Les traces de la mobilité géographique.

Par Philippe Rygiel

Le texte suivant reprend une communication faite lors d'une journée de formation doctorale consacrée à l'histoire quantitative qui s'est déroulée à Clermont-Ferrand en mai 1997. Il a depuis été repris en volume in MASSARD-GUILBAUD G., RYGIEL P. (ed.), Chiffres et Histoire, Siècles numéro 6, Clermont-Ferrand, 1998.
Il est reproduit ici avec l'aimable autorisation de Philippe Bourdin, qui dirige cette publication.

"Au fond, tout problème social est un problème statistique. La fréquence du fait, le nombre des individus participants, la répétition au long du temps, l'importance absolue et relative des actes et de leurs effets par rapport au reste de la vie, etc..., tout est mesurable et devrait être compté."
Marcel Mauss in "Divisions et proportions des divisions de la sociologie" Année sociologique, 1927

Les chiffres font souvent peur à nos jeunes étudiants. Nous avons tous pu constater que, face à un simple tableau de chiffres, ou à une courbe, ils perdaient parfois l'usage de leurs facultés intellectuelles, voire de la parole. Et beaucoup, lorsqu'ils s'engagent dans leurs premiers travaux de recherche, renâclent à employer les outils de l'histoire quantitative, lors même que leur projet l'exigerait. Il est vrai que contrairement à leurs devanciers ils ont pu lire sous la plume de quelques bons auteurs que l'histoire quantitative était passée de mode, voire dépassée (1). Je voudrais cependant les convaincre, du moins convaincre certains d'entre eux, que le recours à des méthodes quantitatives très simples, à de simples comptages en fait, tels ceux que pratiquaient fréquemment les historiens sériels des années soixante et soixante dix (2), est, dans le domaine de l'histoire sociale qui est le mien, souvent utile et parfois indispensable. Je m'appuierai pour cela sur ma propre expérience de chercheur.

L'intégration à la société française des populations issues de l'immigration européenne de l'entre-deux-guerres est depuis quelques années mon principal thème de recherches. Son étude m'a amené à m'intéresser aux formes prises par cette intégration, c'est à dire aux places qu'avaient occupées dans la société et l'économie française ces immigrants et leurs descendants, parce qu'il me semblait que la connaissance de celles-ci pouvait fournir une clé permettant de mieux comprendre les pratiques et les attitudes des membres de cette population. J'étais donc amené à formuler quelques questions simples :  quelles professions, quelles positions géographiques, ont occupées au cours de leur vie les immigrés et leurs descendants? Ces positions ou ces trajectoires permettent-elles de spécifier ces populations.

Le souci de répondre à ces questions m'amena à constituer et à exploiter une base de données relatives aux trajectoires sociogéographiques de familles immigrées originaires d'Italie, d'Espagne, du Portugal, de Pologne et de Tchécoslovaquie installées dans le Cher durant l'entre-deux-guerres, ainsi qu'aux trajectoires de quelques familles de "souche française" présentes dans les mêmes lieux durant la même période (3). Cette base de données renfermait les renseignements extraits des actes de naissance de la quasi-totalité des enfants ayant au moins un parent immigré qui étaient nés dans le Cher entre 1923 et 1945 (4) et d'un millier d'enfants nés de parents nés en France originaires des mêmes lieux. Nous disposions également des informations fournies par l'acte du premier mariage de ceux d'entre eux s'étant mariés dans le Cher, un département limitrophe à celui-ci ou a Paris (5) Nous pouvions donc examiner la mobilité géographique de ces populations en comparant lieu de naissance et lieu de mariage des enfants (6), voire dans certains cas en rapprochant lieu de résidence des parents à la naissance et au mariage de leurs enfants.

Nous disposions alors de données qui faisaient apparaître que beaucoup des lignées immigrées retrouvées par le biais de l'état civil s'étaient durablement implantées dans la région où nous les rencontrions pour la première fois. En effet, si 15 à 20 % des lignées immigrées étudiées ne se maintenaient pas en France plus de dix ou vingt ans (7) la majorité de celles dont nous savons qu'elles se sont maintenues en France pouvaient être retrouvées dans le Cher (8) lors du premier mariage de l'un des enfants que nous leur connaissions (9), soit vingt ou trente ans après leur apparition dans nos sources (10). Cette impression de stabilité s'estompe si l'on change d'échelle. En effet, 45 % seulement des couples d'immigrés présents dans le Cher lors du premier mariage connu de l'un de leurs enfants résident alors dans la même commune que celle où était né le premier des enfants que nous leur connaissons (11), ce en partie parce que si beaucoup de familles immigrées sont demeurées dans le département, il est fréquent que lorsque nous les retrouvons, c'est à dire durant les décennies de croissance d'après guerre, elles résident dans les villes du département et non plus dans les cités ou les campagnes, lieux de la première implantation de beaucoup. Nous sommes donc amenés à conclure que la mobilité géographique est ici fréquente mais souvent de faible amplitude.

Le fait n'a d'intérêt que parce qu'il nourrit des débats historiographiques en cours. Il permet par exemple d'affirmer qu'il est vain de vouloir étudier la mobilité sociale de ces populations sans prendre en compte leur mobilité géographique. De plus, il serait sans doute possible de parvenir à une conclusion sensiblement similaire sans passer par le détour de la quantification. Celui-ci cependant présente trois avantages. D'une part nous parvenons à des formulations infiniment plus précises que celles que permettraient d'autres méthodes. D'autre part, le recours au nombre permet de valider plus fortement nos affirmations, sous réserve de l'examen de la pertinence des mesures réalisées. Cela parce que les questions que nous posions plus haut font appel, implicitement ou explicitement, à des notions, la fréquence, la durée, la distance, qui désignent des quantités. Les seules réponses possibles à celles-ci sont donc des propositions faisant appel à la mesure qui constitue dans ce cas une preuve bien plus forte de la validité de la réponse proposée que l'exemple, ou que l'accumulation d'exemples. Or, si nous considérons, fidèles en cela aux principes dictés par les fondateurs de notre discipline, qu'il faut que :  "chaque affirmation soit accompagnée de preuves, de renvois aux sources et de citations"(12), soit que l'histoire est connaissance rationnelle, ou science, et non libre jeu de l'imagination, alors, nous ne pouvons que vouloir que la validation des affirmations que nous proposons soit la plus forte possible. Enfin, la mesure permet, et souvent elle seule permet, la comparaison (13), qui, quoiqu'elle soit parfois implicite, voire inconsciente, est une opération à laquelle se livre souvent l'historien, puisque la recherche d'une imputation causale ou d'une spécification des phénomènes étudiés l'implique.

Je dus ainsi recourir à la comparaison lorsque je me demandais, non plus combien de familles immigrées étaient restées dans la région de leur première implantation, mais si l’origine de ces familles déterminait en partie leur parcours géographique ultérieur. Je me demandais donc en fait si le destin probable d'un ouvrier originaire de Tchécoslovaquie ou de Pologne était le même que celui d’un travailleur provenant d’Italie ou du Portugal, occupant, au début d’une même période, une position similaire à la sienne, ou, en d'autres termes, si les premiers parcourraient plus ou moins souvent que les seconds certaines trajectoires géographiques et si cet écart éventuel pouvait se comprendre en référence à cette origine. Je ne pouvais l'établir puisque là encore il me fallait pour répondre de manière rigoureuse à la question faire appel à la notion de fréquence, qu'en définissant les parcours possibles et en calculant le nombre d’immigrés de diverses origines dont nous connaissions la trajectoire qui les avaient empruntés. L'examen de cette question supposait donc la production de la table reproduite ci-dessous.

Tableau numéro 1 (14)
Nombre de couples dont la présence dans le Cher est certaine lors du premier mariage mentionné au sein des divers groupes d'ascendance.

Présence Certaine Douteuse Total
% en ligne % en ligne % en ligne
Ascendance Effectifs % en colonne Effectifs % en colonne Effectifs % en colonne
Polonaise 318 60,8 205 39,2 523 100
51,8 45,3 49
Italienne 105 54,4 88 45,6 193 100
17,1 19,4 18,1
Espagnole 93 47,2 104 52,8 197 100
15,1 23 18,5
Portugaise 63 70 27 30 90 100
10,3 6 8,4
Tchécoslovaque 50 61 32 39 82 100
8,1 7,1 7,7
Ensemble 614 57,5 453 42,5 1067 100
100 100 100

Les couples appartenant au groupe portugais sont ceux qui ont le plus de chances de demeurer dans le Cher - c'est le cas de 70 % de ceux d'entre eux dont nous savons qu'ils sont restés en France. A l'inverse, le groupe d'ascendance espagnole perd une notable partie de ses membres - nous n'en retrouvons que 47%. Entre ces deux extrêmes se trouvent les trois autres groupes, qui conservent une proportion similaire de leurs membres - soit de 54 à 61% de ceux-ci. Ce simple constat ne suffit cependant pas à prouver que l'origine détermine, ne serait-ce qu'en partie, le parcours des immigrés en France (15). La composition socioprofessionnelle de ces groupes, leur localisation, leur structure par âge, ne sont pas homologues. Or la profession l'âge ou le lieu de la première implantation sont liés à la probabilité de demeurer durablement dans la région.

Nous avons donc souhaité faire abstraction des principaux effets de structures. La faiblesse des effectifs de certains groupes ne permettait pas de mener une étude sur l'ensemble de cette population qui combine tous les critères dont l'importance a été évoquée plus haut. Aussi avons nous comparé le taux de présence dans le Cher selon la région d'implantation et l'origine nationale de populations homogènes au regard des principaux indicateurs liés à la probabilité de s'y maintenir (cf. tableau numéro 2 ci-dessous).

Tableau numéro 2
Présence dans le Cher lors du premier mariage des couples d'immigrés de même origine selon la région d'implantation et l'origine nationale (16)

Présence dans le Cher au mariage Certaine Douteuse Total
Zone Origine Effectifs en % Effectifs en % Effectifs en %
Champagne Polonaise 165 62 101 38 266 100
Espagnole 21 42,9 28 57,1 49 100
Tchécoslovaque 7 70 3 30 10 100
Italienne 11 57,9 8 42,1 19 100
Portugaise 7 100 0 0 7 100
Val de Germigny Polonaise 24 64,9 13 35,1 37 100
Espagnole 7 50 7 50 14 100
Tchécoslovaque 3 33,3 6 66,7 9 100
Italienne 1 14,3 6 85,7 7 100
Portugaise 3 75 1 25 4 100
Nord-est Polonaise 7 77,8 2 22,2 9 100
Espagnole 6 28,6 15 71,4 21 100
Tchécoslovaque 13 65 7 35 20 100
Italienne 4 50 4 50 8 100
Portugaise 7 63,6 4 36,4 11 100
Sologne Polonaise 22 62,9 13 37,1 35 100
Espagnole 2 40 3 60 5 100
Tchécoslovaque 5 71,4 2 28,6 7 100
Italienne 1 50 1 50 2 100
Portugaise 8 88,9 1 11,1 9 100
Sud Polonaise 5 45,5 6 54,5 11 100
Espagnole 0 0 2 100 2 100
Tchécoslovaque 0 0 0 100
Italienne 0 0 2 100 2 100
Portugaise 0 0 0 100
Ensemble Polonaise 223 62,29 135 37,7 358 100
Espagnole 36 39,56 55 60,4 91 100
Tchécoslovaque 28 60,87 18 39,1 46 100
Italienne 17 44,74 21 55,3 38 100
Portugaise 25 80,65 6 19,4 31 100

Nous pouvons repérer une hiérarchie assez stable entre les groupes d'ascendance distingués (17). Quelle que soit la région étudiée, le groupe d'ascendance portugais est celui - ou l'un de ceux - qui retient la plus grande proportion de couples dans le Cher. Viennent ensuite les groupes d'ascendance polonais et tchécoslovaques, les groupes italiens et espagnols, dans cet ordre, fermant généralement la marche. Les exceptions à ce schéma sont peu nombreuses et de peu d'ampleur.

Nous sommes alors amenés à opposer globalement les groupes tchécoslovaques et polonais aux groupes italiens et espagnols d'une part, portugais de l'autre. Les formes de l'implantation de ces populations ne semblent pas permettre de rendre compte de ces écarts. Nous avons éliminé les effets de la structure socioprofessionnelle de ces populations ainsi que ceux liés à leur localisation. Nous avons de plus noté que les écarts étaient faibles entre les populations installées dans les villes et celles installées dans les campagnes. L'opposition entre des populations représentées dans les cités-usines et d'autres qui ne le seraient pas ne semble pas non plus ici pertinente, puisque les Portugais, au contraire des Polonais ou des Tchécoslovaques, sont fort peu nombreux à fréquenter ces lieux. Il ne semble pas non plus que la période d'observation (18) ait une grande influence (cf. tableaux ci-dessous (19)).

Tableau numéro 3.
Nombre de couples unissant des immigrés de même origine dont la présence dans le Cher est certaine lors du premier mariage mentionné selon l'origine des parents
Première période

Présence Certaine Douteuse Total
Effectifs en % Effectifs en % Effectifs en %
Polonaise 53 47,7 58 52,3 111 100
Espagnole 11 33,3 22 66,7 33 100
Tchécoslovaque 11 61,1 7 38,9 18 100
Italienne 2 50 2 50 4 100
Portugaise 12 66,7 6 33,3 18 100
Total 89 48,4 95 51,6 184 100

Tableau numéro 4.
Nombre de couples unissant des immigrés de même origine dont la présence dans le Cher est certaine lors du premier mariage mentionné selon l'origine des parents
Seconde période

Présence Certaine Douteuse Total
Effectifs en % Effectifs en % Effectifs en %
Polonaise 99 76,2 31 23,8 130 100
Espagnole 21 43,8 27 56,3 48 100
Tchécoslovaque 9 64,3 5 35,7 14 100
Italienne 13 54,2 11 45,8 24 100
Portugaise 10 100 0 0 10 100
Total 152 67,3 74 32,7 226 100

Dans les deux cas en effet nous constatons que les lignées originaires du Portugal sont particulièrement nombreuses à être retrouvées dans le département, alors que celles provenant d'Espagne et d'Italie sont celles qui ont le plus de chances de disparaître. Même si l'indicateur est ici fragile, parce que construit à partir de l'examen de populations dont les contours ne sont pas exactement similaires à ceux des populations auxquelles se rapportent les données du premier tableau, il nous permet de penser que les rapports entre les propensions au départ des représentants des groupes d'ascendance distingués sont relativement constants dans le temps, ce qui nous incite à en chercher l'explication dans les particularités caractérisant, tout au long de la période, les immigrations dont ils sont issus.

Nous sommes donc amenés à opposer les représentants d'immigrations anciennement implantées, tant en France que dans le Cher, et dans une large mesure spontanées, à ceux d'immigrations plus récentes s'étant déroulées, pour partie au moins, dans le cadre d'une immigration contrôlée (20). Il en résulte d'une part que la structure socioprofessionnelle et la répartition géographique de ces dernières sont moins diversifiées que celles des premières et que d'autre part les familles en participant ont moins de chances que les familles italiennes ou espagnoles étudiées d'être en contact avec des parents ou des originaires de la même région installés en France depuis déjà quelques temps et ayant pu y bâtir une situation leur permettant de faciliter leur embauche dans d'autres secteurs ou d'autres types de lieux que ceux où les ont amenés les premières années de leur parcours français. En d'autres termes, étant donnée la distribution de ces populations en France, un déplacement pour une famille appartenant aux nouvelles immigrations a peu de chances de se traduire par l'obtention d'une situation d'un type différent de celle qu'elle laisserait derrière elle, ce qui est sans doute moins le cas des autres populations ici étudiées, et est donc susceptible de favoriser une plus grande mobilité de celles-ci. D'autre part, nous pouvons supposer que l'ancienneté, l'intensité de ces migrations, mais aussi le fait qu'elles soient pour une large part structurées par des chaînes migratoires (21) font que leurs membres disposent de plus de relais possibles en France que les représentants des nouveaux courants migratoires et ont donc plus de chances qu'eux d'être appelés en un autre lieu par des membres de leur famille ou des co-originaires. Cela revient à dire qu'une fois la famille installée - et les familles étudiées ici, qui sont déjà constituées ou en cours de constitution lorsque nous les saisissons, peuvent être dites telles - nous pouvons supposer que tant le nombre que la diversité des points d'appuis dont peuvent disposer ces familles en France pèse sur la probabilité que celles-ci se déplacent à nouveau (22) A cela s'ajoute, dans le cas de la population originaire d'Espagne, l'arrivée dans le Cher de familles que les hasards de la guerre et de la politique française ont amenées là et qui seront particulièrement nombreuses, n'y bénéficiant souvent d'aucun appui à quitter celui-ci. Reste que si ces considérations permettent de rendre intelligibles ces données, c'est au prix d'une hypothèse déduite d'indices bien ténus et que nous ne pouvons vérifier.

Souvent d'ailleurs en ce passage nos données n'ont permis que de bien incertaines conclusions. Elles autorisent cependant quelques constatations qui ne sont pas sans intérêt. Un bon tiers des familles immigrées présentes dans notre fichier résident durant deux décennies au moins dans le Cher, soit un peu moins des deux tiers de celles dont nous avons des raisons de croire qu'elles s'implantèrent durablement en France. Certes les familles étudiées ne rassemblent pas la totalité de celles passées par le département entre 1920 et 1945 et il est douteux qu'elles puissent en être dites représentatives, en particulier au regard de la durée de séjour. Il n'en reste pas moins que cette relative stabilité surprend. D'une part ce département du centre de la France, à l'écart des grandes concentrations immigrées, fut pour beaucoup, non un simple lieu de passage, mais le cadre de leur installation en France, ce que masquent parfois des monographies strictement locales, qui ne peuvent que constater l'extrême mobilité des populations immigrées, sans pouvoir toujours remarquer que celle-ci se déroule souvent dans un tout petit périmètre. Un minimum de 600 familles, soit quelques milliers de personnes, ce qui en termes strictement démographiques n'est pas négligeable, amenées là par la grande vague migratoire de l'entre-deux-guerres, vont résider durant plusieurs décennies dans ce département, ce qui tend à prouver que même les parties de la France à l'écart des grands courants migratoires virent leur tissu humain en partie renouvelé par l'immigration de l'entre-deux-guerres.

D'autre part, il apparaît que pour beaucoup des familles immigrées étudiées - la majorité ici de celles qui restèrent en France - l'installation en France prit la forme d'un enracinement durable et relativement précoce (23). Un schéma opposant une période d'arrivée marquée par une très forte mobilité (24) et une phase d'implantation ou de stabilisation, contemporaine de la constitution ou de la reconstitution de la famille, peut alors permettre de décrire le parcours de la majorité de celles des familles étudiées qui sont restées en France.

Ces mouvements, qui n'entraînent jamais indistinctement les uns et les autres, n'affectent pas également les représentants des immigrations étudiées ici. Aux originaires du Portugal, de Tchécoslovaquie, de Pologne, peu nombreux lorsqu'ils restent en France à s'installer ailleurs que dans le Cher, s'opposent ceux venant d'Italie et d'Espagne qui sont une minorité à rester quelques décennies dans le département, tant semble-t-il parce qu'origine modes et lieux d'implantations, qui déterminent en partie les parcours ultérieurs, se recouvrent souvent - les Espagnols nombreux à quitter le département sont aussi nombreux aux franges orientales du département qui regardent plus vers Nevers que vers Bourges, que du fait de la dynamique propre à chaque immigration. L'origine se révèle alors marqueur social, mais aussi variable explicative, du moins potentiellement, des parcours et des trajectoires individuelles des immigrés, ce qu'il n'est pas indifférent de vérifier même si cela ne saurait véritablement constituer une surprise.

Ces conclusions ne sont possibles que grâce au détour par la quantification seule à même ici de fournir les données permettant de les soutenir, puisque seule la comparaison de la fréquence d'événements définis par nous permettait d'examiner la question posée (25). La quantification, même la plus simple dans ses formes, permet donc une description raisonnée, seule à même dans certains cas de produire les données indispensables au discours historique, et/ou moyen d'une validation particulièrement forte des énoncés proposés.

A ces avantages s'ajoutent quelques bénéfices induits, la possibilité de faire chanter des sources que leur volume et leur pauvreté lorsqu'en sont considérées isolément les parties condamnent autrement au silence. Historien de l'immigration je suis sans doute particulièrement sensible à cela puisque la documentation qualitative sur les populations immigrées est souvent pauvre, alors que dorment dans les cartons d'archives d'énormes masses documentaires, dossiers de demande de carte d'identité, dossiers d'expulsion, fichiers communaux et préfectoraux, pour ne prendre que quelques exemples, qui permettraient de faire progresser considérablement la connaissance que nous avons de ces populations.

Enfin le recours à la quantification contraint à préciser le vocabulaire dont l'on se sert. Le chercheur découvre très vite, lorsqu'il doit indiquer à l'ordinateur qui est un ouvrier qualifié et qui un manoeuvre (26), que les mots dont nous nous servons sans souvent flous et la prise de conscience de la nécessité de définir les termes dont l'on se sert est sans doute le plus riche enseignement qu'en tire le chercheur débutant.

Utile, parfois indispensable, la quantification a cependant un coût et des limites. Le coût s'exprime en temps. Il faut utiliser un ordinateur autrement que comme une machine à écrire perfectionné. Il est nécessaire également de maîtriser quelques notions statistiques simples, qu'exposent aujourd'hui clairement de nombreux manuels facilement accessibles (27). Enfin, l'historien, contrairement à l'économiste au géographe ou au sociologue, est souvent contraint de construire sa propre base de données. L'opération est longue, fastidieuse et pénible.

Des limites, vigoureusement exposées par nombre d'auteurs depuis deux bonnes décennies et auxquels je renvoie (28), l'une me paraît essentielle :  la quantification est un outil ou une méthode qui n'est pas toujours pertinente, "Jamais la statistique ne nous dira si la décision de Bismarck est ou non responsable de la guerre de 1866 (29)". Cela cependant ne la disqualifie pas plus que la pioche n'est disqualifiée du simple fait qu'elle rend peu de services à qui veut enfoncer un clou. Un outil donc, et pas le seul qu'ait à sa disposition l'historien, la quantification ne peut de plus être le seul qu'il utilise. Les tableaux de chiffres que nous avons examinés plus haut ne contribuent à la production du sens que parce que des connaissances, qui n'en sont pas tirées, et qui ne sont pas nécessairement exprimées sous forme quantitative, permettent de rendre compte de ceux-ci et de les insérer dans les problématiques du champ d'études. Aucun tableau statistique ne donne les éléments nécessaires à son interprétation, aucune étude historique ne peut constituer en la construction d'une base de données et en la production de tableaux, parce ce que ce serait renoncer à produire du sens, ce qui l'une des obligations de l'historien.

Le choix de l'histoire sérielle est donc parfois une nécessité, que dicte, plus que la nature des phénomènes étudiés, la disponibilité de sources s'y prêtant - mais beaucoup s'y prêtent (30) - les particularités d'un questionnement historique - le nombre peut être le seul indice pertinent et/ou le moyen d'apporter la plus forte preuve possible - et l'inscription dans une tradition historique qui refuse que :  "la démonstration historique [puisse] se ramener ni à une logique de la persuasion ni à une logique de la narration (31)". Ce n'est donc pas une quelconque supériorité ontologique de la méthode, à laquelle peu croient désormais, qui implique que l'on y recourt, mais le souci de la cohérence d'un système de recherche et, pour ce qui est de mes propres travaux, la reconnaissance de ce que le robuste dispositif durkheimien conserve sa fécondité, et surtout sa pertinence, dès lors que l'on étudie quelque chose qui ressemble fort à un fait social.

Notes

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