier et encore moins d'une société française "nationalisée", sachant reconnaître "les siens", il est clair que les signes de la mutation de la conflictualité sont nombreux  :  lente extinction des affrontements meurtriers entre compagnons, parallèlement au déclin du compagnonnage [10] ; mouvements exclusifs de protection faisant de plus en plus appel à une symbolique de reconnaissance de type national, telle que le drapeau tricolore, la Marseillaise, voire l'uniforme de garde national, et investissant davantage l'espace public par le biais des défilés et des marches en direction des hôtels de ville ou des entreprises. La nationalisation touchait également, hors des conflits, la question de l'admission dans les organisations ouvrières, en modifiant les critères d'ouverture ou de fermeture...

On retrouve finalement en partie, dans cette mutation des pratiques et des symboles de contestation, la grande césure des années 1840-1850, relevée par Charles Tilly à propos du répertoire des contestations françaises, c'est-à-dire une transformation des contestations "communales et patronnées" en contestations "nationales et autonomes" [11] .

Ce phénomène de nationalisation des intérêts affectait davantage les grands centres urbains, les aires industrielles ainsi que les zones frontalières, notamment celles du Nord-Est industriel, où la frontière était perçue comme ligne de marquage territorial et de distinction sociale [12] . En outre, il était très lent, de telle sorte que, vers le milieu du XIXe siècle, se juxtaposaient ou même se chevauchaient deux attitudes contre les groupes ouvriers considérés comme concurrents, souvent couplées à la revendication d'augmentation du salaire  :  celle, vieille de plusieurs siècles mais en déclin, qui se référait plutôt au "corps" ouvrier et à l'appartenance locale, celle, plus récente et en accroissement, qui se référait plutôt à la "corporation" nouvelle ou à la "classe", donc au national, et qui assignait à l'État une fonction de protection par la limitation de l'accès au marché du travail. La première correspondait plutôt aux groupes d'artisans traditionnellement sensibles à l'esprit de fermeture, ouvriers du bâtiment notamment, aux porteurs de marchandises, ainsi qu'aux ouvriers agricoles, la seconde aux professions des secteurs en prise avec le développement de l'industrie et des services, ouvriers du fer, terrassiers, mineurs, raffineurs, employés ; mais beaucoup d'autres ouvriers, y compris des ouvriers du bâtiment, des hommes des petits métiers, commençaient également à se reconnaître dans le discours de protection nationale.

Cette dimension progressive du passage de l'appartenance restreinte, le "corps" qui se projetait dans le territoire local, à l'appartenance élargie, la "corporation" nouvelle et la "classe" qui se projetaient dans le territoire national, explique ces divers modes de stigmatisation de l'ouvrier concurrent qui coexistaient dans la première moitié du XIXe siècle, et qui revêtaient souvent un caractère "mixte", puisant à la fois dans les registres d'appartenance restreinte et élargie. On l'a vu par exemple dans la manifestation des selliers-carrossiers parisiens de 1830 dont les délégués demandaient le renvoi des non-français hors de... Paris. Dans la capitale d'ailleurs, une certaine hostilité à la concurrence des travailleurs provinciaux demeurera durant la seconde moitié du XIXe siècle, mais cette concurrence sera de moins en moins placée sur le même plan que celle des travailleurs non-nationaux, comme l'expliqueront certains ouvriers lors de "l'enquête Spuller" de 1884 [13] .

Le discours de la "préférence" servait de socle à l'argumentation ouvrière de protection contre les travailleurs concurrents. Ce discours conservait la dimension ambivalente, à la fois victimisante et revendicative, qu'il revêtait chez les corporations sous l'ancien Régime, c'est-à-dire qu'il présentait la préférence comme abus dont profitait les étrangers et comme droit réclamé pour soi. Employé par les ouvriers au XIXe siècle, il exprimait un sentiment d'injustice face à une prétendue inégalité sociale, une volonté de non résignation collective à l'ordre des choses, mais il traduisait aussi une forme de ressentiment prolétarien, c'est-à-dire une haine de sa propre condition projetée sur le proche. Fort logiquement, les ouvriers greffèrent progressivement le national à ce discours de la préférence, ce qu'avaient déjà fait certaines corporations parisiennes vers le milieu du XVIIe siècle pour restreindre l'accès à la maîtrise aux non-Français, ce que faisaient encore certains maîtres d'Alsace sous la Restauration contre l'admission en France des concurrents transfrontaliers et la " liberté trop illimitée de l'exercice des métiers ". Insistons donc sur ce fait  :  les décennies 1830-1850 ne marquent pas la découverte par le monde du travail de l'usage du national dans le discours de la préférence puisque certains maîtres le pratiquaient déjà conjoncturellement par le passé, mais l'extension sociale de cet usage aux ouvriers, dans un mouvement d'antagonisme croissant entre ouvriers et patrons.

Les historiens étudiant le XIXe siècle nomment généralement "xénophobie" l'hostilité ouvrière aux non-nationaux, Italiens, Britanniques, Belges et autres, mais emploient moins ce terme pour caractériser les protestations qui visaient les ouvriers nationaux. En fait, on a là deux aspects du phénomène de protection exclusive, expression plus précise, pour la première moitié du XIXe siècle, que "xénophobie". Le langage de la préférence, tel que nous l'avons observé sous la Restauration, la monarchie de Juillet et la seconde République, apparaît en effet constitué d'une base d'arguments paradoxaux qui, pour rejeter l'emploi des ouvriers "en circulation", puisait dans le registre de l'intérêt du métier ou des ouvriers, le besoin de protection, et dans celui de l'intérêt bourgeois, les besoins de consommation, de circulation monétaire et de développement du commerce. Mais ces arguments ne visaient pas les mêmes groupes de migrants  :  alors que des maîtres, par exemple les pétitionnaires de 1825 en Alsace, savaient déjà, contre les concurrents transfrontaliers, utiliser la préférence d'un point de vue national, en se définissant comme Français, nombre d'ouvriers continuaient sous la monarchie de Juillet à utiliser d'un point de vue local, contre des concurrents français, les reproches concernant l'absence de consommation des migrants, les transferts monétaires opérés vers le "pays" de provenance, la solidarité communautaire, en y ajoutant des arguments qui relevaient de l'antagonisme entre maîtres et ouvriers tels que le manque de "patriotisme" des maîtres, leur collusion avec les ouvriers étrangers... Ce n'est que progressivement donc, dans un mouvement général de mutation des identifications, de modification des pratiques, des discours et des imaginaires, que les ouvriers utilisèrent la nationalité dans le discours de la préférence.

La nationalisation des hommes et des marchandises après 1830.

" Quoi nous ne serions pas solidaires entre nous, nous qui avons une patrie commune, un même gouvernement, un même trésor, une même armée, et en même temps nous serions unis à l'Angleterre par un lien si fraternel que les richesses de l'Angleterre seraient considérées comme les richesses de la France, et sa puissance comme la nôtre. Non une pareille proposition ne mérite pas même d'examen, elle révolte trop le bon sens ". C'est bien le patron Léon Talabot qui exaltait, contre les théories libre-échangistes et individualistes, contre les chimères saint-simoniennes de rapprochement franco-anglais, la "solidarité" des Français, dans une séance de janvier 1848 de l'Association pour la protection du travail national [14] . Mais on a vu en quoi ces propos qui utilisaient une expression récente du vocabulaire des gauches, "la solidarité", auraient tout aussi bien pu être tenus par Buchez, Louis Blanc, Proudhon, L'Atelier ou La Ruche populaire . L'année précédente d'ailleurs, dans ce dernier journal, un ouvrier, le compositeur Ernest Joindy [15] , n'avait-il pas flatté, au nom des intérêts de la " classe ouvrière ", les idées de Talabot en matière de défense du travail national.

Ainsi, des fractions des ouvriers et de la bourgeoisie ont pu, sous la monarchie de Juillet, être animées par une même volonté de construire une opposition entre, d'un côté, libre-échangisme et identification à l'individu, et de l'autre, protection et identification à la nation. Elles tombaient d'accord pour défendre la "nationalité", pour considérer l'espace social national comme espace de "solidarité", pour juger la condition ouvrière plus difficile en Angleterre qu'en France, et pour appeler à la résistance contre l'importation du modèle économique et social d'outre-Manche.

Durant cette période commençaient à interférer le nationalisme de fermeture et la question des limites des marchés des biens et de la main-d'œuvre. Des patrons pouvaient défendre le protectionnisme économique au nom des intérêts des ouvriers nationaux, et des ouvriers évoquer la défense de " l'industrie nationale ", source de travail. Le même Léon Talabot expliquait, par exemple, qu'attaquer les " industries protégées par la douane " c'était " attaquer les travailleurs français ", tandis que des métallurgistes commençaient à demander, pour leurs propres intérêts de travailleurs nationaux, de produire " français ", c'est-à-dire de produire en France et non en Angleterre des locomotives françaises, ou que des mineurs manifestaient de même pour la production de " charbon français " [16] .

La monarchie de Juillet fut un moment fort de diffusion du langage de la protection nationale. Dans la presse, dans les ouvrages, dans les pétitions, voire dans les règlements ouvriers, "l'étranger" n'exprimait plus seulement la multiplicité des figures de l'ennemi politique national ; on appelait à la défense contre "l'étranger", en tant que marchandise extérieure ou travail concurrent, par des expressions comme " concurrence étrangère ", protection contre " l'étranger ", " produits de notre industrie ", " protection du travail national "... L'échec de la mobilisation des travailleurs engagée par l'Association pour la protection du travail national [17] ne doit pas cacher les convergences de différents groupes sociaux vers la protection nationale, sous sa forme économique ou sociale. C'est cette convergence et ses "contradictions" que déplorait le Journal des économistes en 1848 commentant les réactions indignées face aux mouvements contre les étrangers  :  " jusqu'ici les grands propriétaires ont fait des lois pour prohiber l'entrée des produits du sol, les industriels ont fait de même pour prohiber l'entrée des produits manufacturés  :  les ouvriers, en demandant le renvoi des ouvriers étrangers, des ouvriers anglais, comme à Rouen, des Savoyards (et même des Auvergnats !) comme à Paris, ont voulu mettre en pratique la même théorie. Vous criez à la barbarie, et vous avez raison, mais soyez logiques " [18] .

Certes on a vu des ouvriers, tels les serruriers de l'Union, distinguer, dans l'objet de la protection nationale et de la rivalité professionnelle, "l'homme" du "produit". Mais de la lutte contre " l'invasion des produits étrangers " à la lutte contre l'invasion des " ouvriers étrangers ", le pas pouvait être vite franchi, et il le fut en effet, par des membres de la petite bourgeoisie et des ouvriers.

On a pu dire que les antagonismes de classe trouvaient sur le terrain du protectionnisme national "un lieu de réconciliation" [19] . Encore faut-il ne pas confondre les différents usages sociaux de l'idéologie de protection nationale parmi les bourgeois et parmi les ouvriers. Au sein de la bourgeoisie protectionniste, on doit distinguer par exemple d'une part les journalistes et écrivains obscurs, qui à Paris, Lyon ou Lille prenaient la défense des " ouvriers français " en prônant la préférence nationale dans l'embauche, en commençant à évoquer " l'invasion des ouvriers étrangers ", en dénonçant même, pour certains, l'attitude des patrons, et d'autre part les grands patrons de l'Association pour la défense du travail national, qui demeuraient partisans de la liberté de circulation de la main-d'œuvre et de la liberté patronale d'embauche. C'était d'ailleurs ce que reprochait à ces derniers L'Atelier , en 1846, quand il analysait, du point de vue de la protection des ouvriers nationaux, la question de la circulation des marchandises et des ouvriers  :  " Ils parlent de défendre le travail national, de protéger les ouvriers français contre l'invasion des produits étrangers [...]. Ils veulent non pas protéger le travail des ouvriers français mais bien conserver les gros bénéfices que leur assure le système de la protection. En effet jamais ils ne se sont fait faute, pour obtenir la diminution des salaires, de développer la concurrence que nous font en France les ouvriers étrangers ".

Les ouvriers eux aussi utilisaient de diverses façons le protectionnisme national, dans une logique de classe, ou, au contraire, dans un refus d'antagonisme entre patrons et ouvriers. Le protectionnisme national et social de certains travailleurs des grandes entreprises de métallurgie, des hommes de "La Fraternelle" dans les transports ferroviaires en 1848, de certains raffineurs militants revêtait un caractère nettement antipatronal  :  la "nationalité" était utilisée pour faire pression sur les stratégies patronales d'embauche, pour maintenir ou élever les niveaux de salaire, pour remettre en cause le pouvoir de l'encadrement, en mettant justement les patrons devant leurs responsabilités "nationales". Mais dans un secteur artisanal comme la fumisterie parisienne, ouvriers et petits patrons pouvaient unifier leurs intérêts en utilisant conjointement la "nationalité" contre les Italiens.

Sans généraliser, donc, le protectionnisme national ouvrier à l'ensemble des travailleurs, il faut retenir que, dans certains secteurs ouvriers, le processus de reconnaissance prolétarienne dans le développement de l'industrie nationale s'est opéré en France très précocement, parallèlement à l'émergence et à la diffusion du discours de classe. Le phénomène observé par Michelle Perrot après 1880 n'apparaît alors que comme le prolongement des mutations identitaires des années 1830-1850 [20] .

La classe, le sol, le sang et la fierté, ou la formation nationaliste du mouvement ouvrier en France.

Les militants et intellectuels des gauches, bourgeois et ouvriers, ont contribué à favoriser cette diffusion du national chez les travailleurs. Contrairement à ce que prétend Eric Hobsbawm, l'idiome nationaliste en France émerge non pas dans le vocabulaire politique français après 1870 [21] , mais sous la monarchie de Juillet, notamment après 1840 [22] . En vingt ans, de 1830 à 1850 environ, des bourgeois contestataires ont diffusé, dans certaines sphères de la société, des mots nouveaux ou peu usités renvoyant au national comme " nationalité ", " nationalisme ", " chauvin ", " chauvinisme ", parallèlement d'ailleurs à la création d'un vocabulaire socio-politique. Après 1840, la polémique sur la " nationalité ", sur le "sentiment" national pour reprendre l'expression de Buchez, a agité l'ensemble des gauches. La nationalité était exaltée par les uns, qui l'associaient à la " solidarité " et y voyaient le rempart contre l'individualisme britannique, acceptée par d'autres, à condition qu'elle ne fût pas " exclusive ", rejetée par d'autres encore qui l'associait à " l'égoïsme " ou au " préjugé ", et ne la regardaient que comme une invention des oppresseurs. Cette polémique prolongeait en partie les confrontations idéologiques des XVIIe et XVIIIe siècles sur l'enracinement dans la terre "nourricière" de la naissance [23] , sur l'attachement sentimental à la patrie comme acte de vertu, et les débats de la Révolution, notamment de 1793, entre défenseurs de la "nation famille" d'un côté, et universalistes partisans du "genre humain", de "l'humanité-famille", du "cosmopolitisme" de l'autre. Au-delà de leurs divergences, souvent formelles, les républicains, sous la monarchie de Juillet, furent confrontés à une même tension  :  comment défendre la République comme expression du politique, défendre "l'humanité", ce " lien invisible entre tous les hommes " dont parlait Pierre Leroux, et arracher le discours de l'universel aux libre-échangistes ?

L'idéologie de classe est née après 1830 dans un mouvement d'ouverture, amorcé par les intellectuels républicains et les franges militantes ouvrières, qui visait, entre autre, à ce que les travailleurs s'unifient en s'arrachant de la culture étroite du "corps" et des pratiques de protection exclusives. Mais cette idéologie, et plus généralement tout l'investissement idéologique qu'ont opéré les gauches sur le "travail" ont tout de suite été confrontés à l'enjeu de la nationalité. En effet, nombre de militants ouvriers ou de bourgeois défenseurs de l'émancipation ouvrière qui appelaient les ouvriers à se reconnaître comme membres d'un "nous, classe ouvrière", y compris beaucoup de ceux qu'on pourrait qualifier "d'humanitaristes" par leur position critique sur la nationalité, les appelaient parallèlement à se reconnaître comme "nous Français" et à en être fiers. Face à certains bourgeois qui présentaient les ouvriers comme des déracinés géographiques ou sociaux, "barbares" ou "lazzaroni", on a vu Buchez, Ott, Feugueray, leurs disciples ouvriers de L'Atelier , Cabet, Proudhon, Leroux, Flora Tristan, Considérant, le serrurier Moreau, l'ouvrier imprimeur Barraud et d'autres valoriser, ponctuellement ou régulièrement, la francité de la classe ouvrière, donc la "nationalité du travail" pour reprendre l'expression de Proudhon, afin de faire conquérir aux ouvriers des droits politiques et sociaux. En définissant la classe ouvrière comme l'ensemble de ceux qui produisent la richesse de la nation, et en s'appuyant sur la figure identitaire nouvelle de "l'ouvrier français", de l'ouvrier-soldat français privé, par l'exploitation qu'il subissait, de sa patrie, le discours de classe apparaissait donc, majoritairement, comme discours d'intégration nationale ; il se construisait autour de deux conceptions imbriquées de la nationalité, puisant dans la mémoire de la France révolutionnaire  :  la nationalité française-solidarité-universalité, fondée sur l'image d'une nation idéelle constituée autour de principes à vocation universelle, et la nationalité française-solidarité-enracinement, fondée sur l'image d'un rapport commun des Français, unifiés en peuple, ou des ouvriers français, unifiés en classe, au sol et au travail.

Dès lors, ce qui se joue sous la monarchie de Juillet avec la dénonciation par la propagande républicaine du "déracinement", et son corollaire la valorisation des figures associées du peuple, du travail et de la patrie, c'est bien l'enjeu de la perception des ouvriers comme classe nationale. Sur ce point, les gauches, d'une certaine manière, ont obtenu gain de cause. Les ouvriers furent progressivement reconnus non plus comme "classes dangereuses" mais comme classe laborieuse nationale. Louis Chevalier a daté ce changement important de regard porté sur eux au début de la seconde République  :   :  "Dans les dernières années de la monarchie de Juillet, et définitivement après les journées de 1848, les classes populaires de Paris cessent d'être qualifiées de "Populace", pour n'être plus que "le peuple", de la même manière qu'elles cessent d'être qualifiées de sauvages, de barbares, de nomades" [24] . Vision qui reste à préciser, d'une part parce que la rupture ne fut pas si brutale - on trouve encore " barbares de l'intérieur " utilisé en 1851 - d'autre part parce qu'elle omet toutes les convergences idéologiques antérieures, des républicains et des défenseurs de l'ordre, vers l'intégration et la valorisation de l'enracinement du labeur, qui ont conduit justement à cette modification du regard sur les hommes au travail.

On a pu dire que juin 1848 en tant qu'acte de "sécession du prolétariat français hors de la communauté nationale" avait permis "l'avènement de la conception d'une communauté internationale devant relier les travailleurs" [25] ; en fait, juin 1848 peut également être lu comme la cristallisation violente de la volonté ouvrière d'intégration nationale, volonté soutenue depuis 1830 par les intellectuels et militants républicains, mais aussi, dans des stratégies différentes, par certains courants des droites ; l'effroi qu'a suscité l'insurrection chez les classes dominantes les a poussées à accélérer le processus d'intégration symbolique des ouvriers dans la nation. Il faut alors prolonger le constat de Louis Chevalier  :  le discours inquiet d'une extranéité sociale intérieure à la nation, avec sa cohorte de métaphores animales, guerrières ou raciales, ne s'évanouit pas en France après le milieu du XIXe siècle, simplement il ne s'appuie plus, progressivement, que sur les seules figures, disjointes ou superposées, de l'ouvrier migrant non-national et du vagabond.

Dans leur manière de nationaliser les ouvriers en se servant des images du sol, du sang, de la sueur, de la famille, nombre de républicains ont jeté les bases, souvent à leur insu, de l'argumentaire du nationalisme de fermeture utilisé contre les migrations ouvrières transnationales. L'imprimeur Barraud n'a pas pressenti en 1832 le risque à récuser l'image bourgeoise des ouvriers " barbares " en exaltant les " prolétaires français " nés sur le sol de France. Buchez qui insufflait aux ouvriers l'idée de " nationalité " comme " grandeur " et " dignité ", a également dangereusement défini la nationalité comme " solidarité qui nous unit à tous ceux qui portent le même nom ", Ott qui insérait la nationalité au modèle de règlement d'association ouvrière, n'a pas vu qu'on pourrait transformer la nationalité-vertu en nationalité-appartenance, et l'utiliser pour exclure, y compris dans les véritables règlements, ou pour flétrir les patrons " indignes du nom français " qui osaient occuper des étrangers. Fourier imaginait-il la capacité de diffusion sociale de ses arguments nationalistes victimisants tels que la "honte d'être français" dans son propre pays, ou l'aura donnée aux "noms étrangers" en France ? Cabet, savait-il qu'il participait à l'émergence d'une peur collective nationale quand il déclarait que l'Icarie ne pouvait accueillir " tous les malheureux qui sont sur la terre"  ? Cette peur de l'invasion ouvrière, qui commençait à être partagée sous la monarchie de Juillet, apparaît alors comme une variante du tropisme national de l'universalisme français  :  avec le développement de la prolétarisation, la France "pays phare" de l'univers était soudainement perçue avec angoisse comme "pays phare", débouché de tous les migrants pauvres du monde.

Une forme du discours patriotique prolétarien, qui se dessine après 1830 sous l'influence buchezienne notamment, peut aussi être analysée comme " forme idéale du sentiment de propriété ", pour reprendre l'expression de Marx a propos de l'attitude patriotique des paysans parcellaires français [26] , à ceci près que l'objet principal du sentiment de propriété n'était pas le sol mais le travail et l'association des travailleurs. Pour revendiquer l'association ouvrière, la littérature militante s'est appuyée en partie sur l'idéologie nationale  :  l'association ouvrière telle que nous la proposons est en petit l'image parfaite de notre nationalité " expliqua L'Atelier , et Feugueray, en 1851, compara deux types d'appropriation émancipatrices  :  la revendication d'un "chez soi" ouvrier par l'association et l'existence d'une " France aux Français " rendue possible par la Révolution. L'analogie voulait tendre à l'inclusion sociale, mais elle relevait d'une évolution progressive du discours sur le travail au XIXe siècle  :  le travail comme "seule propriété de l'ouvrier", discours déjà perceptible au XVIIIe siècle dans sa dimension revendicative [27] , rencontrait le discours de la nation comme propriété des Français, pour produire un discours du travail comme valeur patrimoniale des ouvriers nationaux ; c'est un tel discours qu'utiliseront, par exemple, les auteurs d'un placard anti-italien affiché Cours Belsunce à Marseille en 1885  :  "[...] sans travail quel est notre avoir sur cette terre, quel est notre patrimoine, que pouvons nous espérer, si non de mourir de faim ? [...] Le peu de travail qu'il y a ce sont les étrangers qui l'occupe. Hé bien le travail de la France nous appartient, nous le voulons et nous l'aurons, quand nous saurions de soulever les pavés et de les envoyer à la tête de ceux qui nous exploite [sic]" [28] .

Finalement, le discours dominant des républicains, y compris de plusieurs utopistes, après 1830, prend la forme d'un discours d'intégration sociale et politique où le "prolétaire" porte la fixité géographique comme aspiration et idéal. La conception de Leroux ou de Pecqueur d'une diversité sociale dans l'égalité n'empêche pas la permanence de l'obsession de l'unité, du peuple, du travail ou du genre humain, laquelle s'accompagne d'une relative cécité face à la dimension migratoire du monde du travail. La migration était rarement évoquée, et le plus souvent de façon négative, comme signe de l'oppression, de la déchéance ou de l'humiliation prolétarienne ; le travailleur migrant quittant sa patrie était implicitement perçu, pour anticiper l'expression d'un psychiatre en 1875, comme "un aliéné migrateur" [29] .

Après 1830, la propagande républicaine est venue conforter les ouvriers dans leur volonté d'identification au territoire national, de construction d'une filiation nationale, ouvriers dont l'image des micro-communautés protectrices traditionnelles se brouillait, et qui commençaient à se tourner vers l'État comme instance de protection. Qu'ils fussent misérables ou qualifiés, migrants ou sédentaires, artisans ou travailleurs d'usine, ils continuaient à projeter le travail dans le territoire, tout en "investissant" eux aussi la nation [30] , La nouvelle expression d' "ouvrier français", parée immédiatement de prestige, a vite été introduite dans l'idiome du travail, et plus précisément dans celui de la légitimation et de la dénégation, idiome du travail qui, comme l'a montré Michael Sonenscher, puisait depuis l'ancien Régime dans les représentations de l'honneur... L'idéologie nationale était d'autant plus attractive qu'ils pouvaient l'appliquer à des stratégies identitaires très diverses. Leur identification à la nation s'enlaçait, au lieu de se substituer, aux autres identifications, telles que la corporation, la classe, la communauté locale... [31] . De la chaîne identitaire que leur proposaient nombre d'intellectuels qui les défendaient, les travailleurs sont la France, la France a une fonction universelle, les ouvriers en majorité n'ont retenu que le premier maillon et perçu la nation comme territoire de travail, protection, honneur, espace central d'inscription des droits sociaux et politiques. Confrontés à l'essor des migrations internationales et à la pression des concurrences internes au salariat, ils ont agi avec la nation de façon contradictoire, comme le faisaient les compagnons avec leur organisation protectrice. Ils l'ont utilisée comme espace d'intégration, d'où, par exemple, l'importance attribuée par des ouvriers des usines de la région parisienne ou du Nord, dans les premiers mois de la révolution de 1848, à l'acte de naturalisation des travailleurs non-nationaux qu'ils cotoyaient, cet acte étant perçu comme un symbole d'allégeance politique des "nouveaux-venus" au régime républicain, ouvrant en quelque sorte "droit au travail" ; mais ils l'ont utilisé aussi comme espace d'exclusion, en gardant les anciennes visions des droits sociaux comme préférence, du travail comme quantité limitée, du marché du travail comme sphère restreinte, du "trop de bras" menaçant leurs propres intérêts [32] .

" Le travail de la nationalité " par le haut et par le bas.

Si, dans la sphère du travail, la préférence locale, s'appuyant sur le territoire de la ville, domine tout l'ancien Régime et persiste durant la première moitié du XIXe siècle, une décision prise par Charles IX, en 1572, est significative des déformations que l'État pouvait appliquer à la notion de préférence. Celui-ci disait en effet rejeter la préférence locale pratiquée par les compagnons imprimeurs de Paris et de Lyon, mais admettait ponctuellement une préférence en faveur des compagnons imprimeurs du royaume, en contrepartie de leur docilité revendicative. Ceux de Paris et Lyon ne pouvaient ainsi " s'attribuer aucune préférence sur ceux qui auront été reçus compagnons es imprimeurs des autres villes de ce royaume [...] ; seront néanmoins les compagnons de Paris et de Lyon, préférés aux étrangers, nés hors l'obéissance du Roi, quand ils se voudront contenter du salaire ordonné ci-dessus " [33] . Près d'un siècle plus tard, en 1650, alors que des demandes de fermeture nationale de l'accès à la maîtrise étaient formulées par des corporations parisiennes, l'État tenait aux maîtres serruriers un langage identique de protection  :  " afin que les estrangers, par leur établissement en notre ville ne puissent oter le profit légitime que les dits maîtres doivent se promectre par leur industrie [...] nul ne poura doresnavant être admis à la maîtrise qu'il ne soit originaire François et né notre subjet ou qu'il n'ait obtenu de nous des lettres de naturalité " [34] . La forme de la préférence était toujours en question sous la Révolution. Sophie Wahnich a montré les visions opposées, en 1790, du curé de Chaillot, porte-parole d'une députation des représentants de la ville de Paris, et du Marquis de Bonnay, président de l'Assemblée, en matière de secours aux pauvres. L'un défendait une préférence de type locale, l'autre une préférence de type nationale, considérant que " quand la religion ouvre aux malheureux les trésors de la charité, il ne faut pas que les secours qui appartiennent aux enfants de la patrie soient absorbés par des étrangers " [35] . C'est également ce second type que défendait le Comité de mendicité dans son rapport de 1791 quand il décidait, explications à l'appui, de réserver les ateliers de secours à Paris aux "François".

Dans la première moitié du XIXe siècle, les élites n'avaient pas de position claire et uniforme sur les questions des politiques de circulation et de secours aux plus démunis ; à partir de la crise économique de 1845, certaines directives ministérielles reprirent toutefois, en matière de secours et de travail, la conception de préférence nationale. Le nouveau régime issu de la révolution de 1848, confronté aux conflits sociaux, admit également ponctuellement ce type de préférence, tout en exaltant la fraternité des peuples.

Le langage associant "préférence" et nation n'était pas du seul ressort de l'État. On a vu que les ouvriers se sont emparés du principe de "préférence" et qu'ils y ont progressivement greffé, au cours du XIXe siècle, le national. Ils disposaient à cet effet d'éléments matériels de "reconnaissance" mis en place par l'État, qui indiquaient le lieu de naissance  :  le passeport, le livret ouvrier, "l'acte de naturalisation". Ces pièces éparses fonctionnaient certes tant bien que mal et avaient une efficacité relative en matière de contrôle par l'État, mais elles commencèrent à être utilisées, idéologiquement ou pratiquement, dans les processus de distinction sociale, d'abord par quelques petits patrons sous la Restauration, dans des secteurs traditionnellement exclusifs comme le bâtiment, puis par des ouvriers de métiers fort divers.

Si l'on considère que les stratégies sociales de fermeture nationale constituent des formes d'identification nationale, lesquelles participent au processus complexe de nationalisation, il faut nuancer l'idée d'une nationalisation des ouvriers engagé par l'appareil d'État à la fin du XIXe siècle. L'État fait pression sur la société, mais, en tant qu'appareil de régulation, il est également lieu d'inscription des demandes qui traversent la société. À partir du XVIIe siècle, la distinction entre Français et étrangers commence à constituer, conjoncturellement et localement, un enjeu dans les rapports entre le monde du travail et l'État. Cet enjeu se renforce nettement sous la monarchie de Juillet et la seconde République. Dès lors, la distinction entre les droits des travailleurs français et étrangers qu'effectuèrent les députés en mai 1848, dans la loi sur les conseils de prud'hommes [36] , ou le préfet Carlier en septembre 1851, dans sa circulaire sur les cartes de séjour, la séparation nouvelle entre "Français" et "étrangers" établie par le recensement de 1851, ne sont pas surgies ex nihilo  :  elles furent bien sûr liées à la mise en place du suffrage dit "universel" en 1848, mais elles constituèrent plus largement une réponse institutionnelle, qui s'inscrivait elle-même dans une continuité historique, à un usage croissant de la nationalité dans les stratégies sociales, à une demande sociale croissante, confusément formulée, de prise en compte de la nationalité dans la protection étatique, émanant de fractions de la bourgeoisie et du monde ouvrier [37] .

En observant l'attitude des ouvriers en France, dans leurs conflits internes, on constate ainsi qu'ils n'ont pas eu fondamentalement besoin, pour se "représenter", s'approprier cette notion nouvelle de nationalité, et pour avancer une revendication de préférence de type national, du passage par l'école républicaine de la Troisième République, de la carte d'identité ou encore de l'influence des théoriciens nationalistes [38] ... Les discours sur la nation famille, la nation propriété, qu'ils pouvaient "détourner" à leurs fins étaient suffisants  :  un slogan comme " les enfants de la France avant tout " pouvait déjà "fonctionner" en 1848 à peu près comme "fonctionnera" après 1880 dans le même sens "La France aux Français" ou "Les Français d'abord"... En utilisant l'idéologie nationale dans une perspective d'ouverture ou de fermeture, les ouvriers ont donc participé eux aussi, avec les bourgeois, avec l'État, à la "production" moderne de ce que l'on nommera par la suite "la question des étrangers". C'est d'ailleurs, en grande partie, dans les sédimentations d'images et d'arguments sur le travail, la préférence, la protection, la nation, qui n'ont cessé de sensibiliser les milieux populaires, que puiseront les intellectuels et politiciens partisans de la fermeture nationale à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle.

Avec la naissance de la "question des étrangers" émerge aussi la condition moderne des ouvriers "étrangers". Ceux-ci découvraient progressivement, après 1830, qu'ils pouvaient être accusés par d'autres ouvriers de prendre le travail des Français; Ils découvraient, en 1848, comment l'État, arguant du chômage des "nationaux", pouvait prendre des mesures, avec le consentement d'une partie de la population, restreignant leur possibilité de travailler ; comment il pouvait rapatrier nombre d'entre eux par train hors des frontières de la France, dans une période de chômage ; ils commençaient, dans certaines zones comme Paris, à comprendre l'intérêt d'être naturalisés pour être protégés...

Les années 1840-1850 marquent la relative perméabilité de la société française à l'idée de préférence nationale en matière de travail. Préfigurant des situations socio-politiques ultérieures, s'engageaient dans la voie du nationalisme exclusif des petits patrons, des ouvriers ainsi que des écrivains, des journalistes, des fonctionnaires, amis de l'ordre ou du peuple, qui affirmaient de la même façon qu'un ouvrier étranger " prend la place d'un Français ".

"L'apprentissage de la République" que constitua 1848 fut aussi, dans les premiers mois notamment, un questionnement intense de la "place" et des "droits" des étrangers dans la société des Français ou dans la classe des prolétaires  :  droit à participer aux élections, aux clubs, à la Garde nationale, aux organisations ouvrières, droit au travail, aux secours, à la retraite... C'était bien là l'effet, dans la société, du "travail de la nationalité", pour s'inspirer d'une expression de Victor Considérant en 1849 [39] ; une nationalité qui avançait en se superposant, ou même en se substituant à une certaine conception de la citoyenneté issue de la Révolution. Le 24 février 1848, un militant communiste comme Dézamy parlait encore de " citoyens " quand il demandait " l'armement immédiat de l'universalité des citoyens " ; mais à la vision d'une citoyenneté ouverte et expansive s'opposait la vision d'une nationalité socialement fusionnelle et spatialement bornée, celle par exemple du républicain Arexi qui mettait en adéquation la " patrie ", le " peuple " et les " Français "  :  " En France [...] il n'y a plus de classes diverses, mais un peuple qui seul remplit la patrie entière, car il n'est autre chose que l'universalité des Français " [40] . La nation comme espace de travail était de même emplie par l'universalité des travailleurs français, selon nombre d'auteurs de projets de protection ou d'émancipation du travail, qui faisaient converger les notions de citoyens, de travailleurs et de travailleurs français.

Une intégration dans la douleur.

"La classe ouvrière française, la plus internationalisée d'Europe depuis un siècle [...] est bien la plus riche d'expériences intégratrices" a écrit Michel Verret [41] . On a vu L'Atelier dire sensiblement la même chose dans une controverse avec Bastiat en 1846  :  des ouvriers étrangers venus travailler en France, les uns resteront et deviendront français, c'est-à-dire, dans la perspective buchézienne de la nationalité propre à L'Atelier , adopteront la combativité sociale des travailleurs français, donc intègreront la classe nationale ; quant à ceux qui voudront retourner chez eux, ils repartiront plus résistants encore à l'oppression.

Pourtant, on pourrait dire que la "classe ouvrière française" est aussi celle qui a produit, et qui produit encore, depuis son début de prise de conscience comme classe nationale, début que nous situons après 1830, les plus durables protestations politiques contre les étrangers. 1848 ne fut pas seulement un moment d'affrontement entre classes, il fut aussi ce moment où une constellation d'ouvriers différents, poêliers fumistes, métallurgistes, terrassiers, mineurs, raffineurs, domestiques, employés... adoptèrent la notion de nationalité en lui donnant un sens particulier  :  les travailleurs avaient tous une patrie, implicitement un État national et un territoire national ; l'État et les patrons devaient "préférer", c'est-à-dire protéger ou embaucher d'abord les travailleurs français [42] . Ces ouvriers, soucieux de protection par la fermeture du marché du travail, qui se disaient souvent prêts à défendre la République, qui pouvaient s'organiser en "associations fraternelles", n'étaient pas forcément les moins solidaires, les moins combatifs contre les patrons ; on l'a en effet maintes fois souligné ici  :  la protection exclusive, appliquée au niveau du corps ouvrier puis de la corporation, puis de la classe, n'a pas été historiquement perçue par les ouvriers comme antagoniste à la combativité antipatronale ; en ce sens, les manifestations de cette attitude de protection exclusive ont été constitutives de ce que l'on a appelé rétrospectivement le "mouvement ouvrier" [43] .

Mais alors, pourquoi ce discours de préférence nationale, très précocement constitué dans ses principes, moins dans ses revendications, qui étendait ses effets après 1830 aux ouvriers et aux intellectuels de la petite bourgeoisie, a-t-il eu une efficacité relativement faible, incapable en tout cas d'entraîner une mobilisation susceptible de bloquer le processus émergent des migrations ouvrières internationales.

Nous avons cité ici plusieurs écueils. D'une part des pratiques de socialisation, de solidarité, à l'intérieur mais aussi à l'extérieur de l'espace de travail, dans le quartier par exemple, moins visibles par l'historien que les protestations, prenant faiblement en compte le discriminant national ; indifférence au national que révèle aussi, par ailleurs, certaines stratégies d'alliances, et ce y compris dans les zones frontalières de conflit comme le Nord [44] , Paris, ou même les grands chantiers de travaux publics... D'autre part une faible légitimation idéologique des protestations, jusque vers la fin du XIXe siècle, par les intellectuels des gauches défenseurs des ouvriers, laquelle se repère d'abord dans leurs déclarations publiques. Du point de vue de l'écrit, ce furent en effet plutôt, sous la monarchie de Juillet et la seconde République, des individus du courant conservateur de la petite bourgeoisie, qu'on pourrait, déjà, qualifier de "national-populiste", affirmant agir au nom de l'intérêt des ouvriers, qui, dans des stratégies de contestation politique du pouvoir ou de pacification sociale, encouragèrent la préférence nationale, enrichirent l'argumentaire pour le moins stéréotypé des pétitions ouvrières en commençant par exemple à utiliser le quantitatif [45] , à faire appel à la notion de délinquance. L'existence de ce type de nationalisme sous la monarchie de Juillet réfute d'ailleurs l'idée schématique, souvent admise, d'un nationalisme qui passerait lentement au XIXe siècle de la gauche vers la droite [46] .

Certes, on a vu que les espoirs des gauches d' " alliance des peuples ", d'avènement de la " fédération européenne ", voire " d'association universelle " des travailleurs étaient le plus souvent espoirs d'association "inter-nationale" d'individus fixes, cantonnés dans leur propre pays. On a dit aussi les embarras, les silences, les doutes, les revirements des gauches face aux protestations ouvrières contre les étrangers. Malgré tout, en majorité, elles n'ont pas repris, publiquement du moins, le discours émergent de " l'invasion " de la France par les ouvriers étrangers, et elles ont condamné " l'exclusivisme national ", c'est-à-dire la préférence nationale, par une série d'arguments qui ont entamé la construction de ce qu'on appellerait actuellement le "contre-discours xénophobe" [47] . Dans leur ensemble les réactions des républicains ont délaissé l'argument de l'intérêt de classe en tant que classe transnationale [48] , au nom de l'argument pivot de la "fraternité", celle-ci présentée comme expression d'un "vouloir vivre ensemble", argument qui s'inscrivait aussi bien dans le nationalisme universaliste que dans l'humanitarisme [49] . Plus généralement dans l'oscillation des discours et images républicains, entre les pôles de l'enracinement et de l'universalité, un thème fortement récurrent comme celui du " banquet " participait d'un imaginaire de la société comme espace ouvert, aux frontières repoussées, où tout un chacun pouvait trouver une "place", imaginaire nettement distinct de celui que traduisait les textes de contestation des étrangers, d'une société nationale comme espace clos, où les "places" et le "pain" étaient limités et réservés.

Le mouvement républicain, et sa rencontre avec le mouvement ouvrier, sous la monarchie de Juillet, donnent lieu à une évolution significative de la fonction de l'argumentation "antiexclusive" et universaliste. Jusqu'à cette période, en effet, le discours opposé aux pratiques de fermeture et d'exclusion au sein du travail était essentiellement un discours de type libéral qui visait, au nom du développement de l'industrie et du commerce, à détruire la structure de la corporation ; c'est celui par exemple de Cliquot de Blervaches qui demandait, en 1758, de " ne faire aucune distinction d'un Anglais, Hollandais, etc. avec un Français pour l'admission dans nos corps de métier. S'il y en avait une à faire, ce serait en faveur des étrangers, pour les inviter à peupler nos provinces ".

Après 1830, étant donné le rôle de l'égalité sociale dans la réflexion des républicains, le discours d'ouverture universaliste et de non discrimination put être appliqué au contraire à la construction de l'association ouvrière nouvelle, comme support de l'émancipation prolétarienne ; souvenons-nous de Flora Tristan qui affirmait en 1841  :  " L'union ouvrière procédant au nom de l'unité universelle, ne doit faire aucune distinction entre les nationaux et les ouvriers et les ouvrières appartenant à n'importe quelle nation de la terre. Ainsi pour tout individu dit étranger, les bénéfices de l'union seront absolument les mêmes que pour les Français ".

Cela nous amène à évoquer un second lieu de résistance sociale et idéologique à l'instrumentalisation de la nation par les ouvriers  :  les ouvriers eux-mêmes. La réceptivité de certains groupes professionnels à la culture politique égalitaire et universaliste, les tailleurs par exemple à Paris, leur permettait de résister aux idéologies et aux pratiques d'exclusion. Cette culture politique influença également fortement les militants rédacteurs de règlements d'associations ouvrières, la "patrie" des ouvriers pour certains. Celles-ci ne représentaient qu'une minorité ouvrière, mais leurs règlements écrits constituaient des modèles endogènes de fixation des limites du "nous" ouvrier. Il est certain que le débat s'est posé très vite, dès la monarchie de Juillet, sur la question de réserver en totalité ou en partie ces organisations aux Français. Or, face à la permanence de la culture de la solidarité restrictive, de la protection exclusive, et de la préférence, face à la consolidation progressive d'une conscience nationaliste-exclusive de classe [50] , face au rêve persistant, que traduisaient certaines revendications, d'un plein emploi garanti par l'État national à des corporations d'ouvriers français, ce sont les visions d' "illimitation", de non-discrimination par la "nationalité", donc de solidarité expansive, qui ont prévalu globalement depuis 1830, et qui, malgré un net affaiblissement durant la fin du XIXe siècle, prévaudront jusqu'à nos jours.

Notes

[1] Gérard Noiriel, Le Creuset français , Le Seuil, 1988, p. 74.

Vision diffusée dans la plupart des travaux de sciences sociales faisant référence à l'histoire des migrations en France ; par exemple René Gallissot, Nadir Boumaza, Ghislaine Clément, Ces migrants qui font le prolétariat , Librairie des Méridiens Klincsieck et Cie, 1994, pp. 22-23 ; Jean-Loup Amselle, Vers un multiculturalisme français , Aubier, 1996, p. 158.

[2] Sophie Wahnich, L'impossible citoyen. L'étranger dans le discours de la Révolution française , Albin Michel, 1997, pp. 56-57.

[3] Sophie Wahnich, op. cit., pp. 61-62.

[4] Eugen Weber, La fin des terroirs , la modernisation de la France, 1870-1914 , Fayard, Editions Recherches. Voir également Gérard Noiriel, Population, immigration et identité nationale , Hachette, 1992, notamment les pages consacrées aux "fondements de l'intégration nationale" pp. 100-112. Eric Hobsbawm reprend cette périodisation à propos de la petite bourgeoisie dans Nations et nationalisme depuis 1780 , Gallimard, 1990, p. 155  :  "Dans la petite bourgeoisie, le nationalisme se transforma donc cessant d'être associé au libéralisme et à la gauche pour devenir un mouvement chauvin, impérialiste et xénophobe de droite".

[5] Gérard Noiriel, introduction à l'ouvrage de Simone Bonnafous, L'immigration prise aux mots , Editions Kimé, 1991, p. 9.

[6] Raoul Girardet, Le nationalisme français, anthologie, 1871-1914, Editions du Seuil, 1983, p. 16.

[7] Gérard de Puymège, Les origines du chauvinisme, degré zéro du nationalisme français (1815-1848) , thèse, université de Genève, 1987 ; Chauvin, le soldat laboureur, contribution à l'étude des nationalismes , Gallimard, 1993.

[8] Cliquot de Blervaches, op. cit., p. 47.

[9] Charles Dunoyer, op. cit., tome 2, p. 357.

[10] Abel Chatelain a déjà évoqué, brièvement, ce parallélisme entre épuisement des conflits internes au compagnonnage et montée de l'hostilité ouvrière vis-à-vis des non-nationaux, op. cit., tome 2, p. 865.

[11] Charles Tilly, La France conteste, Fayard, 1986, pp. 543-544. Maurice Agulhon relève également une mutation dans la conflictualité. Observant le salariat agricole varois, il ne trouve plus trace, vers 1840-1850, des luttes revendicatives d'ouvriers agricoles de l'Ancien Régime, La République au village , Le Seuil, 1979, p. 35.

[12] Audiganne écrivait en 1854  :  " Il est un sentiment qui semble plus palpitant sur les frontières que dans l'intérieur du pays [...], c'est le sentiment de nationalité ", A. Audiganne, Les populations ouvrières et les industries de la France dans le mouvement social au XIXe siècle , 1854, p. 111, cité par Aude Pfeuty, op. cit., p.41.

[13] Des menuisiers à façon admettaient les inconvénients des migrations provinciales mais ajoutaient  :  " ce sont au moins des Français qui travaillent ", Rapport présenté à la commission d'enquête ...

[14] Léon Talabot, député, fabricant d'acier au Saut-du-Tarn, membre de la commission permanente de l'Association pour la défense du travail national. Association pour la défense du travail, réunion du comité central, séance du 17 janvier 1848 , imprimerie de A. Guyot et Scribe, 1848, p. 70.

[15] La Ruche Populaire , février 1847.

[16] Ce que réclamaient en mars 1848 cinq à six cents ouvriers de Fuveau, Gréasque et Belcodène marchant musique et drapeau en tête sous la direction de leurs délégués pour expliquer au commissaire du gouvernement à Aix " l'urgente nécessité [...] à ce que le gouvernement employe, soit dans les arsenaux de Toulon, soit pour les besoins de la marine à vapeur de la République, du charbon français en remplacement du charbon anglais ", Le Courrier de Marseille , 19 mars 1848.

[17] Jean-Pierre Hirsch, op. cit., p. 399.

[18] Journal des économistes , 1848, tome 20, p. 112, cité par Aude Pfeuty, op. cit., p. 97 (le tome et la page sont erronées).

[19] Pierre Rosanvallon, L'État en France de 1789 à nos jours , Le Seuil, 1990, p. 212.

[20] "Le protectionnisme ouvrier rejoint le protectionnisme patronal. De même que le patronat rêve de réserver le marché français aux produits français, les ouvriers voudraient faire du travail français le monopole de travailleurs français. Il est sans cesse question dans leurs revendications de "travail national", de "nos nationaux". Ainsi se forme un véritable nationalisme économique prolétarien", Michelle Perrot, Les rapports entre ouvriers... , pp. 6-7.

[21] Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780 , Gallimard, 1990, p. 156.

[22] On retrouve d'ailleurs cette date de 1840 dans l'émergence du nationalisme allemand, Eric Hobsbawm, op. cit., p. 119, citant H.U. Wehler.

[23] Dans le Le Patriotisme français de la renaissance à la révolution , 1921, Aulard cite, p. 34, une controverse entre Ives de Paris, Morales chrétiennes , 1643, et Lamothe le Vayer, Œuvres , tome 2, laquelle préfigure les divergences sur l'enracinement et l'accueil des étrangers. Pour le premier " c'est un devoir de ne point admettre beaucoup d'étrangers dans un pays, si ce n'est comme le voulait Platon, en qualité de serviteurs, pour les métiers où les naturels ne veulent pas s'assujettir . Après tout la terre qui nous donne la naissance et la nourriture, qui nous tient lieu de principe, doit être comme notre fin, et c'est une espèce de piété de lui rendre le corps et la vie que nous avons reçue ", p. 420.

Le second, citant Diogène qui se disait " cosmopolite ou citoyen du monde " considérait au contraire que la " liberté est une chose si précieuse [...] qu'il n'y aurait nulle apparence de nous laisser attacher à une certaine pièce de terre ". [...] " En vérité, il n'y a de faiblesse qu'à pouvoir vivre en un lieu certain et déterminé ". Vis-à-vis des étrangers la France était hospitalière, contrairement à l'Angleterre, et se devait de le rester, pp. 58, 60, 62.

[24] Louis Chevalier, Classes laborieuses ..., p. 613.

[25] Remi Gossez, Nicolas Plotkin. "La proscription et les origines de l'internationale", La révolution de 1848, bulletin 189,décembre 1951, pp. 98-99. Les auteurs admettent toutefois "que cette "sécession découlait d'une répression aveugle et ressemblait plutôt à une exclusion dont l'initiative appartient aux responsables de l'ordre".

[26] Karl Marx, Le 18 brumaire... , p. 133.

[27] Employé dans une finalité intégratrice anti-exclusive par des étrangers protestant en 1793 contre leur débauchage par l'administration française  :  " Et la nouvelle administation nous qualifie d'étrangers, elle va contre vos décrets, ignore-t-elle que tout étranger est appelé en France pour coopérer à faire fleurir les arts et les sciences ? Ne sait-elle pas que l'ouvrage est notre seule ressource et que si on nous lie les bras, qu'on nous ôte notre travail, notre seule propriété, notre seul bien, que deviendront nos femmes et nos enfants ?" , cité par Sophie Wahnich, L'étranger paradoxe de l'universel... , p. 351.

[28] Cité par Celso Beltrami et Andrea Corticelli, op. cit., p. 457. Où l'on voit que le patriotisme comme "forme idéale de propriété" ne se déploie pas seulement dans un cadre rustique, comme l'avance Gérard de Puymège, Chauvin, le soldat laboureur, contribution à l'étude des nationalismes , p. 205.

[29] Expression utilisée par le psychiatre Achille foville en 1875 observant le comportement de certains malades parmi la population du port du Havre. Il serait d'ailleurs intéressant de réfléchir au parallèllisme entre la pensée de l'enracinement national prolétarien, telle qu'elle se développe progressivement après 1830, et l'évolution du regard sur le voyage qui se dessine chez les psychiatres dans la seconde moitié du XIXe siècle, transformant, selon Benoît Quirot le "voyage comme panacée" en "voyage comme symptome", "Faux mouvement, voyage et psychopatologie", Gradhiva , n°18, 1995, pp. 9-10.

[30] Pour retourner l'expression de Michelle Perrot d'ouvriers "investis par la nation", Les ouvriers en grève... , p. 177.

[31] Enlacement identitaire déjà relevé par quelques historiens. Peter Sahlins remarque à propos des groupes ruraux habitant de chaque côté de la frontière des Pyrénées depuis le XVIIe siècle  :  les Cerdans "se forgent des identités propres de français et d'espagnol sans jamais sacrifier leurs intérêts locaux ou abandonner leur sentiment d'appartenance locale", Frontières et identités nationales , Belin, 1996, p. 293. Alain Cottereau explique quant à lui à propos des ouvriers en France dans la seconde moitié du XIXe siècle  :  "these identities as citizen and as frenchmen could coexist among workers along side class identities", "The distinctiveness of working-class cultures in France, 1848-1900", in Working class formation  :  nineteenth century patterns in Western Europe and the United States , Princeton university press, 1986, p. 151.

[32] Serge Bonnet, op. cit., p. 733.

[33] Henri Hauser, Ouvriers du temps passé... , pp. 55-57.

[34] René de Lespinasse, op. cit., tome 2, p. 480.

[35] Sophie Wahnich, L'impossible citoyen... , p. 83.

[36] Article 11  :  " ne pourront être électeurs ni éligibles, les étrangers, les faillis non réhabilités, toute personne, enfin, qui aurait subi une condamnation pour un acte contraire à la probité ".

[37] Mouvement de nationalisation de certaines sphères de la société française qui dépitait, à la fin de la monarchie de Juillet, le libre-échangiste "cosmopolite" qu'était Bastiat  :  " Cette haine contre la perfide Albion [...] a de profondes racines dans les cœurs ", 25 novembre 1846 ; " le sentiment national dont les monopoleurs se servent est très réel ", 10 janvier 1847, Frédéric Bastiat, op. cit., tome 1, 1855, pp. 151, 153.

[38] Serge Bonnet, qui a consacré dans sa thèse sur la Lorraine plusieurs pages au "patriotisme frontalier", a rejeté l'analyse des mentalités ouvrières exclusives comme simple conséquence de l'influence des idéologies nationalistes de la fin du XIXe siècle  :  "ce n'est pas parce qu'ils avaient lu M. Barrès que les ouvriers lorrains se sont si souvent mis en grève avant 1914 contre les ouvriers étrangers avec lesquels ils travaillaient", Sociologie politique et religieuse de la Lorraine, thèse, lettres, Paris, 1970, p. 731.

[39] On a vu, supra, première partie, note 506, comment Considérant évoquait le " travail de races et de nationalités " qui commençait à s'exercer en Europe.

[40] BN, Le64 886.

[41] Michel Verret, "Où va la classe ouvrière française", Autrement , n°126, janvier 1992, p. 29.

[42] Positions qui invalident l'opposition entre un "patriotisme", supposé ouvert, et un nationalisme, par essence fermé.

Henri Lefevre croyait quant à lui pouvoir opposer le "patriotisme des travailleurs", à caractère intrinsèquement internationaliste, et le "nationalisme bourgeois [...] incompatible avec une politique mondiale vraiment grande", Pour connaître la pensée de Karl Marx , Bordas, 1966, p. 33.

Voir sur la construction de ce type d'opposition, Pierre-André Taguieff, "Le nationalisme des "nationalistes". Un problème pour l'histoire des idées politiques en France", in Gilles Delannoi et Pierre-André Taguieff, Théories du nationalisme , kimé, 1991, pp. 47-124.

[43] Paul Gemähling, op. cit., p. 85, l'avait déjà remarqué à propos d'organisations cherchant à se protéger des apprentis à la fin du XIXe siècle, telles que la Fédération des cuirs et peaux, pénétrée "de l'esprit révolutionnaire".

[44] Voir Chantal Pétillon, op. cit., chapitre "Choisir l'autre comme conjoint", pp. 71-74.

[45] Voir, sur l'appel au chiffre dans le discours contemporain dit "xénophobe", Uli Windisch, op. cit., p. 174.

[46] Raoul Girardet, on l'a vu, l'a affirmé dans Le Nationalisme français , et à sa suite de nombreux historiens travaillant sur la fin du XIXe siècle, par exemple Pierre Birnbaum, La France aux Français, histoire des haines nationalistes , Seuil, 1993, p. 30.

[47] En ce sens les réactions des néo-babouvistes aux mouvements anti-allemands des ébénistes parisiens de 1839 portent déjà en germe un slogan de la fin du XXe siècle en faveur de la défense des "immigrés"  :  "c'est à la misère qu'il faut s'attaquer, pas aux immigrés !". En 1848, à Lyon ou à Paris, on voit également déjà poindre l'argumentaire valorisant l'apport des étrangers à la France, ou le discours faisant appel à la "générosité" de la France...

[48] Argument de la classe transnationale que formulera par exemple un texte de la CGTU en 1925, considérant "qu'il n'y a pas d'ouvriers étrangers en France ; il y a les ouvriers d'un même pays  :  le prolétariat", CGTU, 3ème congrès confédéral, résolution sur la main-d'œuvre étrangère, cité par Léon Gani, Syndicats et travailleurs immigrés , Éditions sociales, 1972, pp. 11-12.

[49] C'est cette même "fraternité" comme "vouloir vivre ensemble", au delà de tous les antagonismes, qui est redécouverte aujourd'hui dans la lutte contre le "racisme", Michel Borgietto, op. cit., pp. 597, 601. Mais on a vu que l'usage de la fraternité pouvait parfois être compatible avec des pratiques exclusives.

[50] Expression historiquement plus adéquate que la simple "conscience nationaliste de classe" utilisée par Uli Windisch, op. cit., p. 118 ; on a vu en effet, avec certains articles de L'Atelier notamment, que la conscience nationaliste de classe a pu être utilisée pour défendre le droit des ouvriers étrangers à rester en France, c'est-à-dire prendre une forme inclusive.

[ Retour à l'index de la rubrique ]