La caméra à la croisée des chemins

Fabienne Le Houérou, CNRS (CEDEJ-Le Caire)

Octobre 2004

Sommaire

La caméra fabrique du document
La caméra raconte une histoire
La caméra dans le processus heuristique
Notes


Les débuts de mes activités scientifiques se sont déroulés sur un territoire -celui de l'Ethiopie coloniale-. Le terrain, s'est progressivement transformé en «s'extra-territorialisant », les espaces visités ayant désormais pour centre les migrations forcées et volontaires : é-migration, im-migration, l'histoire des déplacements de populations.

Aussi ce présent papier ne prétend pas exposer de généralités ni sur le cinéma documentaire, ni sur les relations entre Cinéma et Sciences, mais évoque un parcours, une expérience personnelle au cours de laquelle la caméra a été intégrée dans le processus de découverte (comme heuristique) d'un objet scientifique. À la croisée des terrains cette caméra est passée de l'état de fixité (clouée sur un pied) à celui de grande mobilité. Il sera donc question ici de cette évolution, de ce trajet à travers une pratique.
Dans le cadre d'un premier travail sur la colonisation italienne de l'Ethiopie des enquêtes avaient été lancées sur des anciens fascistes qui s'auto-désignaient comme des «ensablés ». Le terme italien était insabbiatto et n'avait jamais été traduit, ni retranscrit en français. Une enquête orale auprès de ces anciens colons italiens de l'époque fasciste a fait émerger une notion nouvelle d' «ensablement ». Cet "ensablement" (terme employé par les témoins eux-mêmes pour se définir et se désigner) est un phénomène faisant suite à une immigration volontaire ou involontaire. Les ensablés étaient des migrants involontaires, appelés du contingent, contraints de participer à la guerre en Abyssinie et qui, après la conquête, s'y installèrent comme colons de manière volontaire. Depuis cette enquête, j'ai tenté de conceptualiser la notion d'exil et d'historiciser ce qui paradoxalement ne l'était pas. Les ensablés se positionnaient d'emblée comme personnages a-historiques. Ils refusaient en effet les changements politiques intervenus dans l'Italie d'après guerre ; certains continuaient d'appeler leurs fils Benito en mémoire du Duce. Ils exprimaient très consciemment le mépris du temps ; ils s'en étaient extraits volontairement. Cette intention de vivre dans l'intemporel se manifestait par mille et un signes extérieurs. Ils s'habillaient à la mode des années trente (borsalino) dans les années 1980, refusaient de s'intéresser aux informations concernant l'Italie et s'étaient réfugiés dans une sociabilité très limitée d' «d'ex-nostalgiques du fascisme » dans des lieux de la ville, deux cafés auxquels ils s'identifiaient. Il y avait le Baobab hôtel d'Addis Abeba et le buffet de la gare. Deux endroits identifiés comme les espaces de d'ensablement.
Cette notion d'exil (dans sa globalité, évoquant différentes formes d'exil) a été l'objet d'une approche filmographique dans différents chantiers de recherche. Ensablés, mais aussi femmes érythréennes dans la guerre d'indépendance et enfin réfugiés au Soudan et en Egypte. Les ethnopsychiatres (Tobie Nathan)(1) insistent sur la forme originale que peut prendre la maladie de l'Autre en exil. Leurs études, pour passionnantes qu'elles puissent être, demeurent très différentes de la problématique de l'exil vue d'un point de vue historisant. La notion n'a pas été l'objet d'étude sous l'angle de la “ maladie ». La problématique a surtout tenté de mettre en valeur la dimension historique de l'exil, comme fruit d'une époque façonnée par des événements (politiques ou climatiques). C'est parce que le migrant voyage qu'il transmet, sur le lieu de son passage, une part de son ailleurs, à un moment donné de son histoire personnelle et de son histoire nationale. Il transporte quelque chose de son époque et de son histoire. C'est en tant que représentant d'une parenthèse historique que son témoignage, recoupé avec des sources écrites, nous permet de comprendre, dans sa complexité, un moment d'histoire.
Cette recherche de la spécificité du «moment historique », assez courante chez les historiens, a traversé les différents chantiers de recherche. L'histoire s'intéresse aux temps, aux périodes et s'interroge sur la pertinence des découpages temporels. Chaque enquête venait répondre à cette demande de sens sur la question du moment. Les témoignages des ensablés évoquaient, de manière générale, le premier fascisme. Ce moment particulier, marqué par la séduction du discours fasciste sur les classes populaires. Et ce sont, en tant que représentants de ce premier fascisme, que les ensablés ont permis de comprendre partiellement le succès de la guerre d'Abyssinie en 1936 et de saisir l'ambiance de cette époque. L'époque n'est pas simplement sculptée par des événements, elle est aussi le produit d'une ambiance. Pour saisir un climat mental, l'entretien filmé est certainement un outil précieux. Ce sont ces témoignages sur cette vie au quotidien, à Addis-Abeba, au moment du fascisme, que ce climat est devenu un sujet d'histoire, puis un sujet de film.

La matière écrite - la thèse et différents articles - n'arrivait pas à se départir d'une réalité empirique ou d'une sécheresse académique. Le drame humain de ces «ensablés » n'y transparaissait pas (ou pas assez). C'est dans ce drame que l'on pouvait comprendre ce qui était identifié comme un processus d'ensablement et ses étapes. Pour certains, les ensablés étaient des coloniaux ligotés dans des contradictions tellement intenables qu'ils s'enlisaient dans un état de semi-hébétitude. Cette approche invalidante, réduisait ces anciens acteurs de la colonisation à ce qu'ils étaient devenus en raison de facteurs individuels (la maladie de l'exil). Des collègues suggéraient qu'il était question de «pathologies » individuelles alors que j'y voyais, des produits de l'histoire. L'exil colonial hier, comme l'exil des acteurs humanitaires aujourd'hui, peut produire, dans certaines circonstances, une forme d'isolation sociale qui s'interprète comme un décalage temporel. Cette divergence de vision a fait que le film a pris une autre approche que celle de l'ethnopsychiatrie. Les causes de cet ensablement collectif n'étaient pas à rechercher dans un pathos individuel mais dans la mémoire du groupe. Depuis ce premier chantier, l'exil est au cœur de ces chantiers de recherche. Bien que je sois spécialiste de l'Afrique orientale, le cadre géographique de départ a été largement dépassé. En effet, le projet était voué à ne pas sortir de la corne de l'Afrique. Je suis passée d'un monde à l'autre lorsque j'ai commencé à travailler sur la communauté comorienne de Marseille. C'est en étudiant la communauté comorienne de Marseille que je découvrais que le réel objet de recherche, celui qui guidait mes interrogations était lié à des thématiques concernant l'acculturation, l'accueil, le frottement des cultures, l'hospitalité, la perte d'identité et la perte d'histoire. Le migrant volontaire ou involontaire. La méthode était empruntée - partiellement - à l'ethno-méthodologie, et s'inspirait de l'analyse de situations interactives. Ces chantiers sont tous saisis dans un filet d'interactions. L'étranger et son interlocuteur dans la société d'accueil. Le dernier film Nomades et Pharaons(2003) témoigne de cet emprunt méthodologique dans les scènes de Méadat El Rahmane (banquets au moment du Ramadan) ou l'étranger devient un invité «qui mange à la table de son hôte ».
Le film est un outil particulièrement fécond pour saisir ces interactions en raison même de la vitesse de l'enregistrement global. La vision générale de l'espace d'interaction est plus large dans l'oeil de la caméra. Le regard peut difficilement saisir tous les détails qui apparaissent dans une scène. Il sélectionne. Le plan large emmagasine une information plus complète. Le matériel qu'elle va remettre (après son interprétation) conduit à formuler des hypothèses de recherche qui n'auraient jamais vu le jour autrement. La caméra en ce sens a une fonction heuristique et peut jouer, comme une heuristique soit positive, soit négative. Les images peuvent clairement vous dire que l'hypothèse de travail que vous avez construite est erronée. Pasolini explore cette possibilité dans les Carnets de notes pour une Orestie africaine(2), un film documentaire de 1970.
C'est presque «naturellement », que pendant plus de dix ans, j'ai utilisé une caméra pour effectuer tous mes entretiens. Le terme naturel est employé dans le sens de logique tant il est vrai que rien n'est moins naturel que de filmer. Rien n'est moins spontané que d'enregistrer visuellement les espaces d'interactions. La caméra se fait «laboratoire » et le produit filmé relève de l'expérimentation. Sur de nombreux chantiers, cette caméra opère dans l'ombre et ne livrera aucun résultat alors même qu'elle est au centre du processus de découverte. C'était vrai pour les ensablés à Addis Abeba, pour les Comoriens de Marseille et enfin pour les réfugiés à Khartoum, Kassala et au Caire. Chaque fois il était question de raconter l'histoire de l'étranger pris dans la ville, ou encore l'étranger prenant la ville, le migrant situé dans un espace urbain. La ségrégation spatiale (la concentration ou la dispersion) permettait de comprendre l'interaction entre le lieu et son habitant. Quelles formes urbaines favorisent-t-elles (ou freinent) l'intégration de ces passagers en transit ? Cet exil s'inscrivait dans une certaine urbanité, mais non dans une urbanité circonscrite. C'est en analysant la répartition des étrangers dans une ville qu'a été appréhendée l'importance de la morphologie des villes dans les phénomènes d'intégration.
Pour ces différents chantiers, la caméra a été utilisée pour récolter des données, comme aide à la description d'une réalité et comme outil pour formuler des hypothèses de travail. Pour fabriquer des sources. Dans le but de réunir un corpus d'entretiens filmés. La caméra est donc productrice de documents qui seront traités comme des sources (archives). La caméra raconte aussi des histoires, hier, celle des ensablés (1996), aujourd'hui, celle des réfugiés (2003). Des films achevés - qui ne sont pas de purs objets scientifiques - tout en appartenant à l'univers de la recherche (ses à-côtés). Sans prétendre à la scientificité ces produits demeurent des outils pour la connaissance et font partie intégrante du processus de découverte. Cette ambivalence du statut fait donc de ce produit une matière mal évaluable et mal évaluée par les unités de recherche. La caméra est enfin partie intégrante d'un processus heuristique

I) La caméra fabrique du document


Lorsque l'usage de la caméra se limite à produire des documents ces derniers auront la valeur de sources. Ces sources seront soumises à une interprétation. Dans ce cas de figure, le document filmé a un statut analogue à celui de l'archive. La distinction entre le document d'archive et le document filmé n'est pas seulement due à une différence de support ou de matière. En effet, le chercheur est très actif dans le processus de " filmage " car c'est lui qui fabrique sa source. Avec une caméra, la collecte ou la phase de recueil des données exige une concentration sur les aspects techniques (le cadre et le son).
Le chercheur peut saisir son corpus documentaire et le ramener dans son laboratoire pour le consulter librement. Les images du corpus filmé appartiendront, comme le reste, à sa documentation personnelle. Il est donc d'usage d'en discuter avec les personnes nes filmées et se conformer à un accord (qui peut rester verbal, mais qui devient de plus en plus formalisé). À un moment où les chercheurs et(les étudiants) utilisent de plus en plus l'outil vidéo, ces questions d'éthique me paraissent fondamentales. Prendre l'image de quelqu'un n'est pas anodin. C'est un peu d'eux-mêmes que les gens ont la sensation de donner, une part spirituelle ou une part de leur «âme » : il est difficile de nier l'importance de ce lieu commun tant il renvoie à des croyances fortes liées aux différents statuts de l'image. Cette part là ne se vole pas, elle se demande, elle s'autorise. C'est sur ce point précis que le chercheur et le journaliste (à sensation) ne parviennent plus à se rejoindre.
Lorsque la caméra produit du document le chercheur qui l'utilise tente de ne pas glisser vers une attitude esthétisante. Dans un premier temps «faire beau » paraît suspect et ne semble pas répondre aux critères scientifiques du vrai. Sur les chantiers -qui avaient pour but de recueillir la parole de l'Autre- il a été nécessaire de combattre une inclination naturelle à faire un beau cadre. A la vision des rushes, force m'est de constater, qu'effectivement, on saisit la volonté d'effacement du collecteur de données face à son objet. Le travail sur les femmes combattantes érythréennes et leur retour à la vie civile s'inscrit dans ce type de démarche. L'Erythrée venait à peine de proclamer son indépendance et j'avais lancé des enquêtes sur les femmes combattantes dans la guerre. Ce travail avait été présenté, le 2 novembre 2000, lors d'une communication au CEDEJ (Centre d'Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques et Sociales). Il s'agissait d'évoquer le rôle de la vidéo dans le recueil des données et la contribution de cet outil dans l'accumulation des connaissances, sur un petit pays, peu connu sur lequel, il n'existait que deux livres en français. Les résultats ont été l'objet d'une publication dans la Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine(3). Cet article s'inspirait de ce travail de terrain, pour livrer quelques observations sur une écriture de l'histoire en pleine expérimentation. Il évoquait la transformation des sources images en un texte écrit. Transformer l'image en texte. Comment passer de l'analyse d'un corpus d'images pour aboutir à une publication écrite des résultats ?
À Marseille, la caméra a été utilisée dans le même esprit. Elle était le moyen de réunir ou de recueillir des informations sur la communauté comorienne de Marseille. Pour ce projet, l'expérience du passé a permis de mieux négocier la présence de cette caméra (comme outil pour un travail universitaire). Une attitude moins dogmatique a enrichi la manière de filmer. Moins suspicieuse à l'égard du " beau cadre ", la relation avec la caméra s'est transformée. Celle-ci n'avait plus la fonction de ramasser pêle-mêle de l'information qui se pensait " neutre ", mais elle triait le réel et traduisait un point de vue. Le matériel récolté n'est plus le même. Il n'était plus question de fabriquer du document archive, mais d'enregistrer des témoignages dans la fluidité de la vie quotidienne, dans une plus grande richesse de situations. Tout ce qu'il est possible d'écrire dans un carnet de terrain et de signaler dans un brouillon visuel qui n'a nullement la prétention d'être organisé après coup. Un fouillis de notes qui forme une couche hétéroclite d'informations qui ont été utilisées pour écrire le livre sur les Comoriens de Marseille (notamment la partie sur les quartiers nord)(4). Les interventions et les discussions auraient pu être oubliées, parce que ce sont rarement des éléments ré-écrits ou réorganisés. Ces matériels recueillis en collecte sont inexploitables et pour reprendre une expression de Levi-Strauss il s'agit de : «matériel à usage interne »(5). L'ethnologue, dans un entretien donné aux Cahiers du Cinéma, déclare :

«nous (les ethnologues) ne publions pas nos carnets de notes : ils sont à usage interne ».

La caméra a fixé des moments, par essence, fugitifs. Cette caméra nomade et en même temps «captatrice de l'instant en le transformant en morceau d'éternité » permet de travailler le paradoxe de l'éternel et du fugitif.
Ces interactions ont été précieuses pour comprendre la singularité des Comoriens à Marseille. La manière d'habiter (d'être présent à) les lieux, la gestuelle, les attitudes de rejet ou d'enthousiasme à l'égard de telle ou telle pratique ont été des données qui ont nourri les problématiques sur l'espace. Le terrain marseillais a consacré le passage de l'enregistrement de témoignages à celui de scènes. La caméra est sortie du pied qui la paralysait pour suivre les personnages. Elle a accompagné le geste. Elle a pris une certaine fluidité, s'est coulée dans les cérémonies : mariages, retour du hadj, rupture du jeûne. Ces interactions - au quotidien - permettent d'aller plus loin dans la compréhension des niveaux de réalités, de descendre jusqu'à l'interprétation des gestes et des interactions les plus anodines. Comprendre les conflits des générations autour d'un ticket de bus. Car cet objet «vulgaire », un ticket de bus de quelques francs, pouvait avoir la valeur d'un «trou » dans le budget d'une famille. Cette nomenclature des détails du quotidien autorise un regard moins hautain en descendant jusqu'à l'infime et au presque rien. Cette grammaire «des petits riens » ouvre un espace d'interprétation autrement plus fécond que l'entretien figé et pré-construit entre un chercheur et sa source. Ces scènes nous racontent comment les hommes transforment un espace et en retour sont transformés par lui. Une problématique que les historiens français sur les migrations ont exploré (Temime, Pierre Milza) et qui sont courantes pour les géographes (l'espace et les hommes). Toutefois, sur la question des migrations, les historiens français sont en retard sur les anglosaxons et beaucoup d'ouvrages se limitent à l'étude chronologique des flux migratoires. Cette datation des flux ne permet pas une approche plus spatiale du temps, n'intègre pas les notions de temps incarnées dans des espaces. Gérard Noiriel , dans son ouvrage sur le creuset français (6) met en parallèle les deux manières de faire de l'histoire de l'immigration. L'objet étant «digne » du côté américain (en raison même de la formation de la nation américaine) alors qu'il demeure «illégitime » dans la tradition historienne française. Ce problème de légitimité n'est pas périphérique car il motive aussi la recherche à suivre des chemins d'écriture plus innovants. Comment raconter autrement ces histoires d'immigration ? Le film, en archivant la mémoire de ceux qui généralement ne sont pas invités à écrire leur biographie, permet ce genre d'effort vers la légitimation d'un objet souvent méprisé.
Ce matériel à «usage interne » (rushes) ne m'a jamais inspiré l'écriture d'un film documentaire. Ils ont été utilisés pour nourrir des analyses, ce matériel trop «sec » humainement bloquait toute forme d'empathie. Or cette empathie, cette affectivité est fondamentale. Il n'est pas possible de raconter une histoire cinématographiquement sans émotion. Godard le disait de manière volontairement provocatrice en définissant le cinéma comme : «de l'émotion, encore de l'émotion et toujours de l'émotion ». La place de l'émotion dans le documentaire se pose sans doute pour les Sciences Humaines. Il a été de règle pendant plusieurs siècles de bannir tout l'aspect émotif de la méthode scientifique. Aujourd'hui l'anthropologie (notamment le courant américain depuis une dizaine d'années) prend ses distances avec ces positions dogmatiques et tente de négocier la place des affects.
Toujours est-il que ces rushes, en provenance de chantiers très aseptisés d'affects, ont certes nourri des analyses mais forment désormais un matériel endormi au fond d'une cave en France. En réfléchissant au peu d'enthousiasme qu'inspire ce matériel, force m'est de constater que le fait de filmer des longues heures des données (qui doivent servir à faire de la science) rend complètement stérile une approche dramatique. Cette manière d'enregistrer le témoignage de l'autre rend les personnages inertes et leur enlève tout ce qui faisait leur charme ou leur humanité. Celui qui était filmé n'avait plus de saveur parce qu'il était prisonnier d'une approche faussement neutre. Cette façon de cueillir l'information tue en quelque sorte l'imaginaire. On ne fait pas de films visibles sur des positions de recherches trop rigides. Aucun des chantiers de recherche filmés, dans cette optique, n'ont débouché sur la création d'un film documentaire. Pour reprendre les propos de Lévi-Strauss recueillis par Claude Rivette, il semblerait que la vérité de ce cinéma aux prétentions scientifiques se révèle une «duperie » :

«(...) Le documentaire ethnographique mérite seul le nom de cinéma vérité, et il est peut-être admirable si c'est un Rouch qui le fait. Quant au cinéma vérité tel qu'il se veut révélateur de notre société, je n'y vois guère qu'une duperie-consciente ou inconsciente- car les films procèdent en général, de la façon suivante : on commence avec des témoins, on continue avec des complices, et on finit avec des camarades. » (7)


II) La caméra raconte une histoire


La caméra a été utilisée pour la première fois, en 1995, en filmant les «ensablés ». Le but, bien évidemment, n'était pas de recueillir des données ou de fabriquer de l'archive orale sur ce groupe. Si la nécessité de prendre une caméra s'est imposée, c'est en raison du caractère dramatique du destin de ces ex-fascistes en Ethiopie. Raconter un drame ce n'est plus «fabriquer » des archives pour la recherche et pourtant cela reste la priorité d'un historien soucieux de raconter l'histoire vraie de ces hommes.
Qu'est ce que les images du drame de ces «ensablés » apportaient de plus à la science historique ?
Dans un premier temps, le drame traduisait la duperie politique du fascisme qui avait promis des terres nouvelles (l'Abyssinie) qui apporteraient la prospérité aux milliers de bras italiens qui allaient s'expatrier. L'extrême misère des «ensablés » qui survivaient à Addis-Abeba , dans les années 80, et le témoignage sur le processus de paupérisation de ces ouvriers, démontaient de manière arithmétiques cette duperie coloniale. Filmer cet ensablement c'était en quelque sorte témoigner des conséquences sociales d'un rêve politique qui a tourné en cauchemar, témoigner aussi d'une souffrance consécutive à cette situation.
Pour répondre à cette question, il n'est pas inutile de se remémorer les travaux des anthropologues de la souffrance (J.Davis, Harrel Bond, E.Colson)(7) et leurs monographies sur des groupes en souffrance. De se référer en outre aux analyses sur la violence et la survie, telle celle de Ted Swedenburg sur le terrain palestinien où il décrit de manière très authentique son empathie avec son terrain :

«Many researchers, I assume, have similar complex mix of attachment, investments, relations, experiences, emotions, or understandings that connect them to the trouble spots in which they work. Such links usually cannot be defined as " academic ", and we are therefore not been encouraged to speak about them. »(8)


Ce film sur les «ensablés » était donc la mise en scène de cette empathie et s'autorisait une forme d'écriture sensiblement différente de celle du «jargon », parfois utilisé, dans les Sciences Sociales. Cette empathie provoque le surgissement de la liberté de parole. Elle ouvre la voie à un récit de soi plus authentique, à la narration des expériences intimes (pour les «ensablés », celle de l'expérience amoureuse avec des femmes autochtones) .
Le documentaire a été répertorié comme scientifique parce que l'empathie a toujours été un instrument fondamental dans la recherche en Sciences Humaines et que nier la valeur heuristique de l'empathie reviendrait à faire reculer nos disciplines d'un siècle. Les aspects purement subjectifs se sont inspirés des émotions qui ont accompagné le travail de terrain. Cette subjectivité n'enlève rien au caractère informatif du produit, lequel contribue (modestement) à l'accumulation des connaissances historiques sur cette période, insiste particulièrement sur l'aspect très populiste du premier fascisme, si l'on admet le classement établi sur l'existence de plusieurs moments cruciaux du fascisme italien (découpé en plusieurs phases) .
Les «ensablés » à été présenté à Locarno en 1996 à la section du «cinéma du présent ». Une catégorie préférable à celle de «cinéma vérité ». Non pas qu'il n'y ait pas une part de vérité dans le documentaire, mais que cette vérité scénarisée n'est pas le fruit «du direct », mais d'une construction qui s'est faite au montage. Il y a peu de prises directes. Le film utilise la voix-off des personnages sur des images d'Addis - Abeba et d'Asmara. Les images sont celles du cadre urbain : le quartier, les maisons où les ensablés habitent, les lieux de travail, les cafés où ils se rencontrent. Elles ont été montées avec des documents d'archives de l'Istituto Luce. Ce montage n'a rien à voir avec la vérité et suggère une autre histoire. Il y a huit minutes d'archives cinématographiques qui renvoient directement au passé. Permettant de jouer sur des contrastes classiques de la couleur et du noir et blanc. Les musiques jouent une part importante. Il s'agit de musique napolitaine, Naples joue un rôle important même si la ville n'apparaît jamais. C'est la ville natale du personnage principal et la musique symbolise, en quelque sorte, la nostalgie du personnage. Elle n'est pas fictive - dans la réalité le personnage écoutait réellement ces musiques - mais elle est introduite pour insister sur cette nostalgie. Elle est redistribuée pour créer un climat. Par ailleurs, c'était quand même un film à thèse avec un scénario très long qui faisait des portraits de ces anciens fascistes. L'analyse sociale y avait une part importante. Le point de vue (entendu comme hypothèse de travail) mettait en valeur la place centrale des méridionaux dans cette immigration involontaire en Abyssinie. Ces colons -en raison de motifs socio-économiques évidents, lorsqu'on connaît la réalité du Mezzogiorno des années trente - présentaient de meilleures dispositions à l'ensablement que d'autres éléments. C'est choisissant Amédeo, napolitain, personnage principal que j'illustrais cette hypothèse en sélectionnant un personnage réellement représentatif de cette migration des natifs du Mezzogiorno. Les statistiques de l'époque sur les origines régionales de la colonie de peuplement venaient étayer cette hypothèse.
Les personnages sont interviewés, chez eux, dans leur réalité quotidienne. La mise en scène a été apportée au montage en déconstruisant les blocs d'entretiens et en accrochant à la parole vraie des personnages de belles images. Le fait d'avoir écrit un film réalisé par un partenaire imposé, ne m'a pas permis de creuser ni la question sociale, ni celle de la fonction parentale des ensablés italiens dans leurs familles éthiopiennes, plus particulièrement la relation avec les épouses et les enfants. Les problématiques du chercheur avaient été parfois abandonnées pour des pistes plus faciles (beauté du paysage) exigées par les logiques télévisuelles actuelles. Le film, malgré son succès, ne parvient pas à dévoiler le commencement de mystère qui entoure ces hommes et n'aborde pas certaines cruelles réalités sociales pour se laisser conduire dans le flot des états d'âme de ces «embroussés ». Il est question ici de la frontière entre la Science et le Cinéma. La télévision réclame des «produits socioculturels à paillettes » de pure consommation pour des spectateurs qui font les quotas de l'audimat. Ces exigences sont peu compatibles avec le souci d'approfondissement propre à la recherche.

Au départ, une question.


Nomades et Pharaons, un film documentaire tourné en Egypte et au Soudan en 2002, (monté en 2003) s'intéresse également au destin de quelques hommes. Le scénario a été écrit à la fin de l'enquête de terrain et avant la publication des résultats dans une revue scientifique. Choisir la période de tournage, au moment où l'on poursuit un programme de recherche, est loin d'être fortuit. C'est au terme d'une enquête scientifique que le documentaire vient témoigner des questionnements qui ne sont pas ceux du programme de recherche. L'histoire de nomades et pharaons est plus compliquée que celle des «ensablés » car elle se situe dans le hors-champ (scientifique). En effet après avoir entendu en Egypte et au Soudan quelques centaines de réfugiés abyssins une interrogation, déroutante par sa simplicité, était sans cesse posé par les professionnels de l'aide humanitaire. Pourquoi (en situation d'exil) les uns s'écroulent alors que d'autres s'en sortent ?
Ce questionnement ne fait pas partie des préoccupations scientifiques et n'apparaît pas dans la publication des résultats de l'enquête. En effet, le programme de recherche insistait sur la notion de perte d'histoire et de déliquescence du lien entre le migrant et son histoire. À côté de ces investigations sur les notions de temps, la question de la résistance des uns et la vulnérabilité des autres était également une interrogation centrale qui demeurait orale et n'émergeait pas dans les rapports établis par les ONG et autres professionnels. Elle demeurait au cœur de tous les débats (notamment au Soudan) et chacun proposait une «théorie maison » pour expliquer le mystère entourant la réussite des uns et les échecs des autres dans les issues individuelles des migrants forcés. Toutes ces réponses faisaient référence à «la capacité de rebondir » de personnes ayant été forcées à quitter leur pays.
L'objet du film était de saisir les processus sociaux qui accompagnaient cette notion floue de «rebondissement ». Aussi des réfugiés ont été sélectionnés, pour le documentaire, en fonction de ces parcours à succès. En fonction de ce qu'ils nous apprenaient sur le trajet, les réseaux des migrants forcés en Egypte et au Soudan. Nous avons donc suivi quatre personnages dont les itinéraires étaient particulièrement remarquables. Dans ces questions liées aux «rebondissements », les travaux des psychologues s'interrogeaient sur une notion qui pouvait être une clef de lecture (ou piste). Les parcours de ces «héros positifs », au sens presque légendaire du terme, rappelaient les héros de contes d'enfants, et illustraient les thèses de Boris Cyrulinik sur la résilience.(9) Tous les personnages étaient résilients(10), au sens ou l'entendent une catégorie de psychologues. De manière très schématique, nous pouvons considérer que ces personnages possèdent une aptitude à vaincre l'adversité. Ils ont en commun d'avoir eu la capacité de se réinventer, au Caire, ou au Soudan à Khartoum, après avoir traversé une période d'émiettement. Dans le fond c'était ce processus de reconstruction qui était le sujet du film. Au point de vue du caractère il y avait des qualités partagées de courage, de ténacité ou de ce que Barbara Harell Bond définit (dans le documentaire) comme un " moral commitment ". Chacun des personnages avait trouvé " sa façon " de s'en sortir. Pour Ghidei, la peinture était la clef de cette reconstruction. Hussein avait trouvé sa vocation dans la cuisine, Amaha s'était réalisé dans l'action humanitaire bénévole et Aragwéni avait rencontré Dieu. Chacun s'était " fabriqué " une colonne de sens sur laquelle s'appuyer. Ce que B. Cyrulinik identifie comme pilier de résilience.(11) C'est à dire un élément, une personne, une idée, un combat qui l'a soutenu pour rentrer dans un processus de reconstruction. Le terme de recette est toujours entendu avec un certain mépris car il relève du vulgaire domaine de la cuisinière. Certaines recettes sont cependant très compliquées. Les manières d'inventer sa propre «cuisine » pour répondre à un environnement stressant sont étonnamment diversifiées et la notion de résilience- bien qu'intéressante- n'est pas utilisée comme le concept-miracle qui fait ouvrir «la caverne d'Ali Baba » de la compréhension. C'est une piste parmi d'autres qui est exploitée un moment, puis remise en question par l'image de la fin du film. Une image ambivalente.
Parmi ces piliers de résilience, l'accueil, l'hospitalité de la société d'accueil joue un rôle déterminant. C'est en filmant l'interaction avec la société égyptienne et soudanaise que cet aspect vital est montré. Car l'hospitalité est une notion fondamentale pour les catégories de population que sont les réfugiés ou les migrants forcés (par migrants forcés j'entends toutes les catégories de migrants involontaires qui sont poussés sur les routes de l'exode en raison des guerres et des famines et qui forment une catégorie distincte de celle communément désignée comme immigrée).
C'est autour de la nourriture, des échanges de repas, que cette interaction a été filmée. Pendant la période de Ramadan ont été filmés les banquets de Méadat el Rahmane(12) où les réfugiés étaient attablés avec des Egyptiens. Des scènes ont été tournées dans différents quartiers du Caire : Mohandeseen, Dokki et Zamalek. Elles tentaient là encore de démontrer cette valeur de la nourriture illustrant les mécanismes du don. Marcel Mauss écrivait que l'aumône est le fruit d'une notion morale du don et de la fortune d'une part, et d'une notion du sacrifice de l'autre. C'est l'histoire des idées morales des Sémites explique M.Mauss :

«La Sadaka arabe (13) est à l'origine, comme la zedaqa hébraïque, exclusivement la justice ; et elle est devenue l'aumône. La doctrine de la charité fit le tour du monde avec le christianisme et l'islam. »(14)

Le documentaire montre des Chrétiens des hauts plateaux d'Abyssinie attablés avec des Musulmans égyptiens dans un partage de la nourriture. L'un des personnages, aristocrate amhara copte, va jusqu'à déclarer :

« It's a good culture ».

Cette charité musulmane lui semble proche de la sienne. La nourriture est dans le film le lieu de cette rencontre entre aumône chrétienne et Sadaka. Cet échange de bien matériel va au-delà du simple fait de nourrir. Je serai tentée à nouveau de citer Mauss lorsqu'il évoque le mélange des âmes aux choses :

" Au fond, ce sont des mélanges. On mêle les âmes dans les choses ; on mêle les choses dans les âmes. On mêle les vies et voilà comment les personnes et les choses mêlées sortent chacune de sa sphère et se mêlent : ce qui est précisément un constat d'échange. "(15)


Au moment de ces banquets, un réfugié a improvisé une définition :

« le réfugié est un homme malade et la nourriture est son meilleur remède ! Je dis toujours que la nourriture est la meilleure amie de l'homme qui manque ».

La nourriture comme remède va bien au-delà d'une considération sur la survie, elle touche le spirituel. Se faire nourrir (se faire inviter) permet de réparer quelque chose qui est de l'ordre de la blessure de l'âme. Cette métaphore du banquet est à nouveau exploitée dans une scène où un réfugié, à table, se confie à deux poussins colorés. Au moment du tournage pendant les banquets de Méadat, se trouvaient des multitudes de poussins colorés en rose, orange et vert. Ces poussins se vendaient une demi livre égyptienne par tête et les invités des tables de Rahmane les achetaient par groupe de cinq. Amaha et Hussein filmés en train de se restaurer ont entamé une longue discussion, à table, en se comparant à ces poussins colorés. Les enfants s'amusaient avec ces volailles vouées à la mort. Ils établissaient des analogies entre les réfugiés (en général) et ces poussins sans mère (abandonnés) dont le destin était pour le moins problématique. Là encore le don en nourriture dépasse l'action élémentaire de nourrir un corps. Ce cadeau élémentaire met - de manière paradoxale - en jeu des éléments plus complexes. Il renvoie à l'âme, à la religion, à la spiritualité mais aussi à la famille (la mère) et à la patrie (nation perdue).
Au tournage, les réfugiés ont eux-mêmes improvisés des scènes. Les moments de Maédat El Rahmane, avec les poussins colorés, n'étaient pas prévus dans le scénario. Le scénario, comme convention de départ, s'est déconstruit peu à peu. Un adage bien connu établit que le tournage se déroule contre les repérages et que le montage s'écrit contre le tournage. Ces trois étapes d'écriture d'un projet ne peuvent pas être ramenées à de telles simplifications. Au-delà de cette caricature, il semblerait que les différentes phases soient souvent des remises en question du travail précédent. La phase de montage, passionnante et déroutante, ne s'inscrit pas comme une opposition au projet initial mais révèle néanmoins, de manière lumineuse, les erreurs du tournage, les maladresses techniques et les faiblesses du point de vue.

III) La caméra comme partie intégrante du processus heuristique


Comme il a été dit ci-dessus en servant la découverte, la caméra devient un outil heuristique. Rappelons, qu'en histoire, l'heuristique (qui sert la découverte) est cette partie de la méthode (historique) qui a pour objet la recherche de documents. Selon Lakatos (1970) :

«dans les sciences qui n'ont pas atteint la maturité, les changements de problèmes progressifs ou dégénératifs se font simplement par essais et erreurs »(16).

Dans les sciences dites matures, une suite de théories est engendrée dans le cadre d'un programme de recherche scientifique possédant un pouvoir heuristique qui comprend une heuristique positive et une heuristique négative. L'heuristique établit les pistes de recherche que le programme doit éviter et l'heuristique positive celle qu'il doit suivre.
L'heuristique positive consiste en un ensemble plus ou moins articulé de suggestions et intuitions sur la façon de modifier les hypothèses auxiliaires qui constituent la ceinture, et, ce afin de protéger le noyau dur contre les anomalies.(17) Aux yeux de Lakados, pour qu'un programme de recherche soit un succès scientifique, il doit certes engendrer une suite de théories constamment progressive au plan théorique, mais cette suite peut être empiriquement progressive seulement par intermittence.
Cette intermittence est, à mon sens, importante. Elle insiste sur l'idée qu'il n'y a pas de véritable avancée sans recul. Cette notion de balancier entre le progressif et le dégéneratif nous montre bien l'utilité de l'échec pour la progression des connaissances. Les hypothèses qui conduisent à des impasses peuvent être des outils cognitifs remarquables. Soulignons que pour un scientifique l'intérêt de ne pas occulter (dans son analyse) le moment où il butte sur une théorie dégénérative. Une hypothèse qui s'écrase par manque de solidité où tout simplement parce que l'intuition de départ est fausse. Une piste de recherche impraticable qui contraint le chercheur à rebrousser chemin.
Cette piste à éviter Pasolini l'explore, la souligne, la filme dans un documentaire sur l'Afrique. Son idée de film repose sur une comparaison entre la société grecque archaïque et la société africaine de la fin des années 60. Sa théorie est de faire une analogie entre la tragédie d'Eschyle (plus spécifiquement le drame du héros Oreste) et la découverte de la démocratie par les Africains. Le cinéaste part en Afrique en quête de personnages pour remplir la fonction de héros grecs afin de récolter des témoignages pour incarner son hypothèse. Il rassemble, dans un amphithéâtre, des intellectuels africains et leur fait part de sa comparaison : " Oreste comme les Africains découvrent la Démocratie ". Certains intellectuels lui répondent avec beaucoup de courtoisie que l'Afrique n'existe pas mais qu'il y a des Afrique, à plusieurs vitesses, et que sa chronologie est inadéquate. Cette séquence dans le documentaire provoque l'effondrement de la thèse de départ.
La valeur de l'expérience du cinéaste réside dans le courage intellectuel de montrer cet effondrement. Quel scientifique évoquerait facilement la fausse route prise par ses interprétations et la fragilité de ses conclusions ? Cette expérience de cinéaste nous renvoie aussi à l'expérience scientifique et à l'honnêteté exigée dans toute tentative de connaissance du monde.

La caméra peut remplir - pour le chercheur - la fonction d'un outil véritable, mais le matériel qu'elle va récolter ne sera pas pour autant du matériel scientifique. C'est le point de vue (son regard dirigé vers) de la personne qui filme qui relève de la démarche scientifique où de la démarche poétique. L'une et l'autre ne devraient pas s'opposer de manière systématique. Sur le terrain de l'Abyssinie un chercheur aussi marquant que Michel Leiris ne nous a pas privé de cette poésie (Afrique fantôme, 1934) et son style, bien qu'âprement contesté,(18) n'enlève rien à l'originalité de ses travaux (notamment les découvertes sur le zar et ses aspects théâtraux). Les anthropologues se posent continûment la question de la poésie de l'Autre. Plus récemment, dans une étude effectuée par un jeune Américain sur les réfugiés au Caire, l'anthropologue avouait :

«Je me sens plus proche de Mallarmé et de Beaudelaire que d'un scientifique ».

Cet aveu d'un crime de poésie dans la relation au terrain (et sa compréhension) est bien le signe que la connaissance passe par tous les réseaux de la sensibilité. Car cette poésie de l'image est aussi celle de la vérité des choses et de la vie avec lesquelles les Sciences Humaines auraient tort de se couper. L'histoire est connaissance documentaire, elle est rencontre avec le monde et cette rencontre prend parfois la forme d'un art (Paul Veyne,1971).

Notes

(1) Tobie Nathan, D'une théorie sexuelle des adultes en tant que désordre ethnique, Etudes d'ethnopsychiatrie appliquée. Thèse de doctorat de 3ème cycle en psychologie, Université R. Descartes, Paris, juin 1976. Ethnopsychiatrie et pathologie des migrants (cours CNED et DESS). Tobie Nathan, L'influence qui guérit,Paris, Odile Jacob,1994,350p. Tobie Nathan ,"Migration, dépression, mutation", Synapse, avril 2002.
(2)Appunti per un Orestiade Africana, 65 minutes. Ce film sera étudié dans les pages suivantes. Il met en lumière la posture d'un réalisateur qui s'est égaré sur une piste de recherche impraticable. Cette démarche du cinéaste renvoie à celle que peut rencontrer le chercheur dans sa pratique lorsqu'il fait fausse route et abandonne une hypothèse de travail.
(3) Fabienne Le Houérou, "Les femmes érythréennes dans la guerre d'indépendance (1971-1991)", Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, 2000, jul-sep ; 47(3), pages 604-615.
(4) Fabienne Le Houérou & Karima Dirèche Slimani, Les Comoriens de Marseille, d'une mémoire à l'autre, Paris, Autrement, 2002, 179p.
( 5)Entretien avec Claude Levi-Strauss par les Cahiers du Cinéma,cit.p.25.
(6)Gérard Noiriel, Le creuset français, Histoire de l'immigration au XIXe-Xxe siècles, Paris, Seuil,1987, 357p.
(7)Claude Levi-Strauss,op,cit.p.26.
(8) Peter Swedenburg, With Genet and the Palestinian field, in Fieldwork under fire, Contemporary Sudies of Violence and Survival, California, Carolyn Nordstrom &Antonius C.G.M Robben editors, University of California,1984, pages 25-39. Barbara Harrell Bond, Imposing aid, Oxford, Oxford University Press,1986,438 P. Elisabeth Colson,The social consequences of resettlement, the impact of the Kariba resettlement upon the gwembe tongo,Manchester, Manchester University Press,1971,277P. Ces auteurs ont été les premiers anthropologues à nous donner des ethnographies fines des expériences des déplacés et ont construit, à Oxford, la catégorie "forced migrations" du nom des nouveaux programmes qui sont créés dans les universités anglosaxonnes telle celle du Caire où j'ai enseigné avec barbara Harrell-Bond un cours d'introduction aux "migrations forcées".
(9) Régine Chopinot, Directrice du Centre Chorégraphique national de la Rochelle, Libération, juillet 2003.
(10) Les personnages du documentaire faisant penser au travail de Bettelheim sur la psychanalyse des contes d'enfant et plus particulièrement sa théorie sur l'identification de l'enfant au héros du conte de fée qui, après mille et une épreuves, arrive à s'en sortir et grandit par l'expérience.
(11)En France l'éthologue et neuropsychiatre Boris Cyrulinik, est un pionnier du concept. Le mot " résilience " vient du latin et signifie : " ressauter ". Pour lui la résilience se définit comme : " la capacité à se développer, dans des environnements qui auraient dû être délabrants. "
(12) Il y a plusieurs facteurs qui interviennent pour contribuer à la résilience : les facteurs individuels mais aussi des facteurs familiaux et les facteurs de soutien. Dans les facteurs individuels intervient le sentiment de compétence et l'habilité à chercher un soutien. Des personnes aidantes bien sûr mais aussi des soutiens quels que soient leur nature.
(13) Ces tables sont organisées au Caire par des mécènes. Il s'agit d'une aumône volontaire : la Sadaka.
(14)Cf Encyclopédie de l'Islam,cit.p.729 : " Le sadaka désigne l'aumône volontaire, souvent appelée dans la littérature islamique sadakat al-tawwu " aumône de spontanéité ",ou " aumône surégogatoire " par opposition à l'aumône obligatoire connue sous le nom de zakat. "
(15) Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Quatrige /PUF, 1997, 482 p.cit.p.170 (1er édition de 1950)
(16) Marcel Mauss,op. cit, p.173.
(17) Robert Nadeau, Vocabulaire technique et analytique de l'épistémologie, Paris, PUF,1999, 863p. Se référer à la définition lumineuse de l'heuristique p.290.
(18) Robert Nadeau, op.cit,p.290.
(19) L'ouvrage l'Afrique fantôme a été édité par Gallimard une première fois en 1934 et a été republié en avril 2001 par le même éditeur. Le récent article de Phyllis Clark-Taou , "In search of new skin : Michel Leiris's L'Afrique Fantôme", Cahiers d'Etudes Africaines, 167, 2002, témoigne encore des inépuisables polémiques que ce livre suscite. Cet auteur évoque un Leiris, surréaliste déçu, " (...) dont le primitivisme d'avant-garde obscurcit la perception de l'Afrique. » et qualifie le " pillage des objets [de] «fantasme pseudo-érotique".
(20) Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, essai d'épistémologie,Paris, Le Seuil,1971,385.

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