La caméra à la croisée des chemins
Fabienne Le Houérou, CNRS (CEDEJ-Le Caire)
Octobre 2004
Les
débuts de mes activités scientifiques se sont
déroulés sur un territoire -celui de l'Ethiopie coloniale-. Le
terrain, s'est progressivement transformé en
«s'extra-territorialisant », les espaces visités
ayant désormais pour centre les migrations forcées et volontaires
: é-migration, im-migration, l'histoire des déplacements de
populations.
Aussi ce présent
papier ne prétend pas exposer de généralités ni sur
le cinéma documentaire, ni sur les relations entre Cinéma et
Sciences, mais évoque un parcours, une expérience personnelle au
cours de laquelle la caméra a été intégrée
dans le processus de découverte (comme heuristique) d'un objet
scientifique. À la croisée des terrains cette caméra est
passée de l'état de fixité (clouée sur un pied)
à celui de grande mobilité. Il sera donc question ici de cette
évolution, de ce trajet à travers une
pratique.
Dans le cadre d'un
premier travail sur la colonisation italienne de l'Ethiopie des enquêtes
avaient été lancées sur des anciens fascistes qui
s'auto-désignaient comme des «ensablés ».
Le terme italien était insabbiatto et n'avait jamais été
traduit, ni retranscrit en français. Une enquête orale
auprès de ces anciens colons italiens de l'époque fasciste a fait
émerger une notion nouvelle d' «ensablement ». Cet
"ensablement" (terme employé par les témoins eux-mêmes pour
se définir et se désigner) est un phénomène faisant
suite à une immigration volontaire ou involontaire. Les ensablés
étaient des migrants involontaires, appelés du contingent,
contraints de participer à la guerre en Abyssinie et qui, après la
conquête, s'y installèrent comme colons de manière
volontaire. Depuis cette enquête, j'ai tenté de conceptualiser la
notion d'exil et d'historiciser ce qui paradoxalement ne l'était pas. Les
ensablés se positionnaient d'emblée comme personnages
a-historiques. Ils refusaient en effet les changements politiques intervenus
dans l'Italie d'après guerre ; certains continuaient d'appeler leurs fils
Benito en mémoire du Duce. Ils exprimaient très consciemment le
mépris du temps ; ils s'en étaient extraits volontairement. Cette
intention de vivre dans l'intemporel se manifestait par mille et un signes
extérieurs. Ils s'habillaient à la mode des années trente
(borsalino) dans les années 1980, refusaient de s'intéresser aux
informations concernant l'Italie et s'étaient réfugiés dans
une sociabilité très limitée
d' «d'ex-nostalgiques du fascisme » dans des lieux
de la ville, deux cafés auxquels ils s'identifiaient. Il y avait le
Baobab hôtel d'Addis Abeba et le buffet de la gare. Deux endroits
identifiés comme les espaces de d'ensablement.
Cette notion d'exil (dans
sa globalité, évoquant différentes formes d'exil) a
été l'objet d'une approche filmographique dans différents
chantiers de recherche. Ensablés, mais aussi femmes
érythréennes dans la guerre d'indépendance et enfin
réfugiés au Soudan et en Egypte. Les ethnopsychiatres (Tobie
Nathan)(1) insistent sur la forme originale que peut prendre la maladie de
l'Autre en exil. Leurs études, pour passionnantes qu'elles puissent
être, demeurent très différentes de la problématique
de l'exil vue d'un point de vue historisant. La notion n'a pas
été l'objet d'étude sous l'angle de la “
maladie ». La problématique a surtout tenté de mettre
en valeur la dimension historique de l'exil, comme fruit d'une époque
façonnée par des événements (politiques ou
climatiques). C'est parce que le migrant voyage qu'il transmet, sur le lieu de
son passage, une part de son ailleurs, à un moment donné de son
histoire personnelle et de son histoire nationale. Il transporte quelque chose
de son époque et de son histoire. C'est en tant que représentant
d'une parenthèse historique que son témoignage, recoupé
avec des sources écrites, nous permet de comprendre, dans sa
complexité, un moment d'histoire.
Cette recherche de la
spécificité du «moment historique », assez
courante chez les historiens, a traversé les différents chantiers
de recherche. L'histoire s'intéresse aux temps, aux périodes et
s'interroge sur la pertinence des découpages temporels. Chaque
enquête venait répondre à cette demande de sens sur la
question du moment. Les témoignages des ensablés
évoquaient, de manière générale, le premier
fascisme. Ce moment particulier, marqué par la séduction du
discours fasciste sur les classes populaires. Et ce sont, en tant que
représentants de ce premier fascisme, que les ensablés ont permis
de comprendre partiellement le succès de la guerre d'Abyssinie en 1936 et
de saisir l'ambiance de cette époque. L'époque n'est pas
simplement sculptée par des événements, elle est aussi le
produit d'une ambiance. Pour saisir un climat mental, l'entretien filmé
est certainement un outil précieux. Ce sont ces témoignages sur
cette vie au quotidien, à Addis-Abeba, au moment du fascisme, que ce
climat est devenu un sujet d'histoire, puis un sujet de
film.
La matière
écrite - la thèse et différents articles -
n'arrivait pas à se départir d'une réalité empirique
ou d'une sécheresse académique. Le drame humain de ces
«ensablés » n'y transparaissait pas (ou pas
assez). C'est dans ce drame que l'on pouvait comprendre ce qui était
identifié comme un processus d'ensablement et ses étapes. Pour
certains, les ensablés étaient des coloniaux ligotés dans
des contradictions tellement intenables qu'ils s'enlisaient dans un état
de semi-hébétitude. Cette approche invalidante, réduisait
ces anciens acteurs de la colonisation à ce qu'ils étaient devenus
en raison de facteurs individuels (la maladie de l'exil).
Des collègues
suggéraient qu'il était question de
«pathologies » individuelles alors que j'y voyais, des
produits de l'histoire. L'exil colonial hier, comme l'exil des acteurs
humanitaires aujourd'hui, peut produire, dans certaines circonstances, une forme
d'isolation sociale qui s'interprète comme un décalage temporel.
Cette divergence de vision a fait que le film a pris une autre approche que
celle de l'ethnopsychiatrie. Les causes de cet ensablement collectif
n'étaient pas à rechercher dans un pathos individuel mais dans la
mémoire du groupe.
Depuis ce premier
chantier, l'exil est au cœur de ces chantiers de
recherche.
Bien que je sois
spécialiste de l'Afrique orientale, le cadre géographique de
départ a été largement dépassé. En effet, le
projet était voué à ne pas sortir de la corne de l'Afrique.
Je suis passée d'un monde à l'autre lorsque j'ai commencé
à travailler sur la communauté comorienne de Marseille. C'est en
étudiant la communauté comorienne de Marseille que je
découvrais que le réel objet de recherche, celui qui guidait mes
interrogations était lié à des thématiques
concernant l'acculturation, l'accueil, le frottement des cultures,
l'hospitalité, la perte d'identité et la perte d'histoire. Le
migrant volontaire ou involontaire. La méthode était
empruntée - partiellement - à
l'ethno-méthodologie, et s'inspirait de l'analyse de situations
interactives. Ces chantiers sont tous saisis dans un filet d'interactions.
L'étranger et son interlocuteur dans la société d'accueil.
Le dernier film Nomades et Pharaons(2003) témoigne de cet
emprunt méthodologique dans les scènes de Méadat El Rahmane
(banquets au moment du Ramadan) ou l'étranger devient un invité
«qui mange à la table de son
hôte ».
Le film est un outil
particulièrement fécond pour saisir ces interactions en raison
même de la vitesse de l'enregistrement global. La vision
générale de l'espace d'interaction est plus large dans
l'oeil de la caméra. Le regard peut difficilement saisir tous les
détails qui apparaissent dans une scène. Il sélectionne. Le
plan large emmagasine une information plus complète. Le matériel
qu'elle va remettre (après son interprétation) conduit à
formuler des hypothèses de recherche qui n'auraient jamais vu le jour
autrement. La caméra en ce sens a une fonction heuristique et peut jouer,
comme une heuristique soit positive, soit négative. Les images peuvent
clairement vous dire que l'hypothèse de travail que vous avez construite
est erronée. Pasolini explore cette possibilité dans les
Carnets de notes pour une Orestie africaine(2), un film documentaire de
1970.
C'est presque
«naturellement », que pendant plus de dix ans, j'ai
utilisé une caméra pour effectuer tous mes entretiens. Le terme
naturel est employé dans le sens de logique tant il est vrai que rien
n'est moins naturel que de filmer. Rien n'est moins spontané que
d'enregistrer visuellement les espaces d'interactions. La caméra se fait
«laboratoire » et le produit filmé relève
de l'expérimentation. Sur de nombreux chantiers, cette caméra
opère dans l'ombre et ne livrera aucun résultat alors même
qu'elle est au centre du processus de découverte. C'était vrai
pour les ensablés à Addis Abeba, pour les Comoriens de Marseille
et enfin pour les réfugiés à Khartoum, Kassala et au Caire.
Chaque fois il était question de raconter l'histoire de l'étranger
pris dans la ville, ou encore l'étranger prenant la ville, le migrant
situé dans un espace urbain. La ségrégation spatiale (la
concentration ou la dispersion) permettait de comprendre l'interaction entre le
lieu et son habitant. Quelles formes urbaines favorisent-t-elles (ou freinent)
l'intégration de ces passagers en transit ? Cet exil s'inscrivait dans
une certaine urbanité, mais non dans une urbanité circonscrite.
C'est en analysant la répartition des étrangers dans une ville
qu'a été appréhendée l'importance de la morphologie
des villes dans les phénomènes
d'intégration.
Pour ces différents
chantiers, la caméra a été utilisée pour
récolter des données, comme aide à la description d'une
réalité et comme outil pour formuler des hypothèses de
travail.
Pour fabriquer des
sources. Dans le but de réunir un corpus d'entretiens filmés. La
caméra est donc productrice de documents qui seront traités comme
des sources (archives).
La caméra raconte
aussi des histoires, hier, celle des ensablés (1996), aujourd'hui, celle
des réfugiés (2003). Des films achevés - qui ne sont pas de
purs objets scientifiques - tout en appartenant à l'univers de la
recherche (ses à-côtés). Sans prétendre à la
scientificité ces produits demeurent des outils pour la connaissance et
font partie intégrante du processus de découverte. Cette
ambivalence du statut fait donc de ce produit une matière mal
évaluable et mal évaluée par les unités de
recherche.
La caméra est enfin
partie intégrante d'un processus heuristique
I) La caméra fabrique du document
Lorsque l'usage de la
caméra se limite à produire des documents ces derniers auront la
valeur de sources. Ces sources seront soumises à une
interprétation. Dans ce cas de figure, le document filmé a un
statut analogue à celui de l'archive. La distinction entre le document
d'archive et le document filmé n'est pas seulement due à une
différence de support ou de matière. En effet, le chercheur est
très actif dans le processus de " filmage " car c'est lui qui fabrique sa
source. Avec une caméra, la collecte ou la phase de recueil des
données exige une concentration sur les aspects techniques (le cadre et
le son).
Le chercheur peut saisir
son corpus documentaire et le ramener dans son laboratoire pour le consulter
librement. Les images du corpus filmé appartiendront, comme le reste,
à sa documentation personnelle. Il est donc d'usage d'en discuter avec
les personnes nes filmées et se conformer à un accord (qui peut
rester verbal, mais qui devient de plus en plus formalisé). À un
moment où les chercheurs et(les étudiants) utilisent de plus en
plus l'outil vidéo, ces questions d'éthique me paraissent
fondamentales. Prendre l'image de quelqu'un n'est pas anodin. C'est un peu
d'eux-mêmes que les gens ont la sensation de donner, une part spirituelle
ou une part de leur «âme » : il est difficile de
nier l'importance de ce lieu commun tant il renvoie à des croyances
fortes liées aux différents statuts de l'image. Cette part
là ne se vole pas, elle se demande, elle s'autorise. C'est sur ce point
précis que le chercheur et le journaliste (à sensation) ne
parviennent plus à se rejoindre.
Lorsque la caméra
produit du document le chercheur qui l'utilise tente de ne pas glisser vers une
attitude esthétisante. Dans un premier temps «faire
beau » paraît suspect et ne semble pas répondre aux
critères scientifiques du vrai. Sur les chantiers -qui avaient pour but
de recueillir la parole de l'Autre- il a été nécessaire de
combattre une inclination naturelle à faire un beau cadre. A la vision
des rushes, force m'est de constater, qu'effectivement, on saisit la
volonté d'effacement du collecteur de données face à son
objet. Le travail sur les femmes combattantes érythréennes et leur
retour à la vie civile s'inscrit dans ce type de démarche.
L'Erythrée venait à peine de proclamer son indépendance et
j'avais lancé des enquêtes sur les femmes combattantes dans la
guerre. Ce travail avait été présenté, le 2
novembre 2000, lors d'une communication au CEDEJ (Centre d'Etudes et de
Documentation Economiques, Juridiques et Sociales). Il s'agissait
d'évoquer le rôle de la vidéo dans le recueil des
données et la contribution de cet outil dans l'accumulation des
connaissances, sur un petit pays, peu connu sur lequel, il n'existait que deux
livres en français. Les résultats ont été l'objet
d'une publication dans la
Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine(3).
Cet article s'inspirait de ce travail de terrain, pour livrer quelques
observations sur une écriture de l'histoire en pleine
expérimentation. Il évoquait la transformation des sources images
en un texte écrit. Transformer l'image en texte. Comment passer de
l'analyse d'un corpus d'images pour aboutir à une publication
écrite des résultats ?
À Marseille, la
caméra a été utilisée dans le même esprit.
Elle était le moyen de réunir ou de recueillir des informations
sur la communauté comorienne de Marseille. Pour ce projet,
l'expérience du passé a permis de mieux négocier la
présence de cette caméra (comme outil pour un travail
universitaire). Une attitude moins dogmatique a enrichi la manière de
filmer. Moins suspicieuse à l'égard du " beau cadre ", la relation
avec la caméra s'est transformée. Celle-ci n'avait plus la
fonction de ramasser pêle-mêle de l'information qui se pensait "
neutre ", mais elle triait le réel et traduisait un point de vue. Le
matériel récolté n'est plus le même. Il
n'était plus question de fabriquer du document archive, mais
d'enregistrer des témoignages dans la fluidité de la vie
quotidienne, dans une plus grande richesse de situations. Tout ce qu'il est
possible d'écrire dans un carnet de terrain et de signaler dans un
brouillon visuel qui n'a nullement la prétention d'être
organisé après coup. Un fouillis de notes qui forme une couche
hétéroclite d'informations qui ont été
utilisées pour écrire le livre sur les Comoriens de Marseille
(notamment la partie sur les quartiers nord)(4).
Les interventions et les
discussions auraient pu être oubliées, parce que ce sont rarement
des éléments ré-écrits ou réorganisés.
Ces matériels recueillis en collecte sont inexploitables et pour
reprendre une expression de Levi-Strauss il s'agit de :
«matériel à usage
interne »(5).
L'ethnologue, dans un
entretien donné aux Cahiers du Cinéma,
déclare :
«nous (les ethnologues) ne publions pas nos carnets
de notes : ils sont à usage interne ».
La caméra a
fixé des moments, par essence, fugitifs. Cette caméra nomade et en
même temps «captatrice de l'instant en le transformant en
morceau d'éternité » permet de travailler le paradoxe
de l'éternel et du fugitif.
Ces interactions ont
été précieuses pour comprendre la singularité des
Comoriens à Marseille. La manière d'habiter (d'être
présent à) les lieux, la gestuelle, les attitudes de rejet ou
d'enthousiasme à l'égard de telle ou telle pratique ont
été des données qui ont nourri les problématiques
sur l'espace. Le terrain marseillais a consacré le passage de
l'enregistrement de témoignages à celui de scènes. La
caméra est sortie du pied qui la paralysait pour suivre les personnages.
Elle a accompagné le geste. Elle a pris une certaine fluidité,
s'est coulée dans les cérémonies : mariages, retour du
hadj, rupture du jeûne. Ces interactions - au quotidien -
permettent d'aller plus loin dans la compréhension des niveaux de
réalités, de descendre jusqu'à l'interprétation des
gestes et des interactions les plus anodines. Comprendre les conflits des
générations autour d'un ticket de bus. Car cet objet
«vulgaire », un ticket de bus de quelques francs, pouvait
avoir la valeur d'un «trou » dans le budget d'une
famille. Cette nomenclature des détails du quotidien autorise un regard
moins hautain en descendant jusqu'à l'infime et au presque rien. Cette
grammaire «des petits riens » ouvre un espace
d'interprétation autrement plus fécond que l'entretien figé
et pré-construit entre un chercheur et sa source.
Ces scènes nous
racontent comment les hommes transforment un espace et en retour sont
transformés par lui. Une problématique que les historiens
français sur les migrations ont exploré (Temime, Pierre Milza) et
qui sont courantes pour les géographes (l'espace et les hommes).
Toutefois, sur la question des migrations, les historiens français sont
en retard sur les anglosaxons et beaucoup d'ouvrages se limitent à
l'étude chronologique des flux migratoires. Cette datation des flux ne
permet pas une approche plus spatiale du temps, n'intègre pas les notions
de temps incarnées dans des espaces. Gérard Noiriel , dans son
ouvrage sur le creuset français (6) met en parallèle les deux
manières de faire de l'histoire de l'immigration. L'objet étant
«digne » du côté américain (en raison
même de la formation de la nation américaine) alors qu'il demeure
«illégitime » dans la tradition historienne
française.
Ce problème de
légitimité n'est pas périphérique car il motive
aussi la recherche à suivre des chemins d'écriture plus innovants.
Comment raconter autrement ces histoires d'immigration ? Le film, en archivant
la mémoire de ceux qui généralement ne sont pas
invités à écrire leur biographie, permet ce genre d'effort
vers la légitimation d'un objet souvent
méprisé.
Ce matériel
à «usage interne » (rushes) ne m'a jamais
inspiré l'écriture d'un film documentaire. Ils ont
été utilisés pour nourrir des analyses, ce matériel
trop «sec » humainement bloquait toute forme d'empathie.
Or cette empathie, cette affectivité est fondamentale. Il n'est pas
possible de raconter une histoire cinématographiquement sans
émotion. Godard le disait de manière volontairement provocatrice
en définissant le cinéma comme : «de
l'émotion, encore de l'émotion et toujours de
l'émotion ». La place de l'émotion dans le documentaire
se pose sans doute pour les Sciences Humaines. Il a été de
règle pendant plusieurs siècles de bannir tout l'aspect
émotif de la méthode scientifique. Aujourd'hui l'anthropologie
(notamment le courant américain depuis une dizaine d'années) prend
ses distances avec ces positions dogmatiques et tente de négocier la
place des affects.
Toujours est-il que ces rushes, en provenance de chantiers très aseptisés
d'affects, ont certes nourri des analyses mais forment désormais un
matériel endormi au fond d'une cave en France. En réfléchissant
au peu d'enthousiasme qu'inspire ce matériel, force m'est de constater
que le fait de filmer des longues heures des données (qui doivent servir
à faire de la science) rend complètement stérile une
approche dramatique. Cette manière d'enregistrer le témoignage
de l'autre rend les personnages inertes et leur enlève tout ce qui
faisait leur charme ou leur humanité. Celui qui était filmé
n'avait plus de saveur parce qu'il était prisonnier d'une approche
faussement neutre. Cette façon de cueillir l'information tue en quelque
sorte l'imaginaire. On ne fait pas de films visibles sur des positions de
recherches trop rigides. Aucun des chantiers de recherche filmés, dans
cette optique, n'ont débouché sur la création d'un film
documentaire. Pour reprendre les propos de Lévi-Strauss recueillis
par Claude Rivette, il semblerait que la vérité de ce cinéma
aux prétentions scientifiques se révèle une «duperie
» :
«(...) Le documentaire ethnographique mérite
seul le nom de cinéma vérité, et il est peut-être
admirable si c'est un Rouch qui le fait. Quant au cinéma vérité
tel qu'il se veut révélateur de notre société,
je n'y vois guère qu'une duperie-consciente ou inconsciente- car
les films procèdent en général, de la façon
suivante : on commence avec des témoins, on continue avec des complices,
et on finit avec des camarades. » (7)
II) La caméra raconte
une histoire
La caméra a
été utilisée pour la première fois, en 1995, en
filmant les «ensablés ». Le but, bien
évidemment, n'était pas de recueillir des données ou de
fabriquer de l'archive orale sur ce groupe. Si la nécessité de
prendre une caméra s'est imposée, c'est en raison du
caractère dramatique du destin de ces ex-fascistes en
Ethiopie.
Raconter un drame ce n'est
plus «fabriquer » des archives pour la recherche et
pourtant cela reste la priorité d'un historien soucieux de raconter
l'histoire vraie de ces hommes.
Qu'est ce que les images
du drame de ces «ensablés » apportaient de plus
à la science historique ?
Dans un premier temps, le
drame traduisait la duperie politique du fascisme qui avait promis des terres
nouvelles (l'Abyssinie) qui apporteraient la prospérité aux
milliers de bras italiens qui allaient s'expatrier. L'extrême
misère des «ensablés » qui survivaient
à Addis-Abeba , dans les années 80, et le témoignage sur le
processus de paupérisation de ces ouvriers, démontaient de
manière arithmétiques cette duperie coloniale. Filmer cet
ensablement c'était en quelque sorte témoigner des
conséquences sociales d'un rêve politique qui a tourné en
cauchemar, témoigner aussi d'une souffrance consécutive à
cette situation.
Pour répondre
à cette question, il n'est pas inutile de se remémorer les travaux
des anthropologues de la souffrance (J.Davis, Harrel Bond, E.Colson)(7) et leurs
monographies sur des groupes en souffrance. De se référer en outre
aux analyses sur la violence et la survie, telle celle de Ted Swedenburg sur le
terrain palestinien où il décrit de manière très
authentique son empathie avec son terrain :
«Many researchers, I assume, have similar complex
mix of attachment, investments, relations, experiences, emotions, or understandings
that connect them to the trouble spots in which they work. Such links usually
cannot be defined as " academic ", and we are therefore not been encouraged
to speak about them. »(8)
Ce film sur les
«ensablés » était donc la mise en
scène de cette empathie et s'autorisait une forme d'écriture
sensiblement différente de celle du «jargon »,
parfois utilisé, dans les Sciences Sociales. Cette empathie provoque le
surgissement de la liberté de parole. Elle ouvre la voie à un
récit de soi plus authentique, à la narration des
expériences intimes (pour les «ensablés »,
celle de l'expérience amoureuse avec des femmes autochtones)
.
Le documentaire a
été répertorié comme scientifique parce que
l'empathie a toujours été un instrument fondamental dans la
recherche en Sciences Humaines et que nier la valeur heuristique de l'empathie
reviendrait à faire reculer nos disciplines d'un siècle. Les
aspects purement subjectifs se sont inspirés des émotions qui ont
accompagné le travail de terrain. Cette subjectivité
n'enlève rien au caractère informatif du produit, lequel contribue
(modestement) à l'accumulation des connaissances historiques sur cette
période, insiste particulièrement sur l'aspect très
populiste du premier fascisme, si l'on admet le classement établi sur
l'existence de plusieurs moments cruciaux du fascisme italien
(découpé en plusieurs phases) .
Les
«ensablés » à été
présenté à Locarno en 1996 à la section du
«cinéma du présent ». Une catégorie
préférable à celle de «cinéma
vérité ». Non pas qu'il n'y ait pas une part de
vérité dans le documentaire, mais que cette vérité
scénarisée n'est pas le fruit «du direct »,
mais d'une construction qui s'est faite au montage. Il y a peu de prises
directes. Le film utilise la voix-off des personnages sur des images d'Addis -
Abeba et d'Asmara. Les images sont celles du cadre urbain : le quartier, les
maisons où les ensablés habitent, les lieux de travail, les
cafés où ils se rencontrent. Elles ont été
montées avec des documents d'archives de l'Istituto Luce. Ce montage n'a
rien à voir avec la vérité et suggère une autre
histoire. Il y a huit minutes d'archives cinématographiques qui renvoient
directement au passé. Permettant de jouer sur des contrastes classiques
de la couleur et du noir et blanc. Les musiques jouent une part importante. Il
s'agit de musique napolitaine, Naples joue un rôle important même si
la ville n'apparaît jamais. C'est la ville natale du personnage principal
et la musique symbolise, en quelque sorte, la nostalgie du personnage. Elle
n'est pas fictive - dans la réalité le personnage
écoutait réellement ces musiques - mais elle est introduite
pour insister sur cette nostalgie. Elle est redistribuée pour
créer un climat.
Par ailleurs,
c'était quand même un film à thèse avec un
scénario très long qui faisait des portraits de ces anciens
fascistes. L'analyse sociale y avait une part importante. Le point de vue
(entendu comme hypothèse de travail) mettait en valeur la place centrale
des méridionaux dans cette immigration involontaire en Abyssinie. Ces
colons -en raison de motifs socio-économiques évidents, lorsqu'on
connaît la réalité du Mezzogiorno des années
trente - présentaient de meilleures dispositions à
l'ensablement que d'autres éléments. C'est choisissant
Amédeo, napolitain, personnage principal que j'illustrais cette
hypothèse en sélectionnant un personnage réellement
représentatif de cette migration des natifs du Mezzogiorno. Les
statistiques de l'époque sur les origines régionales de la colonie
de peuplement venaient étayer cette
hypothèse.
Les personnages sont
interviewés, chez eux, dans leur réalité quotidienne. La
mise en scène a été apportée au montage en
déconstruisant les blocs d'entretiens et en accrochant à la parole
vraie des personnages de belles images. Le fait d'avoir écrit un film
réalisé par un partenaire imposé, ne m'a pas permis de
creuser ni la question sociale, ni celle de la fonction parentale des
ensablés italiens dans leurs familles éthiopiennes, plus
particulièrement la relation avec les épouses et les enfants. Les
problématiques du chercheur avaient été parfois
abandonnées pour des pistes plus faciles (beauté du paysage)
exigées par les logiques télévisuelles
actuelles.
Le film, malgré son
succès, ne parvient pas à dévoiler le commencement de
mystère qui entoure ces hommes et n'aborde pas certaines cruelles
réalités sociales pour se laisser conduire dans le flot des
états d'âme de ces «embroussés ». Il
est question ici de la frontière entre la Science et le Cinéma. La
télévision réclame des «produits socioculturels
à paillettes » de pure consommation pour des spectateurs qui
font les quotas de l'audimat. Ces exigences sont peu compatibles avec le souci
d'approfondissement propre à la recherche.
Au départ,
une question.
Nomades et
Pharaons, un film documentaire tourné en Egypte et au Soudan en 2002,
(monté en 2003) s'intéresse également au destin de quelques
hommes. Le scénario a été écrit à la fin de
l'enquête de terrain et avant la publication des résultats dans une
revue scientifique. Choisir la période de tournage, au moment où
l'on poursuit un programme de recherche, est loin d'être fortuit. C'est au
terme d'une enquête scientifique que le documentaire vient
témoigner des questionnements qui ne sont pas ceux du programme de
recherche. L'histoire de nomades et pharaons est plus compliquée que
celle des «ensablés » car elle se situe dans le
hors-champ (scientifique). En effet après avoir entendu en Egypte et au
Soudan quelques centaines de réfugiés abyssins une interrogation,
déroutante par sa simplicité, était sans cesse posé
par les professionnels de l'aide humanitaire.
Pourquoi (en situation
d'exil) les uns s'écroulent alors que d'autres s'en sortent
?
Ce questionnement ne fait
pas partie des préoccupations scientifiques et n'apparaît pas dans
la publication des résultats de l'enquête. En effet, le programme
de recherche insistait sur la notion de perte d'histoire et de
déliquescence du lien entre le migrant et son histoire. À
côté de ces investigations sur les notions de temps, la question de
la résistance des uns et la vulnérabilité des autres
était également une interrogation centrale qui demeurait orale et
n'émergeait pas dans les rapports établis par les ONG et autres
professionnels.
Elle demeurait au
cœur de tous les débats (notamment au Soudan) et chacun proposait
une «théorie maison » pour expliquer le
mystère entourant la réussite des uns et les échecs des
autres dans les issues individuelles des migrants forcés. Toutes ces
réponses faisaient référence à «la
capacité de rebondir » de personnes ayant été
forcées à quitter leur pays.
L'objet du film
était de saisir les processus sociaux qui accompagnaient cette notion
floue de «rebondissement ». Aussi des
réfugiés ont été sélectionnés, pour le
documentaire, en fonction de ces parcours à succès. En fonction de
ce qu'ils nous apprenaient sur le trajet, les réseaux des migrants
forcés en Egypte et au Soudan. Nous avons donc suivi quatre personnages
dont les itinéraires étaient particulièrement remarquables.
Dans ces questions liées aux «rebondissements »,
les travaux des psychologues s'interrogeaient sur une notion qui pouvait
être une clef de lecture (ou piste). Les parcours de ces
«héros positifs », au sens presque
légendaire du terme, rappelaient les héros de contes d'enfants, et
illustraient les thèses de Boris Cyrulinik sur la
résilience.(9)
Tous les personnages
étaient résilients(10), au sens ou l'entendent une
catégorie de psychologues. De manière très
schématique, nous pouvons considérer que ces personnages
possèdent une aptitude à vaincre l'adversité. Ils ont en
commun d'avoir eu la capacité de se réinventer, au Caire, ou au
Soudan à Khartoum, après avoir traversé une période
d'émiettement. Dans le fond c'était ce processus de reconstruction
qui était le sujet du film. Au point de vue du caractère il y
avait des qualités partagées de courage, de ténacité
ou de ce que Barbara Harell Bond définit (dans le documentaire) comme un
" moral commitment ". Chacun des personnages avait trouvé " sa
façon " de s'en sortir. Pour Ghidei, la peinture était la clef de
cette reconstruction. Hussein avait trouvé sa vocation dans la cuisine,
Amaha s'était réalisé dans l'action humanitaire
bénévole et Aragwéni avait rencontré Dieu. Chacun
s'était " fabriqué " une colonne de sens sur laquelle s'appuyer.
Ce que B. Cyrulinik identifie comme pilier de résilience.(11) C'est
à dire un élément, une personne, une idée, un combat
qui l'a soutenu pour rentrer dans un processus de reconstruction. Le terme de
recette est toujours entendu avec un certain mépris car il relève
du vulgaire domaine de la cuisinière. Certaines recettes sont cependant
très compliquées. Les manières d'inventer sa propre
«cuisine » pour répondre à un environnement
stressant sont étonnamment diversifiées et la notion de
résilience- bien qu'intéressante- n'est pas utilisée comme
le concept-miracle qui fait ouvrir «la caverne d'Ali
Baba » de la compréhension. C'est une piste parmi d'autres qui
est exploitée un moment, puis remise en question par l'image de la fin du
film. Une image ambivalente.
Parmi ces piliers de
résilience, l'accueil, l'hospitalité de la société
d'accueil joue un rôle déterminant. C'est en filmant l'interaction
avec la société égyptienne et soudanaise que cet aspect
vital est montré. Car l'hospitalité est une notion fondamentale
pour les catégories de population que sont les réfugiés ou
les migrants forcés (par migrants forcés j'entends toutes les
catégories de migrants involontaires qui sont poussés sur les
routes de l'exode en raison des guerres et des famines et qui forment une
catégorie distincte de celle communément désignée
comme immigrée).
C'est autour de la
nourriture, des échanges de repas, que cette interaction a
été filmée. Pendant la période de Ramadan ont
été filmés les banquets de Méadat el Rahmane(12)
où les réfugiés étaient attablés avec des
Egyptiens.
Des scènes ont
été tournées dans différents quartiers du Caire :
Mohandeseen, Dokki et Zamalek. Elles tentaient là encore de
démontrer cette valeur de la nourriture illustrant les mécanismes
du don. Marcel Mauss écrivait que l'aumône est le fruit d'une
notion morale du don et de la fortune d'une part, et d'une notion du sacrifice
de l'autre. C'est l'histoire des idées morales des Sémites
explique M.Mauss :
«La Sadaka arabe (13) est à l'origine, comme
la zedaqa hébraïque, exclusivement la justice ; et elle est
devenue l'aumône. La doctrine de la charité fit le tour du
monde avec le christianisme et l'islam. »(14)
Le documentaire montre des
Chrétiens des hauts plateaux d'Abyssinie attablés avec des
Musulmans égyptiens dans un partage de la nourriture. L'un des
personnages, aristocrate amhara copte, va jusqu'à déclarer :
« It's a good culture ».
Cette charité
musulmane lui semble proche de la sienne. La nourriture est dans le film le lieu
de cette rencontre entre aumône chrétienne et Sadaka. Cet
échange de bien matériel va au-delà du simple fait de
nourrir. Je serai tentée à nouveau de citer Mauss lorsqu'il
évoque le mélange des âmes aux choses :
" Au fond, ce sont des mélanges. On mêle les
âmes dans les choses ; on mêle les choses dans les âmes.
On mêle les vies et voilà comment les personnes et les choses
mêlées sortent chacune de sa sphère et se mêlent
: ce qui est précisément un constat d'échange. "(15)
Au moment de ces banquets,
un réfugié a improvisé une définition :
« le réfugié est un homme malade et
la nourriture est son meilleur remède ! Je dis toujours que la nourriture
est la meilleure amie de l'homme qui manque ».
La nourriture comme
remède va bien au-delà d'une considération sur la survie,
elle touche le spirituel. Se faire nourrir (se faire inviter) permet de
réparer quelque chose qui est de l'ordre de la blessure de l'âme.
Cette métaphore du banquet est à nouveau exploitée dans une
scène où un réfugié, à table, se confie
à deux poussins colorés. Au moment du tournage pendant les
banquets de Méadat, se trouvaient des multitudes de poussins
colorés en rose, orange et vert. Ces poussins se vendaient une demi livre
égyptienne par tête et les invités des tables de Rahmane les
achetaient par groupe de cinq. Amaha et Hussein filmés en train de se
restaurer ont entamé une longue discussion, à table, en se
comparant à ces poussins colorés. Les enfants s'amusaient avec ces
volailles vouées à la mort. Ils établissaient des analogies
entre les réfugiés (en général) et ces poussins sans
mère (abandonnés) dont le destin était pour le moins
problématique. Là encore le don en nourriture dépasse
l'action élémentaire de nourrir un corps. Ce cadeau
élémentaire met - de manière paradoxale - en jeu des
éléments plus complexes. Il renvoie à l'âme, à
la religion, à la spiritualité mais aussi à la famille (la
mère) et à la patrie (nation perdue).
Au tournage, les
réfugiés ont eux-mêmes improvisés des scènes.
Les moments de Maédat El Rahmane, avec les poussins colorés,
n'étaient pas prévus dans le scénario. Le scénario,
comme convention de départ, s'est déconstruit peu à peu. Un
adage bien connu établit que le tournage se déroule contre les
repérages et que le montage s'écrit contre le tournage. Ces trois
étapes d'écriture d'un projet ne peuvent pas être
ramenées à de telles simplifications. Au-delà de cette
caricature, il semblerait que les différentes phases soient souvent des
remises en question du travail précédent. La phase de montage,
passionnante et déroutante, ne s'inscrit pas comme une opposition au
projet initial mais révèle néanmoins, de manière
lumineuse, les erreurs du tournage, les maladresses techniques et les faiblesses
du point de vue.
III) La caméra comme
partie intégrante du processus heuristique
Comme il a
été dit ci-dessus en servant la découverte, la
caméra devient un outil heuristique. Rappelons, qu'en histoire,
l'heuristique (qui sert la découverte) est cette partie de la
méthode (historique) qui a pour objet la recherche de documents. Selon
Lakatos (1970) :
«dans les sciences qui n'ont pas atteint la maturité,
les changements de problèmes progressifs ou dégénératifs
se font simplement par essais et erreurs »(16).
Dans les sciences dites
matures, une suite de théories est engendrée dans le cadre d'un
programme de recherche scientifique possédant un pouvoir heuristique qui
comprend une heuristique positive et une heuristique négative.
L'heuristique établit les pistes de recherche que le programme doit
éviter et l'heuristique positive celle qu'il doit
suivre.
L'heuristique positive consiste en un ensemble plus ou moins articulé
de suggestions et intuitions sur la façon de modifier les hypothèses
auxiliaires qui constituent la ceinture, et, ce afin de protéger le
noyau dur contre les anomalies.(17) Aux yeux de Lakados, pour qu'un programme
de recherche soit un succès scientifique, il doit certes engendrer
une suite de théories constamment progressive au plan théorique,
mais cette suite peut être empiriquement progressive seulement par intermittence.
Cette intermittence est, à mon sens, importante. Elle insiste sur l'idée
qu'il n'y a pas de véritable avancée sans recul. Cette notion
de balancier entre le progressif et le dégéneratif nous montre
bien l'utilité de l'échec pour la progression des connaissances.
Les hypothèses qui conduisent à des impasses peuvent être
des outils cognitifs remarquables. Soulignons que pour un scientifique l'intérêt
de ne pas occulter (dans son analyse) le moment où il butte sur une
théorie dégénérative. Une hypothèse qui
s'écrase par manque de solidité où tout simplement parce
que l'intuition de départ est fausse. Une piste de recherche impraticable
qui contraint le chercheur à rebrousser chemin.
Cette piste à éviter Pasolini l'explore, la souligne, la filme
dans un documentaire sur l'Afrique. Son idée de film repose sur une
comparaison entre la société grecque archaïque et la société
africaine de la fin des années 60. Sa théorie est de faire une
analogie entre la tragédie d'Eschyle (plus spécifiquement le
drame du héros Oreste) et la découverte de la démocratie
par les Africains. Le cinéaste part en Afrique en quête de personnages
pour remplir la fonction de héros grecs afin de récolter des
témoignages pour incarner son hypothèse. Il rassemble, dans
un amphithéâtre, des intellectuels africains et leur fait part
de sa comparaison : " Oreste comme les Africains découvrent la
Démocratie ". Certains intellectuels lui répondent avec beaucoup
de courtoisie que l'Afrique n'existe pas mais qu'il y a des Afrique, à
plusieurs vitesses, et que sa chronologie est inadéquate. Cette séquence
dans le documentaire provoque l'effondrement de la thèse de départ.
La valeur de l'expérience du cinéaste réside dans le
courage intellectuel de montrer cet effondrement. Quel scientifique évoquerait
facilement la fausse route prise par ses interprétations et la fragilité
de ses conclusions ? Cette expérience de cinéaste nous renvoie
aussi à l'expérience scientifique et à l'honnêteté
exigée dans toute tentative de connaissance du monde.
La caméra peut remplir - pour le chercheur - la fonction
d'un outil véritable, mais le matériel qu'elle va récolter
ne sera pas pour autant du matériel scientifique. C'est le point de
vue (son regard dirigé vers) de la personne qui filme qui relève
de la démarche scientifique où de la démarche poétique.
L'une et l'autre ne devraient pas s'opposer de manière systématique.
Sur le terrain de l'Abyssinie un chercheur aussi marquant que Michel Leiris
ne nous a pas privé de cette poésie (Afrique fantôme,
1934) et son style, bien qu'âprement contesté,(18) n'enlève
rien à l'originalité de ses travaux (notamment les découvertes
sur le zar et ses aspects théâtraux). Les anthropologues se posent
continûment la question de la poésie de l'Autre. Plus récemment,
dans une étude effectuée par un jeune Américain sur les
réfugiés au Caire, l'anthropologue avouait :
«Je me sens plus proche
de Mallarmé et de Beaudelaire que d'un scientifique ».
Cet aveu d'un crime
de poésie dans la relation au terrain (et sa compréhension) est
bien le signe que la connaissance passe par tous les réseaux de la
sensibilité. Car cette poésie de l'image est aussi celle de la
vérité des choses et de la vie avec lesquelles les Sciences
Humaines auraient tort de se couper. L'histoire est connaissance documentaire,
elle est rencontre avec le monde et cette rencontre prend parfois la forme d'un
art (Paul Veyne,1971).
Notes
(1) Tobie Nathan, D'une théorie sexuelle des adultes en tant
que désordre ethnique, Etudes d'ethnopsychiatrie appliquée.
Thèse de doctorat de 3ème cycle en psychologie, Université
R. Descartes, Paris, juin 1976. Ethnopsychiatrie et pathologie des migrants
(cours CNED et DESS). Tobie Nathan, L'influence qui guérit,Paris,
Odile Jacob,1994,350p. Tobie Nathan ,"Migration, dépression, mutation",
Synapse, avril 2002.
(2)Appunti per un Orestiade Africana, 65 minutes. Ce film sera étudié
dans les pages suivantes. Il met en lumière la posture d'un réalisateur
qui s'est égaré sur une piste de recherche impraticable. Cette
démarche du cinéaste renvoie à celle que peut rencontrer
le chercheur dans sa pratique lorsqu'il fait fausse route et abandonne une
hypothèse de travail.
(3) Fabienne Le Houérou, "Les femmes érythréennes dans
la guerre d'indépendance (1971-1991)", Revue d'Histoire Moderne
et Contemporaine, 2000, jul-sep ; 47(3), pages 604-615.
(4) Fabienne Le Houérou & Karima Dirèche Slimani, Les
Comoriens de Marseille, d'une mémoire à l'autre, Paris,
Autrement, 2002, 179p.
( 5)Entretien avec Claude Levi-Strauss par les Cahiers du Cinéma,cit.p.25.
(6)Gérard Noiriel, Le creuset français, Histoire de l'immigration
au XIXe-Xxe siècles, Paris, Seuil,1987, 357p.
(7)Claude Levi-Strauss,op,cit.p.26.
(8) Peter Swedenburg, With Genet and the Palestinian field, in Fieldwork
under fire, Contemporary Sudies of Violence and Survival, California,
Carolyn Nordstrom &Antonius C.G.M Robben editors, University of California,1984,
pages 25-39. Barbara Harrell Bond, Imposing aid, Oxford, Oxford University
Press,1986,438 P. Elisabeth Colson,The social consequences of resettlement,
the impact of the Kariba resettlement upon the gwembe tongo,Manchester,
Manchester University Press,1971,277P. Ces auteurs ont été
les premiers anthropologues à nous donner des ethnographies fines
des expériences des déplacés et ont construit, à
Oxford, la catégorie "forced migrations" du nom des nouveaux programmes
qui sont créés dans les universités anglosaxonnes telle
celle du Caire où j'ai enseigné avec barbara Harrell-Bond
un cours d'introduction aux "migrations forcées".
(9) Régine Chopinot, Directrice du Centre Chorégraphique national
de la Rochelle, Libération, juillet 2003.
(10) Les personnages du documentaire faisant penser au travail de Bettelheim
sur la psychanalyse des contes d'enfant et plus particulièrement
sa théorie sur l'identification de l'enfant au héros du conte
de fée qui, après mille et une épreuves, arrive à
s'en sortir et grandit par l'expérience.
(11)En France l'éthologue et neuropsychiatre Boris Cyrulinik, est
un pionnier du concept. Le mot " résilience " vient du latin et signifie
: " ressauter ". Pour lui la résilience se définit comme : "
la capacité à se développer, dans des environnements
qui auraient dû être délabrants. "
(12) Il y a plusieurs facteurs qui interviennent pour contribuer à
la résilience : les facteurs individuels mais aussi des facteurs
familiaux et les facteurs de soutien. Dans les facteurs individuels intervient
le sentiment de compétence et l'habilité à chercher
un soutien. Des personnes aidantes bien sûr mais aussi des soutiens
quels que soient leur nature.
(13) Ces tables sont organisées au Caire par des mécènes.
Il s'agit d'une aumône volontaire : la Sadaka.
(14)Cf Encyclopédie de l'Islam,cit.p.729 : " Le sadaka désigne
l'aumône volontaire, souvent appelée dans la littérature
islamique sadakat al-tawwu " aumône de spontanéité ",ou
" aumône surégogatoire " par opposition à l'aumône
obligatoire connue sous le nom de zakat. "
(15) Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Quatrige /PUF,
1997, 482 p.cit.p.170 (1er édition de 1950)
(16) Marcel Mauss,op. cit, p.173.
(17) Robert Nadeau, Vocabulaire technique et analytique de l'épistémologie,
Paris, PUF,1999, 863p. Se référer à la définition
lumineuse de l'heuristique p.290.
(18) Robert Nadeau, op.cit,p.290.
(19) L'ouvrage l'Afrique fantôme a été édité
par Gallimard une première fois en 1934 et a été republié
en avril 2001 par le même éditeur. Le récent article
de Phyllis Clark-Taou , "In search of new skin : Michel Leiris's L'Afrique
Fantôme", Cahiers d'Etudes Africaines, 167, 2002, témoigne
encore des inépuisables polémiques que ce livre suscite. Cet
auteur évoque un Leiris, surréaliste déçu, "
(...) dont le primitivisme d'avant-garde obscurcit la perception de l'Afrique.
» et qualifie le " pillage des objets [de] «fantasme pseudo-érotique".
(20) Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, essai d'épistémologie,Paris,
Le Seuil,1971,385.
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